CHAPITRE II

À côté de Serge Kovask le climatiseur ronronnait. Ce n’était pas le seul élément moderne dans ce vieil hôtel particulier espagnol. Il y en avait d’autres, beaucoup plus horribles, qui juraient atrocement avec l’ensemble.

Il était deux heures de l’après-midi et Cordoue était silencieuse comme une ville morte. Peut-être de rares passants se hasardaient-ils au-dehors, mais les toldos, toiles tendues pour apporter un peu d’ombre à la rue, les cachaient.

Un froissement de papiers le fit se retourner. Installé derrière son bureau, Duke Martel le responsable de la C.I.A. pour le sud de l’Espagne s’agitait. C’était un homme de taille moyenne au visage sanguin.

— Je me demande ce que fait Rivera. Il a quitté Séville à midi. La route est excellente. Il devrait être là. Cent trente-huit kilomètres se font en deux heures.

Serge Kovask consulta sa montre. La grande aiguille s’approchait de la demie de deux heures.

— Vous croyez que c’est inquiétant?

Duke Martel fut tenté de hausser ses épaules. Par pure courtoisie il n’en fit rien. Il prit, un puro et l’alluma avec soin.

— Quel genre d’homme est Rivera? Comme l’autre hésitait, Kovask ajouta avec un demi-sourire :

— Puisque nous avons rendez-vous avec lui, vous ne trahirez pas votre organisation en me le décrivant au physique et au moral.

Martel se renversa dans son siège et posa un regard sans expression sur l’homme aux cheveux si blonds qu’ils en paraissaient blancs. « Brûlés par le soleil, pensa-il. Tout en lui indique sa profession. »

— Vous n’avez pas navigué depuis longtemps? Demanda-t-il sans se soucier de répondre à la question posée.

Kovask le renseigna sèchement :

— Très peu depuis que j’appartiens à L’O.N.I, et de moins en moins, je suppose, puisque me voilà détaché à la C.I.A.

— Vous regrettez? fit Martel, un tantinet agressif.

— Jusqu’à aujourd’hui, on ne m’en a pas donné l’occasion, répondit Kovask tranquillement.

Duke Martel sourit.

— Je ne vais pas commencer. Donc, pour en revenir à Rivera c’est un homme très capable. Il est de taille moyenne, très maigre et très souple. Trente-cinq ans environ. Son métier de voyageur de commerce pour une marque américaine de machines de bureau lui permet de se déplacer dans tout le Sud en toute tranquillité.

— C’est à lui que Vico s’est adressé?

— Bien sûr. Rivera avait eu vent de l’information, il y a quelques semaines. J’ai transmis à Washington qui m’a envoyé ce Juan Vico. Il y a dix-neuf jours de cela. Vico était parti pour un coin perdu de la Sierra Morena, en compagnie d’un ancien guérillero. Un certain Miguel Luca.

Serge Kovask alluma une cigarette.

— Un autre bourbon?

— Merci.

Comme Martel se servait, il ajouta :

— On boirait sans arrêt dans ce pays. Même dans une pièce aussi bien climatisée que la vôtre.

Le responsable de la C.I.A. eut un geste vague de la main.

— Vous croyez que l’information importante de Rivera concerne Vico? Sa capture par les Allemands qui s’entraînent clandestinement dans la Sierra Morena? Sa mort, peut-être.

— Au téléphone il était difficile de préciser. Rivera paraissait très excité par son information.

Kovask se leva pour secouer la cendre de sa cigarette.

— Si, dans une demi-heure, il n’est pas là, je me rendrai à Séville. Je le rencontrerai, ou bien j’irai chez lui.

— Vous risquez de vous manquer.

Ce qui amena un sourire sur les lèvres du lieutenant de vaisseau.

— Rivera avait-il l’habitude d’être en retard à ses rendez-vous? Non, n’est-ce pas? Il sait que les bureaux sont vides jusqu’à quatre heures et qu’il vous mettrait en difficulté en venant trop tard. Je crois qu’il faut me donner des renseignements sur sa voiture et sur lui-même. Vous avez bien une photographie?

Martel tergiversa pendant quelques secondes, puis quitta son siège, se dirigea vers le coffre-fort. Pedro Rivera avait un visage osseux, presque momifié, mais ses yeux vifs trahissaient une intelligence au-dessus de la moyenne.

— Il circule dans une DS-19 française, d’un bleu très clair, au toit noir.

— Le numéro minéralogique?

Duke Martel l’avait noté sur son calepin et il le répéta plusieurs fois pour s’en souvenir.

— Son adresse à Séville? Martel le regarda lourdement.

— C’est comme s’il était mort. Vous ne trouvez pas que nous parlons de lui au passé?

— Deviendriez-vous superstitieux en vivant ici?

— Non. Il habite avenue de Rome, au numéro 187. Une villa.

— Marié?

— Oui, sans enfant. Comment vous rendrez-vous là-bas?

— J’ai loué une voiture. Une Mercedes. C’est la voiture à la mode dans ce pays.

Duke Martel consulta sa montre, soupira :

— Je crois que vous avez raison. Trois heures moins le quart. Il vaut mieux nous séparer. Vous me téléphonerez?

— Ici?

— Mon appartement est au-dessus. Les bureaux ferment à dix-neuf heures.

Kovask s’apprêtait à prendre congé.

— Une dernière question : la femme de Rivera est-elle au courant de ses activités?

— Je ne sais pas.

— D’où vous a-t-il téléphoné?

— Mais de chez lui.

Les bureaux de la Compania Intemacional de Aceites occupaient un vieil hôtel du Paseo del Gran Capitan, mais certaines fenêtres donnaient sur une rue perpendiculaire. Serge Kovask gagna la place José-Antonio, retrouva sa voiture et roula dans la rue Vélasquez en direction de Séville.

La circulation était très réduite, a l’exception de quelques taxis lymphatiques fuyant le client pour l’ombre de quelque ruelle.

Le Guadalquivir passé, il accéléra son allure. Une fois en rase campagne, il prit contact avec ce qu’était un après-midi andalou. Solitude et chaleur incroyables. Il ne rencontra qu’une voiture de touristes belges qui se traînait, ses quatre occupants cherchant désespérément, le visage décomposé, un peu d’air frais toutes vitres baissées.

Le bout de la Nationale 4 se noyait dans une gélatine jaunâtre.

À vingt kilomètres d’Ecija il aperçut une masse bleutée dans le fossé. Il ralentit, reconnut une DS accidentée ! Et s’arrêta.

La route était en plein soleil et il eut un mouvement de recul en sortant de la Mercedes. Il n’y avait personne autour de la Citroën.

C’était celle de Rivera. Le pare-brise n’existait plus, et il y avait une flaque de sang coagulé qui avait largement coulé sur le capot. La portière de gauche était ouverte. Il jeta un coup d’œil à l’intérieur.

Il s’éloigna quand il entendit le moteur de la moto, alluma une cigarette, mais la première bouffée lui parut une brûlure.

Le motard immobilisa son engin, en descendit gravement, les yeux sur Serge Kovask. Il salua militairement, parut attendre.

Kovask désigna la DS.

— Beaucoup de mal. Il y a des blessés?

— Un mort, señor. Il roulait très vite quand le pneu a éclaté.

Le policier souleva son casque et s’essuya le visage. Kovask ressentait de petits picotements sur toute sa peau. Il allait se mettre à transpirer lui aussi, et c’était rare.

— Ne restez pas au soleil, señor. Dans notre pays, ça peut être dangereux.

Il remonta dans sa voiture, se demandant si c’était simple amabilité ou un avertissement plus menaçant. Il décida de gagner Séville.

Cinq minutes plus tard, il se rendit compte que le motard le suivait. Il poussa un peu, mais ne réussit pas à réduire la distance. Il continua à moyenne vitesse, attendant d’avoir dépassé Ecija pour juger cette filature. Le policier s’arrêta devant le siège de la police armée, et Kovask, à la sortie de cette ville, ne trouva plus personne dans son rétroviseur.

Au village suivant, il s’arrêta, mais la petite poste était fermée. Un gosse en haillons, les pieds nus et énormes, lui apprit, pour cinq pesetas, qu’elle n’était ouverte que le matin. Il continua.

C’est à Carmona qu’il put passer. Son coup de fil. Il trouva le numéro de Rivera dans l’annuaire. Une voix geignarde lui répondit.

— La señora Rivera?

— Elle n’est pas là, dit la voix geignarde. Elle vient de partir pour Ecija.

— Je connais la triste nouvelle, murmura Kovask, comme s’il était un ami intime. Est-ce que la señora Rivera va ramener le corps ce soir?

— Je ne sais pas encore. Il faut que je reste à la maison jusqu’à son retour.

Kovask eut une grimace puis remercia et raccrocha. Il avait espéré visiter le bureau de Rivera avant le retour de sa femme, mais la présence de la servante bouleversait ses plans.

À Séville, il retint une chambre à l’hôtel Inglaterra, plaza Nueva. Il n’était pas tout à fait six heures et il eut le temps de prendre une douche et de se changer avant de téléphoner à Duke Martel à Cordoue.

Ce dernier ne manifesta aucune surprise en apprenant la mort de Pedro Rivera. Sa voix trahissait cependant une certaine angoisse.

— Quelle marque de machines représentait-il?

— Erwhein.

— Où se trouve le magasin d’exposition ! Et le stock?

— Calle de San Luis. Vous ne trouverez pas grand-chose là-bas. Rivera se méfiait des paperasses et ne gardait aucune archive. Il y a bien un bureau, mais je vous l’ai dit, il était très souvent en déplacement.

Serge Kovask se présenta au magasin Erwhein un quart d’heure plus tard. Un Espagnol d’une trentaine d’années, aux allures de torero, l’accueillit. Une jeune femme rousse tapait à la machine, les yeux rouges.

— J’ai rendez-vous avec don Pedro, dit l’Américain.

L’autre lui adressa un regard étrange.

— Rendez-vous ici?

— Oui, dit Serge Kovask sèchement.

La jeune femme le regardait, comme si elle voulait lui dire quelque chose.

— Écoutez, señor. Don Pedro ne pourra pas vous recevoir. Ni aujourd’hui ni demain. Il vient d’avoir un accident mortel sur la route de Cordoue.

Kovask joua la surprise douloureuse.

— Mais ce n’est pas possible ! Ce matin encore, au téléphone, nous avons bavardé plusieurs minutes. Mon nom est Serge Kovask et je suis inspecteur des ventes chez Erwhein. Je viens de Lisbonne et il est question d’inclure le sud de l’Espagne dans ma zone.

Inexplicablement l’Espagnol lui paraissait sceptique.

— Don Pedro a dû vous parler de moi, insista Kovask.

L’autre secoua lentement la tête, puis sourit avec une certaine cruauté.

— De moi également. Je suis son fondé de pouvoir pour Séville.

Kovask secoua la tête.

— José Cambo. J’ai appris la terrible nouvelle il y a une heure. Depuis je suis entré en communication avec Madrid où se trouve le siège de la société. J’ai toutes les instructions pour les jours à venir en attendant qu’une décision définitive soit prise.

L’Américain sourit. Il avait d’abord pensé que l’Espagnol avait quelque chose à cacher, mais don José se méfiait surtout de lui comme d’un terrible concurrent pour le poste à pourvoir.

— Savez-vous si la señora Rivera se trouve chez elle?

— Certainement pas. C’est elle qui m’a averti de l’accident. Elle se trouvait alors à Ecija.

Kovask réprima sa surprise.

— Il y a une heure?

— Oui, l’accident s’est produit un peu après quatorze heures et la señora Rivera a été prévenue immédiatement.

L’Américain se souvenait de la voix geignarde de la servante l’informant que Mme Rivera venait de partir. Or il avait téléphoné vers cinq heures. José Cambo avait reçu son coup de fil à cette heure-là, mais d’une ville située à 90 km de Séville.

— Je vais me rendre avenue de Rome. Il y a certainement quelqu’un?

— Non. La señora Rivera a pris un taxi pour se rendre à Ecija. Ils n’ont pas de domestique.

Kovask eut envie de jurer. Il venait de passer à côté d’une occasion unique. La femme à la voix geignarde fouillait certainement la villa en l’absence de la veuve.

— C’était d’ailleurs inutile, dit encore l’Espagnol. La señora Rivera accompagnait son mari dans ses déplacements et ils restaient parfois plusieurs semaines sans revenir à Séville.

Il avait demandé à Duke Martel si la femme de Rivera était au courant des activités, secrètes de son mari, et le responsable de la C.I.A. n’avait pu se prononcer. Si la jeune femme accompagnait son époux dans ses tournées, il y avait de grandes chances pour qu’elle soit, elle aussi, dans le bain.

— Les obsèques ont lieu à Séville?

— Demain, répondit l’Espagnol. À dix heures du matin.

— Je vous remercie, dit Kovask.

— Je ne sais pas si Madrid enverra un représentant de la direction. C’est un peu rapide, mais dans notre pays, avec cette chaleur …

Serge Kovask prit congé et roula en direction de l’avenue de Rome. Il voulait repérer la villa de Rivera. Il n’espérait plus y trouver la femme à la voix geignarde. Elle avait joué la comédie de la vieille servante éplorée, mais pourquoi avait-elle répondu à l’appareil? Au cas où l’appel aurait pu lui fournir un renseignement? Attendait-elle un signal d’un complice aux aguets à l’extérieur?

La villa des Rivera était une construction assez récente, semblable à celles du quartier. Un jardin avec des palmiers et des orangers s’étendait de la grille à la porte principale.

Il ne remarqua rien de suspect. Il fit demi-tour un peu plus loin. Quand il revint, une fourgonnette noire était arrêtée devant la villa. Des employés des pompes funèbres sortaient des draps funéraires de l’intérieur.

Serge Kovask gagna le centre de la ville, se disant que rien ne pouvait arriver avant le lendemain dix heures. Il s’installa à la terrasse d’un café, calle de Sierpes. Il en profita pour consulter un guide américain sur la ville. Il lisait nonchalamment en regardant la foule et les jolies femmes, quand soudain il sursauta sur un passage de son livre.

Les veuves n’assistaient pas, généralement, aux obsèques de leur mari.

Il resta ensuite rêveur, le livre ouvert à la main. Il avait la certitude qu’il se passerait quelque chose le lendemain. Un événement grave, dangereux pour la señora Rivera. Même si elle ignorait tout des occupations occultes de son mari. Les assassins de don Pedro n’allaient pas reculer devant un autre crime.

Il lui téléphonerait dans une heure ou deux, même s’il risquait de commettre la pire des inconvenances.

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