CHAPITRE V

Serge Kovask s’était levé tôt. Il avait eu la chance de trouver une librairie ouverte, et le vendeur lui avait conseillé deux ouvrages. L’un était une biographie du professeur Enrique Hernandez, l’autre s’intitulait : « Proposiciones por una profilaxis de la edad atomica ». Il les parcourut tous les deux, apprit que le professeur s’intéressait particulièrement à la médecine nucléaire.

Installé à un guéridon de café, calle de Sierpes, il prenait son petit déjeuner tout en lisant des extraits des deux livres. Le traité était d’ailleurs signé du professeur Enrique Hernandez. Il ne voyait pas ce que le voyage incognito du professeur avait d’étrange. L’illustre bonhomme avait peut-être décidé de se reposer quelques jours dans la région. L’étonnant était que ce soit un avion militaire qui l’ait emmené jusque-là, et que le vieux Machote se soit fait interpeller par un policier en civil.

L’Espagne était libre de poursuivre des recherches nucléaires. Il n’ignorait pas qu’elles n’étaient même pas à l’état de balbutiement. Israël, par exemple, en comparaison, avait une avance prodigieuse. Pedro Rivera avait cru utile de noter l’information, mais peut-être n’avait-elle qu’un rapport lointain avec l’affaire du camp clandestin d’entraînement des jeunesses allemandes néonazies.

Maintenant, il lui fallait s’occuper de Miguel Luca, l’homme qui avait accompagné Juan Vice dans sa mission. Il avait son adresse, une pension de famille dans le quartier de Santa Cruz.

Il s’y rendit à pied, effectua quelques manœuvres pour vérifier ses arrières. Il ne paraissait pas être suivi, mais n’en avait aucune certitude ferme.

Le quartier de Santa Cruz, au nord-est de Séville, est en grande partie composé de demeures d’aspect aristocratique. Ce n’est qu’une apparence de la construction. Actuellement, ces vieux hôtels ont été divisés en appartements pour loger les familles modestes. Beaucoup ont été transformés en casas de huéspedes, en pensions de famille. On aime beaucoup ce genre de vie à Séville. Certaines casas de huéspedes sont luxueuses, et leurs locataires y mènent une vie tranquille et respectable. Les autres, moins confortables, sans doute, accordent à leurs clients une plus grande liberté de mœurs.

Celle qu’avait occupée Miguel Luca était située au fond d’une impasse sordide. Du linge séchait à toutes les fenêtres et les radios hurlaient. Dans l’escalier, des gosses se bousculaient. Au premier étage, une fillette boiteuse dansait toute seule dans le corridor, vêtue d’un simple jupon décoloré. Elle le regarda effrontément.

— Je cherche Miguel Luca.

Elle secoua la tête.

— Il n’est plus ici. Il est parti en laissant toutes ses affaires. La vieja a tout chipé et a mis quelqu’un à sa place.

— Tu ne sais pas où il est?

— Si, au diable, certainement ! Dit-elle en s’enfuyant. Sa jambe plus courte ne l’empêchait pas de courir vite.

Il sourit, se décidait à redescendre quand, pris d’une idée, il alla jeter un coup d’œil à la fenêtre. Il attendit quelques secondes. Le jeune garçon portant un blue-jean et un maillot rayé passa trois fois devant l’impasse, jetant chaque fois un regard perçant à la pension de famille.

Kovask descendit, un billet de cinq pesetas à la main. Le premier gosse qui aperçut l’argent s’immobilisa devant lui.

— C’est pour moi?

— Oui, si tu me fais sortir par la cour.

— La vieja ne veut pas. C’est là qu’elle met son vin et son charbon de bois.

— Tant pis ! Dit Kovask en faisant mine de ranger le billet dans son portefeuille.

— Que va ! En passant par la cave? Mais vous allez vous salir.

— Ça ne fait rien.

Il suivit son guide, s’enfonça dans l’ombre moisie du sous-sol. Puis il aperçut une lueur, arriva devant un soupirail. Le muchacho, d’un geste précis, arracha les barreaux. On voyait passer des jambes de pantalon, des mollets bruns de femmes.

— Je sors le premier et je vous donne la main.

Un curé s’écarta juste comme il surgissait de terre, lui jeta un regard indifférent avant de poursuivre son chemin. Il donna deux billets au gamin. Il se trouvait non loin de Caballerizas, où il trouva un taxi. Sa voiture l’attendait à l’hôtel, mais il craignait de renouer avec son suiveur, en allant la chercher. Tandis qu’il roulait vers l’avenue de Rome, il cherchait à comprendre l’erreur qu’il avait commise. La veille il n’avait pas eu conscience d’être suivi. Avait-on commencé le matin même, à partir de son hôtel?

Malgré l’heure matinale, huit heures trente, il y avait déjà beaucoup de monde dans le jardin et dans la maison. Il se glissa parmi les groupes qui parlaient à mi-voix. La duègne habituelle le repéra tout de suite et le conduisit au bureau.

— Dona Isabel viendra dès qu’elle le pourra.

Quand elle fut partie, il s’approcha du téléphone, vit qu’il n’était pas branché sur l’extérieur. Il allait se rendre dans le hall quand la jeune femme entra.

— Excusez-moi, mais José Cambo était là.

— Justement, dit-il. Parlez-moi de lui.

Son visage était tiré. Mie avait veillé toute la nuit.

— Il n’y a pas grand-chose à en dire. Je crois qu’il est phalangiste. Avez-vous vu El Machote?

— Oui.

Elle écouta son récit, puis alla chercher un ouvrage dans la bibliothèque. C’était celui d’Enrique Hernandez : « Proposiciones por … »

— Votre mari s’intéressait à la médecine?

— Oui. Il aimait ce genre d’ouvrages sur la médecine, l’histoire, les découvertes.

Brusquement, il se décida :

— Je vais certainement rester toute la journée ici. On va essayer de vous tuer.

Elle n’eut aucune réaction.

— Mais dès ce soir il vous faudra quitter la ville et ne pas dire où vous allez. Je ne peux veiller continuellement sur vous. Je dois poursuivre mon enquête.

— Je comprends très bien. Où me conseillez-vous d’aller?

— Ce soir, je vous le ferai savoir. Serez-vous seule après les obsèques?

Elle prit un air résigné.

— Pas tout de suite, hélas ! Mais je vais essayer de me débarrasser de toutes ces vieilles femmes.

— Laissez croire que j’ai quitté la maison. Pouvez-vous me brancher sur l’extérieur? J’ai quelques coups de fil à donner.

Quand ce fut fait, il appela Duke Martel. Il le mit rapidement au courant de la situation.

— Qu’attendez-vous de moi? Demanda son interlocuteur.

— Que vous vous mettiez en rapport avec Madrid pour savoir si le professeur est rentré. Si oui, essayez de l’approcher et de lancer la conversation sur Séville. Pour connaître sa réaction.

— Ce n’est pas très facile. J’espère que là-bas ils ont un médecin, ou au moins quelqu’un qui soit en relation avec Enrique Hernandez. Où puis-je vous toucher?

— Ici, chez Rivera.

Dona Isabel entra. Il se demandait où elle puisait son énergie pour garder autant de sérénité malgré son air épuisé.

— L’envoyé de la direction de Madrid est là et discute avec José Cambo. Je crois qu’il parle de vous.

— Je me suis présenté comme faisant partie de la société Erwhein. Cambo se renseigne. C’est normal. Ne vous inquiétez pas.

Elle posa la main sur la clé de la porte.

— Enfermez-vous. Ces vieilles femmes furètent partout et pourraient vous découvrir. Quand je voudrai venir, je manipulerai l’inverseur téléphonique. Il se produit un claquement suffisant pour vous faire comprendre que j’arrive.

À nouveau seul il appela l’entreprise de peinture où travaillait Miguel Luca. On lui apprit que depuis une dizaine de jours, il.n’avait pas reparu à son travail. On ignorait ce qu’il était devenu.

Ensuite il se plongea dans le livre du professeur Enrique Hernandez, sans grande conviction, cependant. Le médecin prévoyait un service civil sanitaire en cas de guerre atomique, mais il indiquait que, même en temps de paix, l’augmentation progressive de la radioactivité exigerait, dans un avenir immédiat, la création de centres de décontamination, bien entendu, mais aussi des examens périodiques. Ces derniers devenant obligatoires dans les dix prochaines années.

Caché derrière les rideaux, il assista au départ du convoi funèbre. Il aperçut José Cambo en compagnie d’un homme à cheveux gris, certainement le délégué de la société Erwhein. Il était dix heures. Dona Isabel était restée à la maison en compagnie de quelques voisines. Elle n’osait certainement pas lui rendre visite.

Brusquement, il pensa que si Duke Martel téléphonait, la jeune femme irait prendre la communication. Il avait oublié de l’en avertir. Il se rassura en partie en se disant que le contact avec le professeur demanderait certainement du temps. Mais la sonnerie retentirait dans le hall comme dans le bureau.

Vers onze heures le volet du téléphone commença de claquer. Il alla ouvrir et Isabel le rejoignit.

— Il ne reste que quatre femmes, mais après l’enterrement beaucoup vont revenir. Vous n’avez besoin de rien? Jusqu’à une heure je ne pourrai pas revenir.

— J’attends un coup de fil.

— Bien, dit elle, je ferai semblant d’aller décrocher dans le hall.

Elle dut surprendre son regard car elle ajouta :

— Ne vous inquiétez pas, on ne peut s’interposer entre les deux personnes qui se parlent.

Pour la première fois, il regarda ses jambes quand elle sortit. Elles étaient très belles. Ses hanches gardaient quelque chose de provocant malgré sa dignité de veuve.

Duke Martel téléphona à midi. Depuis quelques instants, les gens qui revenaient de l’enterrement s’arrêtaient à la villa. Il avait vu José Cambo et le délégué de Madrid y pénétrer.

Martel paraissait surexcité.

— De bonnes nouvelles ! Dit-il. Par chance, un attaché d’ambassade de Madrid flirte avec la fille du professeur. Il a réussi à l’avoir au bout du fil ce matin.

— Et alors?

— Pour sa famille, Hernandez n’est pas allé à Séville, mais à Valence.

— Qu’a-t-il donné comme raison?

— Aucune. La fille pense qu’il s’agit d’une histoire de femme. Son père est veuf.

Kovask n’était pas satisfait.

— C’est insuffisant. Il faut qu’on accroche le professeur lui-même. Voir sa réaction exacte si on lui parle de Séville.

Martel s’énerva :

— Vous croyez que c’est commode?

Si vous ne pouvez m’aider, rétorqua Kovask, je téléphone moi-même au professeur.

Bon, ça va. Je vais voir ce qu’on peut faire.

Il ajouta :

— Je vous téléphone toujours au même endroit?

Kovask réfléchit quelques secondes.

— Non, je vous rappellerai en fin de journée, entre cinq et six heures.

— Miguel Luca?

— Disparu lui aussi. C’était à prévoir.

— Vous croyez qu’il n’y a aucun espoir?

— Oui.

En raccrochant, Kovask se demanda si une table d’écoute pouvait surveiller les communications de la villa. Il aurait fallu une collusion entre le réseau allemand et la police espagnole. Ce n’était pas impossible, par l’intermédiaire de la Phalange. De toute façon, il ne pouvait quitter la villa et avait eu besoin de ces renseignements. L’avenir dirait s’il avait été imprudent.

On frappa à la porte et il s’écarta du champ de vision du trou de serrure.

— Ouvrez, c’est moi, dit la voix de dona Isabel.

— Excusez-moi, dit-elle en entrant, mais j’ai oublié de faire fonctionner l’inverseur. Tout le monde est parti.

Elle passa une main fatiguée sur son front.

— Ce n’est pas sans mal. Tous ces gens sont épuisants.

— Que feriez-vous si vous étiez seule?

— J’irais m’allonger un moment.

Il sourit :

— Allez-y. Vous récupérerez.

— Je comptais vous offrir à déjeuner.

— Ne vous faites pas de souci.

— Venez à la cuisine. Il y a tout ce qu’il faut dans le réfrigérateur.

Elle lui offrit un whisky, en prit un également additionné d’eau.

— Personne ne sait que je suis resté ici?

— Non. Ce serait un scandale. Comme je ne compte pas rester à Séville peu m’importe. La vieille femme d’hier m’a bien posé quelques questions. C’est une curieuse.

Elle but avec une sorte d’avidité, remplit à nouveau les verres.

— Vous croyez que la maison est surveillée?

— Certainement.

— Ils savent que vous êtes là dans ce cas.

— Peut-être pas. Des dizaines de personnes se sont succédé ici ce matin. Même un œil exercé ne peut toutes les observer.

Elle posa son verre.

— Je peux aller me reposer?

— Allez-y.

Sans appétit il grignota quelques olives, un bout de fromage. Il passa dans le hall, jeta un coup d’œil par le trou du microviseur à champ de vision intégral. Il découvrait tout le parc et la grille. L’avenue était déserte et blême de chaleur.

La sonnerie du téléphone retentit une demi-heure plus tard. Il se raidit, perplexe. Isabel sortit de sa chambre, un peignoir sur le corps. Elle avait certainement pris une douche car sa peau était plus fraîche.

— Je réponds?

— Bien sûr.

Il décrocha l’écouteur. Une voix d’homme parla :

— Passez-moi le señor Kovask, de la part de Duke Martel.

Il se sentit devenir livide. En même temps, il secoua énergiquement la tête.

— Je regrette, señor, mais le señor Kovask n’est pas ici.

Un court silence, puis la voix reprit :

— Vous savez où il se trouve?

— Absolument pas.

Kovask lui fit signe de raccrocher. Isabel le regarda, très pâle elle aussi.

— C’était un piège?

— Oui. Un peu grossier, peut-être, mais il aurait pu fonctionner.

— Ils connaissent Duke Martel? Votre nom aussi?

Une courte fureur le rendit muet pendant quelques secondes. Il se reprit.

— Ils sont très forts.

— Que va-t-il arriver?

— Je ne sais pas. Nous avons évité le pire, dit-il. Si je n’avais pas décroché l’écouteur, vous auriez été tenté de m’appeler. Du moins vous auriez hésité.

— Ils vont venir?

— Oui. Retournez vous reposer.

Elle secoua la tête.

— Non. J’ai peur.

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