CHAPITRE XII

Le colonel avait isolé cinq noms de sous-officiers, et pendant ce temps Brandt recevait de la M.P. et de la N.P. des renseignements importants. Quand les deux hommes comparèrent leurs notes, trois sergents avaient leur nom mentionné de part et d’autre.

Dans le camp régnait une activité fébrile. Les sous-officiers sortis de leur sommeil ou raflés en ville étaient dirigés vers le bâtiment sanitaire. Plusieurs officiers, sous la direction du capitaine Harry, dirigeaient l’opération. Jusqu’à présent il en manquait une dizaine à l’appel. Après différents contrôles, on se rendit compte que deux étaient en permission à Madrid. Un autre se trouvait à l’hôpital de la Navy.

Au sujet de ces trois hommes, Kovask exigea une enquête serrée. Ils étaient tous bien notés, et l’un d’eux, pour plusieurs raisons, n’avait pris la garde à la casemate nucléaire que deux fois depuis que les rockets y étaient stockés.

En même temps, il étudiait les états des gradés de garde depuis six mois. Il espérait pouvoir accoler certains noms qui reviendraient trop souvent. Un sous-officier seul n’avait pu dérober les tubes et les fusées. Il lui avait fallu la complicité de ses hommes, et obligatoirement toujours les mêmes.

En ville, les patrouilles continuaient de faire la chasse aux sept manquants. Jusqu’à présent, trois encore étaient à retrouver.

Les hommes avaient été consignés dans leur chambrée, mais les discussions allaient bon train au point qu’un murmure bourdonnait dans tout le camp. Le personnel de santé était enfin en place, et le colonel alla lui donner ses consignes. Dans quelques minutes l’examen pourrait commencer.

On avait montré à Kovask la photographie des trois principaux suspects. Un seul avait une tête caractéristique de truand, mais ça ne voulait rien dire.

Brusquement, il donna un coup de poing sur les états du personnel de garde et haussa les épaules. Brandt le regarda avec étonnement.

Mon travail est idiot. Les simples soldats peuvent se faire remplacer à l’insu de l’officier de semaine. Ce qu’il faudrait, c’est une enquête dans les chambrées. Essayer de savoir le nom de ceux qui aiment particulièrement monter la garde avec tel sous-officier, noter ceux qui sont toujours prêts à rendre service aux copains et à les remplacer.

Ils vont tous rester muets comme des carpes, fit le capitaine Harry ; ils s’imagineront que nous allons les fourrer en cabane.

— Il faudrait quand même essayer, dit Kovask. Nous gagnerions un temps considérable.

Le téléphone intérieur grésilla. Le colonel Jackson les informait que le personnel sanitaire était prêt, et que les visites allaient commencer. Les trois suspects se trouvaient parmi leurs camarades.

Kovask étudia leur visage avant de se rendre dans les locaux sanitaires. Le médecin-major était le commander Symons, mais le spécialiste de la-décontamination était le lieutenant Langham.

Après les présentations, le colonel Jackson ajouta :

— Ces messieurs sont prévenus. Ce n’est pas un travail habituel, mais je suppose que la gravité de la situation justifie ces moyens exceptionnels.

Ironique avec ça, le colonel ! Kovask resta impassible et approuva d’un signe de tête.

— En somme, dit le médecin-major Symons, il faut flanquer une trouille bleue à certains de ces gaillards.

— Les forcer à reconnaître qu’ils ont manipulé les têtes nucléaires. Du moins forcer le véritable coupable à l’avouer, mais sans se soucier à priori de l’intention criminelle. Soutirer sa confidence en insistant sur le danger qui le menace. Vous connaissez les trois suspects? Une fois que l’un d’eux aura reconnu avoir manipulé ces engins, nous nous occuperons de lui.

— En souhaitant que l’homme soit parmi ces trois.

— Nous commençons?

Le lieutenant s’enferma dans une pièce garnie de hublots. Elle était spécialement bétonnée, avec des plaques de plomb dans la masse du ciment et plusieurs appareils repérant la radioactivité.

Les hommes commencèrent à défiler. Langham consacrait à chacun trois à quatre minutes. Il y avait cinq sous-officiers d’examinés quand entra l’un des suspects, un certain Muller.

Le lieutenant poursuivit son examen pendant une dizaine de minutes avant de prendre un visage soucieux.

— Prise de sang, dit-il à son assistant. Analyse immédiate.

Le sergent Muller, complètement nu, devint très pâle et chercha le regard du docteur.

— Mon lieutenant … Je suis atteint? Langham ne répondit pas et balada un compteur de radioactivité sur le corps de l’homme. Finalement, il le regarda droit dans les yeux.

— Dites-moi, Muller, avez-vous manipulé des objets radioactifs ces temps derniers?

La réponse fut instantanée.

— J’ai monté la garde dans ce trou à saloperies … Je veux dire la casemate H.

— Dans le couloir seulement? Avez-vous pénétré dans la partie où se trouvent les rockets?

Non, jamais. Mais on est installés tout contre, alors …

Langham abrégea l’interrogatoire, mais fit conduire le sergent dans une des salles de décontamination. Kovask approuva silencieusement. Mieux valait laisser les gars mijoter un peu dans leur frousse avant de pousser plus loin le jeu des questions.

Encore quelques sous-officiers, puis ce fut le tour d’un autre des suspects. Kovask consulta ses photographies et le nom inscrit au dos. Spencer. C’était celui qui avait une sale tête. Exactement le genre du sergent de marines brute sadique popularisé par le cinéma.

Pendant l’examen médical, il resta impassible, un tantinet goguenard. Même lorsque Langham ordonna la prise de sang. Il répondit brièvement à l’interrogatoire. Le médecin le cuisina plus longuement. Peu à peu, le sous-officier perdait de son impassibilité et son regard se faisait inquiet.

— Dites donc, doc, ça veut dire quoi, tous ces micmacs?

Langham hocha la tête.

— Que vous avez été en contact direct avec des objets radioactifs.

Spencer expliqua qu’il avait souvent monté la garde dans la casemate H.

— Comme tous vos camarades, expliqua Langham, mais eux ne sont pas dans votre état.

— Mon état? Qu’est-ce ça veut dire?

— Avez-vous aidé au stockage des rockets?

Justement, Kovask avait en main la liste des hommes ayant participé à ce travail. Ils avaient ensuite été mis en observation pendant plusieurs jours.

— Non, dit Spencer. Je monte la garde dans la casemate H, c’est tout.

— Vous n’avez jamais eu la curiosité d’aller voir à l’intérieur?

Spencer ricana :

— Faudrait avoir la clé.

Kovask essayait de ne pas se laisser influencer par la sale tête de l’homme, mais, quelque chose lui déplaisait en lui. C’était indéfinissable.

— C’est bon, dit Langham. Je suis quand même obligé de vous garder en observation.

— Bon sang ! Mais je n’ai rien. Absolument rien. Le compteur l’aurait dit.

— Quel compteur?

L’espace d’une seconde, le sergent hésita.

— Ben, celui de la casemate ! Dans le poste, il y en a des tas. Dont un pour le personnel.

Kovask sentait que quelque chose lui échappait.

— Faites passer le dernier le plus rapidement possible.

— Est-ce prudent?

— Tant pis. Il y a urgence.

Le tour du dernier suspect, Rohmer, arriva assez rapidement.

— D’origine allemande lui aussi, comme Muller, murmura Kovask. Parle-t-il sa langue maternelle?

— Je vais me renseigner, dit le capitaine Harry.

C’était un joli garçon, un athlète. Il se prêta de bonne grâce à tous les examens, resta imperturbable devant les mines du lieutenant Langham. Il se laissa faire sa prise de sang, répondit avec aisance aux questions.

— Le plus intelligent des trois, pensa Kovask.

Le capitaine Harry revenait.

— Il parle allemand. Pas Muller. La famille de Muller se trouve aux States depuis un siècle. Celle de Rohmer a émigré après la guerre de 1914.

— Quel âge a-t-il?

— Trente ans. Pourrait être sergent-chef, adjudant même, mais il est mal noté.

Langham en avait terminé avec Rohmer et le dirigeait vers une des cabines de décontamination.

— On continue? Demanda Symons.

— Oui. Pour le moment. Je reviens. Capitaine Harry, pouvez-vous m’accompagner?

Les deux hommes sortirent, suivis par les regards intrigués de Brandt, Jackson et Symons.

— Menez-moi à la chambre de Rohmer. Celle de Spencer se trouve dans le même coin?

— Je vais vérifier. De toute façon, il nous faut passer devant les bureaux.

Les deux sous-officiers habitaient dans le même bâtiment, au même étage. Dans la chambre de Rohmer régnait un ordre impeccable. Des photos de filles nues tapissaient les murs. Kovask chercha dans l’annote en tôle, dans le lit et la cantine. Il ne trouva qu’une liasse d’argent. Des billets espagnols de mille pesetas. Huit en tout. Ce n’était pas une somme extraordinaire, et Rohmer pouvait l’avoir gagnée au jeu.

— Allons chez Spencer.

C’était différent. La chambre n’était pas très propre et dans l’armoire en tôle régnait un désordre indescriptible. Kovask fouilla soigneusement. Il tâta le matelas, chercha autour de lui.

— Pourtant ! Murmura-t-il.

Sous le lavabo il y avait une plaque vissée.

— Qu’est-ce?

— L’accès au siphon. Les lavabos de deux chambres mitoyennes sont contre la même cloison. Une astuce du constructeur pour faire plus vite.

— Vous avez un tournevis?

— Un couteau.

La plaque fut rapidement dévissée. Kovask plongea la main sous le siphon et tâtonna. Il finit par trouver un objet et le remonta. C’était dans un sac de toile, un petit compteur Geiger. Du type employé par les prospecteurs amateurs, et valant vingt dollars dans les bazars des States. Le capitaine ouvrait des yeux ronds.

— Attendez.

Il ramena un autre objet. Une boîte en fer, une enveloppe de ration, pleine de billets de mille pesetas. Kovask les feuilleta.

— Au moins cinquante.

Le capitaine Harry réagissait rapidement.

— Les salauds ! Kovask souriait un peu.

— Doucement. C’est un commencement de preuves, sans plus. Le compteur ne prouve rien. L’argent peut avoir été gagné dans un tripot.

— Je connais bien Spencer. C’est un type toujours fauché et qui empruntait facilement de l’argent. J’ai dû y mettre le holà car il rançonnait les hommes de troupe. Il n’aurait jamais gardé de l’argent gagné au jeu. Il l’aurait perdu encore une fois.

Ce n’était pas si bête.

— Ça, c’était de l’argent en cas de coup dur. Il s’en serait servi pour déserter.

— Vous avez peut-être raison, dit Kovask. Nous allons revenir à l’infirmerie. Il faut que Langham les mette sur la sellette et les rende fous de terreur. Ensuite, ils accepteront de tout avouer.

Comme ils traversaient la cour, un sous-lieutenant accourut vers eux.

— Mon capitaine, je crois que j’ai fait mouche.

Harry expliqua :

— Je lui avais demandé d’essayer de connaître les hommes qui acceptaient volontiers de remplacer leurs camarades de garde avec certains sous-officiers.

— J’ai deux noms. Seulement il y a un accroc. Ces deux hommes acceptaient indifféremment d’aller avec le sergent Spencer ou le sergent Rohmer.

Kovask eut un rire joyeux et donna une claque dans le dos du sous-lieutenant.

— Où sont ces deux hommes?

— Je me suis assuré d’eux. Ils sont au poste de police. Ils ignorent comment j’ai pu les repérer et me paraissent très inquiets.

— Allons-y. Lieutenant, vous avez fait du bon travail.

Les deux marines, dans le local disciplinaire, n’en menaient pas large. Quand ils virent entrer le capitaine Harry suivi du civil, ils se figèrent au garde-à-vous. L’officier attaqua tout de suite.

— Vous avez aidé Spencer et Rohmer à voler du matériel. Surtout des « D. C. » et des rockets à tête nucléaire. Les deux sous-officiers sont gravement irradiés. Ils ont été évacués le plus vite possible.

Féroce, il ajouta :

— Je me demande si je vais en faire autant pour vous. J’ai envie de vous laisser crever comme des chiens.

L’un des deux types sursauta.

— Alors, on va essayer de sauver les sous-offs et nous on trinquera?

— Il paraît que c’est vous qui avez proposé l’affaire à Spencer et à Rohmer.

— Quoi ! Rugit le marine. Nous? On a touché cinq mille pesetas pour transporter cette pourriture. C’est tout. C’est eux qui encaissaient la grosse somme. C’est Rohmer qui emmenait les trucs en ville, avec sa bagnole.

— Comment avez-vous effectué les vols, en une fois ou en plusieurs fois?

Brusquement méfiant, le marine se tut. Le capitaine Harry sourit avec un certain sadisme.

— Très bien. On va vous laisser réfléchir jusqu’à demain.

Affolé, celui qui était resté muet jusqu’alors se mit à parler.

— Captain … Ne faites pas ça. On va tout vous dire. Chaque fois, on n’en piquait qu’un peu. C’était assez difficile, comprenez? Fallait remplacer, vérifier tout l’habillage des tubes, recoller les alvéoles des rockets. On ne pouvait faire ça que la nuit. Toutes les deux heures, on est remplacés. Il nous a fallu une dizaine de jours depuis le mois de février. C’est il y a un mois que Rohmer a déclaré que c’était suffisant.

— Savez-vous à qui Rohmer livrait la marchandise?

— Non. On l’ignore complètement. Mais ce doit être à Cadix même.

Kovask cachait sa satisfaction. Malgré la mort de Julio Lagrano, il remonterait la filière du réseau allemand. Il suffisait d’agir avec précaution. Il entraîna le capitaine Harry.

— Le camp va être consigné jusqu’à nouvel avis. Même pour les officiers supérieurs. Le colonel Jackson va vous confirmer cet ordre. Il ne faut pas que ce qui se passe ici transpire au-dehors.

— Je vais m’en occuper, dit le capitaine Harry. Il n’y aura pas de fuite.

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