Quand le professeur Enrique Hernandez remonta du sous-sol bétonné où il venait de passer deux heures à examiner le malade, il eut un sourire pour le ciel bleu, les palmiers et les orangers.
Un pas crissant sur le gravier rose du parc le sortit de son enchantement. Le propriétaire des lieux, Julio Lagrano, un riche Andalou, personnage politique très important, arrivait vers le célèbre professeur de médecine. Alors que le savant, maigre et un peu voûté, souriait facilement, Julio Lagrano, gros jusqu’à l’obésité, gardait toujours sur ses lèvres un pli dédaigneux.
À sa boutonnière se trouvait l’insigne des cinq flèches maintenues par un joug d’attelage. Le professeur aussi avait un insigne semblable, mais il ne le mettait plus depuis quelques années.
— Alors, professeur?
Hernandez réprima un sourire. Alors que, dans les congrès internationaux, on le traitait avec le plus profond respect, ce grand d’Espagne lui parlait comme à un domestique. Dans ce pays, il ne servait à rien d’être un des plus grands spécialistes mondiaux de cancérologie.
— Le malade est gravement atteint. La leucémie est déjà déclarée et …
Julio Lagrano eut un geste d’impatience.
— Je me fiche des symptômes ! Est-il en état de parler?
— Non.
Le chef phalangiste se mit en face de lui pour plonger son regard dur dans les yeux du Professeur.
— Vous savez que c’est très important pour notre pays. Je me demande, professeur, si vous êtes bien pénétré de la mission que nous vous avons confiée.
Hernandez se rembrunit :
— Parfaitement. Mais en laissant cet homme dans cette cave, il est impossible de favoriser sa guérison.
— Je ne tiens pas à ce qu’il guérisse, mais à ce qu’il parle.
— Personnellement je suis contre, dit fermement le savant. Mon métier est de guérir les gens. C’est tout. Il y a deux jours que je suis ici et j’ai perdu beaucoup de temps. Il me faudrait rentrer à Madrid avec ce malade pour espérer obtenir un résultat.
L’Andalou haussa grossièrement les épaules.
— C’est impossible.
— L’homme est gravement brûlé. Il s’est trouvé tout près d’une importante source de radioactivité. Ses brûlures sont profondes. Aucun appareil de radiologie n’a pu les provoquer. Il faut …
— Gardez vos conclusions pour vous, professeur. Il vaudrait même mieux que vous vous efforciez de ne plus y penser.
— Est-ce un secret touchant la défense nationale?
— Restons-en là. Donc la seule solution pour vous, c’est le transfert de cet homme à Madrid?
— Oui.
Enrique Hernandez paraissait soucieux cependant.
— Qu’y a-t-il, professeur?
— Malgré vos conseils je pense à cette source de radioactivité. Il faudrait que de sévères mesures soient prises. Sinon la contamination sera rapide et il y aura des dizaines de malades.
— Tout a été prévu. Vous pouvez vous reposer dans le parc, professeur. Je vais réfléchir à votre proposition et vous rendrai réponse dans une heure.
Le gros homme s’éloigna en direction du corps de logis. Le professeur soupira et regarda autour de lui. Il était prisonnier en quelque sorte. Le parc était entouré de hauts murs et il avait compté trois gardes-chasses à la mine inquiétante. Lagrano lui avait demandé de ne pas sortir de la propriété. Séville se trouvait à une dizaine de kilomètres au sud. Il avait été véritablement enlevé, transporté de Madrid à Séville à bord d’un avion militaire. Sur ordre de la Phalange, dont il faisait partie. Il fallait que l’affaire soit grave.
Il alluma une cigarette, la savoura. Il fumait très peu, mais avec plaisir. Ses pensées s’enchaînaient sans arrêt. On ne pouvait l’empêcher de réfléchir, de faire des suppositions, des recoupements. Il évoquait les terribles brûlures du malheureux qui gisait dans la cave bétonnée. Son compteur Geiger s’était affolé, et il avait dû revêtir une combinaison spéciale. Sur les ordres communiqués par la Phalange de Madrid, il avait emporté tout ce matériel.
Une source importante de radioactivité. Un engin nucléaire sans doute. D’origine inconnue et certainement de puissance réduite. Sinon on l’aurait su. Les recherches espagnoles étaient pratiquement nulles dans ce domaine. Un seul pays avait pu fournir un tel engin. Les États-Unis. Mais l’Espagne ne faisait pas partie de l’O.T.A.N. Elle postulait discrètement, mais il y avait des oppositions. Donc l’engin ne pouvait avoir été confié à l’armée espagnole par les Américains. Peut-être avait-il été volé par les services secrets qui avaient voulu l’examiner. Mais pourquoi cet homme blessé? Et que pouvait-il savoir de si important?
Lagrano, lui, rejoignait son bureau où l’attendait Martin Cramer. L’Allemand, assis dans un fauteuil, buvait du whisky glacé. Vêtu d’un pantalon de toile et d’une chemise polo, il ressemblait à un inoffensif sportif.
— Alors?
Lagrano se laissa tomber dans le fauteuil de son bureau, se servit un verre d’alcool coupé d’eau gazeuse.
— Hernandez veut le transporter à Madrid. Ici, il ne peut rien faire. L’homme est inconscient.
Martin Cramer fit tourner le glaçon contre le verre.
— Dangereux pour peu de chose. Ce Juan Vico ne peut rien nous apprendre d’autre. Il confirmerait ce que nous savons.
— Vous avez reçu un coup de fil au sujet de Pedro Rivera?
L’Allemand sourit.
— Oui. J’oubliais de vous en parler. C’est fait. Il s’est tué au volant de sa voiture il y a une heure.
— Vous étiez certain de son activité secrète?
— Oui. Responsable de la C.I.A. pour la région de Valence. Son départ pour Cordoue était inquiétant. Mieux valait le liquider.
— Qui allait-il voir?
— Un certain Duke Martel, directeur de la Compania International de Aceites. Ce doit être lui le grand chef des services américains pour le sud de l’Espagne. Si Rivera était arrivé jusqu’à lui, cette double liquidation obligatoire aurait été très dangereuse. La disparition de Rivera est beaucoup moins grave.
— Les Américains vont envoyer un enquêteur, soupira Julio Lagrano.
— Certainement, mais il ne peut rien découvrir.
— La femme de Rivera?
Martin Cramer sourit. Il avait des dents magnifiques qui éclataient de blancheur dans son visage doré par le soleil. L’Allemand était la personnification idéale de l’aryen pur.
— Demain, après l’enterrement. Elle ne pourra supporter la douleur et mettra fin à ses jours. C’est très romanesque, n’est-ce pas? Les journaux de Séville en tireront certainement des articles émouvants.
Julio Lagrano lui lança un regard noir. Brutal et d’un seul bloc, il détestait le cynisme.
— Quand allez-vous reprendre vos entraînements?
— Dès que nous aurons un nouveau terrain, puisque celui de la Sierra Morena nous est désormais interdit.
L’Espagnol s’accouda à son bureau.
— Ce sera très difficile. Déjà nous avons dû user de mille ruses pour que le gouvernement passe l’éponge et nous aide à faire disparaître les traces de cette lamentable affaire. Vous savez que notre mouvement, la Phalange, n’a plus autant d’audience que dans le passé.
— Vous vous êtes laissé avoir. Je n’ai pas à vous juger, mais on vous a habilement manœuvres.
Lagrano ne protesta pas. C’était la vérité.
— Le gouvernement me tient à l’œil maintenant. Il a fallu lui expliquer que ce bazooka avait été volé à la base américaine de Cadix.
— Vous n’en avez avoué qu’un?
— Le délégué était déjà horrifié par cette révélation. Ils sont à genoux devant les Américains. C’est fou le nombre de dollars qu’ils reçoivent tous à titre-privé. S’ils le pouvaient, ils nous liquideraient sans l’ombre d’un remords. Heureusement que nous avons pris nos précautions.
— Que disent vos chefs suprêmes du parti?
— Ils sont d’accord, mais nous conseillent la prudence. Si vous réussissez chez vous en Allemagne, ils en profiteront pour reprendre les rênes. Le Caudillo se fait vieux.
Un temps de silence suivit. Lagrano remplit une nouvelle fois les verres.
— Combien de jeunes attendez-vous cet été?
— Quatre cents à cinq cents. Le recrutement est assez difficile, mais une fois qu’ils sont venus ils n’ont plus les moyens de se dédire par la suite. C’est ce système qui a du bon. Nous avons déjà formé quinze cents à seize cents garçons. De toutes les régions. Beaucoup sont appelés à de brillantes situations dans tous les rouages de la vie économique, politique et sociale. C’est un travail de longue haleine.
— Qui va durer combien de temps?
— Deux ans encore. Le temps que nos éléments soient bien en place. Il ne faut rien de prématuré. Pas de coups de force brutaux non plus. C’est insensiblement que nous bouleverserons notre pays. Mais, évidemment, il faut des troupes de choc. Je pense à ce bazooka « Davy Crockett ». Imaginez la panique que quelques rockets occasionneraient dans un centre hostile. La peur atomique sera notre principale alliée. Et les risques seront tout de même limités. Une torpille crée une zone dangereuse dans un cercle de deux cents à trois cents mètres seulement.
L’Espagnol pensait qu’au cours de la révolution cette arme aurait permis un déblayage rapide.
— Si nous pouvions en fabriquer sur ce modèle, ce serait vraiment le rêve. Mais c’est impossible. Il nous faudra continuer à les voler. Notre seule crainte, c’est que les livraisons à destination de l’Europe s’interrompent pour un motif ou un autre. Par exemple, si une disparition est signalée. Nous venons de mettre en place un réseau qui opérera dans tous les pays de L’O.T.A.N.
— Mais, ces disparitions finiront par être découvertes.
— Nous espérons que ce sera le plus tard possible, et nous nous efforçons même qu’il en soit ainsi. Ça nous coûte cher, mais le système est bon.
— Mais les troupes américaines utilisent ces engins pour leur entraînement?
— Détrompez-vous. Elles n’en ont pas l’autorisation. L’entraînement se fait au moyen de rocket-guns classiques. Dans le fond, c’est, le même système.
Lagrano fronça le sourcil et Martin Cramer éclata de rire. Il secoua la tête ensuite, l’air bonasse :
— Je sais ce que vous pensez. Que nous aurions dû en faire autant. Nous avons des bazookas classiques, mais je voulais voir l’effet d’un de ces rockets. Je ne me doutais pas que deux hommes se cachaient dans ce trou de blaireau. La précision de cet engin est remarquable. Si ce Juan Vico n’était pas sorti de là en hurlant, nous n’aurions jamais soupçonné que nous étions découverts.
— Vous estimez que c’est une chance?
— Pour nous, oui. Le camp secret d’entraînement était connu. Imaginez que cet homme ait pu prendre des photographies? Le gouvernement de Washington aurait demandé des comptes au vôtre, ce qui aurait amené la ruine de nos efforts.
— N’empêche qu’il vous faut nettoyer le terrain, supprimer certaines personnes pour que tout soit net.
Martin Cramer eut un geste d’Insouciance.
— Les aléas du métier.
— Que décidons-nous pour ce Juan Vico? On le confie au professeur?
L’Allemand eut une moue méprisante :
— Vous n’avez guère confiance en lui n’est-ce pas? Bien qu’il appartienne à la Phalange?
— C’est un tiède, un intellectuel. Il voyage beaucoup, participe à nombre de congrès. Nous le surveillons. Il discute volontiers avec ses collègues soviétiques dans ce genre de réunions. Dans un pays comme le nôtre, les intellectuels sont toujours suspects. Il ne faudrait pas qu’il maintienne Vico en vie. La justice nous le réclamerait. Il a été condamné à mort par contumace, en 1939. Il est devenu citoyen américain. Tout cela ferait trop de bruit. Si vous dites qu’il importe peu qu’il parle ! …
— L’enquête sur son séjour à Séville nous a suffi. C’est ainsi que nous avons découvert Rivera. Je ne crois pas qu’il puisse nous donner d’autres détails.
— Si, comment Rivera a appris l’existence du terrain d’entraînement.
— Bah, qu’est-ce ça donnerait? L’arrestation d’un paysan de l’endroit ou d’un berger? Le type va suffisamment trembler pendant des années pour que nous nous contentions de ce châtiment.
Julio Lagrano paraissait soucieux. L’Allemand lui demanda ce qui le tracassait.
— Le professeur. C’est un homme à la probité professionnelle très élevée. Je me demande s’il acceptera d’abandonner son malade.
Martin Cramer éclata de rire, et l’Espagnol le regarda le visage empourpré.
— Je ne me moque pas de vous, mon cher, mais il me semble que le problème est simple !
Comme Lagrano ne paraissait toujours pas comprendre, il ajouta :
— Vous allez trouver le professeur pour lui dire votre accord. Il peut emmener Vico à Madrid.
— Quoi ! Vous venez de dire …
— Attendez. Je ne vois pas comment le cadavre de Vico pourrait lui être utile …
Lagrano sourit, visiblement soulagé par cette solution.
— Je vois.
— Vous vous en occupez?
— Bien sûr.
— Demandez-lui aussi — une fois qu’il aura constaté le décès, bien sûr — les meilleures précautions à prendre pour se débarrasser du corps.
— Il va certainement découvrir que la mort n’est pas tout à fait naturelle.
— Tant pis. Il est assez intelligent pour ne pas s’arrêter à ce détail-là. Au fait, n’oubliez pas une chose.
Lagrano s’arrêta à la porte, perplexe.
— Les honoraires !
Ils éclatèrent simultanément de rire. Une heure plus tard, le professeur Enrique Hernandez quittait la propriété dans une voiture noire, en compagnie de son hôte. Le célèbre médecin était très pâle et, appuyé contre le dossier, il fermait les yeux sans se soucier du paysage.
Sur l’aérodrome, le professeur marcha comme un automate vers l’avion personnel de Julio Lagrano. Ce dernier lui tendit la main au dernier moment.
— Au revoir, professeur, et bon voyage !
Enrique Hernandez regarda la main, puis le riche propriétaire. Il secoua doucement la tête et escalada la petite échelle de la carlingue.
Lagrano piqua un puro entre ses lèvres, et recula les yeux fixés sur le hublot derrière lequel la face blanche du médecin venait d’apparaître. Lui était encore rouge de l’affront subi.
— Hijo de puta ! Murmura-t-il entre ses dents.
Puis il se demanda s’ils ne venaient pas de commettre une faute. Avec ces intellectuels, on ne savait jamais ce qui pouvait arriver.
D’un pas rageur, il regagna sa voiture. Le chauffeur, figé devant la portière, l’ouvrit avec précipitation.
— En ville, dit Lagrano. Au club.
Il avait rendez-vous avec José Cambo, le fondé de pouvoir de Pedro Rivera. Un phalangiste dévoué, celui-là.