G.-J. ARNAUD Mission D.C

CHAPITRE PREMIER

Juan Vico s’éveilla bien avant l’aube, le quatrième jour. Se dégageant doucement de son sac de couchage, il s’approcha de l’entrée de la grotte à quatre pattes, se redressa les mains sur les reins. Ce long séjour dans ce trou de blaireau l’avait ankylosé malgré les exercices qu’il pratiquait à la tombée de la nuit, quand personne ne pouvait plus le voir.

Avec de grandes précautions il alluma son briquet à mèche d’amadou, colla sur le point qui rougeoyait le bout de son Idéale. Protégeant sa cigarette de ses deux mains, il chercha le long de la Sierra Morena la lueur du soleil levant. Elle ne lui apparut pas tout de suite. Il était encore très tôt et le froid était vif.

Derrière lui quelque chose bougea.

— Qué va? Tu fumes, alors? Ce que je dis est de la c …rie? Tu fumes et les requêtes[1] vont nous tomber dessus. Tu caches ta cigarette? Et l’odeur?

Un point rouge éclata à l’horizon et ils firent un pas en arrière, car en même temps l’obscurité se délayait et on y voyait à dix pas.

— Recule encore. Tu veux nous faire fusiller. Dis-le, va, que tu veux nous faire fusiller !

Vico haussa les épaules.

— Tu me fais c …

— Chacun son tour. Depuis que les autres m’emm… Il y a vingt-deux ans que les autres me font ça.

Accroupi à nouveau, Juan Vico écrasait sa cigarette sur le sol rocheux de la grotte.

— Si rien n’arriva aujourd’hui, déclara-il gravement, je rentre à Séville.

— Ce sera pour aujourd’hui, dit son ami. J’ai réfléchi toute cette nuit.

— En ronflant comme un porc, oui.

— J’ai réfléchi. On est là depuis quatre jours. Si ça avait dû se passer hier, jamais on n’aurait pu atteindre cette grotte. Jamais ! Ils installent les requêtes trois jours avant. On n’en a pas vu le premier jour. Voilà.

Vico s’allongea plus commodément. Luca se traîna vers le fond de la grotte et revint avec le sac.

— Non, dit Vico.

— Que? Tu ne veux pas manger?

— J’en ai marne du saucisson à l’ail et du vin. Cette grotte empeste l’ail. Le vin aussi, mais l’ail pue encore plus.

Luca secoua la tête tout en tranchant une épaisse lamelle de saucisson, qu’il posa sur un morceau de pain dur comme de la pierre.

— Juanito, amigo mio, tu as pris de drôles d’habitudes chez les Américains. Alors tu bouffes des œufs et du jambon, et du café au lait? Tous les matins?

Vico ne répondit pas. Luca ne s’en formalisa pas. Il parlait pour le plaisir. Parce que, dans une heure ils seraient obligés de chuchoter comme dans une église.

— Prends au moins les jumelles pour examiner le plateau. Rend-toi utile. Il fait jour maintenant.

Vico suivit son idée. Il régla la molette. Miguel Lucas avait toujours été myope. À l’école il portait de gros verres et plus tard, pendant la révolution, on se fichait de lui dans les tranchées quand il chaussait ses lunettes pour tirer sur les franquistes. Ça ne l’empêchait pas d’être de première force au fusil.

— Alors? Que vois-tu? Des guapas aux belles fesses?

— J’en ai repéré huit, dit Vico. Ils sont cachés dans les broussailles, mais les naseaux de leurs chevaux fument. Huit sur une distance de deux kilomètres. Il faut que l’affaire soit d’importance en effet.

Luca triompha et s’arrêta de pomper à l’outre de vin.

— Tu vois? D’importance ! Ces salauds vont arriver. Tu vas voir ces gueules. Et cette tenue noire. Ces cheveux blonds. Tes amis américains seront contents. Tu vas gagner un gros paquet de dollars.

— C’est ce qui m’intéresse chez eux, dit Vico. S’il n’y avait pas les dollars, jamais je n’aurais accepté de revenir dans ce pays.

— Combien ils vont te donner?

— Dix mille dollars, peut-être.

Luca grogna :

— Demandes-en douze. Mille pour chaque balle que tu as risquée en revenant dans ton pays.

Son ami reposa les jumelles. Lui reboucha l’outre de vin, rangea le saucisson et le pain.

— Tu devrais manger. Ensuite tu seras trop passionné pour pouvoir le faire.

— T’occupe pas.

— Je vais pisser.

La grotte n’avait qu’une dizaine de mètres de profondeur, et son plafond n’atteignait jamais un mètre cinquante. Ils vivaient là depuis quatre jours et n’avaient pas fait un seul pas au-dehors. Même pas pour leurs besoins. L’endroit commençait d’empester, surtout lorsque la chaleur pénétrait jusqu’au fond.

Un grondement ! Naquit au loin, certainement sur le chemin qui conduisait au plateau.

— Des camions ! murmura Juan Vico.

— Oui, dit Luca en s’allongeant à nouveau à ses côtés. Celui qui m’a renseigné m’a dit qu’il en avait vu jusqu’à huit qui montaient jusqu’ici. Toutes bâches baissées. Les types doivent étouffer.

Vico calculait que cela représentait au moins cent cinquante hommes, peut-être deux cents.

Il les vit. Un à un, ils surgissaient à l’horizon, comme projetés du bas.

— Il n’y en a que quatre, dit Luca, déçu.

Les véhicules avancèrent jusqu’au centre du plateau et s’immobilisèrent. En quelques secondes, les deux hommes, stupéfaits, virent sauter au moins cent hommes. Ils se rangeaient immédiatement en cinq groupes de quatre rangs chacun.

— Garde les jumelles, dit Vico, je vois très bien.

— Moi aussi, dit Luca, vexé. Mais je te préciserai les détails. Oh ! Deux instructeurs par groupe, on dirait. Et tous des types jeunes. D’où ils sortent, ces enfants de nazis?

— Il y a de plus en plus d’étudiants allemands qui viennent passer leur vacances en Espagne. Les statistiques françaises sont formelles là-dessus.

— Ils sont encadrés par d’anciens nazis interdits de séjour dans le monde?

— On le croit. Ils effectueraient des stages d’un mois environ, mais l’entraînement y serait beaucoup plus psychologique que pratique. Je me demande ce qu’ils peuvent bien venir faire dans le coin.

Luca hocha la tête.

— Ce doit être assez surprenant en effet. Le plateau représente dix kilomètres carrés de pâturages à moutons. Il y avait huit troupeaux seulement l’année dernière. L’armée a décrété l’endroit terrain militaire. Il y a un poste de requêtes dans le village, et des patrouilles tous les jours. Quant aux écriteaux, n’en parlons pas. Pour arriver assez près pour pouvoir les lire, faut déjà risquer sa peau.

Vico mâchonnait une cigarette non allumée. Il avait fallu un hasard providentiel pour que la C.I.A. s’intéresse à ce qui se passait sur le plateau. Les manœuvres de l’armée espagnole à cet endroit n’avaient pas particulièrement retenu son attention. Un jour, un jeune garçon avait été blessé d’une balle en pleine poitrine. C’était un médecin de la région qui l’avait soigné. Le blessé se plaignait en allemand. L’affaire remontait à trois mois, aux vacances de Pâques exactement. Peu à peu la nouvelle avait voyagé jusqu’à un informateur sévillan du S.R. américain.

Lui, Vico, travaillait pour la C.I.A. depuis une dizaine d’années. Il n’avait jamais effectué de missions très importantes. Mais il avait parcouru le Venezuela, Panama et l’île de Cuba. Quand on lui avait parlé de retourner en Espagne, il avait été tenté de refuser. Ayant accepté, il avait mal dormi pendant une semaine. Plus à cause de l’émotion que de la peur. Il ne risquait pratiquement rien, son passeport américain portant un nom typiquement innocent. Depuis quinze jours, il était dans le sud de l’Espagne. Son premier souci avait été de retrouver son vieil ami Miguel Luca. Ce dernier avait été assez habile pour se tirer des griffes des franquistes avec une chance unique. Ayant purgé cinq années de camp de travail, il avait retrouvé Séville depuis 1945. Son métier aussi, peintre en bâtiment.

Luca lui avait été d’un grand secours. Il avait localisé exactement le plateau, s’était soigneusement renseigné sur les possibilités de s’installer suffisamment près pour découvrir son secret.

Le glou-glou du vin dans la gorge de son ami le tira de ses réflexions.

— Tu bois trop.

— Y pués? Que pouvons-nous faire maintenant dans ce pays? Boire et oublier que le Caudillo nous gouverne.

Vico pensa alors à autre chose.

— Tu n’as jamais pensé que ça pourrait changer un jour?

Luca eut un geste évasif de la main.

— On y croît toujours un peu. Ça complote un peu partout, mais dans le sud, rien de sérieux. Plus au nord, peut-être. Mais on ne peut pas compter sur tes amis américains.

— Non, dit Vico. Surtout pas sur eux. Depuis des années. Ils ne soutiennent que des hommes comme Franco.

— Que va ! Et tu peux vivre avec eux?

— Où veux-tu que j’aille?

Luca et Vico chuchotaient sans quitter des yeux les cinq groupes d’hommes en chemise et pantalon noirs. Pour le moment, il ne se passait rien. Ils écoutaient un homme grand et robuste qui leur parlait.

Luca cracha de dégoût.

— Toujours des paroles. D’un côté comme de l’autre. Tu sais ce que j’aimerais?

— Oui, dit Vico.

— On serait bien. Une bonne mitrailleuse installée ici. Il n’en resterait pas beaucoup.

— Encore trop, fit Vico, beaucoup trop dans le monde.

— Ay ! Voilà que tu parles trop, toi aussi !

— Toi encore plus. Tu n’as pas de mitrailleuse et au fond tu en es bien content !

Luca sourit.

— Tu devines tout. Je suis bien content. Et si un jour ça craque, j’attendrai le dernier moment pour sortir de ma cave et prendre les armes.

— Tais-toi !

Il y avait du nouveau. Quelques hommes avaient disparu derrière un camion, et revenaient en portant plusieurs objets enveloppés de housses.

— Qu’est ce que c’est, crois-tu?

— Attends !

Devant chaque groupe, ils installaient de curieux engins.

— On dirait des canons.

— Sans recul alors, dit Vico. Luca, qui depuis longtemps ne s’intéressait plus aux armes, ne demanda aucune explication. Il était très passionné par ce qu’il voyait dans ses jumelles.

— Je crois que je sais ce que c’est, dit son ami.

— C’est drôlement fichu !

— Ce sont des bazookas.

Luca se tourna vers lui.

— Tu crois? C’est la première fois que j’en vois, sauf au cinéma, dans les actualités, c’est contre les chats?

— Un peu contra toute sorte d’engins. Contre un nid de mitrailleuses, aussi.

— Brrr ! fit Luca. Heureusement que nous ne l’avons pas, la mitrailleuse de tout à l’heure. Vico sourit.

— Et ils font l’instruction de ces engins?

— Ouï. C’est curieux. L’Allemagne a une armée, maintenant. Ces garçons-là pourraient apprendre ça sur place, sans être obligés de venir en Espagne.

— Peut-être qu’ils sont trop jeunes pour aller à l’armée.

— C’est possible.

Luca suivit pendant quelques secondes l’installation des bazookas sur une sorte de trépied.

— Je croyais qu’on se servait de l’épaule du copain comme affût, dit-il enfin.

— Pour le bazooka classique, oui.

— Tu en as déjà vu comme ça?

Vico chercha dans sa mémoire. Il avait certainement aperçu une photographie dans un magasine. Mais il ne se souvenait pas exactement.

— Ce matériel, d’où le sortent-ils?

— De vieux surplus. Les trafiquants d’armes existent toujours, tu sais?

— Je m’en doute. Seulement, ces engins n’ont pas l’air tellement démodés.

Ce que disait Luca ne manquait pas de justesse. Brusquement Vico éprouva une sorte d’angoisse.

— Donne-moi tes jumelles.

Luca réprima une grimace. Sans elles il ne voyait plus que des taches informes sur le milieu du plateau. Il avait toujours crâné avec sa myopie. Avec l’âge, elle s’améliorait, bien sûr, mais elle restait quand même assez prononcée.

Il aurait pu lira sur le visage de son ami tout proche les réactions que son observation provoquait. Têtu, il s’obstinait à regarder devant lui, comme s’il distinguait parfaitement ce qui se déroulait survie plateau.

Vico jura.

— Virgen puta !

Luca se mit à rire.

— Je te retrouve. Depuis quinze jours, j’attendais que tu jures comme avant.

Mais Vico se fichait bien d’être retrouvé. Il se fichait bien de l’amitié, de la révolution. De la Vierge et des p … !

Son ami le sentit qui tremblait à ses côtés.

— Que? Tu as froid, hombre?

— Ta gueule !

Luca se tourna vers lui et le dévisagea. Il ouvrit grands ses yeux.

— Je suis complètement fou ou je n’y vois plus. Juan, tu es vert comme une colique.

Vico balbutia :

— Davy Crockett.

Luca fronça les sourcils.

— Qu’est-ce qui te prend?

— L’engin, c’est un « Davy Crockett ». Il est tout récent. Les marines viennent d’en recevoir.

— Qu’est-ce qu’il a de particulier?

— Vico voyait l’engin du premier groupe installé sur son trépied. Sa gueule était dirigée vers eux. Droit sur le trou de blaireau dans lequel il se terrait.

— Il lance un projectile nucléaire à faible distance, et peut être manié par deux hommes. Un rocket nucléaire tu sais ce que ça veut dire?

— Tu es fou? …

— Et il est dirigé vers nous.

Juan se dressa et sa tête cogna contre la cloison avec une violence inouïe. Luca frémit en entendant le choc. Son ami s’affala contre le sol.

— Tu as mal, Juan? Juan ne me fais pas ça. Ne viens pas en Espagne pour crever dans cette saloperie de grotte. Juanito?

— Fous le camp ! Murmura Vico. Mais fous le camp !

Luca vit bien la flamme de l’engin, mais il la prit pour un jeu de soleil sur une vitre de camion, ou un tesson de bouteille. Il entendit le ronflement de la petite torpille, mais il n’y prêta guère d’attention.

Il se penchait sur son ami. Son ami, qui savait qu’ils allaient mourir tous les deux.

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