CHAPITRE IV

Serge Kovask s’était attendu à rencontrer une veuve tragique comme savent l’être les Espagnoles. Il fut surpris et soulagé de voir comment la señora Rivera supportait son deuil. Elle n’avait fait aucune difficulté pour le recevoir le soir même, alors que, normalement, elle devait veiller son mari toute la nuit.

Une femme âgée, certainement une voisine, accueillit l’Américain à la porte. Tout d’abord, elle le conduisit à la chambre mortuaire où des cierges dégageaient une fumée lourde, tandis que des fleurs rendaient irrespirable le peu d’air qui restait.

— Vous arrivez juste avant la mise en bière, dit la vieille duègne.

La tête du mort était étroitement bandée, et seuls son nez et sa bouche étaient visibles. Kovask le détailla. C’était bien Rivera tel qu’il l’avait vu sur la photographie de Duke Martel.

— Dona Isabel vous attend.

La jeune femme se trouvait dans le bureau de son mari. Vêtue de noir, les cheveux coupés court, son visage était paisible, surprenait par sa sérénité.

— Merci, dona Manuela. Asseyez-vous, señor.

La vieille femme hésita. Les convenances imposaient sa présence, mais devant l’expression de la jeune veuve elle se retira.

La jeune femme se leva, s’approcha de la porte et vérifia si personne ne se trouvait derrière. Revenant au bureau elle prit un paquet de cigarettes, en offrit une à Kovask, en piqua une dans ses lèvres sans fard.

— Je vous écoute, señor. Vous connaissiez mon mari?

— De nom seulement.

Il avait décidé d’attaquer avec franchise.

— Nous travaillions pour le même employeur, le gouvernement américain.

Elle ne marqua aucune surprise. D’un geste, elle le convia à poursuivre.

— Nous devions nous rencontrer à Cordoue.

— Chez le señor Martel.

Ne le voyant pas arriver, j’ai pris la route. J’ai trouvé la DS accidentée. C’est un assassinat. Savez-vous pourquoi il avait demandé à voir Duke Martel?

La jeune femme désigna les paperasses sur le bureau :

— Je cherche. Depuis mon retour d’Ecija, je cherche. C’est ce matin que mon mari a pris cette décision.

Elle lui tendit une feuille de papier :

— Là-dessus, j’ai noté les activités de mon mari, ce matin. Même les plus ordinaires, comme son lever, sa douche et son déjeuner.

Il approuva de la tête. C’était une femme organisée. Il parcourut la liste.

— Le Journal?

— Les journaux, rectifia-t-elle, l’« A.B.C. » et « Madrid », le journal du soir, que nous avons le lendemain matin. J’y ai pensé, mais Pedro les a à peine parcourus.

— Le téléphone?

— Deux appels. Une communication demandée par lui sans compter celle qu’il a eue avec Martel.

On frappa à la porte. La jeune femme écrasa tranquillement sa cigarette avant d’autoriser la personne à entrer. C’était la vieille duègne. Elle s’approcha de dona Isabel et lui chuchota quelque chose.

— Je vais y aller, dit-elle. Kovask l’interrogea du regard.

— La mise en bière. Restez ici. Faites comme chez vous.

Ce qui lui valut un regard noir de la vieille femme. Seul, il resta rêveur devant la dignité de la jeune femme. Aimait-elle son mari? Ne pensait elle plus qu’à le venger?

Il s’installa au bureau et compulsa les paperasses. Il ne trouva rien d’intéressant, relut la liste établie par dona Isabel. Rivera n’avait pas quitté son domicile, le matin.

L’absence de la jeune femme dura une demi-heure. Quand elle revint, ses yeux étaient rouges. Kovask resta silencieux, attendant qu’elle parlât la première.

— Vous n’avez rien trouvé?

— Non. Vous n’avez pas de servante à la voix geignarde?

Elle secoua la tête, les yeux fixés sur lui. Il lui expliqua pourquoi.

— Si on a fouillé, dit-elle, c’est avec beaucoup de soin. Je n’ai rien remarqué.

— Parlez-moi de ces deux coups de fil reçus.

— L’un était de José Cambo, le fondé de pouvoir du magasin. Kovask lui raconta sa rencontre avec le jeune homme.

— L’autre venait de l’aérodrome.

— Vous avez écouté?

— Non, j’étais à la cuisine et mon mari parlait avec l’appareil du hall.

Kovask lui offrit une cigarette.

— Avait-il un informateur là-bas.?

Elle sourit tristement.

— Je savais qu’il travaillait pour la C.I.A., mais j’ignorais tout.

— Sauf le nom de Martel. Le plus important.

Son sourire demeura.

— Une erreur de Pedro. La seule que je lui aie vu commettre. Il le regrettait d’ailleurs.

— Son autre coup de fil, celui qu’il a donné, lui.

— Il a appelé Madrid.

— Le siège de la société Erwhein?

— Je suppose. Je suis sortie pour faire mes courses dans le quartier.

Il se demanda si elle éludait ses questions ou si elle était franche.

— Qui connaissait-il à l’aérodrome?

La jeune femme réfléchit puis se leva.

— Attendez. Je vais demander un nom aux femmes qui veillent.

— Ne vont-elles pas s’étonner?

— Y pues?

Elle revint un quart d’heure plus tard. Il avait trouvé le temps long, mais le mari de cette femme gisait dans un cercueil dans la pièce voisine. Les circonstances étaient exceptionnelles, et il devait se féliciter de trouver une veuve lucide et dépourvue de sentimentalisme.

— Toutes les semaines, un jardinier vient s’occuper des arbres et des pelouses. Il travaille à l’aérodrome. Son nom est Perico. On l’appelle El Machote, maillet. Il habite Triana de l’autre côté du fleuve. Vous ne trouverez pas.

Kovask était familier de ces tournures espagnoles. Les gens commencent par dire ainsi. « Vous ne trouverez pas, c’est impossible. » Ils attendent. C’est un test pour juger la volonté de l’interlocuteur.

— J’essaierai.

— Les gens de Triana vont vous envoyer à l’autre bout de la ville. Écoutez-moi bien.

Il écouta.

— Vous allez prendre le tram. Un taxi vous classerait comme touriste. Vous irez jusqu’à la calle de San Jacinto. Un peu plus. Loin, il y a une maison de danse. « La Camote ». C’est sale et puant, mais les filles ne dansent pas plus mal qu’ailleurs. Les touristes n’aiment les danses que dans la crasse et la fumée des cigares. Vous boirez et applaudirez comme les autres, puis vous passerez dans la cour. C’est facile. Suivez la rangée de barriques. Si on vous arrête, dites que vous allez un moment dans la cour. Tout le monde y va pour ses besoins. Il y a un escalier en bois, tout au fond. Vous verrez une cuisine où on cuit les pestinos dans des chaudrons d’huile. Deux vieilles sorcières travaillent pour la maison de danse. Montez l’escalier jusqu’au deuxième étage. El Machote habite là.

Si je dois passer pour un touriste à la maison de danse, pourquoi ne pas commencer tout de suite en prenant un taxi?

Elle secoua la tête :

— Vous serez suivi du taxi à la maison de danse. Des gosses et des mendiants. Parmi eux, il y a toujours un indicateur de la police. Je ne crois pas qu’El Machote vous soit bien utile. C’est un brave homme, anarchiste et anticlérical. Ici, on ne pardonne pas ces deux façons de penser, mais il est considéré comme inoffensif.

Quand il descendit du tram, le quartier vivait pleinement. Ça sentait la friture et le vin. Il se mêla à la foule sans se faire remarquer. Il était dix heures du soir, mais l’air était épais de poussière et de chaleur. Il comprit ce qu’avait voulu dire dona Isabel en voyant un taxi pris d’assaut par un groupe de gosses et de mendiants. Les passagers s’épouvantaient avec un bel accent wallon.

La salle de danse était pleine. Une pièce carrée, blanchie à la chaux. Des guéridons sur le devant, des bancs de bois en arrière. Un jeune garçon s’essayait au flamenco et enflammait les joues d’une Anglaise par d’audacieux regards. Serge se laissa glisser en direction des barriques. Un verre de vin lui vint à la main.

— Veinte.

Il paya, goûta le manzanilla. Il était frais et bon. Une fillette lui apporta une assiette de pestinos comme s’il les avait commandés. Les beignets au miel étaient encore brûlants.

Dans le cercle étroit, ça s’animait. Une gitane dansait avec ardeur. Il but un autre verre de vin, en commanda d’autres qu’il fit couler sur le sol. Aucune importance, il y en avait des flaques.

Une heure il patienta, applaudissant et faisant semblant de boire. Quand il se leva pour longer les barriques en direction de la cour, personne ne lui demanda où il allait.

L’odeur de friture le guida. Les deux sorcières annoncées titubaient de fatigue, et peut-être d’ivresse, devant les chaudrons où bouillait l’huile des beignets. La fillette les empilait sur des assiettes. À côté de l’escalier, fermentait un relent d’urine.

Le bois des marches craqua, gonflé de chaleur. Il heurta une danseuse qui descendait, jupes relevées en haut des cuisses. Elle avait un visage maigre et laid, luisant de sueur. Elle lui éclata de rire au nez, secoua ses jupes avec une obscénité fusant de ses lèvres.

Au deuxième, un homme barrait le passage sur la galerie. Assis sur une chaise, il avait le visage enfoui dans ses deux bras posés sur la barrière.

— Perdoneme, dit Kovask.

L’autre se redressa.

— No pasara el fasismo !

Viva la arnrquia, répondit Kovask, pris d’une inspiration subite.

Mais l’homme restait méfiant.

— Don Perico?

— El Machote, pour vous servir, grogna l’autre. Qui êtes-vous?

— C’est la señora Rivera qui m’envoie.

— Comme ça. Pourquoi pas le Caudillo? Kovask sourit :

— Surtout pas lui ! Ce matin vous avez téléphoné à don Pedro. C’est bien vous?

— Et puis, si c’est moi?

— C’est important.

L’autre lui jeta un long regard, tourna la tête derrière, se pencha sur le gouffre de la nuit d’où montaient des vapeurs d’huile chaude.

— C’est pour la Cause?

Kovask se dit que Rivera devait faire marcher le jardinier en lui laissant entendre qu’ils complotaient ensemble pour la prochaine révolution.

— Oui, je suis un de ses bons amis.

— Don Pedro avait dit que le jour où je lui annoncerais quelque chose d’intéressant, j’aurais droit à un billet de mille pesetas.

Kovask sortit un billet de cinq cents.

— Un autre, si c’est vraiment intéressant.

— Venez.

Et Machote habitait une pièce qui n’ouvrait que sur la galerie. Le moins souvent possible, semblait-il. Une ampoule mourante faisait couler sur le taudis une lumière désolée.

— J’ai du valdepenas.

Il emplit des tasses épaisses.

— Ce coup de téléphone? Demanda Kovask.

— Ce matin. Mais parce que je me suis souvenu d’une chose au sujet de l’avion militaire qui avait atterri la veille. J’étais au terrain au lever du soleil, et voilà que cet appareil vient se poser pas très loin de moi. J’aime bien les avions. Pendant la révolution, j’aurais bien voulu être mitrailleur. Rrrra … Rrrra … sur ces sales fascistes. Ça doit faire plaisir.

— Alors, cet avion?

— C’est à cause du vieux. Je ne l’ai pas reconnu tout de suite. Mais j’ai pensé à lui toute la nuit. Je savais que c’était quelqu’un. Un bon type. Ce vieux-là il me donnait envie de pleurer et je ne savais pas pourquoi. Et j’ai cherché pendant la journée, la nuit. Ce matin, c’est venu d’un seul coup.

— Vous travaillez toute la journée à l’aérodrome?

L’autre s’indigna.

— Que va ! Le matin seulement.

— Alors, ce vieux?

El Machote siffla sa tasse de vin avant de continuer.

— Je suis allé voir ma cousine Maria. Elle habite sur le bord du neuve. Une vieille chipie, mais qui sait bien faire le gazpacho.

Kovask sortit ses cigarettes. Le jardinier renifla la sienne avec dégoût. Il finit par l’allumer.

— Maria n’a plus qu’un sein, dit El Machote. C’est drôlement marrant, parce qu’elle se met les vieilles chaussettes de son mari à la place. Faut dire qu’elle a un pecho comme ça …

Il arrondissait sa poitrine creuse, la développait imaginairement de ses mains, comme s’il palpait des citrouilles.

— J’ai toujours voulu qu’elle me le montre, mais c’est une bigote. Elle me traite de tous les noms dans ce cas. Il vaut mieux que je me prive.

— Pourquoi n’a-t-elle qu’un sein?

— Parce que le vieux lui a coupé l’autre.

Kovask soupira. Il avait lâché cinq cents pesetas pour apprendre qu’une vieille femme avait perdu un sein.

— Et ça a intéressé don Pedro?

— Sûr. Il m’a promis deux mille pesetas.

Lui ne voyait pas le rapport entre l’affaire et le vieux monsieur.

— Qui est ce vieux?

— Un médecin, le meilleur de l’Espagne et du monde. Il coupe les seins, les nez ; tout, quoi ! Pour guérir du cancer.

Kovask fronça les sourcils.

— Son nom?

— Que va ! Vous n’avez jamais entendu parler du professeur Enrique Hernandez?

Kovask hocha la tête :

— Si, en effet. Il est très célèbre. Et C’est lui qui descendait d’un avion militaire?

— Voilà ! Le journal qui n’en parle même pas ! Ici, à Séville, quand un homme comme lui arrive, le journal récrit sur toute sa largeur. Et ils l’ont entraîné vers le chemin de terre. Une voiture l’attendait là. Ils ne sont même pas passés devant les bâtiments. Et je me suis fait engueuler.

— Par qui?

— Un type en civil. Un sale flic, certainement. Il m’a dit que je n’avais qu’à tenir ma langue. Alors, j’ai fait la bête. J’ai dit que je n’avais rien vu. Même pas l’avion. Il m’a filé deux pesetas.

Il hocha la tête :

— Même pas un journaliste pour l’attendre. Même pas un discours. Le plus grand professeur du monde. Celui qui a coupé le sein de la Maria, il y a vingt ans. Il n’était pas aussi célèbre, alors, mais quand même ! Il était en vacances ici, et Maria était allée le voir. Le lendemain, elle n’avait plus qu’un nichon. À cette époque elle n’avait pas quarante ans. C’était triste pour son mari.

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