CHAPITRE VI

Le soir tombait. L’après-midi avait été sinistre. À cause de cette chaleur infernale et de la lumière cruelle. Isabel, épuisée, sommeillait dans un fauteuil du hall. Kovask la regardait, les nerfs à fleur de peau. Il consulta sa montre alors qu’une pendulette en face de lui indiquait sept heures. Enfermé depuis le matin, avec l’impression de perdre son temps, de tout compromettre, il n’en pouvait plus mais réussissait encore à le cacher.

Une seule visite. La voisine fouineuse. Elle se doutait certainement de quelque chose. Isabel l’avait presque flanquée dehors.

Brusquement, elle se leva et revint avec deux verres de whisky.

— Vous buvez trop, dit-il.

— Je n’ai pas peur de mourir, dit-elle. C’est cette attente. Pourquoi attendent-ils?

— C’est moi qu’ils veulent pousser à bout. Ils ne sont pas certains que je sois là. Ils attendront jusqu’à la nuit.

— S’ils avaient la certitude que vous n’êtes pas là, croyez-vous qu’ils n’attendraient plus?

— Oui.

— Très bien, dit-elle. Je vais m’habiller et sortir.

Il fronça les sourcils.

— Je ne comprends pas.

— Je vais demander un taxi par téléphone et me rendre à votre hôtel. Là-bas, on m’apprendra que vous n’avez pas reparu depuis le matin. Je reviendrai ici. Après avoir été certainement suivie.

Il fit quelques pas en fumant une cigarette.

— Ils ne vont quand même pas me tirer dessus en pleine rue?

— Imaginez qu’ils aient une table d’écoute et que le taxi soit conduit par un de leurs hommes?

— Pedro en connaissait un qui stationne toujours en face d’un café où il allait souvent. Je peux appeler celui-là.

Kovask réfléchissait.

— Pour plus de vraisemblance, il faudra que vous attendiez un peu dans le hall de l’hôtel.

— Très bien.

Elle téléphona, et par chance le chauffeur était libre. Il s’annonça pour dix minutes plus tard. Isabel alla se changer et quand l’homme sonna à la porte elle était prête. Kovask suivit son départ. Aucune voiture ne les accompagna. Ils devaient être plus loin.

Pendant son absence il chercha une cachette facile d’accès, et d’où il pourrait surveiller l’entrée. Au fond du couloir il y avait un placard, mais la porte en était fermée à clé. Au dessus un espace plus petit, ouvert celui-là, contenait un vieil aspirateur et des cartons à chapeaux. Les empilant il se ménagea un espace.

La jeune femme revint au bout de trois quarts d’heure. Elle était moins nerveuse qu’au départ.

— J’ai été suivie, dit-elle. Une Dauphine noire. Aller et retour.

— Vous êtes-vous retournée?

— Non. J’avais une glace dans mon sac.

Il y avait encore pour une demi-heure de jour.

— Si vous étiez seule, que feriez-vous?

— J’irais dans son bureau.

— Allez-y.

Il lui montra la cachette.

— Je serai là.

— Si on sonne?

— Allez ouvrir normalement. Vous ne risquez pratiquement rien. Ils ne chercheront pas à vous assassiner froidement, mais voudront maquiller le crime en suicide.

Isabel frissonna. Il monta dans le réduit, s’installa le plus confortablement possible. Quand la sonnerie retentit, il sortit le petit 6,35 qu’il portait toujours sur lui.

Il comprit ensuite son erreur en entendant Isabel répondre au téléphone.

— Maintenant? S’étonnait-elle. Bien, si vous voulez.

Kovask avait entrouvert son réduit. Elle raccrocha et vint à lui.

— José Cambo me téléphonait.

Elle était pâle et tremblait un peu.

— Vous croyez que c’est lui? Il me dit qu’il a quelque chose de grave à m’annoncer.

— Il faut faire comme si c’était lui, dit Kovask.

Elle s’appuya contre le mur.

— Je ne peux pas. Je vais m’effondrer devant lui ou me mettre à hurler.

— Isabel, vous avez été forte toute la journée. C’est dur, mais il le faut. Pedro vous le demanderait.

Le visage de la jeune femme se durcit et son regard étincela.

— Vous avez raison. Il me le demanderait. Si c’est ce méprisable voyou ! … Pedro l’a beaucoup aidé et lui a fait confiance. Uniquement pour ce qui concernait ses activités professionnelles.

— Il ne va pas tarder.

Il referma la porte de son réduit, ne laissant qu’un fil de jour pour voir le hall, le couloir et la cuisine. L’attente dura un quart d’heure.

Quand la sonnerie de la porte retentit, Isabel passa devant lui. Elle avait tout son calme et il l’admira. José Cambo entra. Il avait l’allure dansante d’un torero, et ses vêtements ajustés accroissaient cette impression. Ses cheveux plaqués luisaient sous la lumière.

— Bonsoir, dona Isabel. Pouvez-vous me pardonner de venir à cette heure et après cette terrible journée? Mais il le fallait.

Kovask remarqua qu’il était très pâle et que son regard cherchait autour de lui.

— Venez, dit la jeune femme.

Elle passa devant lui. Alors il sortit un chiffon de sa poche, fit une clé au cou d’Isabel. Elle poussa un cri, mais il lui appliquait le chiffon sur la bouche. Elle se débattit quelques secondes. Peut-être le temps de maudire Kovask qui ne bougeait pas.

Quand elle tomba, José Cambo la retint puis l’entraîna vers la cuisine. L’Américain constata qu’il portait des gants. De sa cachet te il voyait une partie de la pièce. Surtout le bloc cuisinière à gaz. Il devina ce qui allait suivre.

José Cambo abandonna sa victime sur le carrelage et vint chercher deux chaises. Il allongea le corps de la jeune femme dessus, ouvrit le four à gaz et poussa la tête d’Isabel à l’intérieur. Il ouvrit ensuite les robinets.

Kovask sentait son cœur battre à grands coups dans sa poitrine. Il ne pouvait laisser la jeune femme ainsi plus d’une minute. Mais s’il était obligé d’intervenir avant le départ de Cambo tout était certainement perdu. L’homme n’était pas venu seul et des complices devaient couvrir son action.

Cambo jeta un regard autour de lui, sortit une lettre de sa poche et la déposa sur la table. Il éteignit les lumières et Kovask apprécia. Si quelqu’un intervenait dans le courant de la nuit, le seul fait de manœuvrer un commutateur ferait exploser le gaz. Toute trace du crime serait ainsi effacée. C’était du bon travail.

La porte se referma. Il commença de se laisser glisser hors de sa cachette, entendit la grille claquer imperceptiblement.

Il fonça vers la cuisine. L’odeur était déjà forte. Il coupa le gaz, prit la jeune femme dans ses bras et la transporta dans sa chambre. Il la coucha sur le sol, commença de pratiquer la respiration artificielle.

Ce fut très long. Il s’acharna, ruisselant de transpiration dans l’étuve qu’était la villa. Enfin elle respira plus normalement, mais sans reprendre connaissance. Il lui fit avaler un peu de whisky et elle ouvrit les yeux.

Tout d’abord, elle resta-hébétée, cherchant sa respiration.

— Il est parti?

— Oui.

Soudain elle se mit à pleurer. Il la laissa tranquille pendant quelques instants, en profitant pour aller aérer la cuisine.

Quand il revint, elle avait eu la force de se traîner sur le lit et de s’y allonger.

— Que s’est-il passé?

Elle écouta.

— C’est affreux. Pourquoi lui?

— Il appartient à la Phalange? Et puis c’est le seul qui pouvait se présenter aussi tard chez vous.

— On l’avait placé auprès Pedro pour l’espionner?

Kovask approuva de la tête.

— C’est lui qui a tué Pedro?

— Certainement pas, puisqu’il était au magasin dans l’après-midi.

— Non, il n’ouvre qu’à seize heures.

— Je crois savoir comment votre mari est mort. Il avait l’habitude de rouler vite?

— Oui. Toujours très vite.

— Les pneus s’échauffent plus rapidement. On utilise une sorte de pétard thermique. Il explose à une température donnée et ne laisse pas de trace. La roue éclate. Ils devaient le suivre à courte distance et se sont assurés de sa mort, au besoin ont aggravé ses blessures.

— Pedro laissait souvent la voiture devant le magasin. José Cambo a pu poser ce pétard.

— Ou habite-toi?

— Avenida José Antonio, numéro 17.

— Il est marié?

— Oui. Il occupe un appartement donnant dans un patio. Il faut aller au fond du couloir, traverser le jardin. Il habite au premier étage.

— Montrez-moi sur le plan de la ville.

Ils passèrent dans le bureau.

— Vous comptez vous rendre chez lui?

— Cette fois, j’ai une piste sérieuse. Je vais faire vite.

— Je ne veux pas rester seule ici.

— Vous retiendrez une chambre dans un hôtel et dormirez en paix.

Elle restait songeuse.

Il nous faut quitter la villa le plus vite possible. Prenez quelques affaires.

— Si vous vous attaquez à la Phalange, ses membres vous traqueront dans le monde entier.

Il haussa les épaules :

— Je ne fais pas de politique. J’ai une mission à mener à bien. La Phalange est allée un peu trop loin dans cette affaire, du moins certains de ses dirigeants.

Dans le fond, il n’était pas sûr d’être suivi par ses chefs. C’est pourquoi il voulait agir le plus vite possible avant de rendre des comptes. Ensuite il espérait qu’il serait trop tard pour faire machine arrière. Puisque le gouvernement espagnol désirait adhérer à L’O.T.A.N., il lui fallait donner des preuves de sa bonne volonté. Même si quelques têtes du fameux parti devaient tomber.

— S’il devait vous arriver quelque chose, dit-elle, je porterai plainte contre José Cambo. Rien ne pourra m’en empêcher, et la police sera bien forcée de mener son enquête.

Brusquement, il pensa à la lettre déposée sur la table et alla la chercher. L’enveloppe n’était pas fermée. Isabel sortit une feuille de papier et poussa un léger cri d’étonnement.

— C’est mon écriture. Mais je n’ai jamais écrit ça.

En quelques lignes « elle » indiquait que, ne pouvant supporter sa douleur à la suite de la mort de son mari, elle préférait mettre fin à ses jours. Elle demandait qu’on n’accuse personne de cette mort et implorait le pardon de Dieu et de ses amis.

Mon Dieu ! On dirait que c’est moi qui ai écrit ça.

— José Cambo avait-il un spécimen de votre écriture?

Elle chercha.

— Certainement une carte postale. De temps en temps, j’en expédiais une à sa femme. Oui, ce doit être à partir de ces quelques mots écrits rapidement qu’ils ont reconstitué mon écriture.

— Cachez ça ici, mais ne l’emportez pas avec vous.

Comprenant ce qu’il voulait dire, elle frissonna, et glissa la lettre dans un livre de la bibliothèque.

— Dépêchons-nous, dit Kovask.

— Vous croyez qu’ils peuvent revenir?

— Peut-être. José Cambo est certainement allé faire son rapport. Ils viendront vérifier.

Ils trouvèrent un taxi en maraude et Kovask accompagna la jeune femme jusqu’à l’hôtel Madrid. Au moment de le quitter elle le remercia.

— Je serais certainement morte si vous n’étiez pas arrivé hier à Séville.

— Et vous êtes heureuse de ne pas l’être? Malgré la fin tragique de votre mari?

Elle le regarda, rougit légèrement, et suivit le garçon d’étage. Kovask quitta l’hôtel et chercha un restaurant. Il n’avait pas fait de repas sérieux depuis la veille. Il avait tout le temps. La journée commençait réellement à Séville. À dix heures du soir. Il lui faudrait patienter quelques heures avant de se rendre chez José Cambo.

Tout en mangeant avec appétit il pensait à Isabel Rivera. Une étrange fille. Sa volonté était admirable, touchante même, mais extraordinaire aussi. Trop parfois. Toute la journée il était resté sur le qui-vive, comme si brusquement elle allait faire volte-face et lui révéler que la comédie avait assez duré. Oui, il avait attendu pendant des heures un coup de théâtre dont elle aurait été l’instigatrice.

Peu à peu les faits l’avaient persuadé de sa sincérité, mais il restait encore troublé. Peut-être n’aimait-elle pas son mari, du moins pas comme il l’avait imaginé. D’où cette aisance pleine de dignité.

Brusquement, il pensa à Duke Martel. Il avait complètement oublié de le rappeler. Les événements s’étaient précipités en fin d’après-midi.

Il l’appela depuis le restaurant et devina son soulagement quand il l’eut au bout du fil.

— Eh bien, mon vieux, je commençais à me faire des cheveux blancs et n’étais pas loin de penser que vous aviez rejoint Pedro Rivera.

Kovask eut un petit rire.

— Du nouveau?

— Oui. On a réussi à contacter le professeur et quelqu’un a parlé ; de Séville devant Hernandez est un homme célèbre pour son sang-froid dans la vie et dans les salles d’opération, mais il paraît qu’il a réagi étrangement. Il a affirmé qu’il n’y avait pas mis les pieds depuis plus d’un an. Les services de Madrid font une enquête discrète sur son déplacement en avion militaire. Demain j’aurai certainement du nouveau à ce sujet. Et vous?

— Je suis sur une piste. Je vous expliquerai demain.

La voix de Martel devint plus sèche.

— Vous connaissez la consigne? Si vous disparaissez nous ne pourrons nous accrocher à rien.

— Bien, retenez ce nom : José Cambo, 17, avenida José Antonio.

— C’est tout?

— Oui.

Il raccrocha. Il n’avait pas voulu signaler que Cambo était un phalangiste. Duke Martel aurait certainement réagi défavorablement. Il voulait avoir les mains libres à son sujet, du moins pendant quelques heures.

Revenu dans la salle, il but une tasse de café très fort et fuma une cigarette.

À nouveau il pensait à Isabel Rivera, réfléchissait sur certains détails.

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