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Louis déposa Marc devant la baraque pourrie de la rue Chasle vers onze heures après quatre bières et deux petits cognacs tassés. Marc avait retrouvé une humeur bavarde et même un peu trop allègre et Louis lui renouvela ses conseils d’extrême vigilance pour la nuit à venir. Lui-même était légèrement ivre — il avait en outre sifflé deux verres de sancerre avec Paul Merlin dans son bureau — et il grimpa pesamment les étages jusqu’à chez lui.

Il fit le tour de la pièce machinalement, jeta un coup d’œil inquiet à la traduction de la vie de Bismarck qui agonisait sur son bureau depuis mardi dernier, emporta une bouteille d’eau jusqu’à son lit. Là, il secoua d’une main molle ses couvertures, un rituel vespéral obligatoire depuis que Bufo avait pris la sale manie d’aller se coincer à la nuit entre le matelas et la courtepointe — une vieille courtepointe allemande qui lui venait de son père, lourde comme du ciment, parfaite pour vous tenir solide au lit quand on a le tournis de bière. Parfaite aussi pour le crapaud qui retrouvait là la sensation d’étau réconfortante des anfractuosités des rochers. Louis l’en délogeait systématiquement et Bufo allait trouver refuge dans une caverne de la bibliothèque, derrière les tomes infranchissables du Grand Larousse du XIXe siècle. C’était un principe superstitieux chez Louis. Tant qu’il enverrait Bufo se terrer ailleurs, c’est que l’espoir de ne pas dormir seul tenait toujours bon. Et l’espoir, c’est déjà la moitié du chemin.

— Casse-toi, Bufo, dit Louis en l’attrapant délicatement, tu outrepasses tes droits d’amphibien. Qu’est-ce qui te dit que je n’attends pas quelqu’un ? Pas une princesse transformée en crapaud merdique dans ton genre, non, mais une vraie belle femme qui n’aimerait que moi ? Tu te marres ? T’as tort, bonhomme. Ça peut arriver. Une vraie belle femme sur ses deux jambes, pas une fille résignée devant son vainqueur comme celles que se taille le vieux Clairmont. Tout compte fait, tu as bien fait de ne pas venir, tu n’aurais pas aimé ce type. Tu as l’âme trop pure, c’est comme Marc. En revanche, je pense que tu sympathiserais aisément avec Merlin, c’est le portrait tout craché de ton grand-père, et surtout, il a un sancerre du tonnerre. Quoi qu’il en soit, si cette belle créature arrive ce soir, tâche de te montrer un peu plus avenant qu’avec Sonia. Tu ne te souviens pas de Sonia ? La fille qui a habité là l’an dernier et à qui tu as fait la gueule cinq mois durant ? Elle est partie, Sonia, elle te trouvait nul. Et moi aussi, elle me trouvait nul.

Louis déposa Bufo derrière le Grand Larousse.

— Et n’oublie pas : n’essaie pas de tout lire, ça ne te vaudra que des embarras.

Il éteignit derrière lui et s’effondra sur son lit. Il essaya de penser à la créature hypothétique qui pourrait le rejoindre cette nuit, mais il comprit très vite qu’il n’allait pas s’endormir aussi simplement ce soir. Le cœur lui battait dans les pieds et les images défilaient beaucoup trop vite dans sa tête. Merde. Il s’allongea sur le dos, les bras bien étendus le long du corps, mais les visages des trois femmes tuées venaient le harceler. La dernière, Paule, lui reprochait de n’avoir rien fait pour elle, d’avoir ricané de la rue de l’Étoile. Il lui exposa calmement qu’à l’heure où Lucien Devernois lui débitait sa théorie poétique, elle était sûrement déjà morte. Louis avait trop chaud et il repoussa rageusement la courtepointe. La quatrième femme, celle qui allait expirer dans les mains du tueur d’ici vendredi, rappliqua sur ces entrefaites, agenouillée et suppliante comme les statuettes du vieux Clairmont. Ses traits étaient indécis et touchants et Louis l’expulsa à grand-peine. Elle se représenta aussitôt, encadrée de tous les visages en bois des statuettes de Clairmont. Louis procéda à une nouvelle expulsion et essaya sans succès de s’endormir sur le ventre. Il se résigna à appliquer un peu à contrecœur une technique d’endormissement que Marc lui avait enseignée, essentiellement basée sur le principe simple des pulsions contradictoires, et qu’il appelait le système des diablotins putrides : l’homme refuse de s’endormir quand il le doit, mais il s’assoupit sitôt qu’on le lui interdit. La méthode consiste donc à garder les yeux grands ouverts à perpétuité, en fixant sans faiblir un point précis sur le mur de la chambre. Si par malchance on ferme les yeux, des centaines de diablotins surgissent de ce point névralgique et vous bouffent, il est donc hors de question de prendre ça à la rigolade. D’après Marc, le sommeil vient irrésistiblement en dix minutes maximum, sauf bien sûr si on a l’idée inconséquente de remplacer les diablotins putrides par des petites fées, ce qui empêche définitivement de trouver le sommeil. Louis réexpulsa une troisième fois les femmes de bois et, les yeux écarquillés, il fixa la serrure de la porte pour en contenir le flot potentiel des diablotins. Il crut un instant que la méthode allait en effet porter ses fruits, mais les femmes de bois luttèrent sauvagement et firent un carnage parmi les diablotins, de l’autre côté de la porte. Écœuré, Louis tendit un bras découragé vers sa lampe, s’assit et but quelques gorgées de flotte. Il était presque trois heures. Autant aller franchement s’ouvrir une bière.

Louis tâtonna vers la cuisine, alluma, et s’assit à la table avec une canette. Peut-être que le meilleur remède serait de s’atteler à la vie de Bismarck et de découvrir si oui ou non le chancelier avait pris de l’humeur en ce mois de mai 1874. Louis alluma la lampe de son bureau et l’ordinateur. C’est au moment précis où la machine achevait son ronronnement de mise en route que l’une des statuettes en bois dépassa brusquement toutes les autres et s’imposa avec fracas dans son esprit. La main immobilisée sur le clavier, le cœur rapide, Louis considéra sans oser bouger ce visage muet qui venait de s’afficher au premier plan de ses pensées fatiguées. C’était bien l’une des statuettes de Clairmont, l’une de celles qu’il avait soulevées ce soir dans l’atelier. Il la dévisagea pendant quelques instants jusqu’à ce qu’il soit assuré de ne plus oublier ce visage. Alors seulement, il s’autorisa à bouger et il alluma doucement les autres lampes de la pièce. Puis, debout, il s’adossa à la bibliothèque avec sa bouteille bien serrée dans sa main gauche, et il chercha. Il avait déjà vu ce visage, il en était certain, et pourtant, cette femme était une inconnue. Il pensait ne lui avoir jamais parlé, ne l’avoir même jamais approchée, mais elle lui était indiscutablement familière. Louis s’obligea à rester debout, tournant dans l’appartement, luttant contre une envie de dormir devenue maintenant accablante. Mais il était trop inquiet à l’idée que la femme de bois ne s’efface au matin, et il fit inlassablement le tour du bureau avec sa bouteille. Il lui fallut plus d’une heure pour que sa mémoire en alerte renfloue l’épave de ses souvenirs et lui restitue brusquement l’essentiel des informations. Louis jeta un coup d’œil à sa montre. Quatre heures dix. Avec un sourire, il éteignit l’ordinateur et s’habilla. La femme était morte il y a plusieurs années, elle s’appelait Claire quelque chose, et elle habitait dans ses cartons d’archives. On l’avait assassinée. Et s’il ne faisait pas erreur, c’était elle, la véritable première femme du tueur aux ciseaux.

Il se donna un coup de peigne et sortit en fermant la porte sans bruit.

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