8

Louis et Marc, silencieux, marchèrent jusqu’à la Bastille. De temps à autre, Marc lui prenait la valise, parce que Louis boitait un peu, à cause d’un genou bousillé dans un incendie, et qu’il fatiguait avec cette chaleur et cette valise. Marc aurait volontiers pris le métro, mais Louis n’avait jamais l’air de se souvenir que cela existait dans la ville. Il aimait circuler à pied, à la rigueur en bus, et comme c’était un homme assez emmerdant quand on le contrariait, Marc laissait faire.

Vers deux heures, Louis s’arrêta devant la porte du petit logement de Marthe, dans une courte impasse pas loin de la Bastille. Il regarda Marc, le visage crispé, les yeux très verts, très fixes. Un peu raide et inquiétant, il faisait, comme disait Marthe, sa tête d’Allemand. Ce que Marc appelait, quant à lui, sa tête de Goth du bas Danube.

— Tu hésites ? demanda Marc.

— Je crois qu’on fait une connerie, dit Louis à voix basse, s’appuyant sur le battant de la porte. On aurait dû prévenir les flics.

— On ne peut pas, chuchota Marc à son tour.

— À cause ?

— À cause de la poupée, dit Marc toujours chuchotant. Tu as très bien expliqué ça tout à l’heure au café. Pour les flics, c’est l’assassin, mais pour Marthe, c’est son garçon.

— Et pour nous, c’est le merdier.

— C’est cela. Maintenant, sonne, on ne va pas suer des heures devant cette porte.


Marthe ouvrit prudemment et dévisagea Louis avec la même expression butée que la veille. Pour la première fois de sa vie, elle ne faisait qu’à moitié confiance à Louis.

— Ce n’est pas la peine de faire ta tête d’Allemand, dit-elle avec un mouvement des épaules. Tu vois bien qu’il ne m’a pas bouffée. Entre.

Elle les précéda dans la petite pièce et vint s’asseoir sur le lit, à côté d’un garçon maigre qui tenait sa tête baissée, et dont elle tapota la main.

— C’est l’homme dont je t’ai parlé, lui dit-elle doucement. Il est avec un ami.

L’homme lui jeta un regard voilé et Louis eut un choc. Tout ou presque était déplaisant dans ce visage : la forme longue, les contours mous, le front haut, la peau blanche, un peu marbrée, les lèvres fines. Même les oreilles, dont le bord n’était pas enroulé, étaient désagréables à regarder. Les yeux amélioraient un peu le tout, grands, noirs, mais totalement inexpressifs, et les cheveux, clairs, abondants et bouclés. Louis était fasciné de voir Marthe caresser sans retenue la tête de ce type plutôt répulsif.

— C’est l’homme dont je t’ai parlé, répéta Marthe machinalement, tout en continuant à lui frotter la tête.

Clément fit une sorte de salut muet. Puis il recommença à l’adresse de Marc.

Et Louis vit que cet homme avait une tête d’imbécile.

— On est servis, murmura-t-il en déposant la valise sur une chaise.

Marthe vint vers lui, franchissant avec prudence les trois mètres qui les séparaient, en jetant des coups d’œil vers le lit, comme si cet éloignement mettait en danger son protégé.

— Qu’est-ce que tu as à l’observer comme ça ? dit-elle d’une voix basse et rageuse. C’est pas une bête sauvage.

— Ce n’est pas non plus un ange, dit Louis entre ses dents.

— Je ne t’ai jamais dit que c’était le beau gosse. C’est pas une raison pour le regarder comme tu fais.

— Je le regarde pour ce qu’il est, répondit Louis d’une voix impatiente et presque inaudible. Pour le type qu’on a décrit dans le journal, en train de guetter sous les fenêtres des deux femmes. Parce que tu as raison, Marthe, c’est lui, il n’y a pas de doute. Cette tête de pou et ce froc de militaire, tout correspond.

— Parle pas de lui comme ça, menaça Marthe. Qu’est-ce qui te prend ?

— Il me prend que je trouve qu’il n’a vraiment rien pour lui.

— Il a moi. Et si tu veux pas aider, ça lui suffira. Tu peux sortir.

Marc regardait s’affronter Louis et Marthe, déconcerté par la brutalité de Kehlweiler. D’ordinaire, l’Allemand était un type ample et tranquille, et ne jugeait pas à l’emporte-pièce. Adversaire de la perfection, respectueux des déficiences, maître du doute et du cafouillis, il n’insultait que quand cela en valait réellement le coup. Son rejet dédaigneux du pauvre type installé sur l’édredon était déroutant. Mais Louis n’aimait pas les exterminateurs, et il aimait les femmes. De toute évidence, l’innocence de l’homme ne lui crevait pas les yeux. Clément, les doigts serrés sur ses genoux, ne lâchait pas Marthe du regard et semblait s’efforcer de comprendre ce qui se disait autour de lui. Marc estima qu’il avait surtout l’air d’un abruti, et ça le rendit triste. Marthe s’était choisi une drôle de poupée.

Il alla boire au robinet, s’essuya les lèvres d’un revers de manche et tapota sur l’épaule de Louis.

— On ne l’a même pas écouté, dit-il doucement, en désignant Clément du menton.

Louis prit une inspiration, constata avec surprise que Marc était parfaitement calme et lui-même presque hors de lui, alors que c’était l’inverse qui se produisait ordinairement.

— C’est bien ce que je t’ai dit tout à l’heure, dit-il en s’apaisant. Ce type dévisse la tête à tout le monde. Trouve-moi une bière, Marthe, on va essayer de parler.

Il jeta un regard circonspect vers l’homme à tête de crétin qui n’avait pas bougé du lit, les doigts toujours collés aux genoux, et qui le fixait de ses beaux yeux vides dans son visage blanc.

Marthe, hostile, avança une chaise en bois à Louis. Marc prit un gros coussin et s’assit par terre, jambes en tailleur. Louis lui jeta un fugace regard d’envie, s’assit sur la chaise, allongea ses deux grandes jambes devant lui. Il respira un bon coup avant de commencer.

— Tu t’appelles Clément ? Clément comment ?

Le jeune homme redressa le dos.

— Vauquer, répondit-il avec l’expression appliquée du type résolu à donner toute satisfaction.

Puis il jeta un regard à Marthe qui lui fit un signe d’assentiment.

— Pourquoi es-tu venu trouver Marthe ?

L’homme fronça les sourcils et mâchonna quelques instants dans le vide, comme s’il broyait quelques pensées. Puis il revint à Louis.

— Petit a, parce que je ne connaissais personne par-devers moi, petit b, parce que je m’étais mis personnellement dans une machinerie horrible. La machinerie, petit c, était dans les journaux. Dont j’avais pu l’entendre par moi-même le matin.

Louis, abasourdi, regarda Marthe.

— Il parle toujours comme ça ? lui souffla-t-il.

— C’est parce que tu l’impressionnes, dit-elle agacée. Il cherche à faire de grandes phrases et il n’y arrive pas. T’as qu’à être plus simple.

— Tu n’habites pas Paris ? reprit Louis.

— Nevers. Mais je connais Paris dans mon enfance personnelle. Avec Marthe.

— Mais tu n’étais pas venu pour Marthe ?

Clément Vauquer secoua la tête.

— Non, j’étais venu d’après le coup de téléphone.

— Qu’est-ce que tu fais à Nevers ?

— Je fais des airs d’accordéon sur les places dans la journée et dans les cafés le soir.

— Tu es musicien ?

— Non, je fais juste de l’accordéon.

— Tu le crois pas ? interrompit Marthe.

— Laisse, Marthe, laisse-moi faire. Ce n’est déjà pas facile, crois-moi. Assieds-toi au lieu de rester debout prête à bondir, tu crispes tout le monde.

Louis avait retrouvé sa voix lente et apaisante. Il se concentrait sur ce maigre jeune homme, et Marc, buvant une bière à petites gorgées, le regardait faire. Il avait été surpris du timbre de voix de Clément, qui était beau et musical. Il était agréable à écouter, dans le fouillis de ses mots.

— Et puis ? reprit Louis.

— Quoi ? dit Clément.

— Qu’est-ce qui s’est passé avec ce coup de téléphone ?

— Je l’ai reçu dans un café où je vais travailler et surtout le mercredi. Le patron a dit que le téléphone demandait Clément Vauquer, dont c’était moi qu’il s’agissait.

— Oui, dit Louis.

— Le téléphone demandait si je voulais un travail d’accordéon à Paris, dans un restaurant neuf, très bien payé tous les soirs. Il m’avait entendu jouer et il avait ce travail quant à moi.

— Et ensuite ?

— Le patron m’a dit que je devais dire oui. J’ai dit oui.

— Comment s’appelle ce café ? Ce café de Nevers ?

À L’Œil de lynx, de son nom.

— Donc, tu dis oui. Et puis ?

— On m’a donné les explications : le jour où j’arrive, l’hôtel où je vais vivre, l’enveloppe qu’on me donnera, le nom du restaurant où je travaillerai. J’ai suivi toutes les explications comme quoi, petit a, je suis arrivé le jeudi, et petit b, j’ai été tout de suite à l’hôtel, et petit c, on m’a donné l’enveloppe avec l’argent d’avance.

— Quel était l’hôtel ?

Clément Vauquer mastiqua dans le vide quelques instants.

— Un hôtel avec des boules. Hôtel des Trois-Boules, ou des quatre, ou des six. Plusieurs en tout cas. À la station Saint-Ambroise. Je saurais le retrouver. Il y a mon nom personnel sur le registre, Clément Vauquer, le téléphone dans la chambre, et les toilettes. Il a appelé pour dire qu’on retardait.

— Explique-toi.

— On retardait. Je devais commencer le samedi, mais le restaurant n’était pas encore prêt, à cause du retard de trois semaines de travaux. Le type a dit que j’allais travailler à autre chose en attendant. C’est comme ça que j’en suis arrivé par-devers moi à m’occuper des femmes.

— Raconte ça du mieux que tu peux, dit Louis en se penchant en avant. C’est toi qui as eu l’idée des femmes ?

— Quelle idée des femmes ?

— Cause clairement, merde ! gronda Marthe en direction de Louis. Tu vois bien qu’il peine, ce gosse. Elle n’est pas commode son histoire, tâche de te mettre à sa place.

— L’idée de trouver des femmes ? continua Louis.

— De trouver des femmes pour quoi faire ? demanda Clément.

Puis il resta la bouche ouverte, les mains toujours sur ses genoux, perplexe.

— Qu’est-ce que tu voulais leur faire, à ces femmes ?

— Je voulais leur offrir une plante en pot et surveiller leur…

Le jeune homme fronça les sourcils, remuant les lèvres sans bruit.

— … leur moralité, continua-t-il. C’est le mot du téléphone. Je devais surveiller leur moralité, pour que le restaurant soit tranquille de cette morale quand ces femmes allaient y travailler. C’était les serveuses.

— Tu veux dire, dit Louis calmement, que le type t’a demandé de surveiller ses futures serveuses et de lui faire un rapport ?

Clément sourit.

— C’est cela. J’avais les deux noms et les adresses par-devers moi. Je devais commencer par la première et continuer par la deuxième. Ensuite, il y aurait la troisième.

— Tâche de retrouver ce qu’a dit ce type exactement.

Un très long silence suivit. Clément Vauquer agitait ses mâchoires et se pressait l’aile du nez avec l’index. Marc avait l’impression qu’il essayait de faire sortir les idées de son crâne en s’appuyant sur le nez. Et curieusement, ce système eut l’air de fonctionner.

— Je le répète avec sa voix, dit Clément les sourcils froncés et l’index sur le nez. Sa voix est plus grave que moi. Je le dis à peu près comme je me souviens personnellement : « La première fille s’appelle machine et elle a l’air d’une fille sérieuse mais on ne peut pas jurer de son rien. Elle habite square d’Aquitaine au numéro machin et tu vas aller te rendre compte. Ce n’est pas besoin d’être discret, et ce n’est pas fatigant. Mets-toi dans sa rue, voir si elle rapporte des gens à la maison, des hommes, ou si elle va fumer dans les cafés ou quoi ou boire, ou si elle se couche tard ou quoi, en regardant la lumière à la fenêtre ou si elle se lève tôt ou tard ou quoi. Tu le fais cinq jours, vendredi, samedi, dimanche lundi mardi. Ensuite tu iras acheter une plante dans un pot plastique, et tu iras lui porter de la part du restaurant, pour voir un peu comment c’est chez elle. Je t’appellerai mercredi pour savoir et puis tu recommenceras la même chose avec la deuxième fille que je te raconterai. »

Clément poussa un soupir bruyant, jeta un coup d’œil à Marthe.

— Il parle bien mieux que cela, précisa-t-il, mais c’est vraiment ça qu’il voulait dire. C’était le boulot que je devais faire en attendant le restaurant. Mais il parle beaucoup mieux. Alors, petit a, j’ai été au square d’Aquitaine et j’ai fait mon travail. Et d’ailleurs, petit b, la fille était très sérieuse pour ce que j’ai considéré personnellement et le mercredi, j’ai choisi une jolie fougère en pot plastique et j’ai sonné. Ça sent très bon, les fougères. Elle était étonnée mais elle a gardé la plante sans me faire entrer, elle était très sérieuse, je n’ai pas bien vu sa maison, j’étais embêté. Ensuite, petit b…

L’homme s’interrompit, avec, pour la première fois, une nette inquiétude dans le regard. Il se tourna vers Marthe.

— J’ai pas déjà fait le petit b, Marthe ? chuchota-t-il.

— Tu es à « c », dit Marthe.

— Petit c, continua Clément qui s’était aussitôt retourné vers Louis, je me suis occupé de la deuxième fille à compter du lundi d’après. Elle était moins sérieuse, elle avait sa maison rue de la Tour-des-Dames, et elle n’avait pas l’air de devenir bientôt serveuse. Elle n’avait pas d’homme chez elle mais elle en avait dehors, ils partaient en voiture bleue et elle rentrait très tard. Pas sérieuse. Et petit d, je lui ai quand même amené le pot, mais j’ai choisi la fougère un peu moins grosse, à cause du type de la voiture bleue que je n’aimais pas. Elle aussi a gardé la plante, mais elle était étonnée pareil et je n’ai pas pu entrer pareil. Et après j’avais fini mon travail. Au téléphone, le type du restaurant m’a fait plein de félicitations et m’a dit de bouger le moins que je pouvais, qu’il me dirait bientôt où aller pour la troisième, de surtout pas bouger. Surtout.

— Et tu es resté dans ta chambre ?

— Non. J’ai bougé le jour d’après le lendemain. J’ai été boire un café au café.

L’homme s’interrompit, ouvrit les lèvres, regarda Marthe.

— Ce n’est rien, dit Marthe. Continue.

— Là, reprit Clément en hésitant, il y avait des gens et le journal, et ils le lisaient. Ils disaient le nom de la rue, et le nom de la femme morte.

Soudain nerveux, l’homme se leva et marcha dans la petite pièce, entre l’évier et le lit.

— Et voilà, dit-il essoufflé, c’est la fin de l’histoire.

— Mais au café, qu’est-ce que tu as pensé ?

— À la fin merde ! dit brusquement Clément. Je peux plus raconter, j’en ai assez, j’ai plus de mots ! J’ai déjà tout expliqué par-devers moi à Marthe, elle peut vous le dire, elle ! Je veux plus en parler, je suis fatigué avec ces femmes. À force d’en parler personnellement, ça me donne envie d’une.

Marthe s’approcha de Clément et lui passa le bras autour des épaules.

— Aussi il a raison, dit-elle à Louis, tu vas lui user tout le cerveau à ce garçon, avec tes questions. Tu sais quoi, mon bonhomme, dit-elle en se tournant vers Clément, tu vas aller prendre une bonne douche, une douche d’au moins cinq minutes, je te dirai stop. Rince-toi les cheveux aussi.

Clément hocha la tête.

— Tant qu’on y est, dit Louis en attrapant la valise, demande-lui d’enfiler ça. En échange, qu’il me passe ses frusques pour qu’on les escamote une bonne fois.

Marthe tendit les habits noirs à Clément et le poussa dans la petite salle de bains. Puis elle regarda Louis d’un air soupçonneux.

— Te passer ses frusques ? Pour que tu les gardes par-devers toi et que tu ailles les refiler aux flics ?

— Tu parles comme lui, constata Louis.

— Qu’est-ce que j’ai dit ?

— « Par-devers. »

— Et alors ? Ça ne gêne pas, tout de même.

— Ça montre juste que t’es drôlement sous influence, ma vieille. T’es prise, si tu veux mon avis.

— Et alors ? C’est mon petit gars, non ?

— Oui, Marthe, c’est ton petit gars par-devers toi.

— Te fous pas de ma gueule.

— Je ne me fous pas de ta gueule. J’essaie de te montrer que tu tuerais tous tes amis pour cet homme que tu n’as pas vu depuis seize années.

Marthe s’assit d’un bloc sur le lit.

— Je suis toute seule à l’aider, dit-elle en baissant la voix, c’est ça qui me mine, Ludwig. Je suis toute seule à le croire, mais il dit la vérité, parce qu’il n’y a qu’un gars comme Clément pour accepter de faire ce foutu boulot avec ces deux femmes sans se poser de questions, sans se méfier, sans chercher à comprendre, sans lire les journaux. Il a même offert ces pots de fougère, pleins d’empreintes… Ça me mine, ça… Tu te rends compte, ces empreintes ? C’est foutu, Ludwig, foutu ! Clément est bien trop ahuri et l’autre est bien trop malin !

— Tu le crois réellement ahuri ?

— Qu’est-ce que tu crois ? Qu’il triche ?

— Pourquoi pas ?

— Non, Ludwig, non… C’était déjà comme ça quand il était petit. Dieu sait si je me suis esquintée, mais tu vois… Délabré par sa famille, voilà tout, et à ça, tu n’y peux pas grand-chose.

— Où est-ce qu’il a pris cette manière de parler ?

Marthe soupira.

— Il dit que c’est pour parler respectablement… Il a dû piquer toutes ces expressions à droite et à gauche, et puis il les remet n’importe comment… Mais pour lui, ça sonne sérieux, tu comprends ? Que… qu’est-ce que tu penses de lui ?

— Je n’en pense pas trop de bien, Marthe.

Marthe baissa la tête.

— Je m’en doutais. Il ne fait pas bonne impression.

— Ce n’est pas que ça, Marthe. Il est nerveux, peut-être violent. Et il n’est pas stable quand on parle des femmes. Ça le trouble.

— Moi aussi, dit Marc.

Louis se retourna vers Marc qui, toujours assis par terre en tailleur, le regardait en souriant.

— On t’entendait plus, toi, dit Marthe. Ce n’est pas dans tes habitudes.

— Je l’écoutais, dit Marc en faisant un signe de tête vers la salle de bains. Il a une jolie voix.

— Les femmes ? Qu’est-ce que tu disais ? demanda Louis en reprenant une bière.

— Que ça me trouble aussi quand on en parle, dit Marc en épelant distinctement les syllabes. S’il a quelque chose de normal, ça doit être ça. C’est déloyal que Louis se jette là-dessus pour aligner ce type qui a déjà tout pour déplaire. Et puis son amour pour Marthe, je comprends aussi.

Marc fit un clin d’œil à la vieille Marthe. Louis réfléchissait, affalé sur sa chaise, les jambes allongées.

— Tu es peut-être en train de te faire avoir, toi aussi, dit-il, l’œil fixé au mur. À cause du son de sa voix. Il est musicien, et sur une bonne musique, tu partirais en courant à la guerre comme un foutu crétin.

Marc haussa les épaules.

— Je pense seulement que le gars est une rareté, dit-il. Assez hébété pour exécuter point par point ce qu’on lui demande sans se poser de questions, assez aveugle pour ne pas voir le trou qu’on creuse sous ses pas, une véritable aubaine pour un manipulateur. Et ça, on ne peut pas le négliger.

Clément sortit à cet instant de la salle de bains, les cheveux ruisselants, revêtu des habits de toile noire de Marc, tenant à la main la ceinture à boucle argentée.

— Faut que je mette ça aussi personnellement ? demanda-t-il.

— Oui, dit Louis. Mets-la par-devers toi.

Clément s’appliqua à passer la ceinture dans les passants du pantalon, et l’opération fut laborieuse.

— Tu ne m’as pas répondu tout à l’heure. À quoi as-tu pensé dans le café, quand tu as entendu l’histoire du meurtre ?

Clément grogna et alla reprendre sa place sur le lit, pieds nus, chaussettes à la main. Il appuya sur son nez, puis entreprit d’enfiler une chaussette.

— Petit a, que je connaissais la femme qui était morte dont j’avais offert la fougère. Petit b, que je lui avais porté la poisse d’autant que je devais la surveiller. Et on parlait de moi dans le journal. C’est en ressassant personnellement la coïncidence que j’ai eu l’idée que j’étais dans le fond d’un piège duquel j’ai cherché Marthe.

Clément, sa chaussette à la main, approcha son visage de Louis.

— C’est une machinerie, dit-il.

— Une machination, ajouta Marthe.

— Dont à laquelle les sorties n’existent pas, continua fermement Clément, et pour quoi j’ai été choisi exprès et apporté de Nevers par téléphone.

— Et pourquoi est-ce toi, entre tous, qui aurais été choisi ?

— Parce que je suis, entre tous, un imbécile.

Il se fit un silence. L’homme enfilait sa deuxième chaussette. Il était précautionneux dans sa manière d’ajuster ses affaires.

— Comment le sais-tu ? demanda Louis.

— Ben parce qu’on me l’a toujours dit, répondit Clément en haussant les épaules. Parce que par-devers moi je ne comprends pas tout ce qui se passe, ni dans les journaux dont j’ai du mal à les lire. Il n’y a que Marthe qui ne me le disait jamais, mais Marthe est bonne quant à elle-même.

— C’est exact, dit Marc.

Clément regarda Marc, et lui sourit. Il avait un sourire rentré, qui ne découvrait pas les dents.

— Tu sais comment ces femmes sont mortes ? insista Louis.

— Je ne veux pas en parler, ça me trouble.

Marc allait sans doute dire « moi aussi » mais Louis le freina d’un regard.

— Ça va, Marc, on arrête là, dit-il en se levant.

Marthe lui jeta un regard anxieux.

— Non, dit Louis d’un ton mécontent. Je ne sais pas, Marthe. Mais pour le moment, quoi qu’ait fait ton gars, on est coincés comme des cons. Coupe-lui les cheveux bien court, et teins-les. S’il te plaît, pas quelque chose de trop criard, fais-lui un beau brun sombre. Pas de roux, surtout. Qu’il se laisse aussi pousser la barbe, on la teindra dans les jours qui viennent, s’il n’est pas au trou d’ici là.

Marthe eut un mouvement mais Louis lui posa la main sur les lèvres.

— Non, ma vieille, laisse-moi continuer et fais exactement comme je te le demande : ne le laisse sortir d’ici sous aucun prétexte aujourd’hui, même s’il braille qu’il veut aller boire un café au café.

— Je lui lirai des histoires.

— C’est cela, dit Louis d’une voix irritée. Et ferme derrière toi si tu as à sortir. Son baluchon, toutes ses affaires, tu me les donnes. Faut qu’on s’en débarrasse.

— Qu’est-ce qui me dit que tu ne vas pas les garder ?

— Rien. As-tu une arme ?

— J’en veux pas.

Marthe rassembla toutes les affaires de Clément qu’elle entassa dans son petit sac à dos.

— Et son accordéon ? demanda-t-elle. Tu ne vas pas lui retirer tout de même ?

— Il l’avait avec lui quand il surveillait les femmes ?

Marthe interrogea Clément du regard. Mais Clément n’écoutait plus ce qui se passait. Il lissait l’édredon rouge du plat de la main.

— Mon bonhomme, lui dit Marthe, tu avais pris ton accordéon pour guetter les femmes ?

— Ben non, Marthe. C’est trop lourd, et ça ne sert à rien pour la surveillance.

— Tu vois, dit Marthe en revenant vers Louis. Et puis ils n’en parlent pas dans le journal.

— Très bien. Mais qu’il n’en joue pas une note, veille bien à ça. Personne ne doit savoir qu’il y a quelqu’un chez toi. Quand la nuit sera tombée, on viendra le chercher pour l’emmener ailleurs.

— Ailleurs ?

— Oui, ma vieille. Dans un endroit où il n’y aura pas de femmes à tuer et où on pourra le surveiller nuit et jour.

— En tôle ? cria Marthe.

— Cesse de gueuler tout le temps ! s’énerva brusquement Louis, pour la troisième fois de la matinée. Et fais-moi confiance une fois pour toutes ! Il s’agit juste de savoir si ton petit gars est un monstre ou si c’est juste un con ! C’est le seul moyen de le sortir de là ! En attendant, et tant que je ne sais rien, je ne vais pas le donner aux flics, entendu ?

— Entendu. Tu l’emmèneras où, alors ?

— Dans la baraque pourrie. Chez Marc.

— Pardon ? dit Marc.

— On n’a plus le choix, Marc, et je n’ai pas d’autre idée. Il faut mettre en urgence cet imbécile à l’abri des flics en même temps qu’à l’abri de lui-même. Dans ta baraque, il n’y a pas de femmes, c’est déjà un immense avantage.

— Ah bon, dit Marc, je n’avais jamais considéré la situation sous cet angle.

— Ensuite, il y aura toujours quelqu’un pour veiller sur lui : Lucien, Mathias, toi ou ton parrain.

— Qu’est-ce qui te dit qu’on sera d’accord ?

— Vandoosler le Vieux sera d’accord. Il aime les situations merdiques.

— C’est vrai, reconnut Marc.

Louis, inquiet, fit encore plusieurs recommandations à Marthe, jeta un dernier regard à Clément Vauquer qui caressait toujours l’édredon, le visage morne, passa le sac à dos sur son épaule et entraîna Marc dans la rue.

— On va manger, dit Marc. Il est presque quatre heures.

Загрузка...