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Louis gara la voiture à proximité des arènes de Lutèce et se hâta vers son bunker. La nuit était chaude et sans lune. Tout dormait, hormis deux homosexuels torse nu, adossés à la grille du square, qui lui firent signe au passage. Louis déclina d’un geste et se demanda ce qu’auraient pensé les types s’ils avaient su qu’il courait dans la nuit après une femme morte.

Il grimpa les étages avec précaution et ouvrit lentement les trois serrures de la porte du bunker. Dans l’appartement voisin ronflait un vieux au sommeil fragile et Louis n’avait pas l’intention de le perturber. Il mit en route la cafetière et ouvrit doucement l’une des armoires métalliques. Il ne se souvenait plus du nom de la femme tuée, mais il se souvenait parfaitement du lieu. C’était à Nevers.

Quelques minutes plus tard, Louis posait sur sa table une tasse de café et un dossier assez mince. Il en tira aussitôt les coupures de presse et les photos. Il n’avait pas fait d’erreur, c’était sans aucun doute la femme qu’avait sculptée Pierre Clairmont. Un sourire franc, des paupières tombantes, une masse de cheveux frisés attachés derrière les oreilles. Claire Ottissier, employée aux services d’hygiène de la ville de Nevers, vingt-six ans.

Louis avala quelques gorgées de café. Grâces soient rendues aux diablotins putrides, pensa-t-il. Leur intervention menaçante avait obligé les femmes de bois à abréger la danse et à expulser sans finasser leur pesant secret. Sans eux, elles auraient peut-être continué à l’emmerder toute la nuit sans rien raconter d’important.

Claire Ottissier avait été tuée dans son appartement de Nevers, vers sept heures du soir, alors qu’elle rentrait du travail. Ça faisait huit années de ça, calcula Louis. L’agresseur l’avait étourdie, étranglée avec un bas, puis l’avait piquetée d’une dizaine de coups de lame courte. L’outil restait non identifié. Sur le lino ensanglanté, près de la tête de la victime, on avait relevé des petites traînées énigmatiques, comme si l’assassin avait pris plaisir à passer ses doigts dans le sang. L’Écho nivernais, prolixe, ajoutait que les enquêteurs s’affairaient sur ces traces mystérieuses qui ne tarderaient pas, n’en doutons pas, à livrer leur sinistre message.

Louis se servit une seconde tasse de café, sucra, tourna. Les traces, bien entendu, n’avaient jamais livré quoi que ce soit de plus.

Voilà pourquoi il avait été troublé par ce tapis aux poils emmêlés, à droite du visage de la seconde victime. Il avait déjà croisé cette trace, huit ans plus tôt. Et il lui semblait à présent hors de doute que Claire était la première femme exécutée par le tueur aux ciseaux, bien avant qu’il ne s’attaque à celle du square d’Aquitaine. Que s’était-il passé entre-temps ? Avait-il tué ailleurs sans qu’on l’ait su ? À l’étranger ? La femme du square d’Aquitaine était-elle en réalité une vingtième victime ?

Louis se leva, rinça sa tasse, pensif. Il était assez bien réveillé à présent, et le jour commençait à pointer à travers les volets tirés. Il hésitait sur le parti à prendre avec Loisel. Il eût été charitable de l’informer de ce crime originel du tueur aux ciseaux. Mais accuser Clairmont sans preuve n’eût servi en rien la cause de Clément, tout en bloquant la machine. Louis était toujours tenté de laisser la bride sur le cou aux assassins, une méthode hautement risquée qui ne plairait certainement pas à Loisel, et on le comprenait.

Indécis, il revint à sa table et dépouilla les dernières coupures des journaux de l’époque. Un long article de La Bourgogne détaillait la vie de la victime, ses études, ses mérites, son sérieux professionnel, ses espoirs de mariage. Suivait un encadré intitulé : Il pourchasse l’assassin au péril de sa vie. Louis tressaillit. Il ne se rappelait pas du tout cet épisode. Un voisin de Claire, Jean-Michel Bonnot, pâtissier, inquiet du bruit qu’il entendait chez sa tranquille voisine, avait frappé à sa porte, puis s’était introduit sans bruit dans le petit appartement. Il avait surpris le tueur encore agenouillé près du corps de la jeune femme. Le tueur — ou la tueuse, précisait l’article — l’avait violemment bousculé pour pouvoir s’échapper par l’escalier sombre de l’immeuble. Le voisin s’était relevé pour se précipiter à sa suite. Mais, le temps qu’il alerte sa femme pour qu’on secoure la victime, l’assassin avait pris de l’avance. Bonnot l’avait coursé le long des quais de Loire et l’avait finalement perdu dans les ruelles. Sous le choc de l’aventure tragique, Bonnot n’avait malheureusement pu fournir qu’un signalement très sommaire de l’individu, dissimulé par une écharpe, un bonnet de laine et un gros manteau. Les enquêteurs ont cependant bon espoir de retrouver l’assassin qui a de si peu échappé à la courageuse poursuite du pâtissier.

Deux autres journaux reproduisaient la photo du pâtissier neversois, sans apporter d’informations plus précises sur son témoignage. Dans la semaine suivante, quelques lignes assuraient le lecteur que l’enquête se poursuivait. Puis, plus rien. Sur une fiche trombonée au dernier article, Louis avait griffonné un « classé sans suite », accompagné de la date.

Louis se rejeta en arrière sur sa chaise, yeux clos. On n’avait donc jamais mis la main sur le tueur — la tueuse ? — , mais quelqu’un l’avait vu. Sans pouvoir le décrire, le pâtissier l’avait au moins vu bouger, se mouvoir, courir. Et c’était un détail immense.

Il fallait qu’il voie ce type en urgence. Le menton appuyé sur ses mains, il considéra longuement le visage de Claire Ottissier. Puis il s’endormit brutalement sur sa table.

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