31

Dans la matinée, Louis, légèrement abruti, se gara à l’angle de la petite rue Chasle, à l’ombre. Il était dix heures trente et le soleil cognait déjà sérieusement. Cette fois, Louis avait emporté un vieux vaporisateur pour humecter Bufo de temps à autre. Il attrapa le dossier sur la femme de Nevers, enfourna le crapaud dans la poche de sa veste, et traversa le bout de jardin pelé que Marc appelait médiévalement « la friche », non sans raison. Il frappa plusieurs fois à la porte de la baraque pourrie sans recevoir de réponse. Il recula jusqu’à la grille et siffla. La tête de Vandoosler le Vieux émergea du toit d’ardoises à travers le vasistas.

— Eh ! L’Allemand ! cria le vieux flic depuis ses hauteurs. C’est ouvert, pousse la porte, merde !

Louis secoua la tête, retraversa la friche et entra. Depuis l’entrée, la voix de Vandoosler le Vieux lui cria que Saint Marc était à ses ménages jusqu’à onze heures, que Saint Luc était à son enseignement — Dieu prenne pitié des écoliers —, et que Saint Matthieu était en bas, à la cave, avec qui tu sais et qui tu sais.

— Qu’est-ce qu’ils foutent à la cave ? cria Louis en retour.

— Ils collent des bouts de silex ! dit le Vieux avant de fermer sa porte.

Pensif et fatigué, Louis descendit le petit escalier en colimaçon qui sentait le bouchon mouillé. Dans la salle voûtée de la cave, entre un établi chargé d’outils et calé par des annuaires et des clayettes à vin, Mathias était penché sur une longue table puissamment éclairée, où s’étalaient des centaines et des centaines de petits éclats de silex. C’était la première fois que Louis mettait les pieds ici, il n’était nullement au courant que Mathias s’était aménagé un antre dans les profondeurs de la terre. Debout à côté de lui, Clément examinait un morceau de caillou, l’expression studieuse, la langue tirée dans sa jeune barbe, les sourcils froncés. Marthe, assise sur un haut tabouret de peintre, calée contre les bouteilles, marmonnait toute seule, petit cigare aux lèvres, en faisant ses mots croisés.

— Tiens, Ludwig, dit-elle, tu arrives bien. C’est kif-kif bourricot, en sept lettres avec un a au milieu ?

— « Royaume », dit Mathias, sans quitter ses silex des yeux.

Un peu atterré, Louis se demanda qui, dans cette baraque, avait une conscience exacte de la gravité de la situation. Mathias lui tendit la main, le salua avec un sourire nonchalant et se remit à l’ouvrage. Visiblement, si Louis comprenait bien, le but de l’opération consistait à reconstituer le bloc de silex d’origine que l’homme préhistorique s’était échiné à débiter en centaines d’éclats. Mathias choisissait, essayait et reposait les pièces les unes après les autres, avec une stupéfiante célérité. Clément, de son côté, était en train d’ajuster sans grande habileté deux bouts de silex l’un contre l’autre.

— Montre voir, lui dit Mathias.

Clément tendit la main et présenta son assemblage.

— C’est bon, dit Mathias en hochant la tête, tu peux coller. Pas trop longs les bouts de scotch.

Le grand chasseur-cueilleur leva la tête vers Louis et sourit.

— Vauquer est très doué quant à lui, dit-il. Il a l’œil, vraiment. Et le remontage de silex, ça n’a rien de commode.

— Ça date de quand ? demanda Louis pour être poli.

— Douze mille avant.

Louis hocha la tête. Il avait l’impression que sortir la photo de la morte de Nevers dans le repaire paléolithique de Mathias serait reçu comme un geste malséant. Mieux valait sortir Clément.

Louis remonta avec le jeune homme au rez-de-chaussée et s’installa à la grande table en bois, dans la pièce aux volets toujours tirés.

— Tu es bien ici ? lui demanda-t-il.

— Hier, quelqu’un a frappé à la porte et tout le monde s’est inquiété de mon sort personnel, répondit Clément.

— Tu veux dire qu’il y a eu une visite ? dit Louis d’une voix alarmée.

Clément hocha la tête gravement, fixant sur Louis son regard opaque.

— Une visite très longue d’une étrangère, confirma-t-il. Mais j’ai été descendu dans la cave avec Mathias. Comme j’étais triste avec l’ennui, c’est la raison dont Mathias m’a fait travailler aux cailloux découpés en morceaux. C’est l’homme qui a fait ces morceaux, très loin avant ma naissance personnelle. C’est important de les réparer, quant à leur connaissance. Le soir, après l’omelette, j’ai joué à la bataille avec le vieux parrain, en échange qu’il n’y a pas de télévision. L’étrangère était en allée.

— Tu as repensé à ces femmes ? À ces crimes ?

— Ben non. Peut-être que j’y ai pensé, mais alors, dont je ne me souviens pas du tout.

Marc entra à cet instant dans la salle, avec une brassée de chemises sous le bras, et salua d’un air vague.

— Mal au crâne, annonça-t-il en passant. Le cognac d’hier, probablement. Je fais du café fort.

— J’allais te le demander, dit Louis. Je n’ai dormi que deux heures.

— Insomnie ? dit Marc étonné, en déposant son ballot dans le panier à linge. Tu n’as pas essayé le système des diablotins putrides ?

— Si. Mais ils ont été écrasés sous une déferlante de femmes en bois.

— Ah oui, dit Marc en sortant des tasses, ça peut arriver.

— L’histoire de ma nuit ne t’intéresse pas ?

— Comme ci comme ça.

— Eh bien écoute-la quand même avec grande attention, dit Louis en ouvrant le dossier de Claire Ottissier. Cette nuit, une des statuettes en bois de Clairmont est venue cogner dans mon crâne jusqu’à ce que je lui accorde un entretien digne de ce nom. Ça faisait très mal et ça m’empêchait de dormir.

— Tu es certain que ce n’était pas le cognac ?

— Il y avait le cognac, assurément, mais c’était surtout cette foutue statuette en bois dur, crois-moi. Tu te souviens de celle qui était contre la grande pendule, face vers le mur ?

— Oui, mais je ne l’ai pas regardée.

— Moi si. C’est elle, dit Louis en faisant glisser la photo du journal vers Marc. « Criante de vérité », comme dirait Clairmont.

Marc s’approcha de la table, la casserole d’eau bouillante à la main, et jeta un œil au journal jauni.

— Jamais vue, dit-il.

— Et toi, Clément ? demanda Louis en déplaçant la photo.

Marc avala deux cachets puis passa le café, pendant que Clément observait la femme et que Louis observait Clément.

— Je dois dire quelque chose quant à cette femme ? demanda Clément.

— C’est cela.

— Quoi par exemple ?

Louis soupira.

— Tu ne la connais pas ? Tu ne l’as jamais vue ? Ne serait-ce qu’un soir, il y a huit ans, à Nevers ?

Clément regarda Louis sans un mot, la bouche ouverte.

— Bon sang, lui casse pas la tête, dit Marc en servant le café.

— Tu ne vas faire comme Marthe à présent, merde. Il n’est pas en sucre.

— Si, il est un peu en sucre, objecta Marc avec raideur. Si tu l’affoles, il se tirera. Explique-toi clairement et ne tends pas de piège.

— Très bien. Elle habitait Nevers, elle s’appelait Claire, elle a été étranglée il y a huit ans, un soir, dans son appartement. L’assassin l’a lardée de coups de lame. Près de sa tête, il y avait les mêmes petites traces embrouillées que chez les trois victimes de l’Aquitaine, de la Tour-des-Dames et de l’Étoile. C’est-à-dire que le tueur aux ciseaux a commencé sa série bien avant Paris. Il l’a commencée avec cette femme, à Nevers.

— Elle est morte ? interrompit Clément en posant sa main sur la figure de la femme.

— Complètement, dit Louis. Après quoi, le tueur a disparu pendant huit ans, peut-être à l’étranger, puis il est venu à Paris, et il a remis ça.

— C’est le Sécateur, gronda Clément. Tchik, tchik.

— C’est le Sécateur ou c’est le troisième homme, dit Louis. Le violeur sans nom.

— Pourquoi ce type aurait violé la femme du parc et n’aurait pas touché les autres ? dit Marc en tirant le journal vers lui.

— Le troisième homme n’a peut-être pas touché la femme du parc. Demande à Clément. Il nous a dit qu’il s’était enfui le premier, parce qu’il était habillé, tu te souviens ?

— Clairmont ? demanda Marc en parcourant attentivement la coupure de presse.

— Il l’a sculptée, en tous les cas, et ça n’a rien d’agréable. Comme il a sculpté Nicole Verdot.

— Mais il n’a pas disparu pendant huit ans, semble-t-il, pas plus que le Sécateur.

— Tchik, dit Clément, la tête plongée dans sa tasse de café.

— Je sais, poursuivit Louis. J’ai questionné Merlin sur la vie de son beau-père, et le vieux ne l’a jamais lâché d’une semelle, à son grand dam. Mais il a pu, comme le Sécateur, se tenir à carreau pendant toutes ces années, refréner sa…

— Sa mouche, proposa Marc. Le vol cinglé de la mouche à merde dans son casque épais.

— Si tu veux, dit Louis en balayant l’air de sa main comme pour chasser l’insecte. À moins que le troisième violeur soit encore un autre type, un complice inconnu du Sécateur. Il participe au viol de la jeune femme, puis il la tue dans la nuit, ainsi que le jeune Rousselet, et moins d’un an après, il assassine la petite Claire. Il prend peur, et il se tire au loin, mettons en Australie, et plus personne n’entend parler de ses crimes.

— C’est vrai, reconnut Marc, qu’on n’a pas souvent des nouvelles de l’Australie, si on y pense.

— Et il revient, continua Louis, avec les mêmes pulsions en tête. Mais cette fois, pas question de prendre des risques. Il se prépare méticuleusement un point de fuite. Et il recherche le jeune salaud qui lui avait rincé les fesses à l’eau glacée en plein viol.

— Moi, je l’ai fait, dit Clément en relevant brusquement la tête.

— Oui, dit Louis doucement. Ne t’en fais pas, je m’en souviens. Il le recherche, il le retrouve, presque là où il l’avait laissé, dans cette bonne vieille cité de Nevers. Il le traîne jusqu’à Paris et il lui colle tout sur les reins.

— Oui, dit Marc. Je comprends que tu aies passé la nuit debout. Mais dans le fond, ça ne nous avance en rien. Ça nous ajoute un crime, c’est vrai, mais on savait déjà que la mouche du type était de l’affaire ancienne.

— Laisse un peu tomber cette mouche, je t’en prie.

— Et ça nous raconte que le vieux Clairmont sculpte des femmes assassinées, ce qui n’est bien sûr pas négligeable. Mais ça ne nous donne pas une preuve assez solide pour sortir Clément de son guêpier. Le vieux peut très bien nourrir ses fantasmes avec l’actualité des unes des journaux. Il n’a peut-être touché qu’aux photos, et pas aux femmes.

— Au fait, dit soudainement Louis, il y a eu de la visite ici hier ?

— Rien de grave, une amie de Lucien. On a descendu Clément à la cave. Elle ne l’a ni vu, ni entendu, sois tranquille.

Louis eut un geste impatient.

— Tâche de faire comprendre à Lucien, dit-il d’un ton rude, que ce n’est pas le moment de fixer des rendez-vous mondains à la baraque.

— C’est fait.

— Ce type va tous nous foutre dedans.

— Pense à autre chose, dit Marc, légèrement crispé.

Louis prit place de l’autre côté de la table, près de Clément, et réfléchit quelques minutes en silence, le menton posé sur ses poings.

— La femme de Nevers, dit-il, nous avance de trois cases. Par elle, on serre l’étau autour du vieux sculpteur, mais sans certitude, je te l’accorde. N’empêche qu’il est en plein dedans. Par elle encore, on voit que l’interprétation poétique de Lucien est définitivement foireuse. Les meurtres aux ciseaux ont commencé bien avant celui du square d’Aquitaine, probablement avec celui de la petite Claire de Nevers, et ont peut-être continué ailleurs pendant huit années, mettons en Australie.

— Mettons.

— Il faudrait donc ajouter des vers avant le premier vers du poème, et cela ne se peut pas.

— Non, reconnut Marc. Mais tu as dit que le type comptait ses victimes. Dans ce cas, pourquoi a-t-il parlé à Clément de la « première » et de la « deuxième » femme ?

Louis grimaça.

— Faut croire que ce sont les « premières femmes » que Clément devait pister, mais pas les premières de sa série criminelle.

— La série ne serait pas forcément « finie » ?

— Je ne sais plus, Marc, bon sang. Ce que je sais, c’est qu’on oublie El Desdichado et son soleil noir. La clef de la boîte est ailleurs. Enfin, troisième point : par l’ancien meurtre de Nevers, on a une chance de savoir à quoi ressemble vaguement le tueur. Au moins de savoir s’il peut s’agir de Clairmont ou du Sécateur.

— Tchik, dit Clément.

— Ou de la poupée de qui tu sais, ajouta Louis à voix basse. Ou encore d’un complet inconnu. Parce que le soir de l’assassinat de Claire Ottissier, le tueur a manqué se faire gauler par un voisin qui l’a talonné pendant un bon moment. Un « pâtissier courageux ». Tu liras l’article.

Marc siffla entre ses dents.

— Oui, dit Louis. Je repars à Nevers après le déjeuner. Si possible, accompagne-moi. Confie Clément au parrain et à Mathias, ça ira très bien à présent qu’ils collent des cailloux ensemble.

— Et mes ménages ? T’en fais quoi de mes ménages ?

— Décommande-toi. C’est l’affaire d’un jour ou deux.

— Ça ne fait pas responsable, bougonna Marc. Je viens à peine de trouver mes places. Pourquoi veux-tu que j’aille là-bas ? Tu peux très bien discuter sans moi avec le pâtissier courageux.

— Évidemment. Mais je ne saurais pas lui dessiner la tête de Clairmont ou du Sécateur, ou de qui tu sais. Toi oui.

— Tchik tchik, dit Clément.

— Oublie un peu ce Sécateur, veux-tu, Clément ? dit Louis en lui posant la main sur le bras.

Marc faisait la moue, indécis.

— Réfléchis, dit Louis en se levant. Je repasse vers deux heures. Le linge de Mme Toussaint est peut-être moins urgent que le tueur.

Marc jeta un œil au panier.

— C’est le linge de Mme Mallet, rectifia-t-il. Pourquoi les journaux de l’époque parlent-ils d’une « tueuse » ?

— Je ne sais pas. Ça m’inquiète aussi.

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