32

Le Sécateur était assis à l’ombre de sa cabane à outils. Avec une cuiller à soupe, il enfournait à grosses bouchées le contenu d’une gamelle. Louis le regarda bâfrer pendant quelques instants. Puis il vint s’adosser à un tronc d’arbre face à lui, et sortit un sandwich d’une pochette en papier. Les deux hommes mastiquèrent sans s’adresser la parole. Le cimetière était vide, silencieux, le roulement de la circulation lointain. Le Sécateur avait déplié sur sa sacoche une serviette propre et blanche aux angles en dentelle, sur laquelle il avait posé son pain et son couteau. Il essuya la sueur de son front, jeta un coup d’œil trouble à Louis puis reprit sa mastication, indifférent.

— Attention, la guêpe ! cria soudain Louis en tendant un bras.

Le Sécateur écarta vivement la cuiller de ses lèvres et la secoua dans l’air. L’insecte s’envola, tourna quelques instants autour des cheveux de l’homme et disparut.

— Merci, dit-il.

— Pas de quoi.

Le Sécateur enfourna une nouvelle cuillerée, pensif.

— Il y a un essaim dans le mur sud, dit-il. J’ai manqué me faire piquer trois fois hier.

— Faudrait prévenir les pompiers.

— Ouais.

Il racla sa gamelle bruyamment et la coinça entre ses genoux pour attraper son pain.

— C’est joli, ce napperon, dit Louis.

— Ouais.

— C’est fait main, on dirait.

— C’est ma mère qui l’a fabriqué, grogna le Sécateur en agitant son couteau. Faut en prendre soin, très soin. C’est un protège-fils.

— Un protège-fils ?

— T’es sourd ? Ma mère en a fabriqué pour tous ses enfants. Faut le laver tous les dimanches et le faire sécher propre, si tu veux que ça protège. Parce que, elle disait, ma mère, que si tu laves le napperon chaque dimanche, t’es bien obligé de savoir quel jour on est, et pour ça, faut pas trop picoler. Et t’es obligé de te lever pour le faire. Et t’es obligé d’avoir de l’eau chaude et du savon. Et pour avoir l’eau, faut un toit sur ta tête. Et le toit, faut que tu le payes. Ce qui fait que rien que pour garder le napperon propre, faut drôlement trimer, et tu pourras pas te croiser les pouces tous les jours que Dieu fait avec ton pinard, elle disait, ma mère. C’est pour ça que c’est un protège-fils. Ma mère, ajouta le Sécateur en se tapant sur le front avec le manche du couteau, elle prévoyait tout.

— Et les filles ? demanda Louis. Elle a fait des protège-filles ?

Le Sécateur haussa les épaules avec dédain.

— Les filles, ça picole pas pareil.

— Et tu laves tout ton linge tous les dimanches ?

— Le napperon, c’est suffisant pour tout protéger.

Louis chassa une nouvelle guêpe, termina son sandwich et débarrassa sa veste des miettes de pain. Il avait de la veine, le Sécateur. Lui, il n’avait de son père qu’une courtepointe en ciment pour le tenir au lit quand il avait trop bu.

— Je t’ai apporté un vin de chez toi. Du sancerre.

Le Sécateur lui jeta un œil soupçonneux.

— Je suppose que t’as pas amené que ça.

— Non, j’ai la photo d’une femme morte.

— Ça m’aurait étonné.

Le Sécateur se leva, rangea soigneusement son napperon blanc dans sa vieille sacoche sale, rinça sa gamelle dans la cabane et chargea un râteau sur son épaule.

— J’ai à faire, dit-il.

Louis lui tendit la bouteille. Le Sécateur la déboucha en silence et avala quelques longues gorgées. Puis il tendit la main et Louis lui passa la coupure du journal de Nevers, pliée à l’emplacement de la photo. L’homme l’examina quelques instants, et but une petite gorgée.

— Ouais, dit-il. Où est le traquenard ?

— Tu la connais ?

— Tu te doutes que oui. J’étais encore à Nevers quand elle est morte. Tous les Neversois la reconnaîtraient, on n’a vu qu’elle dans le journal pendant deux semaines. Tu collectionnes ?

— Je pense que c’est le tueur aux ciseaux qui l’a supprimée. Toi, par exemple.

— Va te faire voir. Il n’y avait pas que moi, à Nevers. L’idiot du village, il y était aussi.

— Mais lui, il n’a pas foncé à Paris deux semaines après ce meurtre. Comme toi, pas vrai ? Tu as eu peur ?

— J’ai peur de rien, sauf de pas pouvoir laver le napperon. Il n’y avait plus de boulot à Nevers, c’est tout.

— Je te laisse, Thévenin, dit Louis en rangeant la coupure de journal dans sa poche. Je vais dans ta ville.

Le Sécateur se mit à râteler l’allée sablée d’un air sombre.

— Je vais voir le gars qui a coursé le meurtrier, ajouta Louis.

— Lâche-moi.

Louis traversa lentement le cimetière par une allée brûlante et récupéra sa voiture surchauffée. Il vaporisa Bufo avant de l’installer sur le siège avant. Il se demandait comment il allait planquer le crapaud pendant le voyage si Vandoosler le Jeune l’accompagnait. Dans la boîte à gants, peut-être ? Louis la vida de son tas de cartes routières et de déchets divers et étudia la viabilité du petit habitacle. Il ne comprenait pas que Marc puisse être à ce point dégoûté par les amphibiens. De toute façon, il ne comprenait presque pas Marc, et vice versa.


Il poussa la porte de la baraque pourrie vers deux heures. Lucien prenait le café avec Vandoosler le Vieux et Louis accepta sa quatrième tasse de la journée.

— T’as parlé aux flics ? demanda Lucien.

— Nerval ? Oui. Ils s’en foutent.

— Tu blagues ? cria Lucien.

— Pas du tout.

— Tu veux dire qu’ils ne vont rien faire pour la prochaine femme ?

— Ils ne vont pas surveiller tes rues, en tous les cas. Ils attendent que ceux qui planquent Clément fassent une bourde et le lâchent. Peinards.

Lucien était devenu rouge. Il renifla bruyamment et jeta ses cheveux en arrière.

— Ce ne sont pas mes rues, nom de Dieu ! cria-t-il. Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Rien. Je vais à Nevers.

Lucien se leva en repoussant sa chaise avec fracas et quitta la pièce.

— Et voilà, commenta Vandoosler le Vieux. Saint Luc est un convulsif. Si tu cherches Clément, il est en bas avec Saint Matthieu. Saint Marc est dans son étage. Il bosse.

Mécontent à son tour, Louis grimpa au deuxième étage et frappa à la porte. Marc était installé à sa table, au milieu d’un fatras de copies de manuscrits. Un crayon coincé entre les lèvres, il fit un léger signe de tête.

— Arrache-toi, dit Louis. On part.

— On trouvera rien, dit Marc sans lâcher de l’œil son manuscrit.

— Ôte ce crayon, je ne comprends pas un mot.

— On ne trouvera rien, répéta Marc sans crayon, en se tournant vers Louis. Et surtout, ça m’ennuie de lâcher Lucien en ce moment.

— Quel moment ? Tu as peur qu’il n’envoie Clément faire un tour ?

— Non, c’est autre chose. Attends-moi, je dois lui parler.

Marc monta quatre à quatre jusqu’au troisième étage et redescendit dix minutes plus tard.

— C’est bon. Le temps de prendre mes affaires.

Louis le regarda tasser du linge en bouchon dans un sac à dos et y ajouter un paquet de copies de ses manuscrits médiévaux, comme à chaque fois qu’il s’éloignait de sa table de travail, fût-ce pour une nuit. Louis estima que Marc aurait peut-être bien eu besoin d’un napperon protège-fils pour lutter contre ses dégringolades vertigineuses dans les puits de l’Histoire.

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