CHAPITRE XV

Un nuage de poussière alerta Kovask qui avait repris sa faction sur le capot de la Jeep. Il pensa un instant qu’il s’agissait d’une bande de buffles, mais soudain le nuage s’immobilisa et la poussière retomba découvrant une vieille camionnette Ford. Un homme descendit, alla vers l’arrière du véhicule et parut dévisser le bouchon du réservoir d’essence. C’est alors que la portière côté volant s’ouvrit à son tour et qu’une femme descendit. Elle se mit à courir droit devant elle dans la savane. Mais au bout de deux cents mètres environ elle ralentit son allure, marcha un peu au hasard.

Kovask parcourut de ses jumelles la plus grande étendue possible mais n’aperçut rien de suspect. Il ramena son attention sur la camionnette, découvrit qu’il y avait un troisième personnage dans la cabine. Une silhouette de sexe indéterminé qui était inclinée sur le côté droit et qui paraissait dormir.

L’homme qui le premier avait quitté le véhicule revint vers l’avant de celui-ci et, les mains sur les hanches, regarda dans la direction empruntée par la jeune femme. Kovask repéra celle-ci qui revenait maintenant vers lui. Elle portait une robe fleurie et, s’il ne pouvait distinguer ses pieds, certainement des chaussures mal adaptées à cette marche dans la savane. De même l’homme avec son costume de ville fripé, son col à cravate, celle-ci étant desserrée, n’avait rien d’un amateur de nature sauvage. Il ne ressemblait en rien à Benito Rosario dont le Commander avait longuement étudié la photographie. Cependant il donnait l’impression de se trouver dans une situation difficile.

Kovask attendit encore quelques minutes. La jeune femme continuait de marcher vers lui mais avec de plus en plus de lenteur. A plusieurs reprises elle buta contre des bosses du terrain et faillit tomber. Visiblement elle était exténuée. Mais chose encore plus étonnante du côté de l’homme, il tournait lentement autour de la camionnette sans que son compagnon endormi dans la cabine ne le rejoigne ou que le premier tente de le réveiller.

Kovask sauta à terre, s’installa au volant. Il avait pris sa décision.

La femme entendit venir la Jeep et agita les bras. Elle dépassait à peine des hautes herbes.

En approchant Kovask vit que, malgré son visage défait avec des traces de larmes dans les traces de poussières qui maculaient ses joues, elle était jeune et jolie.

— Vite, dit-elle dans un mauvais américain… Ramenez-moi à la maison principale… J’appartiens au groupe qui suit un séminaire…

— Française ? demanda Kovask dans sa langue.

— Oui… Vous parlez le français ?

— Qui est l’homme resté près de la camionnette…

Clara Mussan prit un air effrayé.

— Un fou… Il m’a entraînée avec lui… Mais il est tombé en panne d’essence.

— Pardon, dit le Commander, vous êtes tombée en panne d’essence. Vous étiez au volant.

— Il me menaçait.

— Quel est le troisième personnage dans la cabine, qui semble dormir ?

— Vous êtes un garde du domaine ? Ramenez-moi rapidement auprès de Hugues Harlington… Je n’ai pas à vous répondre et vous avez tout intérêt à faire ce que je vous dis.

— Montez, dit Kovask.

Mais lorsqu’elle se rendit compte qu’il roulait en direction de la camionnette, elle tourna vers lui un visage méfiant :

— Je vous ai dit d’aller à la maison… Cet homme est dangereux. Il se croit persécuté…

— J’ai de quoi le calmer, dit Kovask en montrant la carabine pneumatique coincée à sa gauche, hors de portée de la jeune femme.

— Vous le regretterez ! hurla-t-elle. Ne vous mêlez pas de ça. M. Harlington sera furieux et vous flanquera à la porte.

— M. Harlington est donc le grand patron ?

Elle le regarda bouche bée puis voulut sauter en marche. Il la retint par le bras. Elle voulut le frapper avec la main droite et il remarqua le bandage du poignet.

— Que vous est-il arrivé ? cria-t-il. Et vous n’avez pas répondu à ma question. Qui est en train de dormir dans la cabine de la vieille camionnette ?

Maxime Carel avait entendu la Jeep et il attendait de pied ferme, une manivelle à la main, bien décidé à vendre chèrement sa vie. Il n’aperçut qu’un homme aux cheveux très clairs et auprès de lui Clara Mussan. Chose incroyable l’homme conduisait tout en tenant le bras de la jeune femme. Il stoppa à quelques mètres mais ne descendit pas de la Jeep.

— Qui êtes-vous, lança-t-il, et que faites-vous ici ?

Méfiant, Maxime resta silencieux.

— Pourquoi votre compagnon ne descend-il pas de la cabine ?

— Parce qu’il est mort, cria Maxime avec une douleur rageuse… Vos amis l’ont assassiné… Il est mort d’une hémorragie. Il s’appelait Benito Rosario… Si vous êtes un homme, allez en dehors de ce domaine chercher du secours. La police, n’importe qui.

— Benito Rosario est mort ?

Sans ménagement, il poussa Clara Mussan, descendit du même côté qu’elle, sans oublier d’emporter la carabine.

— Laissez cette arme, cria Maxime, où je vous envoie cette manivelle à la gueule.

— Du calme, mon vieux… Si le nom du sénateur Maroni vous dit quelque chose, sachez que je suis venu pour aider Benito Rosario et vous-même à l’occasion.

Visiblement, l’homme, un Français lui aussi, flotta.

— Rosario a prononcé le nom du sénateur… Mais qu’est-ce qui me prouve ?

— Vous devez me faire confiance… Quant à cette arme, elle n’est que moyennement dangereuse. Elle ne projette que des seringues hypodermiques pour gros gibier mais peut endormir un homme pour plusieurs heures.

Réticent lui aussi, il s’approcha de la cabine et reconnut le visage qu’il avait pu voir sur une photographie.

— On dirait qu’il a été vidé de son sang, remarqua-t-il.

— Hémorragie interne… La rate ou le foie… Mais il s’est complètement vidé comme vous le dites par l’anus… J’ai voulu emporter son cadavre pour prouver qu’il a été frappé à mort…

— Comment avez-vous pu vous échapper ?

— Grâce à elle, fit avec une ironie amère Maxime. Ça fait partie du plan. Maintenant ils vont nous traquer… Il y avait juste assez d’essence pour nous conduire dans cette savane…

— Bien, dit Kovask, nous allons essayer de rejoindre une des sorties…

Il attira le cadavre et le prit dans ses bras pour le transporter jusqu’à la Jeep où il l’installa tant bien que mal à l’arrière. Maxime Carel monta auprès de lui pour surveiller Clara Mussan. Kovask lui tendit la carabine, une poignée de seringues.

— On doit recharger chaque fois. Sans lunette d’approche, on ne peut tirer à de grandes distances, mais elle est très précise. Nous allons traverser la savane pour essayer de joindre une entrée. Espérons que nous pourrons passer.

Dans un nuage de poussière, inévitable, ils roulèrent à trente miles à l’heure, provoquèrent la fuite d’un second troupeau de gazelles, aperçurent des buffles sur leur gauche.

— Nous allons bientôt découvrir des champs de coton et de maïs… Ils ne sont protégés que par des grillages légers… Je pense que nous pourrons les enfoncer.

Mais une minute plus tard, ils aperçurent les quatre Land-Rover en ligne, arrêtées, chargées à craquer de gens en tenue de chasse. Kovask pensa un instant qu’il pourrait passer entre deux qui lui paraissaient suffisamment écartées mais une première balle ricocha sur le capot, éraflant la peinture.

— Mais ils nous tirent dessus, gémit Clara. Je vous en prie, laissez-moi descendre… A moi ils ne me veulent pas de mal.

— En êtes-vous sûre ? demanda Kovask.

— Elle se fait des illusions, lâcha méchamment Maxime.

La Jeep avait fait un rapide demi-tour et Kovask espérait prendre les Land-Rover de vitesse. Maxime qui se retournait, exulta soudain.

— Elles ne nous poursuivent pas, mais semblent se diriger vers l’est…

— C’est ce qui m’inquiète, dit Kovask. Regardez…

Trois Land-Rover apparaissaient. Celles-là roulaient vers eux et on leur tira dessus sans attendre. Kovask zigzaguait avec des mouvements très secs du volant et finalement prit la direction de l’est, la mort dans l’âme.

— Vous savez ce qu’ils cherchent ? A nous repousser vers les marécages…

— Comment savez-vous qu’il y a des marécages ? demanda Carel méfiant.

Le Commander sortit les plans du domaine, les jeta sur les genoux du Français.

— Regardez… Je me les suis procuré avant de venir ici, chez l’entrepreneur de maçonnerie qui effectue l’entretien des bâtiments… Pour l’instant je fais semblant de me diriger vers les marécages en question, mais je vais essayer d’atteindre le bois situé au nord.

Et puis, soudain sur sa droite, en direction des bois justement, il aperçut une ligne mouvante de couleur rouge. On eût dit une sorte de raz-de-marée.

— Les buffles ! cria Maxime. Il y en a au moins cinquante, peut-être davantage même.

Une nouvelle fois Kovask dut modifier son objectif. Quoi qu’il fasse, hommes et bêtes manœuvraient pour ne lui laisser que les marécages comme but. Autant dire l’impasse, le dos au mur. Pas question de s’engager dans cette zone dangereuse de sables mouvants, d’arbres immergés et d’animaux inquiétants.

— Vite, vite ! haleta Clara Mussan. Les buffles…

Tout un groupe accourait perpendiculairement à la route de la Jeep et à une allure folle. Kovask appuya à fond sur l’accélérateur mais sans avoir la certitude de pouvoir passer le premier le point de rencontre.

— Tirez, dit-il à Maxime. Abattez celui qui vient en tête dès que vous le pourrez. Il est possible que les autres dévient de leur route. Ce n’est pas forcé, mais c’est une chance à courir.

Le véhicule et le troupeau convergeaient vers une zone où rien ne poussait sinon quelques plantes épineuses. Kovask fut tenté d’obliquer fortement vers la droite, mais Maxime lui signala la présence des Land-Rover de ce côté-là. Il fallait donc continuer et réussir à passer avant les buffles.

— Allez-y, qu’attendez-vous ?

Maxime tira. L’un des buffles plia les pattes et boula. Ceux qui suivaient sautèrent par-dessus son corps, mais ne modifièrent pas d’un pouce leur ruée sauvage.

— Continuez !

— J’arme, protesta Maxime.

Il réussit à abattre le nouveau chef de la harde, puis un second. S’ils passaient ce serait à deux mètres près, peut-être moins. Et pas question de ralentir car d’autres arrivaient, encore plus nombreux, énormes, fantastiques avec leur surprenante couleur rouge sang. Maxime avait du mal à épauler, car dans les cahots le cadavre de Benito Rosario ne cessait de s’appuyer sur lui.

— Tirez ! hurla Kovask. Tirez celui qui a cette bosse fendue, et nous avons une chance.

Maxime tira et atteignit son but. Ils passèrent à moins d’un mètre de deux mufles écumeux, reçurent en plein visage une bouffée brûlante de puanteur exotique.

— Nom de Dieu ! ils changent de direction ! hurla Maxime Carel. Ils nous poursuivent.

Kovask venait de le constater dans son rétroviseur latéral. Il appuya à fond sur l’accélérateur, manœuvrant les vitesses pour franchir de petites buttes sans ralentissement mortel. Bientôt il eut l’impression qu’ils distançaient les quatre ou cinq mufles barbouillés d’une mousse blanche épaisse.

— Nous les avons, nous les avons…

— Oui, mais ce sont maintenant les marécages.

D’un geste il enveloppa les deux côtés de leur route. Toutes les Land-Rover confluaient. Au moins une quinzaine. Et elles roulaient lentement, sans se presser, leur conducteur sachant qu’ils avaient tout le temps, qu’il fallait régler patiemment le système du piège dans lequel s’engouffrait leur gibier.

— Peut-être trouverons-nous une barque…

— Croyez-vous ! ricana Kovask à l’adresse de Maxime. Pourquoi pas un hydroglisseur, hein ?

— Je ne sais pas, moi, des troncs d’arbres…

— Il y en a en effet, mais ce sont des alligators qui se donnent cette apparence pour guetter leurs victimes.

La végétation malsaine, aquatique, apparaissait déjà. Les racines aériennes des palétuviers ressemblaient de loin, avec leur blancheur osseuse, à quelques squelettes d’animaux antédiluviens. L’air lui-même devenait moite, oppressant. Une exhalaison fétide. Un remugle d’atmosphère confinée et de souches moisies. La mangrove impénétrable.

— Ils ont ralenti, annonça Maxime avec espoir. Pas les buffles… Eux, ils ont disparu… Les hommes… J’ai aperçu Mme Montel dans un des véhicules et j’ai eu l’impression qu’elle me visait particulièrement avec son gros calibre.

Puis, il s’affola :

— Pourquoi ralentissez-vous ? Nous ne sommes pas encore aux marais !

— Nous commençons, les roues patinent légèrement. Le sol commence à être gorgé d’eau.

En même temps, il y eut des gerbes tronquées par les garde-boue qui jaillissaient à l’horizontale, transformant la Jeep en arroseuse municipale.

— Vous croyez qu’on enfoncerait si on sautait ? demanda Clara Mussan.

— Pas tellement dans le coin, juste à la cheville…

L’herbe était grasse, visqueuse semblait-il. Ressemblant de plus en plus à des joncs. Bientôt, il n’y eut plus que cela, des joncs les pieds dans l’eau. La Jeep n’avançait que péniblement malgré le crabotage.

— Nous allons nous enliser… Nous ferons une cible parfaite, dit Carel.

— Regardez autour de vous. Il doit y avoir des ados, mais on ne les distingue pas dans les herbes… Il suffirait que deux roues latérales prennent appui sur eux.

Mais ils ne voyaient rien de tel. Et les joncs devenaient épais, juste avant une mince ligne d’eau noirâtre et tout de suite après les racines de palétuviers.

Une première fois la Jeep s’enlisa et ils crurent qu’elle ne repartirait jamais. Kovask recula en utilisant la vitesse la plus puissante, braqua ses roues et dégagea le véhicule. Mais plus loin il dut recommencer, puis une troisième fois, et ainsi de suite, pour un gain dérisoire de distance.

— On ne les voit plus ! cria Carel.

— Ne vous faites aucune illusion ; ils arrivent.

Et puis, ce fut terminé. Même la marche arrière ne put les sortir de là. Kovask se pencha et vit que la vase atteignait le milieu de sa roue avant gauche.

— C’est la fin, dit-il. Il faut filer… On va essayer d’arracher les coussins. Ils flotteront peut-être… Il y a aussi un jerrican vide… Si on avait le temps de le démonter, le capot…

Prudemment il tâta le terrain de son pied, sentit qu’il s’enfonçait jusqu’aux genoux et la retira. Il défit le jerrican vide, en vérifia l’étanchéité. Il arracha les sangles, fit basculer le corps de Rosario pour le fixer sur le réservoir.

— Tant que nous pourrons, nous le trimbalerons avec nous… Vous l’avez dit, mon vieux, c’est une preuve terrible contre cette bande de charognards.

Chose curieuse, les Land-Rover n’apparaissaient pas encore. Pourtant, à la condition de rester à une centaine de mètres de là, elles ne risquaient pas de s’enliser.

— Allez, n’hésitez pas… Les coussins supporteront une partie de votre corps, vous éviteront de vous enfoncer.

— Mais les bêtes…, balbutia Clara Mussan. Ça doit grouiller là-dedans…

— Choisissez, dit Kovask.

Il jeta son coussin, se laissa doucement glisser, écrasa son torse dessus. Rosario, lui, n’avait que le haut du corps qui dépassait de la surface.

— Si nous pouvons atteindre les palétuviers… N’oubliez surtout pas la carabine. Mais bon sang, qu’attendez-vous pour me rejoindre, qu’ils vous tirent comme des lapins ?

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