CHAPITRE XVI

Dans l’après-midi, alors qu’elle discutait avec la femme de Benesi, la Mamma eut un pressentiment. Il lui parut dangereux de ne pouvoir intervenir avant 17 heures à Bois-Jolis… Kovask avait vu trop large. Il était là-bas depuis 5 heures maintenant et elle n’avait plus la patience d’attendre. Tant pis si elle commettait une erreur mais elle préférait modifier l’horaire.

— Il faut que je parle à votre mari.

— Attendez un peu, il n’a pas terminé sa sieste… Jamais avant 15 h 30.

— Je vous en prie, c’est important.

— Comme vous voudrez, mais il va être d’une humeur massacrante… Même si un chaudron de sauce de pammarola brillait… C’est vous dire.

Mais Arturo fit un effort et malgré son air endormi voulut bien comprendre la situation.

— Les femmes, hé, se contenta-t-il de dire. Toujours des prémonitions… Mais des fois c’est utile… Je me souviens qu’en 1956… Mais je vais téléphoner à Mario… Ernst va en faire une dépression nerveuse, mais les ouvriers vont quitter tout de suite le chantier. Je vais aller ensuite les chercher avec le Mack…

— Je vous accompagne, dit la Mamma.

— Mais, signora, c’est impossible, voyons… Vous ne vous rendez pas compte de la situation…

— Si…

Un quart d’heure plus tard, vingt ouvriers dont Mario le gendre d’Arturo embarquaient dans le gros camion. Cooper courait comme un fou, désignait la centrale à béton continu qui se préparait à débiter des tonnes de mélange. Benesi passa la tête par la portière :

— Ne vous inquiétez pas, Ernst… Si vous entretenez l’humidité, il sera encore bon demain matin.

A quelques kilomètres du domaine, il désigna un sac de sport à la Mamma :

— Prenez ce qu’il y a là-dedans.

Elle eu sortit deux masques de carnaval. Des masques représentant Nixon.

— On a eu tout un stock pour deux dollars. Tout le monde a les mêmes derrière.

Il en riait aux larmes en fixant le sien avec l’aide de Cesca Pepini. C’étaient des masques en matière souple qui collaient parfaitement au visage et dissimulaient la majeure partie des cheveux. La Mamma dut simplement agrandir les trous pour les narines. Ils se regardèrent en pouffant.

L’entrée du domaine ne se trouvait pas directement sur la route, mais au bout d’un chemin goudronné aux pancartes nombreuses qui interdisaient l’accès.

— Il fut un temps où l’on pouvait venir chasser dans le coin… Pêcher aussi les grenouilles dans les marais. Elles sont énormes et on en faisait des brochettes. Depuis que ce Dynamic Club loue le domaine, c’est fichu. Mais, je me souviens parfaitement de l’endroit.

La Mamma aperçut de loin la barrière blanche et rouge qui barrait l’entrée et deux hommes en chemise et pantalon kakis et chapeau de ranger.

— Nous y voilà, dit Arturo Benesi avec une intense jubilation. Depuis le temps que je rêve de me payer un barrage quel qu’il soit, je vais enfin pouvoir m’amuser.

Voyant que la Mamma cherchait des points d’appui, il la rassura :

— Vous inquiétez pas… A bord de ce monstre vous ne sentirez absolument rien. Je vais faire semblant de ralentir, rétrograder pour ne pas alerter les deux guignols et puis crac !

Il n’y eu même pas de crac. La Mamma vit voler quelques morceaux de bois rouges et blancs, les deux factionnaires lever les bras et sans autre mal le Mack fonça sur le chemin conduisant à la vaste demeure.

— Sur la droite vous pouvez voir la savane, dit le fabricant de sauce tomate à la Mamma.

— Oui, je vois… Et je suppose qu’il y a plusieurs troupeaux en train de courir, car les nuages de poussière sont nombreux.

Comme ils longeaient un bois touffu ensuite, l’Italien lui dit que c’était dans le coin que Cooper l’entrepreneur avait laissé le Commander. Mais il s’interrompit vite :

— Voilà des enquiquineurs.

Une Jeep se trouvait en travers de la route et deux hommes en tenue léopard, grosse carabine de chasse en main, bloquaient le passage.

— Allons-y gaiement, dit Benesi.

— Quoi, la Jeep aussi ? Comme la barrière ?

— La Jeep aussi et les bonshommes s’ils ne plongent pas sur le côté.

La Jeep aussi en effet. Jusqu’au bout les deux hommes crurent que le camion ralentirait. Ils tirèrent dans le pare-brise qui se fendilla et se givra d’un coup. Sans perdre son calme Benesi saisit une grosse torche électrique et ouvrit une brèche que la Mamma agrandit. Plus de pare-brise mais une bonne aération.

— Les gars ne sont pas armés derrière ? demanda-t-elle.

— Quelques barres de fer et des manches de pioches. Ça suffira bien. Les types du domaine ne veulent pas d’incidents avec la population locale. Ils peuvent toujours penser qu’il s’agit d’un commando du Ku Klux Klan…

Ce fut certainement ce que pensa également le valet noir qui apparut sous le péristyle, lorsque le camion s’arrêta. Il devint gris de terreur et voulut s’enfuir mais quatre faux Nixons plus rapides s’emparèrent de lui. Toute la domesticité de couleur accourut et parut frappée de stupeur par cette multiplication de l’ancien président des U.S.A.

— Ne vous inquiétez pas, disait Benesi à une brave nounou en lui tapotant l’épaule. Qu’y a-t-il là-dedans ?

— Personne. Il n’y a plus personne. Ils sont tous à leur maudite chasse… Dans le milieu du domaine… La chasse aux buffles…

— Partons vite, dit la Mamma, je crains le pire… Pourvu que nous n’arrivions pas trop tard maintenant.

Le Mack manœuvra sans délicatesse, mordit dans une pelouse, saccagea un peu les jasmins et refila vers le nord. Plus loin, il pulvérisa une grosse barrière de fils de fer barbelé, certainement destinée à limiter le domaine des buffles.

La Mamma sortit son buste par le cadre du pare-brise et essaya de voir aussi loin que possible. Les nuages qu’elle avait remarqués tout à l’heure s’étaient dissipés et la poussière était retombée.

— Vous inquiétez pas, lui dit Benesi. Vers le centre de la savane il y a une légère butte d’où on domine presque tout le domaine…

— Ces marais précisément… Où se trouve-t-il ?

— Vers l’est…

— Ne pensez-vous pas… ?

— Nous sommes pris en chasse par une Jeep… Avec deux hommes armés qui essayent de tirer dans les pneus… Cette fois cramponnez-vous au maximum.

Lui-même se retint à son volant pour enfoncer son pied jusqu’au plancher. Le mastodonte freina sur une trentaine de mètres. Et sur le champ repartit en marche arrière. Il y eut un craquement significatif et un grand bruit de tôle. L’Italien repartit tranquillement, montant ses vitesses avec habileté.

— J’ai été chauffeur routier à une époque. Vers mes dix-huit ans… J’étais un sleeper… C’est-à-dire que je ne dormais pas souvent, sinon dans la couchette de mon engin…

Bientôt la petite butte fut visible et lorsqu’ils furent au sommet ce que vit la Mamma en premier fut un troupeau de buffles rouges qui paissaient à courte distance. Puis vers l’est, elle crut voir briller des carrosseries de voitures ou des vitres. Benesi venait d’allumer un de ses toscans et soulevait son masque pour laisser couler la transpiration de son visage.

— Qu’attendez-vous ? fit la Mamma fébrile.

Je suis certaine que quelque drame affreux se passe du côté des marais…

— Si, signora, si signora… Il faut savoir perdre une minute pour que ça mijote là-dedans…

Il tapotait son crâne.

— Si vous étiez en train de vous taper un bon plat de spaghetti, hé ? Et qu’un type vienne vous embêter… Vous feriez quoi ?

— Je l’enverrais au diable…

— Vous vous mettriez en colère, pas vrai ? Moi je vois toute une bande en train de se taper des spaghettis… Oh ! je ne suis pas fou, signora. Mais pour ces buffles rouges, cette herbe grasse, c’est des spaghettis, pas vrai ? On va donc aller les embêter, les forcer à partir au triple galop dans la direction des marécages…

La Mamma sourit :

— Vous avez raison. Il faut toujours laisser mijoter là-dedans, dans la tête.

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