CHAPITRE IX

Même à New Orléans, on trouvait une colonie italienne. Le sénateur Maroni, bien qu’élu dans un Etat du Nord, y avait des amis. Kovask et la Mamma débarquèrent au petit matin d’un avion spécial, ne furent qu’à demi surpris d’être attendus par un petit homme rond, volubile et nommé Benesi, Arturo Benesi.

— Les amis des amis sont les amis, répétait-il sans cesse en les précédant jusqu’au parking.

Il désigna un petit car Fiat, expliqua qu’il l’utilisait pour le ramassage de son personnel.

— Concentré de tomate Benesi, vous connaissez ?

Le Commander identifia l’odeur qui flottait constamment autour du bonhomme. Celle de l’ail.

— Vieille spécialité familiale… Je ravitaille toutes les Petites Italies américaines… Les pizzerias… Mais il a fallu que j’obtienne des tomates comme au pays… Pas celles des Américains, énormes et sans goût… Et l’ail… Au début j’ai planté moi-même un champ à cinquante kilomètres d’ici, mais on me volait… Maintenant j’ai des fermiers… Au début ils étaient méfiants…

— Vous avez pu nous trouver quelque chose ? demanda Kovask qui n’avait pas envie d’en savoir plus sur la culture de l’ail.

— Ecco ! [2]

Benesi devait se retourner pour leur parler, car il n’y avait pas de siège à sa droite. Juste quatre banquettes à l’arrière. Chaque fois la Mamma serrait frénétiquement les poignées de son grand sac à main.

— On a fait du bon travail cette nuit. Le sénateur a téléphoné hier au soir seulement… Mais on a des amis… C’est grâce au sénateur que j’ai obtenu la licence pour tous les Etats… Le Food Control me cherchait des ennuis à cause de l’ail…

Benesi ne vivait que pour l’ail. Il sentait l’ail, parlait d’ail, rêvait d’ail. Kovask échangea un regard avec Cesca Pepini.

— On a travaillé toute la nuit… On connaît tout le monde dans le coin. Et puis, la solidarité italienne, hein ?

Kovask se demandait si Benesi ne touchait pas un peu à la Maffia, plutôt Cosa Nostra. A voir même si le sénateur lui-même… Mais dans des limites raisonnables.

— On avait d’abord songé au vétérinaire qui soigne les vaches… Pas les vaches, les buffles… Mais c’est un demi-fou… Il se sert d’un fusil lance-seringues pour anesthésier les grosses bêtes… Et il a déjà tiré avec sur des importuns… Complètement fou… Mais il y avait Ernst Cooper et nous n’y pensions même pas…

— Qui est ce Cooper ?

— Un gros entrepreneur en maçonnerie… Il a une spécialité de villas méditerranéennes. Il fait fureur dans le pays… Si, si… Grand constructeur. Tout le monde en veut de ses maisons… Tuiles romaines, génoises et tout le reste… Rien que des maçons italiens… Cent peut-être… Alors voilà que ce matin il va arriver à son bureau tout content… Le matin il se frotte toujours les mains, ce brave Ernst… Il tapote ensuite le derrière de ses dactylos… Puis, il convoque son chef des travaux… Luigi… Un Italien… Et que va lui dire Luigi ? Vous ne devinez pas ?

Il se retournait alors que la circulation devenait intense à l’approche de la ville. La Mamma fermait les yeux et Kovask ne put s’empêcher de tendre la main. D’un coup de volant Arturo doubla un gros camion chargé de cageots de légumes, regarda le chauffeur avec reproche.

— Luigi va lui dire que c’est la grève illimitée… Voilà ce qui attend le gros Ernst qui se frotte les mains chaque matin… Là il va crier, c’est sûr… Et puis, sur les conseils de Luigi, il prendra le téléphone et m’appellera.

Arturo plia le coude pour regarder l’heure à sa grosse montre du poignet.

— Dans trois quarts d’heure… Nous avons le temps de prendre un petit déjeuner à l’Italienne… Coppa, salami. Pas vrai, signora ?

— Certo !

— Mais pourquoi vous téléphonerait-il ? demanda Kovask. Et qui est ce Ernst Cooper ?

— Je n’ai pas dit ? Il dirige le Dynamic Club… de la région… Il fait aussi des travaux à Bois-Jolis…

Kovask tapota l’épaule grassouillette de Benesi, se renfonça dans son fauteuil à cause de l’odeur de l’ail. Discrètement il flaira sa main et n’eut plus aucun doute. Arturo était saturé d’ail. L’odeur exsudait de lui sans arrêt.

— Bonne affaire, hé ?

— Mais vous êtes sûr qu’il va vous téléphoner ?

— Sûr ? Il me demande si j’en suis sûr ! fit Arturo en levant les deux mains en même temps au-dessus de son volant, tandis que le mini-bus zigzaguait légèrement sur l’autoroute.

— Mais oui, j’en suis sûr, puisque je suis le beau-père de Mario et que Mario c’est le délégué syndical de l’entreprise Cooper… Vous comprenez ?

— Capisco, répondit Kovask, ce qui parut réjouir Arturo.

— Et Mario est d’accord ? demanda la Mamma.

— Hé ? Pourquoi il ne serait pas d’accord, Mario ? Il a épousé ma fille, non ? La fille d’Arturo Benesi. Il a une belle femme, Mario, de beaux petits, quatre, et quand il a besoin de quelque chose, Mario, il sait que beau-papa est là. Vous croyez qu’il a quelque chose à me refuser, Mario ? Non. D’ailleurs Cooper il ne cherchera pas à rencontrer Mario. Il téléphonera directement à l’usine.

L’usine ! Il y avait d’abord l’odeur douceâtre du jus de tomate qui était malaxé dans d’énormes cuves. Mais l’ail en relevait la fadeur et plus on avançait plus ce parfum dominait. Dans l’appartement des Benesi, il régnait en maître, en dieu souverain de la réussite sociale de la famille. Il y avait une mamma opulente, autre signe extérieur de richesse et quelques autres membres du clan, pas plus d’une douzaine avec les oncles, les tantes, les filles, belles-filles, gendres. Pas de fils, expliqua Arturo des larmes dans les yeux, parce qu’il préparait une salade d’oignons avec de l’huile d’olive verdâtre. En provenance directe des champs de Sicile.

Cooper appela à 8 heures pile. Lorsque le téléphone sonna, Arturo écarta ses mains en signe de triomphe, prit le temps de mâcher un peu de coppa, de boire une gorgée de vin avant de daigner décrocher.

— Ernst ! s’exclama-t-il, joyeusement surpris. Quel honneur ? Et la petite famille ? Et la pêche à l’espadon ? Et l’entreprise ? Quoi ça ne va pas l’entreprise ? La grève ? Oh ! quelle malchance… La grève… Et vous avez deux maisons à terminer sinon c’est une astreinte ? Combien l’astreinte ? Cent dollars par jour ?… Quelle tuile !

Il rit aux éclats.

— C’est le cas de le dire, hein ? La tuile ! Mais que puis-je pour vous ? Mario ? Mon gendre ?

Arturo redevint sérieux.

— Mon gendre c’est mon gendre. Vous me connaissez ? Farouchement indépendant. Il a son caractère celui-là et je ne suis que le beau-père… Je ne sais pas si j’ai le droit d’intervenir… Vous pensez le contraire ? Je vais voir ce que je peux faire, monsieur Cooper… Si vous veniez boire un peu de grappa avec nous… C’est ça… Vous amenez Mario dans votre belle Rolls… Et nous vous attendons. Ecco… Ciao…

Il raccrocha, versa du vin à la ronde.

— C’est vrai, quoi… Mario il est majeur ? Vero ? Je ne vais quand même pas lui apprendre ce qu’est le syndicalisme, non ?

Lorsque Cooper arriva, flanqué d’un garçon maigre et noir de peau et de poils, Arturo se précipita et le serra dans ses bras. Cooper était grand, rose, musclé. Il paraissait résigné au pire. La pièce se vida et il ne resta plus que Mario, son beau-père, l’entrepreneur et les deux envoyés du sénateur Maroni. Arturo Benesi servait le café, l’expresso, la grappa.

— Si on discutait maintenant, gémit Cooper.

— Oui, on va discuter, dit Arturo qui désigna ses deux hôtes. Vous les voyez, Ernst ? Eh bien, vous allez les conduire à Bois-Jolis… Le plus vite possible.

La mâchoire énergique de Cooper s’affaissa sur son début de double menton et lui donna l’air idiot.

— Bois-Jolis ? Vous devenez fou, Arturo ?

— Non… Il faut les conduire là-bas… Vous avez de l’imagination, mon vieux, et c’est le moment de le prouver…

— Mais je n’ai aucun travail en cours là-bas.

— Il y a toujours quelque chose à faire, non ?

Benesi sirotait sa grappa, faisait claquer sa langue. Kovask finissait pat se demander si c’était du marc ou du jus d’ail qu’il était en train de boire en se forçant. La Mamma y allait plus gaillardement, mettant du sucre en poudre dans son verre d’alcool pour en adoucir la rugosité.

— Ce que vous me demandez là…, dit Cooper.

— Mario ! lança Arturo. Tu m’as bien dit qu’il y avait beaucoup d’argent dans la caisse du syndicat ?

— Elle déborde, dit Mario le visage fermé.

— Vous pouvez bien tenir deux semaines, hé ?

— Quoi, deux semaines, deux mois s’il le faut !

Cooper sauta sur son siège.

— Deux mois ? Vous êtes fous !

Mais il savait que ce n’était pas du bluff, et alors pour la première fois il regarda ces étrangers. Surtout cet inconnu au visage bronzé, aux cheveux si décolorés qu’ils en paraissaient blancs. Jusqu’au regard blanc lui aussi, comme délavé. Il éprouva une sorte de malaise, comprit que l’homme représentait un pouvoir inconnu, une force tranquille et parfaitement légitime. Il avait assez de flair pour deviner qu’il se trouvait en présence d’un envoyé de l’Administration fédérale. Arturo Benesi avait des relations étendues. Ces foutus Italiens possédaient des protections jusque dans les sphères de la Maison-Blanche, des appuis avec lesquels il fallait compter.

— Vous voulez pénétrer dans le domaine de Bois-Jolis ? demanda-t-il.

Kovask inclina la tête :

— Arturo vous l’a dit. Mais je ne tiens pas à me faire remarquer. Puisque vous êtes l'entrepreneur attitré des constructions du domaine et en même temps le président du Dynamic Club…

— Oh ! vous savez, ici dans cette ville, il n’a pas beaucoup d’influence… Les autres clubs sont plus puissants.

— Il me suffit que vous soyez président de celui-là. Vous avez les plans détaillés du domaine ?

Cooper finit par l’admettre de mauvaise grâce.

— Nous les consulterons. Vous saurez m’indiquer les meilleurs endroits pour se cacher et observer sans être vu.

— Je ne comprends pas, fit Cooper effaré. Ce n’est qu’un centre de vacances…

— Vous n’avez pas entendu parler des accidents de chasse, monsieur Cooper ?

— Voyons, Ernst, dit Arturo, souvenez-vous…

— Oui, mais cela arrive quelquefois… Bien sûr la coïncidence est curieuse…

— Vous n’entretenez pas de relations suivies avec la direction de Bois-Jolis ?

— Si… Le régisseur s’appelle Gruder. Il n’habite pas la grande demeure, mais dans une maison à côté… Il y a des tas de gens, beaucoup de Noirs, valets et femmes de chambre…

— Pénétrez-vous dans la grande bâtisse ?

— Jamais quand il y a des congrès… Je sais qu’en ce moment il y a des visiteurs… En général je ne vais jamais là-bas, dans ces périodes-là et ma présence risque de paraître suspecte.

Il hésita, puis osa demander :

— Vous appartenez au F.B.I. ?

— Ernst, fit doucement Arturo. Moins tu en sauras, mieux ça vaudra pour toi. Mais tu n’auras rien à regretter, va… Je saurai me souvenir de ta compréhension et si jamais tu as des problèmes avec l’administration, tu pourras toujours compter sur moi.

— Et la grève ?

— Les ouvriers reprendront le travail dans moins d’une heure. Pas vrai, Mario ? C’est bien ce que tu m’as dit ?

Personne ne parut remarquer que depuis son arrivée le gendre ne s’était pas entretenu en aparté avec son beau-père. Mario approuva de la tête, toujours aussi farouche.

— Je peux prendre une fourgonnette tôlée, dit Cooper. Vous pourrez vous cacher là-dedans… La dame vous accompagnera aussi ?

— Non, dit Kovask… Pas pour le moment… Mais peut-être qu’elle me rejoindra plus tard…

— Je devrai faire un autre voyage ? s’exclama Cooper. Mais toutes ces allées et venues paraîtront suspectes.

— Vous êtes assez malin pour tout arranger, conclut Arturo. Encore un peu de grappa pour sceller notre accord.

— Y a-t-il des gardes ? demanda Kovask.

— Non seulement à l’entrée, mais dans le domaine. Ils patrouillent en Jeep, en aéroglisseur dans les marais, à cheval dans les endroits difficiles.

— Combien en tout ?

— Une vingtaine… Tous d’anciens Marines ou parachutistes. Des types pas très sympathiques.

— Lorsque vous faites des travaux, êtes-vous surveillés ?

— En principe non, mais sait-on jamais. Il y a de nombreux serviteurs qui ne cessent de rôder. Les lads, des hommes à tout faire.

Kovask se tourna vers Benesi :

— Tout à l’heure vous m’avez donné une idée… Procurez-moi une carabine qui tire des seringues hypodermiques. Il me faudra au moins deux douzaines de munitions. Est-ce possible ?

— Rien n’est impossible, dit Arturo. Il y a plusieurs parcs zoologiques dans la région avec des bêtes sauvages difficiles à approcher et je connais le type, l’armurier qui fournit ce genre d’armes.

— Essayez d’en avoir une démontable qui tienne dans un étui de petites dimensions.

Dans la Rolls de Cooper, Kovask se rendit au siège de l’entreprise où il put consulter les plans du domaine. Il en fit faire un tirage qu’il plia soigneusement. Un garçon de courses livra un petit paquet qui contenait une carabine démontable avec vingt-quatre seringues dosables grâce à une sorte d’aérosol.

— Vous devriez emporter des provisions, lui dit Cooper, si vous comptez rester là-bas plus d’une demi-journée.

— J’ai repéré des points d’eau et des vergers. Pour l’instant ça me suffira amplement. Ils ne fouillent jamais vos véhicules à l’entrée ?

— Tout de même pas, fit Cooper vexé.

Kovask s’installa dans une fourgonnette Ford derrière des sacs de ciment et une grosse vasque en plastique destinée à préparer le mortier. Avec Cooper ils avaient convenu d’un signal. Lorsque l’entrepreneur cognerait trois fois contre la tôle de séparation il sauterait du véhicule. En principe, si tout allait bien, cela se produirait dans l’un des bois touffus à moins d’un mile de l’habitation principale.

Une heure plus tard, le Commander s’enfonçait dans une sorte de jungle réduite en suivant un petit sentier à peine marqué qui paraissait se diriger vers le nord.

Il marcha pendant une dizaine de minutes avant d’arriver à l’orée du bois, découvrit une immense pelouse et une vaste demeure blanche parmi un groupe de magnolias géants aux fleurs blanches épanouies et d’érables sycomores. Il ne pouvait plus progresser sans risquer de le faire à découvert. Il s’installa commodément et surveilla l’immense bâtisse. Des tourniquets automatiques arrosaient le gazon, mais il n’apercevait personne. La Ford de Cooper seule était visible dans l’extrême gauche, à côté d’une petite maison basse où devait habiter le régisseur.

Mais après un quart d’heure d’immobilité absolue, il découvrit que la maison principale était surveillée par des hommes armés. Ils ne se déplaçaient que très peu et paraissaient se dissimuler derrière les troncs de magnolias. Ils ne portaient aucun uniforme particulier, simplement des vêtements de loisir genre sportswear.

Cooper lui avait seulement parlé des gardes qui veillaient aux limites du domaine, mais pas de ces gens-là. Etait-il vraiment dans l’ignorance ou bien lui avait-il joué un sale tour ? N’était-il pas lui-même président d’un Dynamic Club local ? Il prétendait n’avoir que très peu de rapports avec les organisateurs des séjours temporaires des membres internationaux mais pouvait-on se fier à sa loyauté ?

Загрузка...