CHAPITRE III

Comme des étudiants inquiets sur le résultat de leur examen, les Dynamiciens s’agglutinaient devant la liste qu’une des hôtesses venait d’afficher dans la salle de conférence.

— Vous avez vu mon nom ? Je viens de lire le vôtre… Ah ! ils ont mis un K au lieu d’un C. Je suppose que c’est moi…

— Moi j’ai envie de refuser bien que j’y sois. Après tout ça ne me dit rien.

— Ma femme ne va pas aimer rester seule à New York.

Marcel Pochet fumait à califourchon sur une chaise les bras posés sur le dossier.

— Vous faites pas de souci, Carel, j’ai vu votre nom.

— Merci, dit Maxime. Je ne pensais pas être sélectionné.

Le syndicaliste C.N.T. le regarda comme s’il doutait de la sincérité de ses paroles. Clara surgit du groupe des Dynamiciens en effervescence, hocha la tête. Il lui sembla qu’elle était un peu pâle. Plaquant là Marcel Pochet, il la rejoignit alors qu’elle s’installait dans un siège de velours grenat.

— Vous êtes acceptée ?

— Bien sûr, fit-elle, mais pourtant j’ai répondu sans faire d’efforts… Nous serons donc ensemble ?

Il apprécia la réflexion, pensa qu’elle ne voulait pas reconnaître, par simple pudeur, qu’elle avait tout fait pour être du voyage dans le Sud. Ils ignoraient toujours l’endroit où l’on devait les conduire.

— De quoi sera-t-il question aujourd’hui ?

— Je l’ignore, fit-elle. C’est un certain John Matton qui parle.

— Il sera question de ce que peuvent faire les clubs pour que les libertés occidentales soient défendues, dit Marcel Pochet assis un rang derrière eux.

Maxime faillit lui faire remarquer qu’il ne cessait de le poursuivre, y renonça.

John Matton était un homme d’une quarantaine d’années, aux cheveux blancs, à la figure lisse et rose. Il fit un rapide historique du club, établit des comparaisons avec le Rotary et le Lion’s, insista sur le fait que les différences n’étaient pas très grandes.

— Lorsque vous êtes entrés chez nous, vous avez fait le serment de vous montrer dignes de notre compagnie. Vous avez été choisi parce que chacun dans votre spécialité, qu’il s’agisse de commerce, d’industrie, de professions libérales, vous avez montré vos grandes capacités. Vous avez prouvé que vous étiez les meilleurs, que vous aviez magnifiquement réussi. Mais n’oubliez pas que vous devez cette réussite à un système qui tient compte de l’individu, de la personnalité. Un système qui loin de mépriser la compétition lui trouve toutes les qualités, lorsqu’elle est franche, honnête, justifiée.

Comme toujours, Maxime se laissait aller à des développements intimes. Bien sûr, il avait réussi à décrocher ce poste de directeur des Laboratoires mais deux autres ingénieurs se trouvaient en concurrence avec lui. Avec des chances égales, sauf une Lui connaissait bien le grand patron. Ce dernier possédait un voilier de compétition, classe I et à plusieurs reprises Maxime avait embarqué pour des courses-croisières. Jusqu’au jour où le grand patron lui avait demandé de le représenter à bord, la fois où il souffrait de coliques néphrétiques. Et ce jour-là avait été décisif. La Giraglia. Une course que le grand patron n’avait jamais pu gagner, se classant toujours dans les cinq premiers cependant. Maxime se revoyait à bord du grand voilier. Le navigateur radio leur avait alors apporté la nouvelle insensée. Ils étaient en tête, avec plusieurs heures d’avance sur le second. En quelques minutes il avait dû prendre sa décision. Gagner la Giraglia avec le bateau du patron ? Bien entendu on parlerait surtout du voilier, de son propriétaire mais aussi de lui… Ce jour-là il avait composé avec les principes sacrés de la compétition. Il avait donné des ordres pour que la route soit modifiée légèrement de façon à tomber dans une zone de calme plat. L’équipage, le skipper même pliés depuis toujours à obéir sans discuter au grand patron, avaient accepté cette erreur, les poings sérés, les yeux durs. Mais ils avaient accepté. Le classe I était arrivé deuxième à Toulon. Et il avait été nommé directeur des Laboratoires. Plus tard il en avait eu des sueurs froides. Il avait failli ne pas comprendre que le grand patron lui faisait passer un test définitif. En gagnant la course croisière, il se perdait sans appel.

— Chaque club dans la plus petite ville, dans le bourg le plus modeste devra se mobiliser. Vous représentez la fine fleur de l’activité humaine dans le domaine économique. Ne vous laissez pas piétiner, snober par les autres, les intellectuels, les fonctionnaires, les membres de l’enseignement. J’attire toute votre attention sur ces derniers. Je ne ferai pas leur procès, mais vous savez fort bien comme moi qu’ils sont les responsables de bien des maux. Ils pourrissent notre jeunesse, la détournent du libéralisme pour lui inculquer des idéologies dangereuses. Les plus jeunes professeurs ridiculisent la compétition, la sélection, l’obéissance à un supérieur plus expérimenté, le respect des valeurs ancestrales. Vous ne pouvez rester silencieux, passifs. Il vous faut contre-attaquer, demander des explications. Dénoncez ces abus, ne vous laissez pas intimider. Vous devez être présents dans toutes les manifestations de la cité, dans toutes les composantes qu’elles soient politiques, culturelles ou sportives. Il n’est pas trop tard pour intervenir. Et même si comme nous le craignons certains pays devaient changer de régime, nous vous demandons de poursuivre la lutte, même si celle-ci devient résistance, même si vous devez pour cela devenir des clandestins.

Il passa une main calme dans ses cheveux blancs pourtant parfaitement coiffés.

— Et je vous le demande avec ferveur, n’ayez plus de complexe de supériorité à l’égard des petites réussites. Ne dédaignez plus les petits commerçants qui ont prospéré dans leur entreprise, les petits patrons locaux, les classes moyennes. Je sais que le Dynamic Club est surtout le club d’une élite mondiale, mais nous devons réviser nos positions. Nous devons aller vers ceux qui sont nos meilleurs alliés. Il est possible que le petit épicier de votre rue, le masseur de votre femme soient débordants de bonne volonté. Qui plus qu’eux ont intérêt à ce que nos principes vitaux ne soient pas abandonnés, détruits ?

Certains faisaient la moue. Dans sa volonté de transformer le club international en machine de guerre subversive contre le marxisme, John Matton allait peut-être trop loin en ouvrant l’accès des sections aux petits boutiquiers, aux entrepreneurs maçons, à des milliers de gens en quelque sorte.

— Vous ne serez jamais assez pour vous défendre âprement. Il vous faudra constituer des réseaux d’informations, d’autodéfense. Tenez, prenons un exemple.

L’orateur reprit son souffle, ferma les yeux un court instant.

— Au Chili, par exemple. En quelques jours, lorsque l’ordre en fut donné, la plupart des épiciers de Santiago n’eurent plus en rayons que des marchandises sans intérêt. Vous voyez ce que je veux dire… aliments pour animaux domestiques, papier hygiénique, produits d’entretien. Mais plus rien de ce qui était nécessaire à l’alimentation quotidienne, à la vie des plus riches comme des plus pauvres. Plus de légumes, plus de boîtes de conserves, de café, de chocolat, de sucre, de farine. Plus de pain chez le boulanger. La farine n’était plus livrée. Il y avait une sorte d’enchaînement logique qui rapidement paralysait non pas la vie économique du pays dans l’immédiat, mais la vie tout court, celle de chacun. C’est alors que les ménagères ont décidé de faire une manifestation devant le palais de la Moneda. Quelques jours plus tard, le gouvernement Allende tombait.

Maxime fut surpris que personne ne mette quand même les choses au point. Chacun savait que ces ménagères manifestaient en manteau de fourrure et en tapant sur des casseroles de leurs mains gantées de fin chevreau. Certaines étaient venues avec leur domesticité pour faire nombre.

Il était également surpris de voir qu’en deux journées seulement le ton des conférences s’était dépravé. Ce John Matton avec ses manières distinguées n’hésitait pas à suggérer les pires moyens de lutte, prescrivait la disette, la famine pour obtenir un résultat. Combien de gosses avaient crevé de faim, faute de lait, durant cette fameuse grève des commerçants, il ne le précisait pas.

— Ce sont de petits moyens, évidemment, mais ils sont très efficaces, disait alors l’orateur comme en réponse à ses propres inquiétudes. Hier, Adriano Franca vous a indiqué d’autres processus beaucoup plus relevés, plus délicats également. Mais ils ne concernent pas directement les Dynamic Clubs, alors que mes propositions bien plus terre à terre peuvent être facilement appliquées.

— Je ne me sens pas très à l’aise, dit Clara Mussan en se penchant vers lui et en chuchotant. J’ai l’impression d’avoir été piégée. Je suis venue ici pour passer un bon moment et voilà que je reçois une instruction de guerre subversive.

Quelqu’un se leva. Ce gros homme qui s’appelait Charvin et qui était déjà intervenu la veille. Maxime Carel n’avait d’ailleurs pas relevé son nom sur la liste des heureux élus.

— En somme vous souhaitez que les clubs deviennent autant de centres actifs de résistance contre les nouveaux régimes politiques ?

— Si vous voulez, répondit John Matton nullement irrité. Mais avec une certaine subtilité et dans une apparence de légalité.

— Mais vous oubliez une chose, c’est que ces régimes seront, quoi que vous en pensiez, voulus par une majorité d’électeurs. Personnellement, je ne pense pas qu’en France la Gauche arrive au pouvoir. Mais si cela se produit, l’événement sera tout à fait légal. Vous voudriez que nous entrions en guerre larvée contre des institutions nouvelles certes, mais désirées par une majorité ?

— Vous oubliez une chose, mon cher ami…

Il y avait des murmures. Les gens paraissaient partagés entre l’approbation et le mécontentement envers Charvin.

— Vous oubliez une chose, reprit Matton encore plus haut, ceux qui arriveront au pouvoir, et ils y arriveront, auront, ont utilisé des méthodes identiques. N’oubliez pas que les grèves, les attaques incessantes… les oppositions formelles…

— C’est une mauvaise analyse de la situation française, répliqua Charvin. Mais je ne vais pas vous faire l’historique des vingt dernières années… Ce que je veux dire, c’est que si ce congrès continue sur ce ton-là je me verrai dans la triste obligation de ne plus assister aux séances.

Il y eut des applaudissements, une dizaine de personnes paraissaient d’accord avec lui. John Matton fronça les sourcils et pour la première fois parut pris au dépourvu.

C’est alors que H.H. se leva et s’approcha de Charvin. Il lui mit la main sur l’épaule, le secoua avec un gros rire.

— Sacré rouspéteur de Latin, va !

— Nous sommes fiers d’êtres latins, répliqua Charvin, fiers d’avoir peut-être le teint plus sombre que le vôtre, fiers d’appartenir à une certaine culture, un certain humanisme.

Mais H.H. riait de plus en plus fort et couvrait les paroles du petit industriel. Son rire était si communicatif que peu à peu toute l’assistance se mit à rire. Maxime regardait autour de lui avec désespoir. Lé comble fut de voir Clara Mussan qui se retenait visiblement et qui soudain pouffait nerveusement.

Charvin, haussant les épaules se rassit. H.H. avait évité de justesse la partition d’une faible partie de l’assistance. Faible, certes, mais l’impact aurait malgré tout provoqué quelques remous. H.H. retourna s’asseoir et John Matton se hâta de conclure son exposé. Il dut passer plusieurs choses sous silence, car plus personne ne comprit rien à rien. La séance fut levée dans un certain empressement. Les assistants paraissaient énervés, comme s’ils regrettaient d’avoir ri.

Maxime essaya de s’approcher de Charvin mais des groupes l’en empêchaient. Il contournait plusieurs personnes lorsqu’il reconnut la voix de Pierre Montel, le président de sa section.

— Je vous assure que j’avais eu de mauvais renseignements… Ce type emploie quatre-vingts ouvriers et travaille à soixante-dix pour cent pour la K.U.P. Il aurait voulu se suicider qu’il n’aurait pas agi différemment…

— Ouais, répondait H.H. avec une sécheresse inattendue, n’empêche que ce crétin a bien failli semer la merde… Je savais bien qu’avec les Français et les Italiens rien n’est gagné d’avance… Je préfère les Espagnols et les Portugais.

Maxime se retourna et vit pâlir Pierre Montel. Le président dut faire un effort pour avaler la couleuvre. Chose étonnante, il donna l’impression réelle de déglutir.

— Allons, mon cher H.H., vous ne pensez pas ce que vous dites.

L’Américain avait l’art de céder à des colères brutales qu’il rattrapait ensuite habilement. Il éclata de son rire tonitruant et se mit à taper très fort sur l’épaule de Montel.

Lorsque Maxime arriva à l’endroit présumé où il croyait trouver Charvin, le gros homme avait disparu. Il sortit dans les couloirs mais ne l’aperçut nulle part. Il se heurta à un petit Italien qui portait une extraordinaire chemise rose à rayures jaunes qu’il avait déjà repéré dans l’assistance.

— Ça a failli chauffer, lui dit le Transalpin dans un français sans accent. Vous croyez que l’ordre du jour sera modifié pour demain ?

— Je l’ignore. Un Wilde Havana ?

L’Italien regarda ces cigares non terminés avec méfiance, préféra prendre une Dunhill.

— Rosario, dit-il ; Benito… Désolé pour le prénom, mais j’avais une mère folle de Mussolini. Je suis né en 1940…

Maxime le trouva sympathique et ils allèrent au bar.

— Charvin avait raison, disait Rosario. Les Dynamiciens américains ont une méconnaissance totale de la situation de l’Europe. Bien sûr, le Portugal… Ils croient avoir réussi… Soares est un mou… Mais en Italie et en France, ce sera peut-être différent.

Tout de suite, Carel le prit pour un provocateur. Il avait l’impression qu’on essayait vraiment de le sonder, de voir ce qu’il avait dans le ventre. Déjà Marcel Pochet ne cessait de se tenir à proximité. Il était certain qu’on avait flairé l’imposteur dans ses réponses aux tests. Mais pourquoi diable avait-il cherché ces complications ? Uniquement pour ne pas avoir honte devant Patricia ? Il aurait pu tout aussi bien se vanter de n’avoir pas marché dans la combine. Non, il avait voulu jouer au plus fin, montrer qu’il pouvait s’infiltrer dans les arcanes du Club et lui rapporter des révélations extraordinaires.

— Vous le connaissez ce Charvin ? demandait l’Italien.

— Vaguement.

— Il travaille pour la K.U.P. Sous-traitance. Comme moi, mais pour Fiat. C’est courageux, mais dangereux.

Maxime lui demanda si les Dynamic Clubs se développaient en Italie.

— Ça marche assez bien, car contrairement aux autres, ils ne nous considèrent pas, du moins ouvertement, comme des métèques… Vous avez entendu H.H. quand il parle des Latins ? Ce rire Carnivore…

Surpris, Maxime restait sur la réserve. Pourquoi cet homme l’abordait-il aussi franchement pour l’entretenir de choses particulièrement délicates ?

— Vous êtes sélectionné, vous aussi ? Soupçonniez-vous que le Club dépendait aussi étroitement des milieux d’affaires internationaux ?

— Simple interférence, non ? fit Maxime toujours en alerte.

Rosario eut un petit rire sec :

— Vous êtes bien bon. Moi je dirais plutôt mainmise. Je suis quand même curieux d’aller voir ça de près… S’il s’agissait d’une base d’entraînement comme celle de l’U.S. Army à Panama ? Nous serions les nouveaux officiers de l’ordre occidental ou quelque chose dans ce goût-là… Vous avez des qualités pour jouer le conspirateur ?

— Aucune, répondit Maxime qui adressa un regard à Clara Mussan qui passait non loin de là.

L’Italien sourit :

— Charmante… Je ne veux pas vous priver de sa compagnie…

— Pas du tout…

On leur apprit le soir-même que le départ aurait lieu le lendemain matin. Commentant cette information avec Clara, il lui dit qu’à son avis l’incident du matin avait certainement hâté les choses.

— Tu crois ?

— H.H. qui est un petit malin a compris que John Matton avait failli faire un bide. Ses recommandations sont tombées presque à plat à cause de Charvin. Demain nous nous retrouverons entre gens plus à même d’apprécier ces propos-là.

Elle le regarda, le front barré d’une ride soucieuse :

— C’était le but de cette sélection ?

— C’était flagrant. Ils ont secoué le sas et ne sont passés que les plus malléables.

— Ils nous prendraient pour des chiffes molles ?

— Pas exactement, mais pour des gens qui ont la frousse et c’est à peu près la même chose.

Le lendemain matin un car les transporta jusqu’à La Guardia où un 707 spécial les attendait.

— On peut savoir où nous allons ? demanda quelqu’un.

— A New Orléans, dit H.H. qui venait d’arriver en voiture et serrait des mains en riant haut.

— On pourra visiter le vieux Carré ?

— Si vous avez du temps de reste, certainement, répondit Hugues Harlington.

Au moment d’embarquer, Clara Mussan marqua une certaine hésitation.

— Je me demande si je ne devrais pas faire demi-tour et rejoindre les autres à l’hôtel, chuchota-t-elle.

Maxime ne répondit pas. Il attendait qu’elle passe devant lui dans un sens ou dans un autre.

— Pas vous ?

— Non, dit-il fermement. J’ai pris mes risques.

Elle le regarda quelques secondes :

— Très bien, je prends les miens.

Ils purent s’asseoir ensemble et il fut satisfait de voir le syndicaliste à trois sièges devant eux. En revanche, Benito Rosario se trouvait de l’autre côté de la travée et leur adressa un petit signe d’amitié.

— Sympathique ? demanda Clara.

— Oui. Du moins il fait tout pour l’être.

A l’arrivée, un autre car les emporta tout de suite dans la direction du nord et à une cinquantaine de kilomètres ils pénétrèrent dans un immense domaine où l’harmonie des paysages, les champs de coton, la mousse espagnole aux arbres rappelaient les décors d’Autant en emporte le vent.

— Je parie qu’on va loger dans une de ces belles demeures à colonnes, fit Clara.

Elle gagna. Le car s’immobilisa devant l’une de ces immenses maisons blanches au milieu des exclamations ravies. Des domestiques noirs en tenue de valet attendaient sous le péristyle pour transporter les bagages.

— C’est insensé, disait Clara auprès de lui. Cette beauté, ce faste, ce retour dans le temps m’oppressent… Cela ne correspond pas du tout à ce que nous représentons.

— Que voulez-vous dire ?

Elle ne put lui préciser et il pensa qu’elle estimait que des chefs d’industrie n’avaient pas besoin de cet apparat en trompe-l’œil. De même il avait toujours été choqué par l’appareil de solennité dont s’entouraient les dirigeants de la Russie soviétique.

Chose curieuse, il fut installé dans la chambre mitoyenne de celle de Clara. Cela ne le préoccupa pas trop mais indisposa la jeune femme. Lorsqu’ils descendirent dans le parc, elle essayait de deviner qui avait pu répartir les chambres.

— Nous sommes plus étroitement surveillés qu’il n’y paraît, dit-elle.

— Nous n’avons pas essayé de nous cacher, lui rétorqua-t-il. Il est facile de conclure que nous ne sommes pas deux indifférents l’un pour l’autre, voilà tout.

Il venait d’allumer un Wilde Havana et elle une Gauloise filtre. Ils marchaient sous les grands arbres.

— Vous aimez votre femme ? demanda-t-elle soudain.

— Oui, bien sûr.

— Ne craignez rien, le rassura-t-elle, je ne fais pas une enquête pour mon propre compte. Nous aurons passé d’excellents moments ensemble et une fois à Paris tout sera terminé. C’est ainsi que je vois les choses. Mais ne craignez-vous pas qu’on exerce sur vous un chantage ?

— J’y ai songé. Je compte avouer la vérité à Patricia. Nous ne nous cachons rien.

— Bien, d’accord pour votre femme. Mais pour votre grand patron ? Croyez-vous qu’il appréciera ? Je le connais, c’est une sorte de puritain qui cache bien son jeu.

— Oui, il y a danger de ce côté-là. reconnut-il. Mais je ne vais pas m’en inquiéter à l’avance.

Le repas du soir fut exotique, servi par de grosses nounous noires qui paraissaient sorties d’un film. Maxime et Clara étaient certainement les seuls à ne pas tellement apprécier. Du moins ils le pensaient, lorsque Rosario les rejoignit, sa coupe de Champagne français à la main.

— Je n’arrive pas à m’intégrer au décor, dit-il en désignant discrètement le reste des Dynamiciens qui paraissaient vraiment à l’aise, qui riaient, parlaient haut et buvaient sec.

— J’ai l’impression qu’on nous fait en quelque sorte régresser, vous comprenez ? Il aurait été trop facile de nous projeter dans l’avenir au milieu d’un décor futuriste. Non, on nous reporte cent années en arrière dans une douceur de vivre qui, pour si artificielle qu’elle soit et qu’elle ait été, trouve un écho dans notre subconscient. Trop de films, de romans, de chansons nous ont imprégnés du Deep South… Souvenez-vous de cette série de télé, Les Mystères de l’Ouest. A l’époque, on trouvait ça psychédélique. Des aventures assez fantastiques dans un cadre de western… Un coup de génie en quelque sorte…

— Que craignez-vous ? demanda Clara fébrile.

— Une régression implique fatalement une ouverture de sa garde personnelle, de sa propre autodéfense. Peut-être serons-nous les seuls, nous trois, à garder assez de lucidité.

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