CHAPITRE XII

Rosario s’était procuré du café, des corn flakes, de la confiture et des toasts. Il déposa le plateau sur une chaise pliante. Maxime Carel, assis sur une autre le regardait faire sans rien dire.

— Vous sucrez beaucoup votre café ? Combien de cuillerées ? demanda l’Italien.

Maxime le regarda dans les yeux :

— Allez vous faire foutre !

— Vous avez tort de vous en prendre à moi… Je sais que l’attitude de Clara Mussan vous révolte, mais est-ce une raison pour m’en vouloir ?

Il désigna le plateau.

— Venez prendre quelque chose, manger un morceau… Au moins une tasse de café.

Le Français prit la tasse et but le liquide chaud. Cela lui fit du bien.

— Vous êtes un beau salaud, dit-il. Dès le début vous m’avez mené en bateau n’est-ce pas ?

Soudain très inquiet, Rosario sortit son calepin et se mit à griffonner quelque chose. Il arracha la feuille et la tendit à Maxime en mettant son doigt sur la bouche. Maxime sortit son briquet et sans même lire le message le brûla sous le regard surpris de l’Italien.

— Arrêtez cette ignoble comédie… Hier au soir dans ma chambre vous avez essayé de me duper. Qu’espériez-vous ? Que je vous ferais des révélations sensationnelles ? Avocat ? Mon œil ! Ils vous ont chargé de m’inspirer confiance pour mieux m’enfoncer.

Benito Rosario se leva et regarda autour de lui avec inquiétude.

— C’est ça, faites semblant de chercher les micros. Ah ! je peux dire que vous m’avez bien fait marcher… J’aurais dû me méfier dès notre rencontre dans le bar du Sheraton… Vous êtes venu vers moi, vous avez fait les premiers pas et dès lors vous ne m’avez plus quitté… Agissiez-vous de votre propre initiative ou bien aviez-vous reçu des ordres précis ? Je me demande si tout n’a pas commencé à Paris… Si je n’ai pas été sélectionné comme victime au sein de mon entreprise même. Dans le fond le grand patron s’est toujours plus ou moins douté que je n’étais pas le cadre supérieur idéal… J’avais beau éviter les pièges qu’il me tendait… Et puis il y a ma femme. Vous ne connaissez pas Patricia ? Vous devez quand même vous douter qu’elle n’est pas comme tout le monde hein ? Il n’y avait qu’à écouter cette vieille chipie de Josette Montel pour le percevoir. Même Clara Mussan en savait long sur elle… Oui, oui, oui, tout a dû se préparer à Paris… Du même coup on se débarrassait d’un type emmerdant et qui pouvait devenir inquiétant dans l’avenir… Et vous saviez que je devais devenir la « victime ». A mes côtés vous n’avez cessé de vous indigner, de vous révolter. Vous en rajoutiez même… Vous jouiez les inquiets, les angoissés… Vous deviez vous amuser follement à tisser autour de moi une toile d’araignée d’anxiété…

Rosario saisit son calepin et commença de griffonner.

— Inutile, mon vieux… Je le brûlerai comme le précédent sans même en prendre connaissance.

Interdit Rosario releva la tête, son stylo bille toujours appuyé sur la page du carnet.

— Mais bon sang ! hurla Maxime, cessez de jouer la comédie, puisque je sais qui vous êtes en réalité… D’ailleurs si vous aviez été vraiment ici comme une sorte d’agent secret vous auriez évité toute indiscrétion… N’est-ce pas le propre des agents secrets ? Ne faire confiance à personne ?…

Soudain la porte s’ouvrit et H.H. entra suivi de deux hommes armés. Sa bouche était fendue par un rire silencieux mais son regard étincelait. En trois enjambées il fut sur Rosario, lui arracha le calepin, et après y avoir jeté un coup d’œil le gifla à la volée.

— Son of a bitch… Dire que nous avions un salaud sous la main et que nous ne nous en doutions pas… Maintenant vous allez nous dire pour qui vous travaillez, et vite !

Il saisit Rosario par les revers de sa veste, le souleva presque de terre tout en le secouant. Il lui envoya un coup de genou dans le bas-ventre et lorsque Rosario rua, il le projeta sur les piles de chaises pliantes. L’Italien s’y empêtra, se tordant de douleur, ne parvenant pas à se redresser. Hugues Harlington saisit celle où se trouvait le plateau du petit déjeuner et, sans se soucier de la casse, la souleva au-dessus de sa tête pour la jeter sur Rosario.

— Vous parlerez, je vous le garantis !

Pétrifié, Maxime Carel assistait à la scène, doutant encore. Ce pouvait être une suite de la comédie jouée par Rosario. Pourtant lorsqu’il vit que ce dernier avait une blessure au front qui saignait, les traînées rouges sur son visage, il sortit de sa stupeur.

— Arrêtez !…

Il se précipita sur H.H. qui le balaya d’un revers du bras. Il partit en arrière, tomba dans les bras du garde qui le saisirent avec énergie.

— Vous allez le tuer ! cria-t-il en voyant H.H. relever une fois de plus cette chaise en métal et en velours.

L’Américain resta avec la chaise au-dessus de sa tête, puis la jeta sur le côté, se retourna vers lui.

— Vous avez raison… Je pourrais le tuer tout de suite, alors que nous avons tout le temps.

Il fit trois pas, s’arrêta à quelques centimètres de Maxime :

— Pauvre petit con, dit-il en Français.

Agitant sous le nez de Maxime le calepin, il ricana :

— Sans vous, on passait à côté de ce salaud… Il aurait pu quitter Bois-Jolis sans qu’on se doute qu’il nous avait espionnés… Maintenant on va fouiller sa chambre, ses affaires et puis on le fera parler… Toi aussi, Frenchie, il faudra que tu parles, que tu nous racontes tout ce que tu sais sur lui… Il t’écrivait des petits poulets de ce genre, hein ?

Levant le calepin, il lut :

— Pour l’amour du ciel arrêtez de parler ainsi… Je vous jure qu’il y a des micros et que je suis ici pour récolter des renseignements. Je suis votre seul ami…

Sa main épaisse tapota la joue de Maxime :

— Brave, boy… Gentil… Complètement con, mais gentil, hey ?… On se croyait le plus fort, mais on s’est quand même laissé intoxiquer.

Maxime lui cracha au visage, mais H.H. se mit à rire encore plus fort et continua de lui donner de petites gifles pas très douloureuses.

— Tu peux cracher… Tout à l’heure tu n’auras peut-être pas assez de salive pour former tes mots, mon joli petit con…

Les deux gardes sur un signe projetèrent Maxime dans la pièce et lorsqu’il se releva ils avaient disparu tous les trois. Il commença de retirer les chaises pliantes pour dégager Rosario, l’aida à se relever.

— Je ne sais que vous dire…

— Alors taisez-vous, nom de Dieu !

Benito s’assit, sortit un mouchoir pour l’appuyer en boule contre son entaille. Debout, devant lui, Maxime ne s’était jamais senti aussi humilié, minable, sans ressort.

— Regardez s’il reste du café dans le pot. Il ne s’est pas cassé et il a un couvercle étanche.

Il en restait un peu mais les deux tasses étaient brisées. Rosario le but à même le pot, le tendit à Maxime qui secoua la tête.

— Buvez-en, insista l’Italien.

Maxime en avala deux gorgées, lui rendit le pot. Il déplia une chaise et s’assit :

— Je me suis laissé intoxiquer moi aussi. Tout a chaviré après la comparution de Clara Mussan… J’ai cru…

— Taisez-vous.

Maxime hocha la tête, sortit machinalement se boîte de Wilde Havana.

— Vous en vouiez ?

— Non, et ne fumez pas… La pièce est petite et nous respirerions mal… Vous aurez besoin d’avoir un organisme parfaitement oxygéné.

Il ne comprenait pas ce que voulait dire l’Italien mais il lui obéit, remit la boîte dans sa poche. Il ne voulait penser à rien mais c’était impossible.

— Que vont-ils faire de nous ?

— Vous avez entendu H.H. ?

— Il bluffait, non ?

— Vous croyez qu’ils vont prendre le risque de nous laisser repartir vivants ?

Maxime se dressa et regarda autour de lui. Il commença de transporter des chaises pliantes pour les empiler dans un autre coin. Rosario le regardait faire sans paraître l’approuver ni sans chercher à l’aider. Il finit par dégager un étroit passage jusqu’à une fenêtre dont il tira les rideaux, soupira de découragement en découvrant le verre martelé qui empêchait de voir à l’extérieur. Mais il pouvait distinguer parfaitement les trois ombres verticales de la grosseur d’un gros pouce.

— Il y a des barreaux, dit-il.

— Qu’espériez-vous ? De toute façon il y a aussi des types armés à l’extérieur.

— Des Dynamiciens comme nous, rétorqua Maxime. Vous ne pensez quand même pas qu’ils oseraient tirer ? Ils finiront par se lasser de cette mise en condition, de toute cette violence.

— Vous me paraissez bien optimiste…

— Si je…

Il mima le geste de casser la vitre. Rosario secoua la tête.

— Vous les alerterez pour rien.

— Nous n’allons pas nous laisser traiter ainsi… Si je la casse, je peux crier à l’aide… Il est impossible que personne ne réponde à cet appel… Il y a des gens indécis, des femmes…

Brusquement la porte s’ouvrit et ils entrèrent. Une demi-douzaine. H.H. bien sûr, mais aussi Marcel Pochet, Pierre Montel et sa femme, Perney de Viel collègue de Maxime et un autre Français. Ils avaient en main des bas de femme remplis d’une matière qui en faisait des sortes de matraques obscènes en forme d’énormes phallus.

Rosario se leva, mais Pochet le frappa à la tête et il s’effondra. Maxime Carel se mit à leur lancer des chaises mais bientôt il n’eut plus de projectiles faciles à saisir. Les sièges s’emmêlaient les uns les autres et alors qu’il se baissait il reçut un coup très mou sur le crâne. Il ne perdit pas conscience mais fut incapable de rester debout. Tout le corps lui faisait mal. Le coup porté avec un bas rempli de sable se répercutait dans tous les muscles. Il se souvenait que c’était le procédé adopté par certains policiers pour ne pas laisser de trace. Il se retrouva hébété, assis sur son derrière, assista à une scène incroyable. Ils s’acharnaient tous sur Rosario et Josette Montel ne cessait de lever et d’abaisser son bas-matraque.

Il essaya de leur crier d’arrêter, qu’ils allaient le tuer. Mais aucune parole ne sortit de sa bouche. Il essaya de se relever mais un deuxième coup l’atteignit à la base du cou et le tétanisa de nouveau.

Cependant, il entendit H.H.

— Nous le ferons piétiner par les buffles… Lorsqu’on le récupérera, il ne sera qu’une bouillie… Maintenant il faut qu’il nous dise ce qu’il fait ici et qui l’a envoyé.

Comme dans un rêve, il vit Pochet saisir Rosario à bras-le-corps, l’asseoir sur une chaise. Quelqu’un rapporta un seau d’eau qu’on lui jeta au visage. Rosario devait être maintenu sur son siège et sa tête ballottait dans tous les sens. H.H. lui tira les cheveux et il ouvrit les yeux. L’Américain approcha son visage du sien :

— Qui vous envoie ?

Maxime vit les lèvres de Rosario remuer mais n’entendit aucun son. De fureur H.H. le souleva du siège par les cheveux et il gémit faiblement de douleur. Carel vit des larmes couler de ses yeux.

— Qui ?

Josette Montel se mit à hurler nerveusement :

— Il faut le faire parler, il faut le faire parler…

H.H. eut un petit sourire satisfait et se recula légèrement comme pour lui laisser la place. Maxime vit cette femme se pencher vers Rosario et pointer l’ongle laqué de rouge de son index vers son œil droit :

— Si vous ne parlez pas je vous le crève.

Montel posa la main sur l’épaule de sa femme mais elle se dégagea avec impatience.

— Allons, monsieur Montel, gouailla Pochet, pourquoi voulez-vous l’en empêcher ?

— Vous n’allez pas lui laisser faire ça…

— Si monsieur Rosario veut bien se montrer raisonnable, nous l’en empêcherons, dit H.H.

Mme Montel se redressa et Maxime lui trouva un air égaré. Jamais, s’il en réchappait, Patricia ne voudrait le croire lorsqu’il lui décrirait cette scène hallucinante.

— Rosario, nous allons vous frapper de nouveau avec ces bas rempli de sable. Vous savez fort bien que nous pouvons détériorer certaines fonctions vitales définitivement. Votre secret mérite-t-il que vous soyez estropié pour la vie ?

Rosario bougea ses lèvres. Elles paraissaient à la fois sèches et gluantes. Elles se détachaient difficilement et Maxime apercevait des filets de glaire jaune.

— Pourquoi dites-vous que nous vous tuerons. Si vous parlez nous vous accorderons peut-être la vie…

Parmi les six, seul Montel réagissait à ses paroles. Du moins nerveusement. Il avait un tic qui retroussait le coin droit de sa bouche vers son oreille et découvrait un vide dans sa mâchoire du haut. Maxime se demanda stupidement comment un homme pareil pouvait accepter l’absence de plusieurs dents.

— Vous êtes un agent communiste ? Gauchiste ?

H.H. parut réfléchir et attendit quelques secondes :

— On dit que vous avez eu des contacts secrets avec les syndicalistes de votre entreprise… Je n’avais pas tellement attaché d’importance à cette information… C’est tout à fait normal pour un patron… Mais y a-t-il autre chose ?

Josette Montel passa devant lui et Rosario poussa un hurlement. Maxime trouva l’énergie de se redresser mais un coup léger le renvoya à terre. Marcel Pochet veillait sur lui.

Lorsque la femme s’écarta il vit qu’elle lui avait labouré la joue droite de ses ongles carminés. Quatre griffures profondes d’où le sang sourdait.

— Ne soyez pas têtu, Rosario. Nous irons jusqu’au bout s’il le faut et vous le savez bien.

Montel reculait vers la porte, mais Perney de Viel lui barra le passage, courtois, souriant mais ferme. Montel resta mi-tourné, les yeux obstinément baissés.

— Que dites-vous ?

H.H. venait de s’incliner violemment.

— Maroni ? Maroni le sénateur ? La commission Maroni qui enquête sur le financement des Clubs ? C’est bien ça ? Un ami à vous… Je comprends tout maintenant… Le rapport Marlow…

H.H. se redressa et son visage se ferma.

— Que dit-il ? demanda Josette Montel. Qui est ce Marlow ?

— Un homme qui nous avait cherché des ennuis… Un agent communiste.

Maxime se rendait compte qu’il mentait, qu’il était gêné par la présence des autres.

— La commission Maroni… s’inquiéta Montel. Mais dans ce cas…

— Dans ce cas, monsieur Montel ? fit H.H. en le regardant sévèrement.

— Rien, rien du tout, fit le Français en secouant la tête.

Et puis, soudain H.H. les poussa tous au-dehors, les suivit. Maxime fut surpris par ce départ précipité.

— Hé attention !

Rosario basculait sur le côté. Il se traîna aussi rapidement que possible mais ne put l’empêcher de tomber lourdement sur le sol. De ses pieds il écarta la chaise qui les gênait, toujours incapable de se mettre debout. Il ramassa le mouchoir de Rosario roulé en boule, lui essuya maladroitement le visage.

— Nous sommes seuls… Vous n’avez plus rien à craindre.

Il y avait des chaises partout, celles qu’il avait lancées sur les six personnes.

— Comment vous sentez-vous ? murmura-t-il inquiet.

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