17 Manipulations

Ménageant sa jambe droite raide, Thom esquissa une révérence, sa cape de trouvère étincelant de toutes ses couleurs. Malgré ses paupières lourdes, il réussit à parler d’un ton guilleret :

— Bonjour à vous ! Bonjour à vous !

Une fois redressé, il lissa voluptueusement sa longue moustache blanche.

Les serviteurs en tenue noir et or parurent surpris. Délaissant le coffre rouge laqué aux incrustations d’or – et au couvercle cassé – qu’ils s’apprêtaient à soulever, deux solides gaillards se redressèrent, l’air dubitatifs. Devant eux, trois femmes cessèrent de passer la serpillière. Dans le couloir désert, à une heure si matinale, tout prétexte permettant de marquer une pause était bon à prendre.

Les épaules voûtées et les yeux cernés, les domestiques paraissaient au moins aussi fatigués que Thom.

— Bien le bonjour à toi, trouvère, dit la plus âgée des trois femmes. (Un peu ronde, le visage ordinaire, elle se montrait chaleureuse malgré sa méfiance.) Nous pouvons t’aider ?

Thom sortit quatre balles de couleur de sa manche et commença à jongler.

— Je passe dans les couloirs, m’efforçant de remonter le moral des gens. Un artiste doit s’engager selon ses moyens.

En d’autres circonstances, Thom aurait utilisé plus de quatre balles. Mais dans son état de fatigue, un jonglage pourtant basique était déjà un lourd défi à relever pour sa concentration. Quand avait-il failli laisser tomber une cinquième balle ? Deux heures plus tôt ? En bon saltimbanque, il transforma un bâillement en sourire, histoire de ne pas trahir son épuisement.

— Une nuit terrible, dit-il. Les gens ont bien besoin qu’on leur remonte le moral…

— Le seigneur Dragon nous a sauvés, souffla une des plus jeunes femmes.

Mince et jolie, elle avait dans le regard une lueur de cupidité qui incita Thom à la plus grande prudence. Si elle était intéressée mais honnête, elle pouvait lui être utile, car sa loyauté lui resterait acquise une fois qu’il l’aurait achetée. En ce moment, il ne crachait pas sur une paire de mains susceptible de déposer un message au bon endroit, ni sur des oreilles capables de surprendre des choses intéressantes et encore moins sur une bouche disposée à répéter ce qui l’arrangeait partout où il l’estimait utile.

Vieil imbécile, tu as assez de mains, d’oreilles et de bouches ! Alors, cesse de t’emballer à cause d’une jolie poitrine et méfie-toi de cette lueur, dans ses yeux.

Cela dit, la femme semblait penser ce qu’elle venait de dire et un des deux jeunes hommes acquiesça gravement.

— C’est vrai, approuva Thom. Je me demande quel Haut Seigneur était responsable des quais, hier ?

Furieux contre lui-même, le trouvère faillit laisser tomber ses balles. Une approche si directe et si maladroite, un type comme lui ? L’effet de la fatigue, sans doute. Il aurait été bien plus à sa place dans son lit. Et ce depuis des heures.

— Les quais sont sous la responsabilité des Défenseurs, répondit la doyenne des femmes. Tu ne le sais pas, bien sûr… Les Hauts Seigneurs ne s’embêtent pas avec ces détails.

Bien entendu, Thom savait très bien tout ça.

— C’est ainsi que ça fonctionne ? Eh bien, je ne suis pas d’ici, ce qui explique mon ignorance.

Thom passa d’un cercle simple à une double boucle. Pour un profane, cet exercice de jonglage semblait très difficile, alors que ce n’était pas le cas. La jeune femme au regard de prédatrice applaudit.

Maintenant qu’il s’était engagé dans cette affaire, décida Thom, autant aller jusqu’au bout. Mais quand il en aurait terminé, ce serait pour commencer sa nuit. Sa nuit ? Alors que le soleil se levait ? Un détail, dans de telles circonstances.

— On peut quand même trouver lamentable que personne ne se soit interrogé sur la présence de ces barges. Surtout que leurs rampes levées dissimulaient des Trollocs… Attention, je ne dis pas que quelqu’un connaissait la présence des monstres.

La double boucle menaçant de tourner à la catastrophe, le trouvère repassa à un simple cercle. De sa vie, avait-il déjà été si épuisé ?

— J’aurais cru qu’un des Hauts Seigneurs se serait posé la question.

Les deux jeunes types se regardèrent, le front plissé. Thom eut un petit sourire… Une autre graine plantée sans difficulté, si on oubliait une soudaine maladresse. Une nouvelle rumeur en naîtrait, même si ces gens savaient qui était chargé des quais. Les ragots se répandant à toute vitesse – et cette rumeur-là ferait sans nul doute le tour de la ville –, un nouveau soupçon augmenterait bientôt la méfiance innée des gens du peuple pour la noblesse.

Vers qui se tournerait le peuple s’il suspectait les nobles de trahison ? Vers l’homme que les Hauts Seigneurs détestaient, à savoir le seigneur Dragon – ce héros qui avait sauvé la Pierre menacée par des Créatures des Ténèbres.

L’heure était venue pour Thom de laisser cette petite graine pousser sans lui. Si les semailles avaient pris, rien de ce qu’il ajouterait ne pourrait stimuler la croissance de l’utile mensonge. Thom avait planté d’autres graines tout au long de la nuit, mais il ne voulait surtout pas qu’on connaisse son rôle de « jardinier » des contrevérités publiques.

— Les Hauts Seigneurs se sont battus comme des lions, aujourd’hui. J’ai même vu…

Les femmes recommencèrent à briquer et les deux jeunes hommes soulevèrent leur coffre et s’en allèrent d’un pas vif.

— Je peux aussi donner du travail à un trouvère, dit la majhere dans le dos de Thom. Une paire de bras est une paire de bras !

Le trouvère se retourna, jeta un regard appuyé à sa patte raide et s’inclina devant la gouvernante du palais.

Cette femme n’était pas bien grande, mais elle devait peser plus lourd que lui. Le visage plat comme une enclume – le bandage qui ceignait son front n’arrangeait rien –, la majhere était accablée d’un double menton et ses petits yeux sombres semblaient comme naufragés sur son visage bovin.

— Bien le bonjour à toi, gracieuse dame ! Accepte ce petit cadeau qui t’aidera à mieux apprécier cette nouvelle journée.

Thom fit des arabesques dans l’air et tira du néant une fleur jaune qu’il cachait en réalité dans sa manche. Malicieux, il la piqua dans les cheveux grisonnants de la gouvernante, glissant la tige sous le gros pansement. La majhere la retira immédiatement, bien sûr, puis lui jeta un regard soupçonneux. Exactement ce que voulait Thom. En boitillant, il s’éloigna de la mégère et fit mine d’être sourd lorsqu’elle lui cria quelque chose.

Un cauchemar, cette femme… Si on l’avait lâchée sur les Trollocs, elle les aurait balayés et lessivés, au sens propre de ces verbes.

Thom étouffa un bâillement derrière sa main et ses mâchoires craquèrent. Il se faisait trop vieux pour ces âneries, vraiment… Des nuits blanches, des batailles et des complots… Plus de son âge, tout ça ! Il aurait dû vivre dans une ferme, bien tranquille. Avec des volailles. Il y en avait dans toutes les exploitations dignes de ce nom, ainsi que des moutons. Des bêtes très paisibles, celles-là. Les bergers ne semblaient pas s’épuiser à la tâche puisqu’ils passaient le plus clair de leur temps à jouer de la cornemuse. Lui, ce serait plutôt de la harpe. Non, de la flûte. En plein air, les cordes s’abîmaient trop vite. Bien entendu, il y aurait une petite ville pas très loin, avec une auberge et des clients avides d’assister à ses représentations.

Thom salua deux serviteurs d’un fort joli mouvement de sa cape. Par la chaleur ambiante, le seul avantage de ce vêtement, c’était de montrer à tous qu’ils avaient affaire à un trouvère. Presque chaque fois, les quidams s’arrêtaient, espérant qu’il leur improviserait un petit quelque chose. Une réaction très gratifiante. Oui, une ferme aurait ses vertus. La tranquillité, la solitude… À condition qu’il y ait de la vie pas trop loin.

Le trouvère poussa la porte de sa chambre… et se pétrifia.

Moiraine se redressa sur son tabouret, imperturbable comme si elle avait le droit de fouiner dans les documents étalés sur la table, et tira sur le devant de sa robe. Devant lui, Thom avait désormais une très jolie femme disposée à tout faire pour lui plaire, y compris rire à ses mauvaises blagues.

Vieil abruti ! C’est une Aes Sedai et tu es trop fatigué pour aligner correctement deux pensées.

— Je te souhaite bien le bonjour, Moiraine Sedai, dit-il en accrochant sa cape à une patère.

Prudent, il évita de regarder le nécessaire à écrire toujours glissé sous la table. Inutile de laisser deviner à sa visiteuse que cet objet comptait à ses yeux. Quand elle serait partie, vérifier la serrure ne servirait à rien. Avec le Pouvoir, elle avait très bien pu la déverrouiller puis la refermer sans laisser de traces. Fatigué comme il l’était, il ne se rappelait plus s’il avait laissé quelque chose de compromettant dans sa boîte à malice. Ou ailleurs dans la chambre. À première vue, tout était à sa place, donc Moiraine s’était seulement intéressée à la table. Et là, il n’était pas assez idiot pour avoir exposé aux quatre vents ses petits secrets. Dans les quartiers des serviteurs, les portes n’avaient ni serrure ni loquet.

— Je t’aurais bien offert à boire, mais je n’ai rien, à part de l’eau.

— Je n’ai pas soif, répondit Moiraine.

Elle se pencha en avant et la pièce se révéla assez petite pour qu’elle puisse poser une main sur le genou droit de Thom. Il sentit comme une série de piqûres d’épingle.

— Dommage qu’il n’y ait pas eu une guérisseuse près de toi, lorsque c’est arrivé. Désolée, mais il est trop tard pour intervenir.

— Dix guérisseuses n’auraient pas suffi. C’est l’œuvre d’un Demi-Humain.

— Je sais.

Oui, et que sais-tu d’autre ?

Thom tira son seul fauteuil de sous la table… et dut ravaler un juron. Il se sentait frais et dispos comme s’il venait de se réveiller et son genou ne lui faisait plus mal. Sa jambe était toujours un peu raide, mais l’articulation allait mieux que jamais depuis le jour où il avait été blessé.

Elle ne m’a même pas demandé si j’acceptais la guérison. Que la Lumière me brûle ! elle cherche quoi ?

Thom prit garde à ne pas plier la jambe. Si elle ne l’interrogeait pas, il n’avait aucune intention d’accuser réception de son cadeau.

— Hier fut une journée intéressante, dit Moiraine tandis que le trouvère s’asseyait.

— Pour des Trollocs et des Myrddraals, j’emploierais un autre adjectif.

— Je ne songeais pas à eux. Le Haut Seigneur Carleon est mort lors d’un accident de chasse. Son ami Tedosian l’a pris pour un sanglier. Ou un cerf…

— Première nouvelle, marmonna Thom.

Même si Moiraine avait trouvé le billet assassin, elle n’avait pas pu remonter jusqu’à lui. Carleon lui-même aurait cru reconnaître son écriture. Cela dit, il avait affaire à une Aes Sedai, et s’il se laissait aller à l’oublier, le regard serein mais perçant de son interlocutrice le lui rappellerait.

— Dans les quartiers des domestiques, les ragots vont bon train, mais je ne tends jamais l’oreille.

— C’est vrai ? Dans ce cas, tu ignores sûrement que Tedosian est tombé malade une heure après son retour à la Pierre. Le pauvre a seulement eu le temps de boire le verre de vin que sa femme lui avait servi. Quand elle a manifesté l’intention de veiller sur lui, ce grand sensible en a pleuré, paraît-il. De joie, devant tant d’amour, peut-on supposer. Elle a juré de ne pas le laisser une seconde tant qu’il n’aurait pas quitté le lit. Vivant ou mort…

Moiraine savait tout. Comment ? Impossible à dire, mais elle savait, ça ne faisait pas de doute. Mais pourquoi lui révélait-elle son jeu ?

— Une tragédie, lâcha Thom d’un ton superbement détaché. Rand a besoin de tous les Hauts Seigneurs loyaux disponibles.

— Loyaux ? Voilà un adjectif que je n’emploierais pas pour ces deux-là. Même entre eux, la confiance ne régnait pas. Ils dirigeaient la faction qui désire tuer Rand puis oublier qu’il a un jour arpenté ce monde.

— Non, vraiment ? Moi, je ne sais rien de tout ça… Les hautes ou basses œuvres des grands de ce monde ne sont pas faites pour les artistes.

Moiraine eut un rire de gorge avant de réciter :

— Thomdril Merrilin, surnommé jadis le Renard Gris par des gens qui le connaissaient ou qui avaient des raisons d’en savoir long sur lui. Barde à la cour d’Andor, amant de la reine Morgase après la mort de Taringail. Une mort dont Morgase aurait dû se féliciter, si elle avait su que le cher défunt projetait de la faire assassiner pour régner à sa place. Mais nous parlions de Thom Merrilin, un homme, dit-on, qui pouvait jouer au Grand Jeu en dormant. Quel dommage qu’il ne soit plus qu’un simple trouvère. Mais garder son vrai nom, quel panache ! Ou quelle arrogance !

Thom parvint de justesse à dissimuler son trouble. Que savait cette femme ? Déjà beaucoup trop de choses, même si elle n’avait plus rien à ajouter. Mais elle n’était pas la seule à pouvoir jouer à ce jeu-là.

— Puisqu’on parle de nom, dit Thom, c’est surprenant ce qu’on peut en tirer comme informations. Moiraine Damodred… Dame Moiraine de la maison Damodred du Cairhien. La plus jeune demi-sœur de Taringail. Nièce du roi Laman… et Aes Sedai, ne l’oublions pas ! Une Aes Sedai qui aide le Dragon Réincarné depuis longtemps – avant même d’avoir pu savoir qu’il n’était pas un pauvre idiot de plus capable de canaliser le Pouvoir. Une femme qui a des relations de très haut niveau à la Tour Blanche, sinon, elle ne prendrait pas des risques si fous. Quelqu’un de bien placé dans le Hall de la Tour ? Non, plus d’une seule personne. Si ça se savait, ça ferait du bruit, mais pourquoi l’ébruiter ? Quand on peut laisser un vieux trouvère se tapir dans son trou, au cœur des quartiers des domestiques ? Un vieux type qui joue de la harpe et raconte des histoires inoffensives.

Moiraine était-elle déstabilisée ? Même si elle avait chancelé intérieurement une fraction de seconde, ça n’avait pas eu d’effet visible.

— Les spéculations sont toujours dangereuses, parce qu’on n’a par définition aucune preuve… Je n’utilise pas de mon plein gré le nom de ma maison, parce qu’elle a une réputation épouvantable et… amplement méritée. Laman a coupé Avendoraldera et ça lui a coûté son trône et sa vie. Depuis la guerre des Aiels, la réputation de ma maison a encore empiré. Et là aussi, c’est mérité.

Rien n’ébranlerait donc cette femme ?

— Que veux-tu de moi ? demanda Thom, agacé.

— Elayne et Nynaeve embarqueront aujourd’hui pour Tanchico. Une ville très dangereuse. Ton savoir et tes compétences pourraient leur sauver la vie.

Ainsi, c’était ça, le but ? Séparer Thom de Rand, afin que le gamin soit sans défense contre les manipulations de l’Aes Sedai.

— Tanchico est une ville dangereuse, c’est vrai, mais ça n’est pas nouveau. Je ne souhaite rien de mal à ces deux jeunes femmes ; pourtant, je n’ai aucune envie de glisser la tête dans un nid de vipères. Je me fais trop vieux pour ces bêtises. J’envisage de vivre dans une ferme, bien au chaud, dans la quiétude.

— La quiétude te tuerait en quelques semaines, fit Moiraine. (Tandis qu’elle arrangeait les plis de sa robe, Thom eut l’impression qu’elle tentait de dissimuler un sourire.) En revanche, Tanchico n’aura pas ta peau. J’en suis certaine, et sur le Premier Serment, tu sais que c’est la vérité.

Thom ne put s’empêcher de froncer les sourcils. Une Aes Sedai ne pouvait pas mentir, d’accord, mais comment savait-elle qu’il survivrait ? Moiraine n’avait pas le don de prédiction, elle ne s’en était jamais cachée. Pourtant…

Que la Lumière la brûle !

— Pourquoi irai-je à Tanchico ?

— Pour protéger Elayne, la fille de Morgase.

— Je n’ai pas vu la reine depuis quinze ans. Et la Fille-Héritière était une enfant, à l’époque.

Moiraine hésita, mais quand elle se jeta à l’eau, sa voix ne trembla pas :

— Et la raison de ton départ d’Andor ? Un neveu nommé Owyn, je crois ? Un de ces crétins capables de canaliser, comme tu dirais. Les sœurs rouges auraient dû le ramener à la Tour Blanche, comme tous les hommes de ce genre, mais elles l’ont apaisé sur place et abandonné à la merci de ses voisins.

Thom se leva, renversant son siège, puis il dut se tenir à la table, parce que ses genoux tremblaient. Après avoir été apaisé, Owyn n’avait pas survécu très longtemps, chassé de chez lui par de soi-disant amis qui ne supportaient pas de laisser vivre parmi eux un homme ayant eu l’aptitude de canaliser. Quand une personne n’avait plus envie de continuer, on ne pouvait rien faire. Thom s’était révélé impuissant, et il n’avait pas davantage pu sauver la jeune épouse de son neveu, suicidée moins d’un mois après la mort de son mari.

Le trouvère se racla la gorge.

— Pourquoi me racontes-tu tout ça ?

De la compassion passa sur le visage de Moiraine. Et une ombre de regret ? Non, pas chez une Aes Sedai. Et la compassion ne devait pas être sincère.

— Je n’aurais rien dit, si tu avais accepté d’accompagner Elayne et Nynaeve.

— Pourquoi ?

— Parce que si tu changes d’avis, je te donnerai les noms de ces sœurs rouges. Lors de notre prochaine rencontre, bien entendu. Et j’ajouterai celui de la femme qui leur donnait des ordres, car elles n’ont pas agi de leur propre initiative. Thom, ce n’est pas un piège. Nous nous reverrons, car tu ne mourras pas au Tarabon.

— Et qu’est-ce que j’en ficherais, de ces noms ? L’identité d’Aes Sedai protégées par toute la puissance de la Tour Blanche !

— Un expert du Grand Jeu sait faire flèche de tout bois. Ces femmes ont mal agi et on n’aurait pas dû pardonner leur faute.

— Moiraine, aurais-tu l’obligeance de me laisser ?

— Je te montrerai que toutes les Aes Sedai ne sont pas comme ces criminelles.

— S’il te plaît !

Thom resta appuyé à la table jusqu’à ce que sa visiteuse soit sortie. Pas question qu’elle le voie tituber, ni qu’elle le regarde pleurer en silence.

Owyn, mon pauvre garçon… Je suis arrivé trop tard. Mais j’étais trop pris par ce maudit Grand Jeu.

Thom s’essuya les joues. Au Grand Jeu, Moiraine était de taille à affronter n’importe qui. Elle l’avait dominé dès le début, tirant sur des fils qu’il croyait bien cachés. Elayne… La fille de Morgase. Pour la reine, il gardait un peu de tendresse – peut-être un peu plus que ça –, mais comment abandonner une enfant que jadis on faisait sauter sur ses genoux ?

Cette petite à Tanchico ? Même sans la guerre, cette ville la dévorerait vivante. Et là, c’est un repaire de loups enragés. De plus, Moiraine me donnera les fameux noms…

Tout ça s’il consentait à laisser Rand entre les mains des Aes Sedai. Comme il avait abandonné Owyn. Moiraine le tenait comme un serpent enroulé autour d’un bâton.

Que la Lumière la brûle !


Glissant le bras dans la hanse de son nécessaire à broderie, Min releva de l’autre main l’ourlet de sa robe et sortit d’un pas léger du réfectoire où elle venait de prendre son petit déjeuner. Le dos bien droit, elle aurait pu porter un gobelet de vin sur la tête sans en renverser une goutte. Rien d’étonnant quand on songeait qu’elle était incapable, dans cette fichue tenue, d’allonger correctement le pas. Si elle ne le remontait pas, l’ourlet de la robe étroite frottait contre le sol et elle risquait à tout moment de se prendre les pieds dedans.

De plus, elle aurait parié que Laras ne la quittait pas des yeux.

Jetant un coup d’œil derrière elle, Min constata qu’elle ne se trompait pas. La Maîtresse des Cuisines – une vraie barrique de vin sur pattes – lui souriait depuis la porte du réfectoire, dont elle obstruait présentement l’entrée. Qui aurait pensé que Laras était dans sa jeunesse une beauté ou qu’elle avait une tendresse particulière pour les jolies filles se montrant volontiers charmeuses ? Les « enjouées », comme elle les appelait.

Et qui aurait deviné qu’elle déciderait de prendre « Elmindreda » sous son aile imposante ? Une situation qui n’avait rien de confortable. Laras gardait sur Min un œil protecteur capable de la localiser partout dans la Tour Blanche.

Min rendit son sourire à Laras puis tapota ses cheveux désormais coiffés en un chignon bien rond.

Fichue bonne femme ! Elle n’aurait pas un chaudron sur le feu, ou quelque fille de cuisine à sermonner ?

Laras fit un signe de la main que Min lui rendit également. Offenser une femme qui la surveillait de si près n’aurait pas été une bonne idée, surtout alors qu’elle ignorait combien d’erreurs elle était susceptible de commettre. Laras connaissait toutes les astuces des « enjouées », et elle entendait combler les lacunes de Min en la matière.

La broderie était une grossière erreur, songea la jeune femme en s’asseyant sur un banc à l’ombre d’un grand saule. Pas du point de vue de Laras, mais du sien propre. Sortant son canevas du nécessaire, elle étudia sombrement son ouvrage de la veille. Plusieurs boucles d’un jaune maladif et un motif censé être une rose jaune clair – mais personne n’aurait deviné, sans explications de sa part. Bref, elle n’était pas douée, pensa-t-elle en sortant ses aiguilles. Cela dit, Leane avait parfaitement raison : une femme pouvait rester assise des heures avec son canevas sur les genoux, et personne ne trouvait ça bizarre. Un prétexte parfait pour espionner qui on voulait tout le temps qu’on désirait. Cela dit, un peu de talent pour la broderie n’aurait pas été du luxe.

Au moins, c’était une matinée parfaite pour être à l’extérieur. Un soleil étincelant brillait dans un ciel dégagé où quelques nuages blancs dérivaient histoire de souligner la perfection du bleu céruléen. Embaumant le parfum des roses fraîchement écloses, une brise légère caressait les grands massifs de partenelle piquetés de fleurs jaune et blanc. Très bientôt, les sentiers de gravier seraient pris d’assaut par des gens affairés – un échantillon de toute la population de la tour, des Aes Sedai aux garçons d’écurie.

Une matinée parfaite… et idéale pour observer sans se faire remarquer. Avec un peu de chance, la « pêche » serait bonne.

— Elmindreda ?

Min sursauta, se piqua le doigt et le porta à ses lèvres. Puis elle se tourna sur le banc, prête à sermonner Gawyn de l’avoir effrayée ainsi. Mais Galad était avec lui. Plus grand que son compagnon, il marchait avec une grâce de danseur et la puissance contenue d’un véritable athlète aux muscles longilignes. Longues et fines, ses mains aussi évoquaient à la fois l’élégance et la force. Quant à son visage… Eh bien, c’était tout simplement le plus bel homme que Min avait jamais vu !

— Arrête de sucer ton doigt ! lança Gawyn, souriant. Nous savons que tu es une adorable petite fille. Inutile de nous en faire la démonstration.

Rosissant, Min retira son doigt de sa bouche et se retint de foudroyer l’insolent du regard – une réaction qui n’aurait pas collé au personnage d’Elmindreda. Gawyn n’avait pas eu besoin des ordres ni des menaces de la Chaire d’Amyrlin pour garder le secret de son amie, car il avait suffi qu’elle le lui demande, mais il ne manquait pas une occasion de la taquiner sur son « personnage ».

— Ne te moque pas d’elle, Gawyn, intervint Galad. Maîtresse Elmindreda, il n’avait pas l’intention de te froisser. Mille excuses, mais ne nous sommes-nous pas déjà rencontrés ? Quand tes yeux lançaient des éclairs sur ce jeune impertinent, j’ai eu l’impression qu’on se connaissait.

Min baissa pudiquement les yeux.

— Seigneur Galad, si je t’avais croisé, je ne t’aurais sûrement pas oublié, minauda-t-elle de sa plus belle voix de jeune écervelée.

Furieuse de s’être trahie, la jeune femme rougit de colère, une réaction qui ajouta de la crédibilité à son personnage de jeune donzelle effarouchée.

Elle ne se ressemblait plus du tout, dans ce rôle, la robe et la coiffure faisant seulement fonction d’adjuvants. Lors d’une visite en ville, Leane avait acheté un incroyable assortiment de crèmes, de poudres et d’autres substances bizarres hautement parfumées. Impitoyable, elle avait formé Min jusqu’à ce qu’elle soit capable d’utiliser ces cosmétiques en dormant. Désormais, elle avait des pommettes clairement dessinées et des lèvres bien plus rouges qu’à l’accoutumée. Du fard mettait en valeur ses paupières et une poudre très fine faisait ressortir ses cils, agrandissant artificiellement ses yeux. Rien à voir avec elle, en d’autres termes !

Quelques novices l’avaient complimentée pour sa beauté et il arrivait qu’une Aes Sedai la traite de « très jolie fille ». Bien entendu, elle détestait ça. Si la robe était superbe, certes, elle abominait tout le reste. Mais quand on optait pour un déguisement, il fallait jouer le jeu jusqu’au bout.

— Oui, si tu le connaissais, tu ne l’aurais pas oublié, marmonna Gawyn, non sans amertume. Je ne voulais pas te déranger en plein travail. Ce sont bien des hirondelles que tu brodes ? Mais tu es sûre, pour le jaune ?

Min rangea le canevas dans son nécessaire.

— Mais je voulais ton avis sur cet ouvrage, dit Gawyn en glissant dans la main de la jeune femme un petit livre relié de cuir visiblement très vieux. Explique à mon frère que c’est absurde. Toi, il t’écoutera peut-être.

Min étudia le livre. La Tradition de la Lumière, par Lothair Mantelar. Puis elle le feuilleta et lut un passage au hasard :

— « En conséquence, oublie toute idée de plaisir, car le bien est une pure abstraction, un idéal cristallin et limpide dont les émotions humaines troublent l’éclat. Surtout, ne soigne pas la chair. Elle est faible et inutile, alors que l’esprit est fort. Les sensations occultent la raison et les passions sont les ennemies des actes vertueux. Que ta joie vienne de ta rectitude et de rien d’autre. »

Effectivement, un tissu d’âneries…

Min sourit à Gawyn – un demi-rictus, plutôt.

— Une telle profusion de mots… Seigneur Gawyn, j’ai peur de ne pas connaître grand-chose aux livres. J’ai toujours eu envie d’en lire un, c’est vrai, mais le temps file si vite… Arranger mes cheveux me prend chaque jour des heures. Au fait, ma coiffure te plaît ?

La stupéfaction de Gawyn faillit faire s’esclaffer Min. Mais elle opta pour un rire de gorge. Pour une fois, rouler le jeune homme dans la farine était une pure joie. Avec un peu de chance, elle pourrait recommencer. Décidément, se déguiser offrait des possibilités insoupçonnées. Ce séjour à la tour se révélant ennuyeux et frustrant, elle avait bien le droit de se distraire un peu.

— Lothair Mantelar est le fondateur des Capes Blanches, grogna Gawyn. Les Capes Blanches !

— C’était un grand homme ! s’exclama Galad. Un philosophe épris d’un noble idéal. Les Fils de la Lumière ont parfois été… excessifs au cours de leur histoire, c’est vrai, mais ça ne change rien.

— Les Capes Blanches, vraiment ? répéta Min en frissonnant comme une oie… blanche. Des hommes terribles, d’après ce qu’on dit. On les imagine mal en train de danser, pas vrai ? Messires, vous croyez qu’il y aura un bal bientôt ? Les Aes Sedai ne semblent pas aimer la danse, et moi, c’est une de mes passions.

Gawyn faillit s’en étrangler d’indignation rentrée.

— J’ai peur que non, répondit Galad en reprenant à Min son précieux traité de philosophie. Les Aes Sedai sont trop occupées par… hum, leurs propres affaires. Si j’entends parler d’un bal convenable, en ville, je serai ton cavalier. Ainsi, tu n’auras pas peur d’être embêtée par ces deux vauriens.

Galad sourit à Min. Pour lui, ce n’était qu’une manifestation de courtoisie, mais la jeune femme en eut le souffle coupé. Les hommes n’auraient pas dû avoir le droit de sourire ainsi…

Min eut besoin d’un moment pour comprendre qui étaient les « deux vauriens » mentionnés par le prince. Censés avoir demandé la main d’Elmindreda, ces deux idiots avaient failli se battre parce qu’elle ne parvenait pas à se décider. Se sentant harcelée, elle avait cherché refuge dans la tour, prétendument parce qu’elle ne pouvait pas cesser de les encourager tous les deux. La fable qui expliquait sa présence ici, tout simplement.

C’est cette robe… Dans mes vêtements, je serais capable d’aligner deux pensées cohérentes.

— J’ai remarqué que la Chaire d’Amyrlin te parle tous les jours, dit Gawyn. A-t-elle évoqué notre sœur Elayne ? Ou Egwene al’Vere ? Saurait-elle où elles sont ?

Min aurait donné cher pour frapper le prince et lui faire un œil au beurre noir. Il ignorait pourquoi elle jouait la comédie, certes, mais il avait accepté de l’aider à incarner Elmindreda, et voilà qu’il la reliait à des femmes dont tout le monde savait, à la tour, qu’elles étaient des amies de Min.

— La Chaire d’Amyrlin est une femme charmante, mon seigneur… Elle me demande comment je passe le temps et me complimente sur ma coiffure. Elle doit espérer que je choisirai bientôt entre Darvan et Goemal, mais ça m’est impossible. (Min écarquilla les yeux, un bon moyen, selon elle, de sembler perdue et vulnérable.) Ils sont si mignons ! Qui donc as-tu dit ? Ta sœur, la Fille-Héritière ? Non, la Chaire d’Amyrlin n’en a pas dit un mot, à ma souvenance. Quel était l’autre nom ?

Min entendit Gawyn grincer des dents.

— Nous ne devrions pas ennuyer maîtresse Elmindreda avec ça, intervint Galad. C’est notre problème. À nous de découvrir le mensonge et de faire ce qu’il faut.

Min écouta à peine, car quelque chose venait d’attirer son attention. Un homme de haute taille aux longs cheveux noirs bouclés tombant sur ses épaules qui allait et venait sous l’œil attentif d’une Acceptée. Logain… Ou plutôt l’ombre de Logain, désormais toujours accompagné par une Acceptée. Chargée de l’empêcher de s’évader ou d’éviter qu’il se suicide ? Les deux, probablement, même si dans son état, il ne devait guère songer à s’enfuir.

Min avait déjà vu le faux Dragon. En revanche, c’était la première fois qu’elle apercevait autour de sa tête un halo jaune et bleu. Ce fut fugitif, certes, mais impossible à rater.

Logain avait prétendu être le Dragon Réincarné. Capturé puis apaisé, il ne gardait sûrement plus qu’un très vague souvenir de sa gloire usurpée. De cette aventure, il gardait uniquement le désespoir des apaisés. Comme si on lui avait arraché la vue, l’ouïe et le goût, il ne lui restait plus que l’envie de mourir, un sort de toute façon inévitable pour les hommes comme lui – et dans un assez bref délai.

Logain tourna la tête vers la jeune femme, qui n’aurait pas juré qu’il la voyait vraiment. Mais que signifiait ce halo annonciateur de gloire et de puissance ? Min devrait absolument en parler à la Chaire d’Amyrlin.

— Le pauvre gars…, souffla Gawyn. Je ne peux pas m’empêcher de le prendre en pitié. Le laisser en finir serait plus humain. Pourquoi le condamner à vivre ?

— De la pitié, lui ? s’écria Galad. Il n’en mérite pas. As-tu oublié ce qu’il était et ce qu’il a fait ? Combien de milliers de morts, avant sa capture ? Combien de villes brûlées ? Que son calvaire soit un avertissement pour ses émules.

Gawyn acquiesça à contrecœur.

— Pourtant, il a eu des fidèles. Certaines de ces villes furent brûlées parce qu’elles avaient pris son parti.

— Je dois partir, dit Min en se levant.

Galad recouvra aussitôt toute sa galanterie.

— Pardonne-nous, maîtresse Elmindreda, nous ne voulions pas t’effrayer. Logain ne peut pas te faire de mal, parole de Galad !

— Je… en sa présence, je me sens mal. Vraiment, il faut que j’aille m’étendre.

Gawyn sembla très sceptique. Il s’empara pourtant du nécessaire de la jeune femme.

— Laisse-moi t’accompagner un bout de chemin, implora-t-il, feignant une grande inquiétude. Ce nécessaire est trop lourd pour quelqu’un qui ne se sent pas bien. Je ne voudrais pas que tu t’évanouisses.

Min eut envie d’arracher le nécessaire à ce jeune coq et de l’assommer avec. Mais Elmindreda ne se comportait pas ainsi.

— Merci, seigneur Gawyn ! Tu es si gentil. Non, seigneur Galad, inutile de m’accompagner aussi. Assieds-toi sur le banc et lis ton traité. Jure de le faire, sinon, j’en serais bouleversée.

Histoire de ponctuer sa tirade, Min battit des cils.

Sa tactique fonctionna. Laissant Galad sur le banc, elle s’éloigna, Gawyn sur les talons. Maudite robe, qui lui interdisait de partir à la course ! Mais Elmindreda n’était pas du genre à courir, et encore moins à relever très haut l’ourlet de sa robe, sauf quand elle dansait. Laras avait été très claire sur ce point : une seule course, et elle aurait dévasté presque irrémédiablement l’image d’Elmindreda.

Restait le problème de Gawyn.

— Donne-moi ce nécessaire, crétin décérébré ! lança-t-elle dès qu’ils ne furent plus dans le champ de vision de Galad. (Elle récupéra son bien d’autorité.) Quelle idée de mentionner Elayne et Egwene devant lui ? Elmindreda ne les connaît pas, leur sort l’indiffère et elle refuse qu’on parle d’elle dans une phrase où figurent leurs noms. Tu peux te fourrer ça dans le crâne ?

— Non, pas tant que tu ne m’auras pas tout expliqué. Cela dit, je suis navré. (Min n’en crut pas un mot.) Je m’inquiète, comprends-tu ? Où sont-elles ? Ces rumeurs sur la présence d’un faux Dragon à Tear ne me rassurent pas. Elayne et Egwene sont quelque part, la Lumière seule sait où, et j’ai peur qu’elles soient perdues au milieu d’une tempête semblable à celle que Logain a déclenchée au Ghealdan.

— Et s’il ne s’agissait pas d’un faux Dragon ?

— Tu dis ça parce qu’on raconte qu’il a pris la Pierre de Tear ? Les rumeurs, toujours… J’y croirai quand je verrai ça de mes yeux, et ça ne suffira pas à me convaincre. Même la Pierre n’est pas inexpugnable. Tu sais, je doute qu’Elayne et Egwene soient à Tear, mais ne pas savoir me ronge l’âme comme un acide. Si elle est blessée…

Min n’aurait su dire qui désignait ce « elle ». Le jeune homme non plus, selon elle. Même s’il la taquinait, elle était de tout cœur avec lui, mais sans pouvoir l’aider.

— Si tu pouvais au moins m’écouter et…

— Me fier à la Chaire d’Amyrlin ? Je sais… (Gawyn soupira.) Dire que Galad a trinqué avec des Capes Blanches dans plusieurs tavernes. À condition de venir en paix, tout le monde peut franchir les ponts, même les Fils de la Lumière.

— Galad ? Trinquer dans des tavernes ?

— Avec modération, bien sûr… Même pour son anniversaire, il ne lève jamais le coude plus que de raison. (Gawyn sembla se demander si c’était vraiment une critique ou plutôt un compliment.) L’essentiel est ailleurs. Il parle avec des Capes Blanches ! Et maintenant, ce livre… Si on en croit la dédicace, Eamon Valda en personne le lui a remis. « Avec l’espoir que tu trouves ton chemin. » Valda ! L’homme qui commande les Fils de la Lumière massés de l’autre côté de tous les ponts. Pauvre Galad, l’ignorance le rend fou lui aussi. Si quelque chose arrive à notre sœur ou à Egwene…

» Min, sais-tu où elles sont ? Si tu en étais informée, me le dirais-tu ? Pourquoi te caches-tu ici ?

— Parce que j’ai fait perdre la raison à deux hommes sans pouvoir me décider pour l’un d’eux !

Gawyn eut un ricanement qu’il transforma en sourire.

— Voilà une histoire que je peux croire…, fit-il, flatteur. (Il caressa Min sous le menton.) Tu es une très jolie fille, Elmindreda. Jolie et intelligente.

Min ferma le poing et essaya bel et bien de faire un œil au beurre noir à l’insolent. Mais il esquiva et elle se prit les pieds dans sa robe, manquant s’étaler.

— Gros bovin sans cervelle ! Crétin d’homme !

— Quelle grâce, Elmindreda ! railla Gawyn. Et quelle douce voix ! Un vrai rossignol ! Voire une colombe qui roucoule par une paisible soirée. (Il redevint sérieux.) Si tu apprends quelque chose, tiens-moi informé, je t’en supplie à genoux.

— Je t’informerai, oui…

Si je peux. Si ça n’est pas dangereux pour mes amies. Mais je déteste cet endroit ! Pourquoi ne puis-je pas aller rejoindre Rand ?

Min planta Gawyn là et entra dans la tour, se préparant à subir les questions d’une Aes Sedai ou d’une Acceptée se demandant ce qu’elle faisait au rez-de-chaussée et où elle comptait aller. La nouvelle concernant Logain était trop importante pour qu’elle attende sa rencontre « fortuite » avec la Chaire d’Amyrlin, en fin d’après-midi, comme d’habitude. En tout cas, elle en était persuadée, et l’impatience la faisait bouillir intérieurement.

Dans les couloirs, elle vit seulement un petit groupe d’Aes Sedai qui s’engouffra dans une salle, loin devant elle. C’était parfait. Personne ne rendant de visite impromptue à la dirigeante de l’ordre, mieux valait éviter d’être vue. Sauf par les domestiques, bien sûr, qui n’avaient pas le pouvoir de l’intercepter.

Entrant dans l’antichambre du bureau de Siuan, elle se prépara à débiter une fable quelconque si elle se trouvait en présence de Leane. Mais la pièce était vide. La traversant, Min poussa la seconde porte et passa la tête dans le bureau où la Chaire d’Amyrlin et la Gardienne des Chroniques étaient assises face à face des deux côtés d’une table de travail couverte de documents.

Les deux femmes tournèrent la tête, leurs yeux lançant des éclairs.

— Que fais-tu ici ? lança la Chaire d’Amyrlin. Tu es censée être une idiote qui m’a demandé l’asile, pas une de mes amies d’enfance. Il ne doit pas y avoir de contacts entre nous, sauf par hasard. Si ça s’impose, je chargerai Laras de veiller sur toi comme une nourrice sur un bébé. Elle adorerait ça, mais je doute que ça te plairait.

Min frissonna rien qu’à cette idée. Soudain, le cas Logain ne lui parut plus si urgent que ça. Après tout, il semblait bien improbable qu’il se couvre de gloire dans les quelques jours à venir. Mais ce n’était pas la vraie raison de sa visite, seulement un prétexte, et elle n’allait sûrement pas renoncer maintenant. Refermant la porte derrière elle, elle décrivit ce qu’elle avait vu et exposa les conclusions qu’elle en avait tirées. Parler devant Leane la gêna un peu, mais elle fit avec.

Siuan hocha tristement la tête.

— Un autre sujet d’inquiétude… La famine au Cairhien. Une sœur disparue au Tarabon. Des raids de Trollocs dans les Terres Frontalières. Ce fou qui se fait appeler le Prophète et qui provoque des émeutes au Ghealdan. Il affirme que le Dragon s’est réincarné dans la peau d’un seigneur du Shienar…

» Même les choses secondaires vont mal. La guerre en Arad Doman a gelé le commerce avec le Saldaea et la crise économique provoque des troubles à Maradon. Tenobia risque même d’y perdre sa couronne. La seule bonne nouvelle dans tout ça, c’est que la Flétrissure s’est rétractée pour une raison inconnue. Une lieue de verdure en plus, au-delà des frontières, sans corruption ni pestilence, et ce du Saldaea jusqu’au Shienar. La première fois qu’une telle chose arrive. Mais les bonnes nouvelles doivent être équilibrées par les mauvaises, c’est la règle. Quand un bateau a une voie d’eau, on peut parier qu’il en aura d’autres. J’espère seulement qu’il s’agit d’un équilibre…

» Leane, fais doubler la garde, en ce qui concerne Logain. Je ne vois pas quel tort il pourrait nous faire, mais mieux vaut ne pas prendre de risques. (Siuan foudroya Min du regard.) Pourquoi es-tu venue battre des ailes ici comme une mouette effarouchée ? Ton rapport sur Logain aurait pu attendre. Il ne risque pas trop de se couvrir de gloire avant le dîner, non ?

Entendre ainsi l’écho de ses propres pensées fit un drôle d’effet à Min.

— Je sais, dit-elle.

Leane fronçant les sourcils, Min se hâta d’ajouter :

— Mère…

La gardienne approuva du chef cette correction.

— Ça ne me dit toujours pas ce que tu fiches ici.

— Sauf le jour de mon arrivée, je n’ai rien vu d’important. Et surtout, rien qui ait un rapport avec l’Ajah Noir. (Comme d’habitude, Min frissonna en prononçant ce nom.) Je t’ai tout dit sur le désastre qui guette les Aes Sedai, et tout le reste est insignifiant. (Elle dut s’arrêter et déglutir, car le regard perçant de Siuan la tétanisait.) Mère, je n’ai aucune raison de rester. Et au moins une bonne de partir. Rand pourrait bénéficier de mon… modeste talent. S’il a vraiment pris la Pierre, il pourrait avoir besoin de moi.

En tout cas, moi, j’ai besoin de lui ! Que la Lumière me brûle si c’est de la folie !

La Gardienne des Chroniques avait sursauté en entendant le nom de Rand. Siuan, elle, se contenta de ricaner.

— Tes « visions » ont été très utiles, au contraire. Ce que tu m’apprends au sujet de Logain est important. De plus, tu as démasqué le palefrenier voleur avant que les soupçons se portent sur un innocent. Et cette novice rousse qui voulait avoir un enfant ! Sheriam a étouffé cette folie dans l’œuf et la fille ne pensera plus aux hommes avant d’avoir fini sa formation. Sans toi, nous n’aurions rien su de cette affaire… avant qu’il soit trop tard. En d’autres termes, non, tu ne peux pas partir ! Tôt ou tard, tes visions me mettront sur la piste de l’Ajah Noir. Et jusque-là, elles auront largement remboursé ton séjour.

Min soupira, et pas seulement parce que la Chaire d’Amyrlin refusait de la lâcher. La dernière fois qu’elle l’avait vue, la novice rousse se dirigeait furtivement vers une partie boisée du complexe en compagnie d’un garde musclé. Ces deux-là seraient mariés avant la fin de l’été, Min l’avait deviné dès qu’elle les avait aperçus ensemble. Et tant pis si la tour ne laissait jamais partir une novice de son plein gré, lui imposant d’attendre une décision des Aes Sedai, même quand elle ne pouvait pas aller plus loin dans sa formation. L’avenir de ce couple passait par une ferme et une ribambelle d’enfants, mais il était inutile d’insister là-dessus auprès de la Chaire d’Amyrlin.

— Mère, pourrais-tu au moins informer Gawyn et Galad qu’Egwene et leur sœur vont bien ?

Min se détesta d’avoir posé cette question, et elle abomina encore plus le son de sa voix. On eût dit une gamine à qui on viendrait de refuser un gâteau et qui pleurnicherait pour avoir un biscuit.

— Je t’ai déjà dit que cette affaire ne te regarde pas. Ne me force pas à radoter.

— Les princes ne croient plus au mensonge officiel, et moi non plus, d’ailleurs.

Min n’en dit pas davantage, son courage douché par le sourire glacial de Siuan.

— Donc, tu proposes que je modifie ma version ? Après avoir laissé croire à tout le monde qu’elles sont dans une ferme ? Tu ne crois pas que ça intriguerait plus d’une personne ? Tout le monde accepte ma version, à part les deux princes. Et toi. Eh bien, Coulin Gaidin devra les faire s’entraîner plus intensément, voilà tout. Les courbatures et la fatigue suffisent généralement à dissuader les hommes de se poser des questions trop complexes. Les femmes aussi, d’ailleurs. Continue comme ça, et je verrai si quelques jours consacrés à récurer des chaudrons te feront un effet salutaire. J’aime mieux me passer pour un temps de tes services que te voir fourrer ton nez là où il n’a rien à faire.

— Tu ne sais même pas si elles ont des problèmes, pas vrai ? Et c’est pareil pour Moiraine.

Ce n’était pas à l’Aes Sedai que Min pensait, en réalité.

— Petite…, souffla Leane, agacée et menaçante.

Mais plus rien ne pouvait arrêter Min.

— Pourquoi n’avons-nous pas de nouvelles ? Des rumeurs sont arrivées ici il y a deux jours. Deux jours ! Pourquoi aucun des messages étalés sur ton bureau n’est-il signé de sa main ? Elle n’a pas de pigeons voyageurs ? Je croyais que les Aes Sedai en avaient aux huit coins du monde. Et s’il n’y en a pas ici, c’est une erreur. Un homme à cheval aurait déjà pu atteindre Tar Valon, et…

Siuan tapa du plat de la main sur la table, coupant la chique à la jeune femme.

— Tu es très douée pour obéir, mon enfant. Jusqu’à ce que nous ayons eu vent du contraire, suppose que notre jeune homme se porte bien. (Leane sursauta de nouveau.) Un dicton court dans l’Assommoir, petite : « Ne cherche pas de noises aux ennuis tant que les ennuis ne te cherchent pas de noises. » Grave-le dans ton esprit.

Quelqu’un frappa timidement à la porte.

La Chaire d’Amyrlin et sa Gardienne se regardèrent, puis deux paires d’yeux se braquèrent sur Min. Sa présence posait un problème, et elle n’avait nulle part où se cacher. Même le balcon était entièrement exposé à la vue.

— Il nous faut trouver une explication à ta présence ici, marmonna Siuan. Quelque chose qui n’incite pas à croire que tu es davantage qu’une jeune écervelée.

Les deux Aes Sedai se levèrent. Siuan fit le tour de la table de travail tandis que Leane se dirigeait vers la porte.

— Prends le siège de la Gardienne, petite ! Allons, dépêche-toi ! Et maintenant, tire franchement la tête. Non, n’aie pas l’air en colère, mais boudeuse. Baisse les yeux et mordille-toi la lèvre inférieure. Je vais finir par t’obliger à porter de gros rubans rouges dans les cheveux, si ça continue ! Oui, c’est bien… Leane, tu peux ouvrir. (Siuan plaqua les poings sur ses hanches et haussa le ton.) Et si tu oses encore entrer ici à l’improviste, je n’hésiterai pas à mettre mes menaces à exécution !

Leane ouvrit la porte pour révéler une novice qui tressaillit en entendant la phrase de Siuan, puis qui se fendit d’une profonde révérence tandis que la dirigeante faisait la liste des menaces en question.

— Deux messages pour la Chaire d’Amyrlin, Aes Sedai, dit enfin la novice à Leane. Délivrés par des pigeons.

La novice comptait parmi celles qui avaient complimenté Min pour sa beauté. Les yeux écarquillés, elle tentait de regarder par-dessus l’épaule de la Gardienne.

— Ce qui se passe ici ne te concerne pas, mon enfant, lâcha Leane. (Elle s’empara des deux petits cylindres en os.) Retourne d’où tu viens.

Avant que la novice eût fini de se redresser, la Gardienne lui claqua la porte au nez. Puis elle s’appuya au battant et soupira :

— Tous les sons inattendus me font sursauter depuis que tu m’as dit que… (Se reprenant, Leane approcha du bureau.) Deux messages de plus, mère. Dois-je… ?

— Oui, ouvre-les, coupa Siuan. Je parie que Morgase a décidé d’envahir le Cairhien. Ou que les Trollocs ont balayé les défenses des Terres Frontalières. Ça couronnerait les autres catastrophes…

Min ne bougea pas de son siège. Les menaces de Siuan lui avaient paru sinistrement réalistes…

Leane étudia le petit sceau de cire rouge qui fermait un des cylindres, constata avec une satisfaction évidente qu’il n’avait pas été forcé, et le fit sauter d’un coup d’ongle net et précis. Puis elle utilisa un cure-dent en ivoire pour extraire le message enroulé glissé à l’intérieur.

— C’est presque aussi grave qu’une victoire des Trollocs, mère, annonça-t-elle. Mazrim Taim s’est évadé.

— Par la Lumière ! s’exclama Siuan. Comment ?

— Le message dit simplement qu’il a été libéré pendant la nuit, très discrètement. Deux sœurs y ont quand même laissé la vie.

— Que la Lumière éclaire leur âme ! Mais quand un homme comme Taim est libre – surtout avant d’avoir été apaisé – ce n’est pas l’heure de pleurer nos mortes. Où cela s’est-il passé, Leane ?

— À Denhuir, mère, un village à l’est des collines Noires, sur la route de Maradon, un peu au-dessus de la source des rivières Antaeo et Luan.

— Une intervention de ses partisans, sans nul doute… Les imbéciles ! Pourquoi n’ont-ils pas reconnu leur défaite ? Leane, choisis une dizaine de sœurs fiables… (Siuan fit la grimace.) Fiables ? Si je savais quelles sœurs sont plus loyales qu’un fichu brochet, je ne serais pas dans une si mauvaise situation que ça… Fais de ton mieux, Leane. Une dizaine de sœurs et cinq cents gardes. Non, mille !

— Mère, s’inquiéta la Gardienne, les Capes Blanches…

— … ne tenteront pas de traverser les ponts si je relâche ma surveillance. Les Fils croiront à un piège, Gardienne. En revanche, comment savoir ce qui guette l’expédition ? Il faut que tous ses membres s’attendent au pire. Et bien entendu, Mazrim Taim devra être apaisé dès qu’on l’aura repris.

Leane en resta stupéfiée.

— La loi…, souffla-t-elle.

— Je la connais aussi bien que toi, mais pas question qu’il s’échappe de nouveau sans avoir été apaisé. Je ne veux pas être confrontée à un nouveau Guaire Amalasan. Pas avec tout ce qui nous tombe déjà dessus.

— Bien, mère, souffla Leane.

La Chaire d’Amyrlin prit le second cylindre à la Gardienne et le brisa en deux pour en extraire le message.

— Enfin, de bonnes nouvelles ! s’exclama-t-elle quand elle eut fini de lire. La fronde a été utilisée. Et le berger brandit l’épée.

— Rand ? demanda Min.

— Qui d’autre, mon enfant ? La Pierre est tombée. Rand al’Thor, le berger, détient Callandor. Maintenant, je peux agir. Leane, convoque le Hall de la Tour pour cet après-midi. Non, pour ce matin !

— Je ne comprends pas, avoua Min. Tu as dit que les rumeurs concernaient Rand. Alors, pourquoi convoquer le Hall ? Que peux-tu faire qui était impossible avant l’arrivée de ce message ?

Siuan eut un rire de petite fille.

— La nouveauté, c’est que je peux annoncer avoir reçu d’une Aes Sedai un message affirmant que la Pierre est tombée, et qu’un homme s’est emparé de Callandor. Une prophétie réalisée ! Assez pour me servir, en tout cas. Le Dragon s’est réincarné. Les conseillères bougonneront et discutailleront, mais aucune ne pourra s’opposer à ma conclusion : la tour doit guider cet homme ! Désormais, je peux m’engager ouvertement à ses côtés. Enfin, presque ouvertement…

— Mère, agissons-nous comme il le faut ? demanda Leane. S’il détient Callandor, c’est qu’il est bien le Dragon Réincarné, mais il peut canaliser le Pouvoir. Un homme capable de ça… Je l’ai vu une seule fois, mais je l’ai trouvé étrange. Pas seulement parce qu’il est ta’veren. Mère, est-il si différent de Taim, si on va au fond des choses ?

— Ma fille, la différence, c’est qu’il est le vrai Dragon Réincarné. Taim est un loup – peut-être enragé. Rand al’Thor est le chien de berger qui nous aidera à vaincre les Ténèbres. N’ébruite pas son nom, Leane. Mieux vaut ne pas trop en révéler, pour l’instant.

— Comme tu voudras, mère, répondit la Gardienne, toujours dubitative.

— Et maintenant, file ! Je veux que le Hall soit réuni dans une heure. (Siuan regarda la Gardienne sortir puis refermer la porte derrière elle.) Il pourrait y avoir plus de résistance que prévu…

— Mère, tu ne penses pas que…

— Il n’y a pas de véritable danger, mon enfant. Pas tant que ces femmes ignoreront depuis quand je suis impliquée auprès du jeune al’Thor. (Siuan relut le message et le laissa tomber sur le bureau.) Je regrette que Moiraine ne m’en dise pas plus.

— Pourquoi est-elle si laconique ? Et pour quelle raison est-elle restée silencieuse si longtemps ?

— Encore des questions ? Celles-là, tu devras les poser à Moiraine. Depuis toujours, elle n’en fait qu’à sa tête. Tu devras l’interroger, mon enfant.


Sahra Coventry jouait de la binette sans grande conviction. L’œil morne, elle étudiait les diverses mauvaises herbes qui envahissaient les plants de choux et de bettes.

Maîtresse Elward n’était pourtant pas une mauvaise patronne. Plus coulante que la mère de Sahra, en tout cas, et bien plus facile à vivre que Sheriam.

Mais Sahra n’était pas venue à la Tour Blanche pour se retrouver de nouveau dans une ferme en train de sarcler alors que le soleil se levait à peine. Ses robes blanches de novice pliées dans ses bagages, elle portait une sorte de sac en laine marron qui aurait très bien pu avoir été cousu par sa mère. Pour qu’il ne traîne pas dans la poussière, elle avait attaché l’ourlet au niveau de ses genoux.

Quel sort injuste ! Elle n’avait rien fait. Absolument rien !

Pliant ses orteils dans la terre retournée, elle foudroya du regard le chiendent indestructible et canalisa le Pouvoir avec l’intention de carboniser ce qu’elle n’avait pas l’énergie de sarcler. Des étincelles crépitèrent autour de la plante parasite qui commença à se faner. Sahra l’arracha du sol et la chassa aussitôt de ses pensées. S’il y avait une justice en ce monde, le seigneur Galad s’égarerait lors d’une partie de chasse et demanderait son chemin à la ferme…

S’appuyant à sa binette, la jeune femme s’abandonna à une douce rêverie. Amenée à guérir le beau prince des blessures dues à une chute de cheval – dont il n’était pas responsable, bien sûr, car c’était un cavalier hors du commun –, elle le voyait la hisser en selle devant lui et l’entendait déclarer qu’il voulait devenir son Champion. Dans cette configuration, elle appartenait bien sûr à l’Ajah Vert, et…

— Sahra Coventry ?

Sahra sursauta en s’entendant appeler d’un ton peu amène, mais ce n’était pas maîtresse Elward. Se redressant, elle fit la révérence la plus élégante possible, dans sa ridicule situation.

— Bien le bonjour, Aes Sedai… Venez-vous pour me ramener à la tour ?

L’Aes Sedai avança sans se soucier que l’ourlet de sa robe traîne dans la terre du potager. Malgré la chaleur matinale déjà accablante, elle portait une cape dont la capuche relevée dissimulait ses traits.

— Avant de quitter la tour, tu as conduit une visiteuse devant la Chaire d’Amyrlin. Une femme qui se faisait appeler Elmindreda.

— Oui, Aes Sedai, répondit Sahra, troublée.

Elle n’aimait pas la façon dont l’Aes Sedai avait parlé, sous-entendant qu’elle avait définitivement quitté la tour.

— Dis-moi tout ce que tu as vu et entendu pendant que tu étais avec cette femme. Je veux tous les détails.

— Aes Sedai, je n’ai rien entendu… La Gardienne m’a renvoyée dès que…

La douleur força Sahra à arquer le dos. Alors que ses orteils s’enfonçaient dans la terre, le spasme sembla durer une éternité. Luttant pour reprendre son souffle, la jeune femme s’aperçut qu’elle était tombée, la joue contre le sol et les doigts le labourant. Mais quand avait-elle basculé en avant ? Du coin de l’œil, elle voyait le panier à linge de maîtresse Elward renversé, des draps encore humides gisant dans la poussière. Dans sa confusion, elle songea que c’était bizarre. Moria Elward n’était pas femme à traiter ainsi du linge propre.

— Tous les détails, mon enfant, dit l’Aes Sedai.

Elle regardait Sahra de haut sans esquisser un geste pour l’aider. Cette sœur venait de l’agresser, et les choses n’auraient pas dû se passer ainsi.

— Je veux savoir à qui Elmindreda a parlé et t’entendre répéter tout ce qu’elle a dit, à la moindre nuance près.

— Aes Sedai, elle a parlé au seigneur Gawyn. C’est tout ce que je sais.

Sahra éclata en sanglots, certaine que la sœur ne serait pas satisfaite par cette réponse.

Elle ne se trompait pas. Son calvaire continua, et quand elle cessa enfin de crier, l’Aes Sedai quitta la ferme désormais plus silencieuse qu’un cimetière, n’était le caquètement des volailles.

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