1 Graines de Ténèbres

La Roue du Temps tourne et les Âges naissent et meurent, laissant dans leur sillage des souvenirs destinés à devenir des légendes. Puis les légendes se métamorphosent en mythes qui sombrent eux-mêmes dans l’oubli longtemps avant la renaissance de l’Âge qui leur donna le jour.

Au cœur d’un Âge nommé le Troisième par certains – une ère encore à venir et depuis longtemps révolue – un vent se mit à souffler dans les immenses plaines de Caralain. Sans être le Début, car il n’y a ni commencement ni fin à la rotation de la Roue du Temps, ce vent était un début.

Soufflant du nord-ouest en direction du levant, il balayait des lieues et des lieues de plaines moutonnantes semées çà et là de bosquets solitaires. Après avoir survolé les flots tumultueux de la rivière Luan, il fondait sur le sommet tronqué du pic du Dragon, ce mont légendaire qui dominait les plaines, tutoyant le ciel avec tant d’arrogante hauteur que les nuages commençaient à le couronner longtemps avant que soit visible la fumée qui continuait à sourdre de sa gueule de pierre.

Le pic où avait péri le Dragon, et avec lui, affirmait-on parfois, l’Âge des Légendes lui-même. L’endroit où le Sauveur, selon les prophéties, se réincarnerait un jour, si ce n’était pas déjà fait.

Trop puissant pour se briser sur les pentes du pic, ce vent traversait les villages nommés Jualdhe, Darein et Alindaer où des ponts majestueux, semblables à des entrelacs de dentelle minérale, prenaient leur envol pour atteindre le pied des Murs Scintillants, les fortifications de Tar Valon, une cité tenue par bien des esprits pour la plus vaste et la plus glorieuse du monde.

Une mégalopole que l’ombre du pic du Dragon, chaque soir, recouvrait comme un linceul.

Protégés par une enceinte immaculée, les bâtiments construits bien plus de deux mille ans plus tôt par les Ogiers semblaient en fait avoir jailli du sol – ou avoir été taillés par le vent et la pluie, pas par la main, si mythique fût-elle, d’architectes et de maçons de chair et de sang. Alors que certains édifices évoquaient irrésistiblement un vol d’oiseaux ou une série de coquillages venus d’un lointain océan, des multitudes de tours reliées par des ponts ou des passerelles – souvent dépourvus de balustrades malgré l’altitude – paraissaient veiller jalousement sur ces merveilles d’imagination et d’ingéniosité.

Pour ne pas en rester bouche bée comme un paysan venu pour la première fois de sa campagne, il fallait être né à Tar Valon, ou au minimum y avoir passé des décennies.

Plus haute que toutes ses sœurs, la Tour Blanche, brillant au soleil tel un grand os poli, dominait la cité de l’intérieur, comme si elle entendait être le pendant du pic.

« La Roue du Temps tourne autour de Tar Valon, aimaient à dire les citadins, et Tar Valon tourne autour de la Tour Blanche. »

De fait, avant même d’être en vue des ponts, s’il venait à cheval, ou de distinguer les contours de l’île, s’il arrivait par bateau, tout voyageur apercevait d’abord la grande tour qui reflétait le soleil comme un phare. Sous l’œil de cette géante blanche, la grande place défendue par de hauts murs qui l’entourait paraissait bien plus petite qu’en réalité et les gens qui l’arpentaient auraient facilement pu passer pour des insectes. Mais eût-elle été l’édifice le moins haut et le moins remarquable de la cité, la tour, parce qu’elle était le cœur du pouvoir des Aes Sedai, en serait restée le lieu le plus important et… le plus redouté.

Même s’ils y grouillaient comme des insectes, les citadins étaient bien loin de remplir l’esplanade. Et s’ils longeaient les murailles en masse, vaquant à leurs occupations comme dans toutes les villes, ils ne s’aventuraient guère près de la tour elle-même – et ne franchissaient presque jamais la « frontière » d’une cinquantaine de pas de large (une sorte de promenade circulaire pavée) qui délimitait le territoire des Aes Sedai.

Tout un chacun, à Tar Valon, respectait les Aes Sedai – voire les vénérait – et nul n’aurait contesté l’autorité de leur dirigeante, la Chaire d’Amyrlin, sur la cité autant que sur son ordre, mais ce n’était pas une raison pour frayer avec une puissance qui dépassait l’entendement. Après tout, on pouvait s’enorgueillir d’avoir chez soi une grande cheminée sans pour autant se jeter dans ses flammes.

Quelques téméraires gravissaient pourtant les grandes marches qui menaient aux portes sculptées de la tour, assez larges pour qu’une dizaine de visiteurs les franchissent de front. Le jour, ces portes étaient toujours ouvertes, invitant à entrer toute une théorie de gens convaincus que seules les Aes Sedai pouvaient les aider ou répondre à leurs questions. Venus en voisins de l’Arafel ou du Saldaea, ou partis des semaines plus tôt du Ghealdan ou de l’Illian, ces pèlerins finissaient souvent par trouver ce qu’ils cherchaient, même si cela correspondait rarement à leurs attentes.

Par prudence, Min n’avait pas rabattu la capuche de sa cape de voyage, laissant ainsi son visage dans l’ombre. Même s’il faisait chaud, le vêtement était assez léger pour que nul ne s’en étonne – surtout dans des circonstances pareilles. Tous les visiteurs étaient intimidés lorsqu’ils entraient dans la tour. En ne faisant pas exception à la règle, la jeune femme ne risquait pas d’attirer l’attention sur elle.

Si ses cheveux avaient poussé depuis sa dernière visite à la tour, ils n’atteignaient pas encore ses épaules. Quant à sa robe bleue parfaitement ordinaire, n’étaient quelques ornements de dentelle blanche de Jaerecruz au col et aux poignets, elle aurait très bien pu appartenir à la fille d’un fermier prospère parée de ses plus beaux atours à l’instar des autres femmes qui gravissaient avec elle le grand escalier.

C’était du moins l’allure que Min espérait avoir. Et si elle voulait faire illusion, il fallait qu’elle cesse de lorgner les autres pour voir si elles se déplaçaient ou se comportaient différemment d’elle.

Je peux y arriver, se dit-elle.

De toute façon, elle n’avait pas fait tout ce chemin pour renoncer au dernier moment. La robe ferait un excellent déguisement. Les Aes Sedai susceptibles de se souvenir d’elle devaient avoir gardé l’image d’une jeune fille aux cheveux frisés coupés très court. Un garçon manqué, toujours en pantalon et en chemise. La robe était un très bon camouflage. Il le fallait, parce que Min n’avait pas le choix, tout bien pesé.

L’estomac de plus en plus noué à mesure qu’elle approchait des portes, Min serra plus fort le ballot qu’elle tenait contre son ventre. Il contenait ses vêtements habituels, une excellente paire de bottes et tout ce qu’elle possédait en ce monde, à l’exception du cheval qu’elle avait laissé devant une auberge, à proximité de la place. Avec un peu de chance, elle retrouverait son hongre d’ici à quelques heures, l’enfourcherait, filerait vers le pont d’Ostrein, puis s’engagerait sur la route du Sud.

L’idée de remonter à cheval ne l’enthousiasmait guère, après des semaines passées en selle sans même un jour de repos, mais l’envie de fuir Tar Valon était plus forte que tout. Si la Tour Blanche ne lui avait jamais paru hospitalière, elle lui semblait aujourd’hui aussi terrifiante que la prison du Ténébreux, au cœur du mont Shayol Ghul.

Frissonnant, Min se morigéna d’avoir pensé au Ténébreux en de telles circonstances.

Moiraine croit-elle que je suis ici simplement parce qu’elle me l’a demandé ? Que la Lumière me vienne en aide ! voilà que je me comporte comme une idiote. Une imbécile qui fait n’importe quoi à cause d’une espèce de crétin…

Les marches étant très hautes, Min eut un mal de chien à les gravir avec ses petites jambes. Contrairement aux autres visiteurs, elle ne marqua pas de fréquentes pauses pour lever les yeux et s’ébaubir de la hauteur de la tour. Plus vite elle en aurait terminé, et mieux ce serait.

Une fois les portes franchies, les visiteurs se pressaient au milieu du vaste hall d’entrée entouré d’arches majestueuses. Poli par des milliers de semelles au fil des siècles – car les gens nerveux avaient tendance à ne pas tenir en place –, le sol de la petite cour intérieure brillait comme de l’ivoire. Pensant uniquement à l’endroit où ils étaient et à la raison de leur venue, les visiteurs en oubliaient tout le reste. Dans un coin, un couple de fermiers en habits de laine, se tenant par leur main calleuse pour se rassurer, côtoyait une riche négociante en grande tenue suivie d’une servante lestée d’un petit coffre d’argent – sans nul doute le présent que sa maîtresse destinait à la Tour Blanche. En d’autres lieux, la dame aurait sûrement pincé les narines, indignée que des gueux osent la serrer de si près. En humbles paysans, les deux époux auraient probablement reculé en se frappant le front et en balbutiant des excuses. Mais ici, il en allait autrement…

Remarquant qu’il y avait fort peu d’hommes parmi les pétitionnaires, Min ne s’en étonna pas outre mesure. En règle générale, les mâles se tenaient le plus loin possible des Aes Sedai. Et il y avait d’excellentes raisons à cela.

Ainsi que nul ne l’ignorait, c’était à des Aes Sedai masculins – en ces temps reculés où il en existait encore – qu’on devait le désastre appelé la Dislocation du Monde. Après trois mille ans, le souvenir de cette forfaiture restait vivace, même si les détails du cataclysme avaient fini par se perdre dans les brumes du temps. Trente siècles plus tard, les enfants tremblaient toujours lorsqu’on leur racontait des histoires d’hommes capables de canaliser le Pouvoir de l’Unique. Des malheureux promis à la folie parce que le saidin, la moitié masculine de la Source Authentique, avait été souillé par le Ténébreux.

Mais il y avait encore plus terrifiant, quand on s’intéressait à l’histoire de Lews Therin Telamon, le Dragon surnommé Fléau de sa Lignée qui était à l’origine de la Dislocation. Lorsqu’on abordait ces territoires-là, les adultes aussi tremblaient de peur… Et selon les prophéties, quand l’humanité en aurait absolument besoin, le Dragon renaîtrait pour venir affronter le Ténébreux lors de l’Ultime Bataille, également appelée Tarmon Gai’don. Mais cette éventualité ne modifiait en rien l’opinion des gens dès qu’il était question d’hommes liés d’une quelconque façon au Pouvoir.

Toutes les Aes Sedai traquaient impitoyablement les hommes en mesure de canaliser le Pouvoir, si peu que ce fût. Et parmi les sept Ajah, c’était même l’unique mission du Rouge.

Quel rapport avec les visiteurs qui venaient demander de l’aide aux Aes Sedai ? Aucun, bien entendu. Mais les hommes, c’était ainsi, préféraient se tenir le plus loin possible du Pouvoir et des femmes qui le détenaient. Et si les Champions faisaient exception à la règle, on pouvait difficilement les prendre pour exemples, puisque chacun avait un lien très particulier avec « son » Aes Sedai. Ainsi que l’affirmait un dicton, tout autre mâle aurait préféré se couper la main plutôt que de demander à une Aes Sedai d’en retirer une écharde. Aux yeux des femmes, c’était une frappante illustration de la stupidité crasse de leurs compagnons. Min, quant à elle, avait entendu des hommes de qualité affirmer qu’une amputation était effectivement préférable.

Pensive, la jeune femme se demanda comment auraient réagi les autres visiteurs, s’ils avaient su ce qu’elle savait. Se seraient-ils enfuis en courant ? C’était probable… Et s’ils avaient connu les raisons de sa venue, elle n’aurait sans doute pas survécu assez longtemps pour être arrêtée par les gardes de la tour et jetée dans une cellule.

Au sein de la tour, elle avait bien des amies, mais aucune qui eût un quelconque pouvoir ou une réelle influence. Si on découvrait ce qu’elle manigançait, ces femmes seraient incapables de l’aider. Et si elles essayaient, elles finiraient à la potence, ou la tête sur le billot, quelques minutes après elle. En supposant qu’on lui fasse la grâce d’un procès, évidemment. Selon toute vraisemblance, on la réduirait au silence bien avant qu’elle puisse se présenter devant ses juges…

Consciente de glisser sur une mauvaise pente, Min s’exhorta à penser à autre chose.

Je vais réussir à entrer, et je parviendrai à sortir. Que la Lumière brûle Rand al’Thor, pour m’avoir fourrée dans ce pétrin !

Trois Acceptées, des femmes de l’âge de Min ou à peine plus vieilles, allaient et venaient dans la cour, parlant à voix basse aux pétitionnaires. Vêtues d’une robe blanche à l’ourlet orné de sept bandes de couleur – une pour chaque Ajah –, ces résidentes de la tour étaient un rang au-dessus des novices (entièrement habillées de blanc) qui venaient de temps en temps chercher l’un ou l’autre visiteur pour le guider dans les entrailles du grand édifice. Immanquablement, les pétitionnaires ainsi distingués suivaient « leur » jeune femme avec un mélange d’excitation enfantine et de terreur à peine maîtrisée.

Quand une Acceptée s’immobilisa devant elle, Min serra plus fort son dérisoire ballot.

— Que la Lumière brille sur toi, déclara la femme aux cheveux bouclés. Je m’appelle Faolain. Comment la Tour Blanche peut-elle t’aider ?

Sur le visage rond au teint mat de Faolain, Min reconnut l’ombre d’agacement de quelqu’un qui s’acquitte d’une tâche ennuyeuse tout en rêvant de faire autre chose. Étudier, très certainement, car les Acceptées n’avaient que cette idée en tête : travailler pour devenir des Aes Sedai. Mais agacement ou non, Faolain ne parut pas reconnaître son interlocutrice, et c’était le plus important. Lors du séjour de Min à la tour, les deux femmes s’étaient rencontrées – fort brièvement, mais certaines personnes pouvaient être très physionomistes.

À tout hasard, Min garda la tête baissée. Un comportement qui n’avait rien d’anormal pour le personnage qu’elle incarnait. Dans les campagnes, on ignorait qu’un fossé séparait les Acceptées des Aes Sedai, et on leur manifestait la même révérence.

Toujours dissimulée dans les ombres de sa capuche, Min détourna « timidement » le regard de Faolain.

— J’ai une question à poser à la Chaire d’Amyrlin, murmura-t-elle.

Elle n’alla pas plus loin, car trois Aes Sedai, deux se campant sous la même arche et la troisième sous une autre, avaient entrepris de scruter la foule de visiteurs.

Les Acceptées et les novices s’inclinèrent chaque fois qu’elles passaient devant leurs supérieures. À ce détail près, elles continuèrent à accomplir leur mission, peut-être avec une once de courtoisie et de prévenance en moins. C’était le seul changement en ce qui les concernait, mais il en alla très différemment pour les visiteurs. Tétanisés, tous retinrent leur souffle. Loin de la tour et de Tar Valon, ils auraient sûrement pris les trois Aes Sedai pour des femmes dont ils ne parvenaient pas à cerner l’âge. Encore éblouissantes de jeunesse, certes, mais avec dans le regard une maturité peu en accord avec un visage sans rides. Au sein de la tour, en revanche, leur identité ne faisait pas de doute. Quand elle travaillait depuis très longtemps avec le Pouvoir de l’Unique, une femme ne vieillissait pas de la même façon que les autres. Ici, personne n’avait besoin de voir une bague au serpent pour reconnaître une Aes Sedai.

Toutes les visiteuses esquissèrent une révérence et les rares hommes inclinèrent humblement la tête. Cédant à une étrange ferveur, deux ou trois pétitionnaires tombèrent même à genoux. Alors que la riche négociante paraissait terrifiée, les deux paysans écarquillèrent les yeux comme s’ils contemplaient enfin des légendes vivantes. Pour la plupart des gens, savoir se comporter face à des Aes Sedai était une affaire purement théorique. À part d’éventuels citadins de Tar Valon, nul ici n’avait jamais seulement aperçu une de ces femmes. Et quant à en voir de si près, c’était à coup sûr une grande première, même pour les gens du cru.

Mais Min ne s’était pas tue à cause de l’apparition des Aes Sedai. De temps en temps, pas très souvent, elle voyait des images et des auras quand elle regardait les gens. En règle générale, le phénomène était très bref. Très rarement, elle parvenait à interpréter ses visions. C’était exceptionnel, pour dire la vérité, mais lorsque ça arrivait, elle ne se trompait jamais.

Les Aes Sedai et les Champions étaient toujours accompagnés d’images et d’auras – la plupart du temps, en une telle quantité que ça lui faisait tourner la tête. Cela dit, ce foisonnement ne changeait rien en matière d’interprétation : là aussi, c’était l’exception qui confirmait la règle.

Dans le cas présent, elle venait d’obtenir plus d’informations qu’elle en aurait voulu, et ça la faisait frissonner de la tête aux pieds.

La seule des trois Aes Sedai qu’elle connaissait se nommait Ananda. Membre de l’Ajah Jaune, cette femme mince aux longs cheveux noirs était entourée d’une aura d’un marron maladif qui semblait comme crevassée, à croire qu’elle était pourrie de l’intérieur et peut-être même en voie de décomposition.

La petite Aes Sedai blonde qui se tenait à ses côtés appartenait à l’Ajah Vert, comme en attestaient les franges de son châle. Quand elle se détourna un instant, Min vit la Flamme de Tar Valon brodée sur le châle. Et sur les épaules de l’Aes Sedai, niché entre les motifs végétaux – des grappes de raisin et des branches de pommier en fleur, semblait-il –, la jeune visiteuse distingua une tête de mort. Un petit crâne de femme, parfaitement nettoyé et blanchi au soleil…

La troisième Aes Sedai, campée sous une arche presque en face des deux autres, ne portait pas son châle – il en allait souvent ainsi parmi ses collègues, sauf pour les cérémonies. Le menton fièrement pointé et le torse bombé de cette femme plutôt rondelette en disaient long sur sa puissance dans le Pouvoir et son orgueil. Aux yeux de Min, elle semblait sonder la foule à travers un rideau de sang, car son visage en était couvert.

Comme le crâne et l’aura maladive, ce sang disparut dans la farandole d’images qui tournait autour des trois femmes. Puis ces sombres visions revinrent et s’effacèrent de nouveau.

Stupéfiés, les autres visiteurs regardaient les trois formidables femmes capables d’entrer en contact avec la Source Authentique et de canaliser le Pouvoir. Min seule voyait au-delà des apparences. À part elle, personne ne savait que ces trois Aes Sedai étaient condamnées à mourir le même jour…

— La Chaire d’Amyrlin ne peut recevoir personne, répondit enfin Faolain, qui dissimulait de plus en plus mal son agacement. Sa prochaine audience publique n’est pas prévue avant dix jours. Dites-moi ce que vous voulez et je vous arrangerai une entrevue avec la sœur la plus à même de vous aider.

Min baissa les yeux sur son ballot et ne les releva plus. Un bon moyen, entre autres, de ne plus revoir les horribles images.

Toutes les trois ! Par la Lumière, quel drame !

Trois Aes Sedai mourant le même jour ? C’était hautement improbable. Pourtant, elle était sûre de ne pas se tromper.

— J’ai le droit de parler à la Chaire d’Amyrlin.

C’était exact, même si personne n’aurait osé en appeler à cette antique loi.

— C’est la prérogative de n’importe quelle femme, et je la revendique.

— Vous pensez que la Chaire d’Amyrlin peut recevoir chaque visiteuse ? Une autre Aes Sedai pourra sûrement vous aider. J’ai bien dit une Aes Sedai… Allons, confiez-moi votre question, puis donnez-moi votre nom, afin que la novice qui viendra vous chercher sache qui appeler.

— Je m’appelle… Elmindreda…

Min ne put s’empêcher de faire la moue. Elle détestait son véritable prénom, mais la Chaire d’Amyrlin était une des rares personnes au monde qui le connaissaient. Si elle s’en souvenait encore…

— J’ai le droit de parler à la Chaire d’Amyrlin. Et ma question n’est destinée qu’à ses oreilles.

Faolain fronça les sourcils.

— Elmindreda ? C’est bien ça ? Et vous revendiquez le droit de voir la Chaire d’Amyrlin ? Très bien, je ferai savoir à la Gardienne des Chroniques que vous désirez rencontrer notre dirigeante suprême. C’est promis, Elmindreda.

Outrée par la façon dont Faolain prononçait son prénom – à croire qu’il lui laissait un mauvais goût dans la bouche –, Min l’aurait bien giflée. Mais elle parvint à se retenir.

— Merci beaucoup…

— Ne me remerciez pas déjà… La Gardienne ne répondra pas avant des heures, parce qu’elle est très prise. En cas d’accord, vous pourrez sûrement voir notre mère à toutes lors de sa prochaine audience publique. Ne perdez pas patience, Elmindreda.

Faolain ponctua ce conseil d’un sourire qui ressemblait plutôt à un rictus.

Serrant les dents, Min s’adossa à un mur, entre deux arches, son ballot en guise de soutien lombaire. Plus elle essaya de se fondre à la pierre de couleur claire.

Moiraine lui avait conseillé de se méfier de tout le monde et de ne pas se faire remarquer tant qu’elle ne serait pas devant la Chaire d’Amyrlin. Et si elle se fiait à une Aes Sedai, c’était bien à celle-là ! Enfin, la plupart du temps… Quoi qu’il en soit, c’était un excellent conseil. Dès qu’elle serait en présence de la Chaire d’Amyrlin, tout serait accompli. Elle pourrait ensuite remettre ses chers vêtements, passer voir ses amies, puis filer à la vitesse du vent.

Plus besoin de se cacher !

Regardant autour d’elle, Min fut soulagée de constater que les Aes Sedai étaient parties. Trois sœurs mourant le même jour ! C’était tout bonnement impossible. Et pourtant, ça se produirait. Rien de ce qu’elle ferait ou dirait ne l’empêcherait. Quand elle interprétait des images, elle ne se trompait jamais. Bien entendu, elle devrait en parler à la Chaire d’Amyrlin. C’était peut-être aussi important que les nouvelles que Moiraine l’avait chargée de transmettre. Peut-être bien, oui, même si ça semblait difficile à croire.

Une nouvelle Acceptée vint remplacer l’une de celles qui officiaient dans la salle. Devant son visage aux pommettes rondes, Min vit flotter des barreaux, comme si elle était en cage.

La Maîtresse des Novices, Sheriam, vint aussi jeter un coup d’œil dans le hall d’entrée. Dès qu’elle la vit, Min baissa la tête. Pour commencer, cette Aes Sedai la connaissait trop bien. Ensuite, elle vit le visage de la femme rousse sous l’aspect d’une masse de chair tuméfiée. Une vision, rien de plus, mais elle avait dû se mordre les lèvres pour ne pas crier. Pleine d’une sereine autorité, Sheriam était aussi indestructible que la tour elle-même. Rien ne pouvait lui faire du mal. Pourtant, elle allait beaucoup souffrir…

Une Aes Sedai que Min ne connaissait pas – membre de l’Ajah Marron, à voir son châle – apparut en compagnie d’une solide femme en robe de laine rouge qu’elle avait visiblement l’intention d’escorter jusqu’aux portes. La femme d’âge mûr marchait avec la légèreté d’une enfant. Rayonnante, elle riait presque de béatitude. La sœur semblait également de bonne humeur, mais son aura vacillait comme une flamme agonisante.

La mort. Des tortures, la captivité et de nouveau la mort. Aux yeux de Min, c’était clair comme de l’eau de roche.

Elle décida de ne plus relever les yeux. Mieux valait qu’elle ne voie rien…

Laisse-lui le temps de se souvenir…

Durant son long voyage depuis les montagnes de la Brume, elle n’avait jamais cédé au désespoir, même quand on avait par deux fois tenté de lui voler sa monture. Mais à présent, rien n’allait plus…

Lumière, fais qu’elle se rappelle mon fichu prénom !

— Maîtresse Elmindreda ?

Min sursauta. La novice qui venait de l’interpeller avait à peine l’âge d’avoir quitté son foyer. Malgré ses quinze ou seize ans, elle parvenait à se comporter avec une grande dignité.

— Oui, c’est moi… C’est bien mon nom.

— Je m’appelle Sahra… Si vous voulez bien me suivre… (La novice ne parvint pas à dissimuler sa surprise.) Si étrange que ça paraisse, la Chaire d’Amyrlin va vous recevoir dans son bureau.

Min eut un soupir de soulagement et ne se le fit pas dire deux fois.

Sa capuche toujours relevée n’empêchait pas la jeune femme de voir autour d’elle. Et plus elle découvrait de choses, plus elle était pressée de parler à la Chaire d’Amyrlin. Les couloirs au sol en mosaïque aux couleurs très vives – en harmonie avec les tapisseries bigarrées et les supports de lampe en or – n’étaient guère fréquentés. À l’origine, la Tour Blanche abritait bien plus de gens, mais les temps avaient changé. Cela posé, toutes les personnes que Min croisa en remontant ces corridors en colimaçon lui dévoilèrent une image ou une aura qui évoquaient le danger et la violence.

Daignant à peine accorder un regard aux deux femmes, les Champions avançaient avec la souplesse et la puissance contenue d’une meute de loups en chasse. L’épée qui battait leur flanc semblant à peine plus mortelle que leurs mains nues, c’étaient bel et bien des prédateurs. Mais leur visage était en sang – ou leur flanc, selon les cas. Des lames et des fers de lance dansaient un ballet menaçant autour d’eux. Et leur aura vacillait sans cesse, comme si elle était sur le point de s’éteindre, flamme fragile soufflée par le vent de la mort.

Ces hommes marchaient encore, pourtant, ils étaient déjà morts. Et ils succomberaient le même jour que les trois Aes Sedai, ou au plus tard le lendemain.

Même les serviteurs des deux sexes, la Flamme Blanche brodée sur la poitrine, étaient marqués du sceau de la violence.

Apercevant une Aes Sedai au détour d’un couloir, Min la vit enchaînée de la tête aux pieds – ou plutôt, entourée de chaînes qui tournaient autour d’elle comme des serpents. Une autre sœur semblait porter un collier d’argent autour du cou. À cette vue, Min dut se retenir de crier d’angoisse.

— C’est impressionnant quand on n’est jamais venu, dit Sahra, tentant en vain de paraître blasée comme si elle se promenait dans les rues de son village. Mais vous êtes en sécurité ici. (La novice prit soudain un ton révérencieux.) La Chaire d’Amyrlin résoudra votre problème.

— Espérons qu’elle le fera…, marmonna Min.

Sahra la gratifia d’un sourire qui se voulait rassurant.

Lorsque les deux femmes atteignirent le couloir où se trouvait le bureau de la Chaire d’Amyrlin, Min dut mobiliser toute sa volonté pour ne pas dépasser la novice, la plantant là. Si elle avait pu montrer qu’elle connaissait les lieux, la pauvre Sahra aurait contemplé ses talons depuis un bon moment !

Sortant du fief de la dirigeante suprême, un jeune homme aux cheveux blond tirant sur le roux faillit percuter les deux jeunes femmes. Très grand, sanglé dans une splendide veste brodée d’or sur le col et les manches, Gawyn de la maison Trakand, fils de la reine Morgase d’Andor, était l’incarnation même du jeune seigneur rayonnant de fierté.

Et fou de rage !

Avant même que Min ait pu baisser les yeux, il sonda les profondeurs de sa capuche en quête de son regard.

— Ainsi, tu es revenue ? fit-il sans chercher à dissimuler sa surprise. Sais-tu où sont allées Egwene et ma sœur ?

— Elles ne sont pas ici ?

Paniquée, Min en oublia jusqu’à la prudence la plus élémentaire. D’instinct, elle saisit le jeune homme par les manches de sa veste, le regardant si intensément qu’il en recula d’un pas.

— Gawyn, il y a des mois qu’elles se sont mises en chemin pour la tour ! Elayne, Egwene, et Nynaeve avec elles ! Verin Sedai les accompagnait, et… Gawyn, je… je…

— Du calme, souffla le jeune seigneur en se dégageant en douceur. Au nom de la Lumière, je ne voulais pas t’effrayer ! Elles sont arrivées sans encombre – et sans révéler où elles étaient ni pourquoi, en tout cas à moi. Bien entendu, tu ne consentiras pas à éclairer ma lanterne ? (Min tenta de rester impassible, mais il lut en elle comme dans un livre ouvert.) Oui, je m’en doutais… Cette tour est encore plus truffée de secrets que… Min, elles se sont de nouveau volatilisées ! Et Nynaeve aussi.

Une précision ajoutée d’un ton distrait. Si elle était l’amie de Min, Nynaeve ne représentait rien pour Gawyn.

— Et comme d’habitude, elles n’ont pas daigné me dire un mot ! Pas un mot, entends-tu ? J’imagine qu’elles sont dans une ferme, en train d’expier leur escapade, mais impossible de savoir où. La Chaire d’Amyrlin refuse de me le dire, bien évidemment…

Min sursauta. Un instant, elle avait vu du sang ruisseler sur le visage du jeune seigneur. C’était comme prendre deux coups de marteau à la suite. Pour commencer, apprendre que ses amies étaient parties alors que l’idée de les revoir l’avait encouragée à venir jusqu’ici. Puis découvrir que Gawyn serait blessé le jour où mourraient les trois Aes Sedai…

Tout ce qu’elle avait vu dans la tour, si effrayant que ce fût, ne l’avait jamais touchée personnellement. Jusqu’à cet instant précis… Le malheur qui allait frapper la Tour Blanche aurait des conséquences bien au-delà de Tar Valon, certes, mais elle n’appartenait pas à la communauté des Aes Sedai, et il en serait toujours ainsi. En revanche, Gawyn comptait parmi les gens qu’elle appréciait, et il allait être blessé plus grièvement que le laissait entendre la sanglante vision. Autant que sa chair, et même plus, son âme souffrirait atrocement.

Si un désastre frappait la Tour Blanche, comprit soudain Min, les victimes ne seraient pas seulement des Aes Sedai dont elle ne se sentait en aucune façon proche. Ses amies en pâtiraient aussi, parce qu’elles appartenaient corps et âme à la tour.

Une raison, au fond, de se réjouir qu’Egwene et les autres ne soient pas là. Ainsi, elle ne risquerait pas de les voir entourées de présages de mort. Mais en réalité, elle aurait voulu les voir, justement, et découvrir qu’il ne leur arriverait rien – ou au moins qu’elles survivraient à la tourmente. Par la Lumière ! où étaient-elles ? Connaissant ces trois femmes, il était bien possible qu’elles aient fait en sorte de laisser Gawyn dans l’ignorance. Oui, ça leur ressemblait bien…

Min se rappela soudain où elle était et pour quelle raison elle avait fait tant de chemin pour y venir. En même temps, elle se souvint qu’elle n’était pas seule avec Gawyn. Mais Sahra, elle, semblait avoir oublié pourquoi elle se trouvait dans ce couloir. À dire vrai, elle paraissait avoir tout oublié, à part le beau jeune homme auquel elle faisait les yeux doux – sans le moindre succès, devait-on à la vérité d’ajouter.

Jugeant inutile de jouer plus longtemps les « visiteuses », Min abandonna son rôle. Une fois parvenue devant le fief de la Chaire d’Amyrlin, il ne pouvait plus rien lui arriver.

— Gawyn, j’ignore où elles sont… Mais si elles purgent une peine dans une ferme, elles doivent avoir de la boue jusqu’au front, et je doute qu’elles aient envie que tu les voies ainsi.

En réalité, Min s’inquiétait au moins autant que le jeune homme. Trop de choses terribles étaient arrivées – et restaient encore à advenir – pour qu’elle s’arrête à une hypothèse rassurante. Cela dit, il n’était pas impossible que les trois fugueuses aient été envoyées en pénitence.

— En tout cas, tu ne les aideras pas en tapant sur les nerfs de la Chaire d’Amyrlin.

— J’ignore si elles purgent une peine dans une ferme… Pour tout dire, je ne sais pas si elles sont encore de ce monde. Si elles arrachent des mauvaises herbes, pourquoi ces cachotteries ? Min ? S’il arrivait malheur à Elayne… ou à Egwene… Tu sais, je suis chargé de veiller sur ma sœur. Comment la protéger sans savoir où elle est ?

Min ne put s’empêcher de soupirer.

— Tu crois qu’elle a besoin d’être protégée ? Même question pour les deux autres ?

Si la Chaire d’Amyrlin avait envoyé les trois femmes en mission, la réponse était peut-être positive. Dès lors que ça servait ses intérêts, cette femme aurait pu expédier quelqu’un dans la tanière d’un ours avec une simple badine en guise d’arme. Et bien entendu, elle n’aurait pas accepté qu’on ne lui rapporte pas une peau d’ours – voire un plantigrade en laisse – si tel était son désir. Mais dire tout cela à Gawyn serait revenu à verser de l’huile sur le feu.

— Gawyn, elles ont prêté allégeance à la tour… Crois-moi, elles n’aimeraient pas que tu te mêles de leurs affaires.

— Je sais qu’Elayne n’est plus une enfant, concéda le jeune homme. Même si elle hésite encore entre gambader comme une gamine et jouer les Aes Sedai… Mais c’est ma sœur, et plus important encore, la Fille-Héritière du royaume d’Andor. C’est elle qui remplacera notre mère. Il faut qu’elle soit là pour jouer son rôle, afin d’éviter une régence ou une guerre de succession.

Jouer les Aes Sedai ?

De toute évidence, Gawyn n’avait pas idée des véritables talents de sa sœur. Depuis qu’Andor existait, les Filles-Héritières venaient suivre une formation à la Tour Blanche. Mais Elayne était la première qui fût assez douée pour devenir une Aes Sedai – et pas la dernière de toutes, en plus de ça. Sans nul doute, Gawyn ignorait qu’Egwene avait un potentiel tout aussi impressionnant.

— Bref, tu la protégeras qu’elle le veuille ou non ? demanda Min.

Passant à côté du ton désapprobateur de la jeune femme, Gawyn hocha gravement la tête.

— C’est ma mission depuis le jour de ma naissance… Mon sang doit couler avant le sien, et ma vie passe après la sienne. J’ai fait ce serment alors que j’étais à peine assez grand pour regarder dans son berceau. Gareth Bryne a dû m’expliquer ce que ça voulait dire. Je ne reviendrai pas sur ma parole. Andor a plus besoin d’elle que de moi.

Le calme et la sereine résignation du jeune homme glacèrent les sangs de Min. Elle avait toujours pris Gawyn pour un gamin farceur et moqueur, et voilà qu’il lui apparaissait sous un tout autre jour. Décidément, le Créateur avait dû être bien fatigué, lorsqu’il avait fabriqué les hommes. Parfois, on eût dit qu’ils n’étaient pas vraiment humains…

— Et au sujet d’Egwene, quel serment as-tu prêté ?

Gawyn resta impassible, mais un léger sursaut le trahit.

— Eh bien, je m’inquiète pour elle, ça va de soi. Comme pour Nynaeve. Tout ce qui arrive aux amies de ma sœur peut lui advenir aussi. Apparemment, elles se quittent rarement, ces trois-là… À part ça, je n’ai rien de spécial à dire sur Egwene.

— Ma mère m’a toujours conseillé d’épouser un mauvais menteur. Tu fais un très bon candidat, mais quelqu’un d’autre a un droit de préemption, j’en ai peur.

— Certaines choses doivent arriver… et certaines n’ont pas vocation à se réaliser. Galad est désespéré par le départ d’Egwene.

Demi-frère de Gawyn, Galad était avec lui à Tar Valon pour suivre l’enseignement des Champions. Une autre tradition andorienne…

Résolu à toujours agir comme il le fallait, Galadedrid Damodred devenait dangereux à force de rectitude, selon l’opinion de Min. Gawyn, lui, ne lui voyait aucun défaut, et il n’aurait sûrement pas déclaré sa flamme à une femme que son demi-frère avait choisie.

Min eut envie de secouer un peu le jeune homme, histoire de lui remettre de l’ordre dans les idées, mais ce n’était pas le moment. La Chaire d’Amyrlin attendait, et ce qu’elle avait à lui dire ne serait pas facile. Et il y avait aussi Sahra, yeux doux ou pas…

— Gawyn, je dois me présenter devant la Chaire d’Amyrlin. Quand elle en aura fini avec moi, où puis-je te trouver ?

— Dans la cour d’exercice… Quand je m’entraîne avec Hammar, j’arrive à oublier mes inquiétudes… Souvent, je reste avec lui jusqu’au coucher du soleil.

Champion de son état, Hammar était aussi le maître d’armes qui enseignait l’escrime aux deux princes.

— Très bien… Je te rejoindrai dès que possible. Une dernière chose : essaie de tenir ta langue. Si tu énerves la Chaire d’Amyrlin, Elayne et Egwene risquent de payer les pots cassés.

— Je ne peux rien te promettre… Quelque chose ne va pas dans le monde, Min. Une guerre civile au Cairhien… Idem en pire au Tarabon et en Arad Doman… Des faux Dragons à foison… Des troubles partout, et des rumeurs alarmantes aux quatre points cardinaux ! Je ne dis pas que la tour tire les ficelles, mais même ici, rien ne va comme il faudrait. Et il y a tant de faux-semblants… La disparition d’Elayne et d’Egwene n’est pas le seul problème. En revanche, c’est celui qui me concerne, à l’exclusion de tout autre. Je saurai où elles sont. Et si elles sont blessées, voire mortes…

Un instant, le visage de Gawyn ne fut de nouveau plus qu’un masque sanglant. Une épée flotta soudain au-dessus de sa tête, un étendard battant au vent derrière l’arme. La longue épée à deux mains et à la lame légèrement incurvée – comme celle qu’utilisaient la plupart des champions – était ornée d’un héron, la marque très reconnaissable des authentiques maîtres escrimeurs. Appartenait-elle à Gawyn ou le menaçait-elle ? Min aurait été incapable de le dire. Dans le même ordre d’idées, l’étendard arborait bien le Sanglier Blanc chargeant de Gawyn, mais sur champ vert et non rouge, comme il eût été normal pour un Andorien.

Le sang disparut, l’arme et le drapeau le suivant de très peu.

— Sois prudent, Gawyn…, souffla Min.

Ce conseil était à double sens. En surface, il rappelait au jeune homme de tenir sa langue devant la Chaire d’Amyrlin. Plus profondément, il l’incitait à se tenir éloigné d’un danger que la jeune femme aurait été bien en peine de définir.

Gawyn sonda le regard de Min comme s’il avait au moins en partie capté la dualité de sa dernière phrase.

— Oui, tu dois être très prudent.

— J’essaierai… J’essaierai…

Le jeune prince sourit. Un instant, Min cru retrouver le garçon insouciant de naguère. Mais on voyait bien qu’il se forçait.

— Bien, je devrais filer, maintenant, si je veux rester à la hauteur de Galad. Ce matin, j’ai gagné deux joutes sur cinq contre Hammar, mais mon cher demi-frère, la dernière fois qu’il a daigné s’entraîner, l’a emporté trois fois sur cinq.

Comme s’il voyait Min pour la première fois – ou plutôt, comme s’il la reconnaissait – Gawyn eut un sourire parfaitement sincère.

— Tu devrais porter plus souvent des robes… Celle-là te va à merveille. Bien, n’oublie pas que je serai dans la cour d’exercice jusqu’à la tombée de la nuit.

Tandis qu’elle regardait le jeune homme s’éloigner avec dans la démarche quelque chose de la grâce mortelle d’un Champion, Min s’avisa qu’elle ajustait sa robe sur ses hanches. Agacée, elle cessa aussitôt.

Que la Lumière brûle tous les hommes !

Sahra soupira comme si elle avait retenu son souffle pendant toute la conversation des deux jeunes gens.

— Il est charmant, n’est-ce pas ? Moins que le seigneur Galad, cela dit… Et vous le connaissez si bien ?

Une question qui n’en était pas vraiment une…

Min soupira aussi, mais d’irritation. Dès qu’elle en aurait l’occasion, Sahra allait tout raconter à ses amies. Un fils de reine était un sujet fascinant, surtout lorsqu’il était joli garçon et avait l’allure d’un héros de légende. Si on ajoutait une mystérieuse visiteuse, l’histoire avait de quoi stimuler l’imagination d’une bande de novices. Eh bien, tant mieux ou tant pis, car il n’y avait plus rien à faire. De toute façon, ça ne pouvait plus être bien dangereux…

— La Chaire d’Amyrlin doit s’impatienter, dit soudain Min.

Sahra revint à la réalité et ne put s’empêcher de pousser un petit cri. Prenant Min par la manche, elle ouvrit un des battants de la double porte et avança, tirant avec elle la visiteuse.

Une fois dans l’antichambre, elle se fendit d’une révérence, puis débita son petit discours :

— Leane Sedai, je l’ai conduite jusqu’ici… C’est dame Elmindreda… La Chaire d’Amyrlin veut vraiment la voir ?

Grande, la peau cuivrée, la Gardienne des Chroniques arborait une étole étroite de couleur bleue, afin de bien signifier son Ajah d’origine. Les mains sur les hanches, elle attendit que la novice en ait terminé, puis la congédia d’un geste distrait.

— Tu en as mis du temps, mon enfant… Retourne à tes corvées, et plus vite que ça !

Sahra fit une ultime révérence et s’éclipsa sans demander son reste.

Min garda la tête baissée et ne rabattit pas la capuche de sa cape. Se trahir devant une novice n’avait pas été très malin, mais au moins, Sahra ne connaissait pas son véritable nom. Leane, en revanche, en savait plus long sur elle que n’importe qui d’autre dans la tour, à part la Chaire d’Amyrlin. Au point où en était Min, être reconnue ne changerait plus rien, mais elle entendait respecter à la lettre les instructions de Moiraine tant qu’elle ne serait pas seule avec la Chaire d’Amyrlin.

Mais cette fois, sa tactique échoua. Leane fit deux pas en avant, rabattit la capuche de Min et grogna comme si on venait de lui flanquer un coup de coude dans le ventre.

Min redressa le menton et soutint le regard de la Gardienne – exactement comme si elle n’avait pas essayé de l’abuser. Sur le visage de Leane encadré de cheveux bruns un peu plus longs que ceux de Min s’afficha un mélange de surprise et de franche indignation.

— Elmindreda, c’est ça ? (Comme toujours, Leane entra sans fioritures dans le vif du sujet.) Dans cette robe, ce nom te va plutôt bien, alors que dans tes frusques habituelles…

— Leane Sedai, c’est Min, tout simplement… S’il vous plaît !

Le ton amusé de la Gardienne faillit avoir raison de l’équanimité de la jeune « visiteuse ». Si sa mère avait cru bon de l’affubler du nom d’une héroïne de légende, pourquoi avait-elle choisi une femme qui passait le plus clair de son temps à soupirer après les hommes ? Lesquels s’échinaient par ailleurs à composer des chansons au sujet de ses yeux ou de son sourire…

— Comme tu voudras, Min… Je ne vais pas te demander où tu étais, ni pourquoi tu es revenue vêtue d’une robe avec l’intention de poser une question à la Chaire d’Amyrlin. Enfin, pour le moment, en tout cas…

À l’évidence, l’interrogatoire viendrait plus tard, et Leane entendait obtenir des réponses.

— Je suppose que notre mère sait qui est Elmindreda ? J’aurais dû deviner qu’il y avait quelque chose quand elle a dit qu’elle voulait te voir sur-le-champ et en privé. La Lumière seule sait ce qu’elle manigance avec toi ! (Leane se tut, le front plissé d’inquiétude.) Que se passe-t-il, mon enfant ? Tu es malade ?

Min tenta de cacher son trouble. Pendant un instant, la Gardienne des Chroniques avait paru la regarder à travers un masque transparent – un masque qui avait l’apparence de son visage, mais qui hurlait de terreur.

— Non, non, je vais très bien… Leane Sedai, puis-je y aller, maintenant ?

La Gardienne dévisagea un long moment la jeune femme, puis elle désigna du menton la porte du bureau.

— File, et plus vite que ça !

Min obéit à une vitesse qui aurait satisfait le plus exigeant des tyrans domestiques.

Au fil des siècles, le bureau de la Chaire d’Amyrlin avait abrité une longue série de femmes remarquables et très puissantes. Les souvenirs de leur grandeur étaient présents partout. Par exemple la cheminée en marbre jaune du Kandor, pour le moment éteinte. Ou encore les lambris en bois rare – une essence aux étranges rayures et dure comme le fer, même si on était parvenu à y sculpter des bêtes de légende et des oiseaux au fantastique plumage. Un bon millénaire plus tôt, on avait rapporté ces panneaux de terres mystérieuses situées au-delà du terrible désert des Aiels. La cheminée, elle, était au minimum deux fois plus ancienne…

La pierre rouge du sol venait des montagnes de la Brume et l’encadrement des fenêtres qui donnaient sur le balcon – de somptueuses arches, en réalité – était composé de pierres brillantes comme des perles volées dans les ruines d’une ville qui aurait sombré dans la mer des Tempêtes durant la Dislocation du Monde. De l’avis général, le bureau était le seul endroit où on pouvait en voir.

La Chaire d’Amyrlin en exercice, Siuan Sanche, était la fille d’un pêcheur de Tear. Du coup, elle avait choisi un mobilier très simple mais de bonne facture. Assise dans un fauteuil solide et très ordinaire, elle attendait derrière une grande table qui aurait très bien convenu à la salle commune d’une ferme. Le seul autre siège, tout aussi banal, était d’habitude rangé dans un coin. Là, il était disposé face à celui de Siuan, un petit tapis de Tear marron et jaune empêchant que ses pieds rayent la pierre rouge.

Une demi-douzaine de livres ouverts reposaient sur des lutrins à différents endroits de la pièce. Le mobilier se limitait à ces quelques éléments, et, en guise de décoration, un petit tableau pendait au-dessus de la cheminée. Il représentait des bateaux de pêche en plein travail au milieu des roseaux des Doigts du Dragon – les frères jumeaux de l’embarcation du père de Siuan, à n’en pas douter.

Au premier coup d’œil, et malgré ses traits réguliers et lisses d’Aes Sedai, Siuan Sanche semblait aussi simple et aussi modeste que son mobilier. De constitution solide, jolie plutôt que belle, elle ne s’autorisait qu’une fantaisie vestimentaire : la large étole de sa charge, rayée aux couleurs des sept Ajah, afin de n’en favoriser ni n’en défavoriser aucun.

Comme pour toutes les Aes Sedai, lui donner un âge était impossible. Ses cheveux noirs ne grisonnaient pas sur les tempes, militant pour une relative jeunesse. Mais la gravité de ses yeux bleus, combinée à la ligne angulaire de sa mâchoire, en disait long sur la détermination qui animait la plus jeune Aes Sedai à avoir jamais occupé le poste suprême. Depuis un peu plus de dix ans, les souverains et les puissants de ce monde accouraient dès que Siuan les convoquait – pas un mince exploit, lorsqu’on savait à quel point ils détestaient la Tour Blanche et redoutaient les Aes Sedai.

Alors que la Chaire d’Amyrlin se levait, commençant à contourner la table, Min posa son ballot et esquissa une révérence d’une lamentable maladresse. Pour ne rien arranger, elle marmonna entre ses dents, agacée de se ridiculiser ainsi.

Bien entendu, elle n’aurait pas osé se montrer irrespectueuse. Face à une femme comme Siuan Sanche, une telle idée n’aurait pas traversé l’esprit d’une personne sensée. Mais avec une robe, s’incliner à la manière d’un homme aurait été disgracieux, et en matière de révérence féminine, Min se montrait d’une ignorance crasse.

À demi agenouillée, le bas de sa robe déployé en éventail, elle s’immobilisa comme un crapaud sur le point de bondir. Devant elle, Siuan Sanche en aurait remontré à bien des reines en matière d’altière posture.

Un instant, Min la vit étendue sur le sol, nue comme un ver. À part ce détail, il y avait une autre bizarrerie dans cette vision. Hélas, elle se dissipa avant que Min ait pu mettre le doigt sur ce qui clochait.

Une des images les plus impressionnantes qu’elle eût jamais vues, et elle était incapable de lui donner un sens…

— Encore tes visions ? demanda la Chaire d’Amyrlin. Sais-tu que ton don pourrait m’être très utile ? Pour être honnête, il m’aurait été très précieux durant les longs mois où tu étais absente. Mais oublions ça. Inutile de pleurer sur les bateaux échoués… La Roue tisse comme elle l’entend, c’est bien connu… (Elle eut un sourire pincé.) Mais si tu recommences, je te ferai écorcher vive et on me confectionnera des gants avec ta peau. Allons, relève-toi, mon enfant ! Leane m’accable de courbettes, figure-toi ! En un mois, j’en ai vu assez pour écœurer une femme normale pendant un an. Je n’ai plus de temps à perdre avec ces enfantillages. Dis-moi, que viens-tu de voir ?

Min se releva lentement. Être de nouveau avec une personne informée de ses « talents », même s’il s’agissait de la Chaire d’Amyrlin, avait quelque chose de réconfortant. À Siuan, elle n’avait rien à cacher au sujet de ses visions.

— Mère, tu ne portais pas de vêtements, et… J’ignore ce que ça veut dire.

— Probablement que je vais prendre un amant, ricana Siuan. Mais je n’ai pas de temps pour ça non plus… Quand on est en train d’écoper pour éviter un naufrage, pas question de faire de l’œil à l’équipage !

— Je ne sais pas trop…, murmura Min.

Un amant ? Non, ce n’était pas ce genre de nudité, si elle osait dire…

— Désolée, mais je n’ai aucune idée de ce que ça signifie… Mère, depuis que je suis dans la tour, j’ai sans arrêt des visions. Quelque chose de terrible se prépare…

Min commença par les trois Aes Sedai, dans le hall d’entrée. Puis elle décrivit tout le reste, et ajouta ses interprétations, quand elle en avait. En revanche, elle ne répéta pas les propos de Gawyn. Si elle le faisait à sa place, à quoi bon lui conseiller de ne pas énerver la Chaire d’Amyrlin ?

À part ça, elle raconta tout, sa voix tremblant lorsqu’elle évoquait des images particulièrement atroces.

Siuan resta de marbre tout au long de ce rapport détaillé.

— Ainsi, dit-elle quand Min en eut terminé, tu as parlé au jeune Gawyn ? Je crois pouvoir le convaincre de ne pas se répandre à ton sujet… Quant à Sahra… Un petit séjour dans une ferme ne lui ferait pas de mal, qu’en penses-tu ? Si elle joue de la binette dans un jardin potager, elle n’aura pas l’occasion de cancaner.

— Je ne comprends pas…, souffla Min. Sur quoi Gawyn pourrait-il se répandre ? Je ne lui ai rien dit… Et Sahra… Mère, je n’ai peut-être pas été assez claire. Des Aes Sedai et des Champions vont mourir. Cela implique une bataille. Et sauf si tu prévois d’envoyer je ne sais où des sœurs, des Champions et des domestiques – j’en ai vu parmi les victimes – cette bataille aura lieu ici. À Tar Valon !

— C’est ce que tu as vu ? Une bataille ? S’agit-il d’une vision ou d’une déduction logique ?

— Qu’est-ce qui peut expliquer un massacre ? Quatre Aes Sedai sont condamnées à mort. Je n’ai vu que neuf sœurs depuis mon retour, et cinq vont mourir ! Et les Champions… Quelle autre cause est possible, à part une bataille ?

— Une légion de causes, mon enfant, mais je préfère ne pas y penser… Quand ? Min, combien de temps avant que cet événement se produise ?

— Je ne sais pas… Tout arrivera en l’espace d’un jour, peut-être deux… Mais ça peut être demain, dans un an ou dans dix.

— Espérons qu’il nous reste une décennie. Si c’est pour demain, je ne pourrai pas faire grand-chose.

Min eut une moue désabusée. À part Siuan Sanche, deux autres Aes Sedai étaient informées de son « don ». Moiraine Damodred et Verin Mathwin avaient toutes deux tenté d’étudier son étrange aptitude. Elles n’étaient arrivées à rien, sauf à établir que ça n’avait aucun lien avec le Pouvoir de l’Unique. Peut-être pour cette raison, Verin était restée sceptique. Moiraine, en revanche, acceptait l’idée que les visions, quand Min parvenait à les interpréter, se réalisaient toujours selon ses prévisions.

— Et si c’étaient les Capes Blanches, mère ? Il y en avait partout à Alindaer quand j’ai traversé le pont.

En réalité, Min ne pensait pas une seconde que les Fils de la Lumière puissent avoir un lien avec ce qui se préparait. Mais dire à voix haute ce qu’elle soupçonnait lui glaçait par avance les sangs. Et ce n’étaient que des soupçons, pas un augure…

— Non, pas les Fils, fit Siuan en secouant la tête. Ils n’hésiteraient pas à attaquer la tour, s’ils le pouvaient, mais Eamon Valda ne passerait pas à l’action sans un ordre du seigneur général. Pour se décider, Pedron Niall devrait penser que nous sommes affaiblies d’une manière ou d’une autre. Cet homme connaît trop bien notre force pour se faire des illusions. Depuis mille ans, il en va ainsi avec les Fils de la Lumière. Des brochets cachés dans les roseaux qui attendent de voir du sang d’Aes Sedai rougir l’eau. Mais nous ne leur avons pas fait ce plaisir, et ils pourront attendre encore longtemps, si j’ai mon mot à dire…

— Certes, mais si Valda prenait une initiative…

— Min, il a à peine cinq cents hommes à proximité de Tar Valon. Il y a un mois ou deux, il a envoyé les autres semer le trouble ailleurs dans le monde. Les Murs Scintillants ont contenu les Aiels et les armées d’Artur Aile-de-Faucon. Valda n’entrera pas à Tar Valon, sauf si la ville s’écroule déjà de l’intérieur. Mais tu essaies de me convaincre que les problèmes viendront des Capes Blanches. Pourquoi ?

Une question coupante comme une lame.

— Parce que je veux m’en convaincre aussi…, souffla Min.

Juste avant de prononcer à voix haute les paroles qui la terrorisaient.

— Le collier d’argent que j’ai vu autour du cou d’une Aes Sedai… Mère, il m’a rappelé ceux que les Seanchaniens utilisent pour contrôler les femmes capables de canaliser le Pouvoir.

— Des ignominies…, fit Siuan avec une grimace. Par bonheur, les gens ne croient pas le quart des horreurs qu’on raconte sur les Seanchaniens – qui ne font pas des coupables plus crédibles que les Capes Blanches. S’ils débarquent de nouveau, où que ce soit, j’en serai avertie en quelques jours par pigeon voyageur. Tar Valon est très loin de la mer, mon enfant. Si le danger vient de là, j’aurai tout le temps de me préparer. Non, je crois que tes visions n’ont rien à voir avec les Seanchaniens… L’Ajah Noir, voilà l’ennemi ! Même parmi nous, peu de gens savent qu’il existe. Et si ça devenait de notoriété publique, je préfère ne pas songer aux conséquences. Mais c’est bien la pire menace qui pèse sur la Tour Blanche.

Min s’avisa qu’elle serrait le devant de sa robe si fort qu’elle en avait mal aux mains. Depuis toujours, la Tour Blanche niait l’existence d’un Ajah secret entièrement dévoué au Ténébreux. Pour énerver une Aes Sedai, il suffisait de mentionner l’existence de cette abomination. Du coup, entendre la Chaire d’Amyrlin en parler si directement était terrifiant.

Siuan continua pourtant comme si elle n’avait rien dit d’extraordinaire :

— Mais tu n’as pas fait tout ce chemin simplement pour me parler de tes visions. Quelles nouvelles de Moiraine ? Entre dans le vif du sujet, parce que je sais déjà que le chaos règne entre l’Arad Doman et le Tarabon.

« Chaos » était un euphémisme, à la vérité. Les partisans du Dragon se battaient contre ses détracteurs et les deux pays, sans cesser de se disputer la domination de la plaine d’Almoth, étaient en proie à la guerre civile. Mais pour la Chaire d’Amyrlin, ce drame semblait presque anecdotique.

— En revanche, je n’ai rien entendu sur Rand al’Thor depuis des mois. Et il est au centre de tout. Où est-il ? Que lui a donc fait faire Moiraine ? Assieds-toi, mon enfant, je t’en prie.

Siuan désigna le siège en face du sien.

Min approcha sur des jambes flageolantes et se laissa tomber dans le fauteuil.

L’Ajah Noir ! Par la Lumière ! l’Ajah Noir !

Les Aes Sedai étaient censées combattre pour la Lumière. Même si Min ne leur faisait pas vraiment confiance, elle avait toujours eu la certitude que les sœurs étaient les ennemies irréductibles des Ténèbres. Mais ce n’était plus vrai…

— Il est en chemin pour Tear, mère.

— Tear ? Donc, c’est Callandor ! Moiraine veut qu’il s’empare de l’épée conservée dans la Pierre de Tear. Bon sang ! je pendrai cette femme au soleil pour la faire sécher ! Elle regrettera de ne plus être une novice, tu peux me croire ! Rand ne peut pas être déjà prêt pour ça !

— Ce n’est pas… (Min s’éclaircit la voix.) Moiraine n’y est pour rien. Rand est parti une nuit, sans prévenir personne. Les autres ont suivi sa piste, et Moiraine m’a chargée de venir te prévenir. Pour ce que j’en sais, ils sont peut-être déjà tous à Tear. Et Rand peut s’être emparé de Callandor

— Que la Lumière le brûle ! Il peut surtout être mort, cet imbécile ! Je donnerais cher pour n’avoir jamais entendu un mot des prophéties du Dragon. Et pour qu’il n’en entende plus jamais un autre.

— Je ne comprends pas… Il doit accomplir les prophéties, non ?

La Chaire d’Amyrlin s’appuya à la table, l’air accablée.

— Pour ça, il faudrait d’abord qu’elles soient compréhensibles ! Ce ne sont pas les prédictions qui font de Rand le Dragon Réincarné. Pour l’être, il lui suffit d’accepter sa véritable identité. Et s’il est parti en quête de Callandor, c’est qu’il a fait ce pas essentiel. Les prophéties ont pour mission de le préparer à ce qui va arriver. Elles doivent aussi annoncer au monde qui il est. Si Moiraine parvient à garder un certain contrôle sur Rand, elle l’orientera vers les prophéties que nous comprenons – lorsqu’il sera prêt à les affronter. Pour le reste, nous pensons que le garçon fait ce qu’il faut. En tout cas, nous l’espérons. Je ne serais pas surprise qu’il ait déjà réalisé des prophéties qu’aucune d’entre nous ne sait déchiffrer. Espérons que ce soit pour le bien de notre cause.

— Ainsi, tu as l’intention de le manipuler, mère ? Il affirme que tu veux l’utiliser, mais c’est la première fois que je te l’entends dire.

Déçue et furieuse, Min conclut par une pique :

— Jusque-là, Moiraine et toi n’avez pas fait un très bon travail !

L’accablement glissant soudain de ses épaules comme un châle, Siuan se redressa et toisa froidement son interlocutrice.

— Tu devrais prier pour que nous réussissions mieux ! Tu crois qu’il faudrait lui laisser la bride sur le cou ? Un garçon têtu, sans expérience, mal préparé et peut-être déjà en train de devenir fou ? Faudrait-il se fier à la Trame, en d’autres termes à son destin, pour le garder en vie ? Un peu comme dans les légendes ? Mais nous ne sommes pas dans les récits d’un trouvère, petite ! Rand n’est pas un héros invincible. Si ce fil particulier est arraché à la Trame, la Roue du Temps ne s’en apercevra pas et le Créateur ne daignera pas faire un miracle pour nous sauver.

» Si Moiraine ne réduit pas les voiles de ce jeune fou, il risque de se fracasser sur les récifs avant longtemps, et qu’adviendra-t-il de nous ? Qu’adviendra-t-il du monde ? La prison du Ténébreux ne résistera plus longtemps. Bientôt, il aura de nouveau une influence sur le monde. Si Rand al’Thor n’est pas là pour l’affronter lors de l’Ultime Bataille – parce que cet idiot se sera fait tuer avant – le monde n’aura pas une chance. La Guerre du Pouvoir recommencera, sans Lews Therin ni ses Cent Compagnons pour nous aider. Les Ténèbres et les flammes régneront alors à jamais.

Siuan se tut soudain et dévisagea Min.

— Ainsi, les vents vous poussent l’un vers l’autre ? Rand et toi ? Je ne me serais pas attendue à ça.

Min secoua frénétiquement la tête, mais elle sentit qu’elle s’empourprait.

— Que vas-tu imaginer là, mère ? L’Ultime Bataille… Le Ténébreux… Penser à lui suffirait à glacer les sangs d’un Champion. Sans parler de l’Ajah Noir… C’est tout ça qui me trouble.

— N’essaie pas de me la faire ! Tu crois que je n’ai jamais vu une femme trembler pour la vie de son homme ? Tu ferais mieux de me raconter tout, mon enfant.

Sous le regard de Siuan, Min se tortilla comme un ver dans son fauteuil.

— Très bien, je vais tout dire, pour tout le bien que ça peut nous faire… La première fois que j’ai vu Rand, trois visages de femme l’entouraient. Le mien était du lot. Je n’avais jamais vu d’images me concernant, et ça ne s’est jamais reproduit. J’ai tout de suite compris ce que ça voulait dire : j’allais tomber amoureuse de lui. Et les deux autres filles aussi.

— De qui s’agit-il ?

Min eut un sourire amer.

— Leurs traits étaient brouillés. J’ignore qui elles sont.

— Aucun indice qu’il t’aimera en retour ?

— Pas le moindre ! Son regard me traverse comme si j’étais transparente. Au mieux, il me voit comme une sœur. Donc, inutile de songer à m’utiliser pour le contrôler. Désolée, mais ça ne fonctionnerait pas.

— Et pourtant, tu l’aimes…

— Je n’ai pas le choix… (Min tenta de parler d’un ton moins acide.) J’ai essayé d’en rire, mais je n’y arrive pas. Tu n’es pas obligée de me croire, mère, mais quand j’interprète une vision, elle se réalise.

Siuan se tapota les lèvres et étudia un moment sa visiteuse.

Cet examen embarrassa Min. Elle n’avait jamais eu l’intention de s’exposer ainsi, ni d’en dire si long. Et même si elle n’avait pas tout dit, elle aurait dû savoir qu’il ne fallait jamais donner une prise sur soi à une Aes Sedai – y compris quand elle n’avait pas encore idée du meilleur moyen d’en tirer parti. Parce qu’elle finissait toujours par trouver…

— Mère, je t’ai fait part du message de Moiraine, et je t’ai révélé tout ce que je sais sur mes visions. Ne puis-je pas remettre mes bons vieux vêtements et m’en aller ?

— T’en aller où ?

— À Tear.

Après une petite conversation avec Gawyn, histoire qu’il ne fasse pas de bêtises… Avant de partir, elle aurait aimé avoir le courage de demander où étaient Egwene et les deux autres jeunes femmes, mais si elle refusait de dire à Gawyn où était Elayne, Siuan ne consentirait sûrement pas à le lui dire.

— À Tear… ou ailleurs, pourvu que Rand y soit. Je ne suis pas la première femme qui perd la tête pour un homme, après tout…

— Certes, mais tu es la première qui perd la tête pour le Dragon Réincarné. Quand le monde saura qui il est – et ce qu’il est – rester à ses côtés deviendra dangereux. Et s’il brandit déjà Callandor, le monde ne tardera plus beaucoup à tout savoir. La moitié des gens voudront le tuer, comme si ça pouvait empêcher l’Ultime Bataille et garder le Ténébreux dans sa prison. Autour de Rand, beaucoup de gens périront. Il vaudrait peut-être mieux que tu restes ici.

La Chaire d’Amyrlin semblait pleine de compassion, mais Min ne se laissa pas abuser. Siuan Sanche ne faisait jamais de sentiment, elle l’aurait juré sous la torture.

— Je courrai le risque… Qui sait ? je pourrai peut-être l’aider. Par exemple, avec mes visions. De toute façon, la Tour Blanche n’est pas un endroit beaucoup plus sûr, et ça ne changera pas tant qu’il y aura des sœurs rouges. En Rand, ces femmes verraient un homme capable de canaliser, et elles oublieraient sur-le-champ l’Ultime Bataille et les prophéties du Dragon.

— Elles ne seraient pas les seules à réagir ainsi, dit Siuan. Les anciennes façons de penser collent à la peau des gens, c’est comme ça…

Min ne cacha pas sa surprise. La Chaire d’Amyrlin semblait être de son côté… Vraiment étrange…

— Il est de notoriété publique que je suis amie avec Egwene et Nynaeve, qui viennent du même village que Rand. Pour l’Ajah Rouge, ça suffira à établir ma « complicité ». Si je reste ici, on m’arrêtera dès qu’on saura qui est Rand. Egwene et Nynaeve subiront le même sort, si tu ne les as pas envoyés se cacher quelque part.

— Dans ce cas, il ne faut pas qu’on t’identifie. Si tu oubliais pour un temps tes vêtements d’homme ? Comme dit le proverbe, on n’attrape pas les poissons quand ils ont vu le filet.

La Chaire d’Amyrlin eut l’expression rusée d’un chat en train de jouer avec une souris.

— Quel poisson songes-tu à pêcher grâce à moi ? demanda Min.

Elle avait sa petite idée, en réalité, mais elle aurait tout donné pour se tromper.

Mais Siuan dévasta ses dernières illusions.

— L’Ajah Noir… Treize de ces femmes se sont enfuies, mais il en reste à la tour. Je ne sais plus à qui me fier, et je crains fort que ça ne change plus. Tu n’es pas un Suppôt des Ténèbres, je le sais, et ton don pourrait m’être utile. Au minimum, tu pourrais être une paire d’yeux aussi fiables que les miens.

— Tu as prévu ça depuis le début, n’est-ce pas ? C’est pour ça que tu veux réduire au silence Gawyn et Sahra.

Min sentit la moutarde lui monter au nez. Quand cette femme disait le mot « grenouille », elle s’attendait à voir les gens faire des bonds. Le plus souvent, c’était le cas, mais ça n’excusait rien. Min n’était ni une grenouille ni une marionnette.

— C’est ce que tu as fait à Egwene, Elayne et Nynaeve ? Tu les as envoyées aux trousses de l’Ajah Noir ? Voilà qui te ressemblerait bien !

— Occupe-toi de tes filets, mon enfant, et laisse tes amies se charger des leurs. Pour autant que ça te regarde, elles font pénitence dans une ferme. Me suis-je bien fait comprendre ?

Le regard de Siuan fit frissonner Min. Au fond, il était facile de défier l’autorité de la dirigeante – jusqu’à ce que cette lueur glaciale passe dans ses yeux bleus.

— Oui, mère…

Min eut honte se plier si facilement, mais un coup d’œil à Siuan la convainquit que c’était plus prudent.

— J’imagine que porter cette robe un peu plus longtemps ne me tuera pas…

Siuan parut soudain amusée, une réaction qui inquiéta son interlocutrice.

— J’ai peur que ça ne suffise pas… Min en robe, c’est toujours Min, pour une personne physionomiste. Et tu ne peux pas porter en permanence une cape à la capuche relevée. Pour que ça marche, tu vas devoir changer tout ce qui peut l’être. Primo, tu resteras Elmindreda. Après tout, c’est ton nom. Secundo, tes cheveux sont assez longs pour qu’on te fasse des boucles. Quant au maquillage… Je n’ai jamais eu recours au fond de teint, à la poudre et au fard, mais Leane doit se rappeler comment on s’en sert…

Depuis la mention des boucles, Min écarquillait les yeux d’horreur.

— Oh ! non ! ne put-elle s’empêcher de souffler.

— Quand Leane aura fait de toi une parfaite Elmindreda, personne ne te confondra avec Min la garçonne.

— Non, non et non !

— Il faudra aussi expliquer pourquoi une délicate jeune femme qui ne ressemble en rien à Min séjourne à la tour…

Siuan plissa pensivement le front.

— Oui, j’ai trouvé ! Je laisserai filtrer que dame Elmindreda a encouragé deux prétendants au point de devoir se cacher avant de faire son choix… Chaque année, quelques femmes nous demandent le droit d’asile, et certaines pour des raisons aussi ridicules. (Siuan durcit soudain le ton.) Si tu penses encore à Tear, pèse bien le pour et le contre. Seras-tu plus utile à Rand là-bas ou ici ? Si l’Ajah Noir détruit la tour ou en prend le contrôle, il aura perdu l’aide, même minime, que je peux lui apporter. Alors, es-tu une femme raisonnable ou une gamine amoureuse ?

Piégée, Min eut le sentiment qu’on venait de lui passer les chaînes aux pieds.

— Mère, tu parviens toujours à plier les gens à ta volonté ?

— Presque toujours, mon enfant, presque toujours…, concéda Siuan avec un sourire glacial.


Tirant sur son châle aux franges rouges, Elaida contemplait la porte du bureau de la Chaire d’Amyrlin. Des deux jeunes femmes qui l’avaient franchie, la novice fut la première à la repasser dans l’autre sens – très vite après être entrée.

Quand elle aperçut Elaida, la novice eut une sorte de bêlement de brebis effrayée. La sœur rouge eut l’impression de l’avoir déjà vue, même si elle était incapable de se rappeler son nom.

— Comment t’appelles-tu ?

— Sahra, Elaida Sedai…, couina la jeune fille.

Jugeant indigne d’elle d’enseigner à des filles stupides, Elaida se désintéressait des novices. Mais les malheureuses n’ignoraient rien d’elle et de sa réputation.

Elaida situa enfin Sahra. Une tête en l’air sans grand talent qui n’atteindrait jamais un haut niveau de Pouvoir. Presque à coup sûr, elle n’en savait pas plus long que ce qu’Elaida avait vu et entendu. Et à part le sourire de Gawyn, elle avait sans doute déjà tout oublié. Une idiote qu’il convenait de congédier d’un geste agacé.

La fille se fendit d’une révérence qui la plia en deux, puis elle déguerpit sans demander son reste.

Elaida ne perdit pas de temps à la regarder s’éloigner. Se détournant, elle descendit le couloir, la novice déjà effacée de son esprit. Extérieurement impassible, mais bouillant à l’intérieur, elle ne remarqua pas les domestiques, les novices et les Acceptées qui s’écartèrent vivement de son chemin en la saluant maladroitement. À un moment, elle faillit percuter une sœur marron qui marchait le nez plongé dans ses notes.

Surprise, la sœur plutôt replète poussa un cri qu’Elaida n’entendit même pas.

Robe ou pas, elle avait reconnu la visiteuse de la Chaire d’Amyrlin. C’était Min, une jeune femme qui avait déjà passé beaucoup de temps avec Siuan Sanche lors de son premier séjour à la tour. Pour quelles raisons ? Personne ne le savait…

Min, la grande amie d’Elayne, d’Egwene et de Nynaeve. Trois femmes au sujet desquelles la Chaire d’Amyrlin ne disait pas tout, ça tombait sous le sens. Tous les rapports affirmant qu’elles faisaient pénitence dans une ferme étaient des comptes-rendus de troisième ou de quatrième main qui avaient pour origine Siuan Sanche en personne et permettaient de noyer le poisson – une expression particulièrement bien choisie, dans ce cas précis – sans se rendre coupable d’un véritable mensonge.

Malgré tous ses efforts, Elaida n’avait jamais pu localiser la ferme où les trois jeunes femmes étaient censées se réhabiliter. Une preuve de plus qu’il s’agissait d’une fumisterie.

— Que la Lumière la brûle ! s’écria Elaida, lâchant un instant la bonde à sa colère.

Parlait-elle de Siuan ou de la Fille-Héritière ? Pour être honnête, elle n’aurait su le dire. De toute façon, l’imprécation convenait aux deux.

Ayant entendu l’éclat de la sœur rouge, une Acceptée devint aussitôt plus blanche encore que sa robe. Elaida la dépassa sans même la regarder.

Sans parler de tout le reste, elle enrageait de ne pas pouvoir mettre la main sur Elayne. Et elle avait une excellente raison pour cela.

Première Aes Sedai ainsi douée depuis Gita Moroso, morte quelque vingt ans plus tôt, elle avait l’aptitude de prévoir (parfois) l’avenir. Grâce à ce talent peu puissant et très capricieux, car il ne se manifestait pas souvent, elle avait prédit que la lignée royale d’Andor serait la clé de la défaite du Ténébreux lors de l’Ultime Bataille. Encore très jeune à l’époque, et en robe d’Acceptée, elle s’était pourtant montrée assez maligne pour garder cette information par-devers elle. Se liant à Morgase dès qu’il était devenu évident que celle-ci porterait la couronne, elle avait patiemment tissé sa toile – un réseau d’influence au plus haut niveau du royaume. Et voilà que ses efforts étaient réduits à néant par la disparition d’Elayne ! Avait-elle sacrifié ses ambitions personnelles pour rien ? Car si elle ne s’était pas consacrée au royaume d’Andor, elle aurait très bien pu souffler son poste à Siuan Sanche…

Non sans effort, Elaida parvint à se concentrer sur ses préoccupations les plus pressantes. Egwene et Nynaeve venaient du même village que Rand al’Thor, un étrange jeune homme que Min connaissait aussi, même si elle s’efforçait de le cacher. Rand al’Thor était au centre de toute cette affaire.

Elaida l’avait vu une seule fois, en Andor. Il s’était présenté comme un berger de Deux-Rivières, bien qu’il eût toutes les caractéristiques d’un Aiel. En le voyant, Elaida avait eu une révélation. Il était ta’veren ! Alors que la plupart des individus s’inséraient dans la Trame selon la volonté de la Roue du Temps, les ta’veren avaient le pouvoir, au moins temporairement, de forcer la Trame à se tisser autour d’eux.

Le chaos accompagnait Rand al’Thor. Elaida avait vu la division et les conflits qui menaçaient le royaume d’Andor à cause de lui – et qui risquaient de s’étendre à d’autres pays.

Préserver la lignée andorienne et son royaume était essentiel, quoi qu’il puisse arriver d’autre. Depuis sa première vision de l’avenir, Elaida en était convaincue.

Il y avait d’autres fils, assez pour piéger Siuan dans sa propre toile, en vérité. Il existait trois ta’veren, tous originaires du même village, appelé Champ d’Emond. Ils avaient le même âge, une coïncidence assez curieuse pour faire jaser tant et plus dans la tour.

Lors de son voyage au Shienar, environ un an plus tôt, Siuan avait vu les trois garçons, et elle leur avait même parlé. Par hasard, prétendaient les naïfs qui n’en savaient pas aussi long qu’Elaida.

Rand al’Thor… Perrin Aybara… Matrim Cauthon…

Lorsque Elaida avait rencontré le jeune al’Thor, c’était Moiraine qui avait permis au garçon de se volatiliser. Au Shienar, c’était encore Moiraine qui accompagnait les trois ta’veren. Moiraine Damodred, la plus proche amie de Siuan Sanche lorsque les deux jeunes femmes étaient novices. Si elle avait été joueuse, Elaida aurait parié que nul à part elle ne se souvenait de cette amitié. Le jour où elles avaient reçu leur châle, à la fin de la guerre des Aiels, Siuan et Moiraine avaient pris des chemins différents, se comportant soudain comme deux étrangères. Mais Elaida, alors Acceptée, avait dispensé des cours à ces deux novices, les admonestant à l’occasion parce qu’elles bâclaient leurs corvées. Elle n’avait pas perdu la mémoire, même s’il lui semblait impossible que le complot des deux femmes remonte à si longtemps – à une époque où Rand al’Thor devait à peine être né. Mais pour avoir vu bien des choses dans sa vie, elle savait qu’en fait, rien n’était impossible…

Quoi que manigançât Siuan, il fallait l’arrêter. Le chaos se répandait partout à une vitesse folle. Le Ténébreux serait bientôt libre, ça ne faisait plus de doute. Glacée d’horreur à cette seule idée, Elaida se répéta que la tour devait être purgée des conspirations de palais afin de mieux affronter l’avenir. Il fallait avoir les coudées franches afin de tirer les bonnes ficelles et d’éviter ainsi que les nations se délitent, dévastées par les agissements irresponsables de Rand al’Thor. Pour commencer, il fallait empêcher ce fou de détruire le royaume d’Andor.

Elaida n’avait parlé à personne de sa rencontre avec le jeune homme. Si possible, elle voulait régler cette affaire discrètement. Le Hall de la Tour parlait déjà de surveiller, voire de guider, les trois ta’veren. Bref, il ne serait jamais d’accord pour qu’on les élimine – en particulier Rand, beaucoup plus dangereux que les autres.

Une mission qu’il fallait accomplir pour le bien de la tour et du monde…

Elaida eut une sorte de rugissement étouffé. Siuan avait toujours été têtue comme une mule, même en tant que novice. Et pour une fille de pêcheur, elle avait une trop haute idée d’elle-même. Mais comment pouvait-elle impliquer la tour dans une histoire pareille sans en informer le Hall ? Elle savait aussi bien que n’importe qui ce que l’avenir réservait au monde. La seule hypothèse qui pouvait être plus grave consistait en…

Elaida s’immobilisa, comme foudroyée. Rand al’Thor était-il capable de canaliser le Pouvoir ? Ou un des autres ta’veren ?

Non, s’il y en avait un, ça ne pouvait être que Rand… Mais Siuan ne pouvait pas être allée jusque-là. C’était impensable. Une telle trahison…

— Qui sait de quoi elle est capable ? Cette femme n’a jamais eu l’envergure d’une Chaire d’Amyrlin.

— On parle toute seule, Elaida ? lança soudain une voix. Je sais que les sœurs rouges n’ont pas d’amies à l’extérieur de leur Ajah, mais elles doivent bien en avoir à l’intérieur pour bavarder un peu…

Elaida tourna la tête vers Alviarin. L’Aes Sedai au cou de cygne soutint son regard avec l’insupportable décontraction des sœurs de l’Ajah Blanc.

Les sœurs rouges et les blanches ne s’aimaient pas, c’était de notoriété publique. Au sein du Hall, elles s’affrontaient depuis un bon millier d’années. Les Aes Sedai blanches se rangeaient souvent dans le même camp que les bleues. Siuan étant originaire de l’Ajah Bleu, ça compliquerait les choses, mais les sœurs blanches se targuaient d’être des parangons de logique…

— Fais donc quelques pas avec moi, proposa Elaida.

Alviarin hésita puis se décida à suivre sa collègue.

Au début, elle fronça les sourcils de surprise en entendant ce qu’Elaida avait à dire sur la Chaire d’Amyrlin. Peu à peu, la surprise se transforma en attention pointilleuse.

— Tu n’as aucune preuve d’une… indélicatesse, dit cependant Alviarin quand la sœur rouge en eut terminé.

— Pas encore…

Elaida eut un petit sourire en voyant la sœur blanche hocher gravement la tête. Un bon début, cette conversation impromptue. D’une façon ou d’une autre, il faudrait neutraliser Siuan avant qu’elle ait détruit la tour.


Bien caché dans un bosquet de grands chênes, en surplomb de la rive nord de la rivière Taren, Dain Bornhald repoussa en arrière sa cape blanche à la poitrine brodée d’un grand soleil et leva à hauteur de ses yeux une longue-vue en cuir rigide. Un nuage d’aiguillons tourbillonnait autour de sa tête en bourdonnant, mais il n’y prêta pas attention. Dans le village de Bac-sur-Taren, de l’autre côté de la rivière, où les grands bâtiments de pierre étaient surélevés en prévision des crues printanières, les habitants se penchaient aux fenêtres ou se tenaient sur leur perron pour regarder les trente cavaliers en cape blanche perchés sur leurs destriers caparaçonnés.

Une délégation de villageois conversait avec les Fils de la Lumière. En fait, ils écoutaient religieusement Jaret Byar, d’après ce que Dain voyait de si loin, et c’était très bien comme ça.

Dain crut entendre la voix de son père, montant d’un passé pas si lointain que ça :

« Si tu leur laisses penser qu’ils ont une chance, un crétin tentera de la saisir. Tu devras le tuer, mais un autre imbécile essaiera de venger le premier, et tu n’en finiras jamais. Instille la sainte terreur de la Lumière dans le cœur des gens, fais-leur comprendre qu’il ne leur arrivera rien de fâcheux s’ils t’obéissent, et tout se passera très bien. »

Mâchoires serrées, Dain pensa à son défunt père et se jura de nouveau que sa mort ne resterait pas impunie. À coup sûr, seul Byar avait compris pourquoi il s’était si facilement contenté d’un commandement qui l’exilait dans un territoire oublié de tous, au fin fond du royaume d’Andor. Byar savait, mais il tiendrait sa langue. Après la mort de Geofram, il avait reporté toute sa fervente loyauté sur Dain, qui n’avait pas hésité un instant à le choisir comme second, quand Eamon Valda l’avait nommé à son nouveau poste.

Se détournant des villageois, Byar talonna son cheval et remonta sur le bac. Aussitôt, les haleurs se mirent à l’ouvrage, faisant traverser la rivière à l’embarcation.

En officier expérimenté, Byar surveilla de près les efforts des haleurs. Lui jetant des regards nerveux, les hommes firent montre d’une ardeur au travail tout à fait satisfaisante.

— Seigneur Bornhald ?

Baissant sa longue-vue, Dain tourna la tête vers l’homme qui venait de s’immobiliser à côté de lui. Le dos bien droit, le regard braqué devant lui sous son casque conique, ce soldat arborait une armure aussi immaculée que sa cape – un exploit après le long voyage depuis Tar Valon, d’autant plus que Dain avait imposé à la colonne un rythme infernal.

— Oui, Fils de la Lumière Ivon ?

— C’est le centurion Farran qui m’envoie, seigneur. C’est un problème avec les Zingari… Ordeith parlait avec trois d’entre eux, et voilà qu’ils se sont volatilisés !

— Par le sang et les cendres ! jura Dain.

Tournant les talons, il s’enfonça dans le bosquet, Ivon le suivant comme son ombre.

Impossibles à voir depuis la rivière, des cavaliers en cape blanche attendaient entre les arbres, la lance inclinée nonchalamment et l’arc posé en travers de leur selle. Piaffant d’impatience, les chevaux agitaient nerveusement la queue, mais leurs cavaliers se montraient beaucoup plus stoïques. Ce n’était pas la première rivière qu’ils allaient traverser en terre inconnue, et pour une fois, personne ne serait là pour tenter de leur barrer le chemin.

Dans une grande clairière, derrière les cavaliers, une caravane de Tuatha’an occupait presque tout l’espace disponible. Les roulottes des Gens de la Route, quasiment des maisons montées sur roues, composaient un tableau aux couleurs bigarrées – pour rester poli, et ne pas dire « criardes », parce que les Zingari, en matière d’harmonie des teintes, faisaient montre d’un goût (ou d’une absence de goût) unique au monde. Et comparés aux vêtements de ces nomades, leurs véhicules auraient pu passer pour des modèles de sobriété…

Assis par groupes à même le sol, ces hommes et ces femmes regardaient les cavaliers avec ce qu’il fallait bien appeler une sereine méfiance, faute d’une meilleure expression. Le serrant contre elle, une mère apaisait les pleurs de son enfant. Un peu à l’écart, des mouches bourdonnaient autour de molosses morts entassés les uns sur les autres. Profondément pacifiques, les Zingari n’auraient pas levé une main pour se défendre, et leurs chiens servaient surtout à la dissuasion. Mais Dain Bornhald n’avait pas voulu prendre de risques.

Pour surveiller les Zingari, six hommes lui avaient paru largement suffisants. Même s’ils s’efforçaient de rester impassibles, ces Fils de la Lumière trahissaient leur embarras. Aucun ne regardait le septième homme perché sur un cheval, près des chariots. Un petit type malingre au grand nez vêtu d’une veste grise qui semblait bien trop grande pour lui alors qu’elle devait pourtant être à sa taille.

Véritable montagne de chair, mais néanmoins vif comme l’éclair lorsqu’il le fallait, le centurion Farran foudroyait du regard les six sentinelles et l’homme solitaire. Apercevant Bornhald, il le salua d’une main gantée et lui laissa le douteux privilège de mener la conversation.

— J’ai un mot à vous dire, maître Ordeith…

Le petit homme inclina la tête, dévisagea un long moment l’officier, puis il daigna mettre pied à terre.

Farran eut un grognement agacé, mais Dain ne perdit pas son équanimité.

— Trois Zingari ont disparu, maître Ordeith. Auriez-vous mis en pratique vos propres suggestions ?

En voyant les Zingari, Ordeith avait eu ce cri du cœur : « Tuez-les, ils ne nous serviront à rien. »

Même si Dain avait abattu son compte d’ennemis, la nonchalance du petit homme lui avait donné des sueurs froides.

— Pourquoi les aurais-je tués ? demanda Ordeith en grattant son nez proéminent du bout d’un index. Surtout après l’indignation qu’a soulevée chez vous ma modeste suggestion…

L’accent de Lugard d’Ordeith était plus prononcé depuis le matin. Cela changeait chaque jour sans que le petit homme semble s’en apercevoir, un autre détail, chez lui, qui perturbait Dain.

— Donc, vous leur avez permis de s’enfuir ?

— Eh bien, j’ai conduit quelques-uns de ces types à l’écart, histoire de découvrir ce qu’ils savaient. En toute tranquillité, si vous voyez ce que je veux dire.

— Ce qu’ils savaient ? Au nom de la Lumière ! en quoi les connaissances de Zingari pourraient nous être utiles ?

— Pas moyen de le savoir avant d’avoir demandé, non ? Je ne les ai pas trop amochés, ces vagabonds, puis je leur ai dit de retourner avec les autres. Qui les aurait crus assez courageux pour filer alors que le coin grouille de Fils de la Lumière ?

Dain s’avisa qu’il serrait nerveusement les dents. Sa feuille de route avait consisté à rejoindre l’étrange bonhomme le plus vite possible afin de prendre connaissance des ordres complémentaires qu’il lui remettrait. Le jeune officier n’avait apprécié aucune des deux étapes, même si tous les documents portaient le sceau et la signature de Pedron Niall, le seigneur général des Fils de la Lumière.

Il restait trop de zones d’ombre, en particulier sur le statut précis d’Ordeith. Le petit homme était censé conseiller Dain, qui devait en retour coopérer avec lui. Mais qui était sous les ordres de qui ? Rien ne le laissait deviner, et ça sous-entendait que Dain devrait se plier à la volonté d’Ordeith. Un état de fait qui lui déplaisait souverainement.

Les ordres n’indiquaient même pas pourquoi on envoyait tant de Fils de la Lumière dans un coin perdu. Pour éliminer les Suppôts des Ténèbres et répandre partout la Lumière, bien entendu. Chez les Capes Blanches, cela allait de soi. Mais expédier près d’une demi-légion en territoire andorien sans autorisation ? Si l’affaire parvenait aux oreilles de la reine, à Caemlyn, ça risquait de barder. Un bien gros risque – trop gros, en fait, pour être justifié par les chiches explications que contenaient les ordres.

Ordeith était la clé de tout. Connaissant le seigneur général, Dain ne parvenait pas à comprendre comment il avait pu accorder sa confiance à cet homme. Un sourire de faux-jeton, des sautes d’humeur, un regard hanté… Avec Ordeith, impossible de savoir à quel type d’homme on était en train de parler. Et son fichu accent, qui pouvait parfois changer en plein milieu d’une phrase !

Les cinquante Fils de la Lumière qui accompagnaient Ordeith étaient presque aussi sinistres que lui. Pour disposer d’une telle brochette de tristes sires pleins de sournoiserie, le petit homme avait dû les choisir lui-même. Et cette sélection en disait long sur sa nature profonde.

Son nom, Ordeith, signifiait « absinthe » dans l’ancienne langue. Un poison mortel, dès qu’on s’y adonnait…

Mais Dain avait des raisons personnelles d’être dans ce coin perdu. Puisqu’on le lui avait ordonné, il coopérerait avec le petit homme. Mais jusqu’à un certain point seulement…

— Maître Ordeith, ce bac est le seul moyen de sortir du territoire de Deux-Rivières.

Ce n’était pas tout à fait vrai. D’après la carte dont disposait Dain, c’était effectivement l’unique façon de traverser la rivière Taren. Au sud, où coulait la Manetherendrelle, il ne semblait pas y avoir de gué, et des marécages s’étendaient partout à l’est. Mais à l’ouest, il devait y avoir un passage à travers les montagnes de la Brume. La carte n’allant pas plus loin que leurs contreforts, c’était impossible à affirmer. Et de toute façon, une telle expédition aurait sans doute coûté la vie à une bonne moitié des forces de Dain. Quoi qu’il en soit, il refusait qu’Ordeith soit informé de cette possibilité.

— Quand viendra le temps de partir, si des soldats andoriens nous barrent le chemin, vous chevaucherez en tête de notre colonne, maître Ordeith. Ainsi, vous découvrirez combien il est difficile de traverser un cours d’eau si large quand un ennemi est décidé à vous en empêcher.

— C’est votre premier commandement, dirait-on ? lâcha Ordeith, moqueur. Ce territoire fait partie du royaume d’Andor, c’est vrai, mais depuis des générations, Caemlyn n’y a plus envoyé de percepteur des impôts. Même si ces trois Zingari donnent l’alerte, qui les prendra au sérieux ? Et au cas où le danger vous effaroucherait, songez au sceau qui figure sur vos ordres.

Jetant un coup d’œil à Dain, Farran fit mine de dégainer son épée. Mais son supérieur secoua très légèrement la tête, le dissuadant de continuer.

— Maître Ordeith, je suis décidé à traverser cette rivière, et je le ferai même si on m’apprend que Gareth Bryne et la Garde de la Reine sont sur le point d’arriver.

— Bien entendu, bien entendu…, fit Ordeith, soudain conciliant. Il y aura autant de gloire à glaner ici qu’à Tar Valon, croyez-moi… (Ses yeux noirs se voilant, il regarda dans le vague, comme s’il rêvait éveillé.) À Tar Valon, il y a également des choses que je veux.

Et je dois coopérer avec lui…, pensa Dain, accablé.

Immobilisant sa monture, Jaret Byar mit pied à terre à côté de Farran. Aussi grand que le centurion, cet officier au visage étroit et aux yeux noirs enfoncés dans leurs orbites était sec comme un coup de trique. À croire qu’on l’avait mis à bouillir pour faire fondre jusqu’à sa dernière once de graisse.

— Seigneur, le périmètre est sécurisé. Lucellin s’est assuré que personne ne puisse s’échapper. Quand j’ai mentionné les Suppôts des Ténèbres, les villageois ont failli s’oublier sous eux. À les en croire, il n’y en a pas parmi eux. En revanche, plus au sud, il y aurait des nids de sbires du Ténébreux…

— Plus au sud ? Voilà qui est intéressant… Nous verrons ça bientôt. Byar, fais traverser trois cents hommes. Ceux de Farran en premier… Les autres suivront quand les Zingari seront passés. Et assure-toi qu’il n’y ait pas d’autres fugitifs.

— Nous allons dévaster Deux-Rivières ! s’écria soudain Ordeith, de la bave au coin des lèvres. Nous fouetterons ces gens et nous leur arracherons l’âme, comme je le lui ai promis ! Alors, il viendra. Oui, il viendra !

Dain fit signe à Byar et à Farran d’exécuter ses ordres.

Un fou furieux… Le seigneur général m’a associé à un dément ! Mais qu’importe, puisque je finirai par te retrouver, Perrin de Deux-Rivières ! Coûte que coûte, je vengerai mon père !


Debout sur une terrasse à colonnade, au sommet d’une colline, la haute dame Suroth contemplait le port de Cantorin, une vaste anse aux contours irréguliers.

Les côtés du crâne rasés, Suroth arborait une large crête de cheveux noirs qui tombait comme une natte dans son dos. Vêtue d’une robe plissée blanche, elle pianotait sur la balustrade de pierre lisse presque aussi immaculée que sa tenue. Entendant à peine le cliquetis que produisaient ses doigts aux ongles incroyablement longs – les deux premiers étant vernis en bleu –, la Seanchanienne songeait au chemin qu’elle avait parcouru et à celui qui lui restait à faire.

Soufflant de l’océan d’Aryth, une brise légère mais fraîche charriait une forte odeur iodée. Agenouillées contre le mur, derrière la haute dame, deux servantes brandissant un grand éventail de plumes blanches s’apprêtaient à intervenir si le vent venait à tomber. Deux autres femmes et quatre hommes complétaient le petit groupe de domestiques accroupis derrière leur maîtresse, ne guettant qu’un geste d’elle pour la servir. Pieds nus, les huit jeunes gens portaient tous une tunique transparente – une exigence de la haute dame qui se délectait en esthète de la grâce de leurs mouvements et de la ligne épurée de leurs membres fins et pourtant musclés.

Mais pour l’heure, Suroth ne remarquait même pas la présence des serviteurs, comme s’ils avaient fait partie du mobilier.

En revanche, elle avait parfaitement conscience de la présence de six Gardes de la Mort impériaux, à chaque extrémité de la colonnade. Immobiles comme des statues, leur lance à ruban noir et leur bouclier tout aussi sombre ne frémissant même pas, ces soldats incarnaient à la fois le triomphe et la vulnérabilité de Suroth. Ces hommes servaient exclusivement l’Impératrice et les représentants qu’elle désignait. Résolus à tuer ou à mourir sans broncher, selon ce qui s’imposait, ils mettaient dans les deux la même ferveur et la même loyauté. Comme le soulignait un vieux proverbe, dans les hautes sphères, tous les chemins étaient pavés de dagues…

Suroth pianota un peu plus fort sur la balustrade. Elle avançait sur le fil du rasoir, et toute chute serait mortelle.

La partie intérieure du port, près du mur d’enceinte de la ville, était remplie de bateaux appartenant aux Atha’an Miere – le légendaire Peuple de la Mer. Tous ces bâtiments, même les plus larges, semblaient bien trop étroits pour leur considérable longueur. Tous les cordages étant coupés, les espars et les bômes pendaient selon des angles qui auraient normalement été impossibles. Comme toute personne capable de naviguer présente sur une des îles, leurs équipages se trouvaient à terre, sous bonne garde. Dans la partie extérieure du port, de grands navires seanchaniens à la proue carrée formaient une « haie » défensive et d’autres bâtiments, plus loin, surveillaient l’accès au grand large. L’un de ces géants, ses grandes voiles striées gonflées par le vent, escortait vers la jetée une flottille de petits bateaux de pêche. En se dispersant, ces derniers auraient sûrement pu s’enfuir – quelques-uns d’entre eux, en tout cas – mais la présence d’une damane, sur le grand bateau, les dissuadait d’essayer. Une unique démonstration du pouvoir des damane avait suffi à convaincre tous les capitaines. Et s’ils avaient encore des illusions, il leur suffisait pour les perdre de regarder la coque éventrée du bateau atha’an miere qui gisait sur un banc de boue, près de l’entrée du port.

Suroth ignorait pendant combien de temps elle parviendrait à empêcher les Atha’an Miere qui naviguaient encore – et les habitants du maudit continent – d’apprendre qu’elle tenait les îles.

J’aurai le temps nécessaire… Il le faut !

Après la débâcle dont le haut seigneur Turak était l’unique responsable, rallier presque toutes les forces seanchaniennes et les réorganiser avait déjà été un petit miracle en même temps qu’un fantastique exploit. À quelques exceptions près, tous les bâtiments qui avaient pu fuir Falme étaient sous le contrôle de Suroth, et personne ne lui contestait le droit de commander les Hailene – les Éclaireurs en nouvelle langue. Si la chance ne tournait pas, personne, sur le continent, ne se douterait que cette flotte était regroupée ici. Une force attendant de s’emparer des terres que l’Impératrice revendiquait en toute légitimité. Alors sonnerait l’heure du Corenne. Le Retour tant attendu et tant espéré.

Les agents de Suroth préparaient déjà la voie royale de la conquête. Ainsi, elle ne devrait pas retourner à la cour des Neuf Lunes pour s’excuser devant l’Impératrice d’un échec qui n’était pas le sien.

La simple éventualité de devoir se soumettre à cette épreuve fit frissonner Suroth. S’excuser devant l’Impératrice était toujours humiliant et très souvent douloureux, mais il y avait plus grave encore : le risque de se voir refuser une mort digne au terme du rituel. Devoir continuer à vivre en faisant mine que rien n’était arrivé, alors que tout le monde, des plus humbles paysans aux élus du Sang, savait qu’on n’était plus que l’ombre de soi-même.

Un jeune et beau serviteur approcha, portant un peignoir vert pâle brodé d’oiseaux du paradis au plumage scintillant. Tendant les bras pour enfiler le vêtement, Suroth ne remarqua pas le domestique – un peu comme elle serait passée à côté d’un grain de poussière gisant sur le sol entre ses escarpins de velours.

Pour ne pas être obligée de s’excuser, elle allait devoir reconquérir ce qui avait été perdu mille ans plus tôt. À cette fin, il lui faudrait régler définitivement le problème posé par l’homme qui, selon ses espions, affirmait être le Dragon Réincarné.

Si je ne trouve pas un moyen de le rendre inoffensif, le mécontentement de l’Impératrice sera le cadet de mes soucis…

Se retournant lentement, Suroth traversa la terrasse et entra dans la grande pièce dont le mur, de ce côté-là, était presque entièrement composé d’arches et de portes-fenêtres, afin de laisser pénétrer la brise. Les lambris clairs aux reflets satinés l’avaient séduite au premier coup d’œil. En revanche, elle s’était débarrassée du mobilier appartenant à l’ancien propriétaire des lieux, le gouverneur de Cantorin, le remplaçant par une série de paravents pour la plupart ornés d’oiseaux ou de motifs floraux. Mais l’un d’eux arborait l’image d’un grand félin tacheté du Sen T’jore, un spécimen aussi grand qu’un poney, et un autre celle d’un aigle noir des montagnes, sa crête lui faisant comme une couronne neigeuse tandis que ses ailes au bout blanc, représentées grandeur nature, se déployaient sur plus de sept pieds de large. De tels paravents, Suroth le savait, étaient souvent tenus pour vulgaires. Mais quand on aimait les animaux, et qu’il n’y avait pas moyen d’en emmener avec soi, il fallait au moins se consoler avec l’image de ceux qu’on préférait par-dessus tout.

Quel que fût le domaine, Suroth n’était pas du genre à se laisser arrêter par les contingences de la vie.

Trois femmes l’attendaient à l’endroit où elle les avait laissées. Deux étaient agenouillées, la troisième se prosternant sur le parquet poli composé d’une alternance de lattes claires et sombres.

En robe bleue, un carré rouge brodé d’un éclair fourchu sur la poitrine, des bandes de la même couleur ornées d’un symbole identique ornant les côtés de leur jupe, les deux femmes agenouillées étaient des sul’dam. Celle de gauche, Alwhin, une brune aux yeux bleus, l’air perpétuellement en colère, avait la moitié du crâne rasée. La partie encore présente de sa chevelure, soigneusement nattée, lui arrivait au niveau de l’épaule.

Suroth eut une moue un rien dubitative. Jusque-là, aucune sul’dam n’avait jamais accédé au statut de so’jhin, en d’autres termes de servante suprême du Sang – un privilège héréditaire une fois qu’il était acquis –, et encore moins à celui de Voix du Sang. Mais il y avait d’excellentes raisons à cela. Alwhin en savait bien trop long pour ne pas être contrôlée d’une manière ou d’une autre…

Cela dit, pour l’heure, c’était la femme en robe grise prostrée sur le sol qui intéressait Suroth. Relié par une chaîne brillante au bracelet que portait l’autre sul’dam, nommée Taisa, le collier d’argent qui lui serrait le cou faisait d’elle une sorte de marionnette. Grâce à l’a’dam, Taisa contrôlait cette redoutable damane – une femme capable de canaliser le Pouvoir, et donc bien trop dangereuse pour être laissée en liberté. Partout sur le continent seanchanien, le souvenir des Armées de la Nuit restait vivace mille ans après leur destruction totale.

Suroth étudia alternativement les deux sul’dam. Elle ne se fiait plus à aucune de ces femmes, et pourtant, elle ne pouvait pas s’offrir le luxe de s’en détourner. Personne d’autre ne savait contrôler les damane. Et sans ces dernières… Eh bien, l’idée même qu’elles puissent manquer à l’appel était inenvisageable. Le pouvoir du Trône de Cristal, donc du Seanchan tout entier, reposait sur les damane convenablement contrôlées.

Décidément, ces derniers temps, Suroth devait supporter bien des choses qui ne lui plaisaient pas du tout. Comme cette maudite Alwhin, qui se rengorgeait sans vergogne, à croire qu’elle était so’jhin depuis le jour de sa naissance. Non, c’était encore plus grave : comme si elle appartenait au Sang, tout simplement, et s’agenouillait parce que tel était son bon plaisir.

— Pura… Je vais te reposer la question…

La damane vêtue de gris se tendit, mais elle ne releva pas la tête, car son dressage avait été très strict. Avant de tomber entre les mains des Seanchaniens, quand elle était une Aes Sedai – cette engeance mille fois honnie –, elle portait un autre nom. Mais Suroth ne le connaissait pas, et elle s’en souciait comme d’une guigne.

— Allons, réponds, Pura ! Comment la Tour Blanche contrôle-t-elle l’homme qui se fait appeler le Dragon Réincarné ?

La damane redressa très légèrement la tête, juste ce qu’il fallait pour jeter un coup d’œil inquiet à Taisa. Si sa réponse déplaisait, la sul’dam, en utilisant l’a’dam, pouvait la faire hurler de douleur sans même bouger le petit doigt.

— La tour ne tenterait pas de contrôler un faux Dragon, haute dame. Les Aes Sedai le captureraient, puis elles l’apaiseraient…

Indignée, Taisa interrogea Suroth du regard. La réponse était à côté de la question, laissant penser qu’une haute dame du Sang avait tenu des propos absurdes ou mensongers.

Suroth fit signe à la sul’dam de ne pas intervenir. Elle n’avait aucune envie d’attendre que Pura se soit remise d’un juste châtiment. Docile, Taisa n’insista pas.

— Je recommence, Pura : Que sais-tu au sujet des Aes Sedai… ? (Suroth fit la grimace, comme si ces deux mots avaient mauvais goût et Alwhin eut un rictus écœuré.) Des Aes Sedai, donc, qui aident cet homme. À Falme, nos soldats ont combattu des sœurs qui canalisaient le Pouvoir. Inutile de nier, comme tu peux le voir !

— Pura… Pura ne sait pas, répondit la damane, parlant d’elle à la troisième personne, à croire qu’elle était un objet. (Elle regarda de nouveau Taisa, comme si elle redoutait de ne pas être crue.) C’est peut-être la Chaire d’Amyrlin… Ou le Hall… Non, Pura ne sait pas, haute dame.

— Cet homme est capable de canaliser le Pouvoir, dit Suroth.

La damane gémit, comme chaque fois que la haute dame répétait ces mots. À vrai dire, celle-ci en frémissait intérieurement, tant ça la bouleversait, mais elle prenait garde à ne rien en laisser paraître. Ce qui était arrivé à Falme n’avait pas pour cause l’intervention de femmes en mesure de canaliser – ou dans une si faible mesure que ça en devenait insignifiant. Les damane l’avaient bien senti, et les sul’dam, comme il était normal, avaient capté la même chose qu’elles. Donc, cela avait été l’œuvre de l’homme. Et ça prouvait qu’il était incroyablement puissant. Au point que Suroth, une fois ou deux, s’était surprise à se demander s’il n’était pas pour de bon le Dragon Réincarné.

C’est impossible ! se répéta-t-elle.

Et de toute façon, ça ne changeait rien à son plan.

— Je ne parviens pas à croire que la Tour Blanche, si méprisable fût-elle, puisse laisser un tel homme en liberté. Allons, dis-moi comment elle le contrôle.

La damane ne répondit pas, mais ses épaules tremblèrent légèrement, comme si elle sanglotait.

— Réponds à la haute dame ! cria Taisa.

La sul’dam ne bougea pas. Pura cria pourtant comme si on venait de la frapper. Un coup porté par l’intermédiaire de l’a’dam.

— Pura ne sait pas… (La damane leva une main tremblante, comme si elle voulait toucher le pied de Suroth.) Par pitié ! Pura a appris à obéir et à dire uniquement la vérité. Ne la punissez pas…

Suroth recula lentement, sans trahir son irritation. Être obligée de battre en retraite pour qu’une damane ne la touche pas, quelle indignité ! Et avoir failli subir le contact d’une femme capable de canaliser le Pouvoir… De quoi rêver d’un bon bain, même s’il ne s’était rien passé en réalité.

Taisa s’empourpra, révulsée par l’effronterie de la damane. Quelle honte, pour elle, qu’un tel incident se soit produit alors qu’elle portait le bracelet relié au collier de Pura ! Fallait-il qu’elle se prosterne devant la haute dame pour faire oublier ce scandale ? Ou devait-elle punir sur-le-champ la coupable ?

Alwhin arborait un demi-sourire méprisant dont le sens parut limpide à sa collègue : si elle avait porté le collier, cette horreur n’aurait jamais eu lieu.

Suroth leva très légèrement un index. Un geste que toute so’jhin connaissait depuis l’enfance. Une façon discrète de congédier une inférieure…

Alwhin la parvenue hésita avant d’interpréter ce code pourtant basique. Histoire de cacher son incompétence, elle s’en prit ensuite à Taisa.

— Retire cette… créature… de la vue de dame Suroth ! Quand tu l’auras dûment punie, va voir Surela et dis-lui que tu as rempli ta mission aussi maladroitement que si tu portais le bracelet pour la première fois. Précise que tu vas devoir être…

Suroth cessa d’écouter. Son geste n’impliquait rien de ce qu’Alwhin était en train d’improviser, il visait simplement à la débarrasser des trois femmes, mais les querelles entre sul’dam lui passaient largement au-dessus de la tête. En revanche, elle se demanda si Pura avait tenté de lui cacher quelque chose. Selon ses espions, on affirmait à Tar Valon et ailleurs que les Aes Sedai ne pouvaient pas mentir. Lors d’expériences menées par les sul’dam, il avait en effet été impossible de forcer Pura à proférer une contre-vérité – par exemple lui faire déclarer qu’un foulard blanc était noir. Cela dit, ces études n’étaient pas concluantes. Une personne naïve aurait pu prendre pour argent comptant les pleurs et les suppliques de la damane, mais la femme qui avait désormais la responsabilité du Retour n’entendait pas avaler de pareilles couleuvres. La volonté de Pura n’était peut-être pas totalement brisée, et dans ce cas, elle avait pu se servir de sa prétendue incapacité à mentir pour mieux dissimuler sa duplicité. Les femmes capturées chez l’ennemi, Aes Sedai ou Naturelles, n’étaient pas aussi obéissantes et fiables que les damane « importées » du Seanchan. Probablement parce qu’elles n’acceptaient pas leur condition, à l’inverse de leurs semblables venues de l’autre côté de l’océan. Quand on avait été une Aes Sedai, il devait en rester quelque chose, en particulier une grande aptitude à la fourberie.

Pour la énième fois, Suroth regretta de ne pas avoir sous la main l’autre Aes Sedai capturée sur la pointe de Toman. Avec deux prisonnières à interroger, il aurait été plus facile de repérer les mensonges et les omissions volontaires. Mais se lamenter sur le lait renversé ne servait à rien. L’autre Aes Sedai pouvait être morte, noyée pendant la traversée, ou en pleine présentation à la cour des Neuf Lunes. Certains navires qui manquaient à l’appel étaient sûrement repartis vers le Seanchan, et l’un d’eux avait pu avoir la prisonnière à son bord.

Suroth elle-même avait envoyé un bateau transportant des rapports très précisément rédigés. Cela remontait à six mois, dès qu’elle avait senti que sa position de chef des Éclaireurs était consolidée. Le capitaine et les hommes d’équipage du navire appartenaient à des familles qui servaient la sienne depuis que Luthair Paendrag s’était proclamé Empereur, soit près d’un millier d’années. L’envoi de ce bateau était un pari audacieux, car l’Impératrice pouvait très bien le retourner à son expéditrice avec à son bord le remplaçant officiel de Suroth. Mais ne pas donner de nouvelles aurait été plus dangereux encore. Dans ce cas, seul un triomphe incontestable aurait pu sauver la haute dame…

Désormais, l’Impératrice devait être informée du désastre de Falme, du fiasco de Turak et des ambitieuses visées de Suroth. Mais que pensait-elle de tout ça, et qu’avait-elle l’intention de faire ? C’était un problème bien plus angoissant que le comportement d’une damane, quoi qu’elle ait pu être avant de porter un collier.

Mais l’Impératrice ne savait pas tout. Les plus mauvaises nouvelles ne pouvaient pas être confiées à un messager, si fiable fût-il. Suroth devrait les murmurer à l’oreille de la dirigeante, et elle s’était donné du mal afin qu’il en soit bien ainsi. Il restait quatre personnes vivantes au courant du grand secret. Deux n’en parleraient jamais à quiconque de leur propre gré…

Pour que les choses soient plus sûres, il faudrait trois cadavres supplémentaires…

— Mais la haute dame a besoin que ces trois sujets-là restent en vie…, murmura Alwhin.

Suroth sursauta, vexée d’avoir parlé à voix haute sans s’en apercevoir.

Mimant à la perfection l’humilité, Alwhin baissa les yeux… en trichant juste assez pour pouvoir continuer à observer en douce son interlocutrice.

— Haute dame, qui sait ce que l’Impératrice – puisse-t-elle vivre à jamais ! – risque de faire si elle découvre qu’on tente de lui cacher une telle information ?

Sans daigner répondre, Suroth refit son geste discret de l’index. De nouveau, Alwhin hésita. Cette fois, parce qu’elle n’avait pas envie de partir, comprit Suroth. Quelle impudence !

La so’jhin finit quand même par consentir à débarrasser le plancher.

Dès qu’elle fut seule, Suroth recouvra son calme au prix d’un très gros effort. Pour l’instant, la sul’dam lui posait un problème qu’elle ne pouvait pas résoudre. Ce n’était pas le seul, mais par bonheur, la patience était une des qualités majeures des membres du Sang. Et ceux qui en manquaient finissaient presque toujours dans la Tour des Corbeaux…

Lorsque Suroth revint sur la terrasse, les serviteurs agenouillés se penchèrent légèrement en avant pour indiquer qu’ils étaient prêts à satisfaire ses moindres désirs. Aux deux extrémités de la colonnade, les gardes d’élite assuraient toujours la sécurité et la tranquillité de la haute dame. Ravie de le constater, elle alla reprendre place devant la balustrade et sonda la mer. À des milles et des milles de là, le continent honni attendait ses conquérants…

Conduire les Éclaireurs à la victoire, le premier pas vers le Retour tant attendu, vaudrait à Suroth d’être couverte d’honneurs. Qui sait ? elle pouvait même être adoptée dans la famille de l’Impératrice. Un privilège, certes, mais pas sans complications… Et si elle capturait en plus ce Dragon, qu’il soit faux ou authentique, offrant à l’Impératrice le moyen de contrôler un fantastique pouvoir…

Si je fais prisonnier cet homme, le livrerai-je à l’Impératrice ? Toute la question est là…

Sans y penser, Suroth recommença à pianoter sur la balustrade.

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