46 Des voiles

Dans les rues étroites et sinueuses de la péninsule Calpene, aux environs du Grand Cercle, la foule était d’une incroyable densité. La fumée d’innombrables feux de cuisson, s’élevant au-dessus des hauts murs blancs, expliquait cette affluence.

Des relents de graillons et de sueur acide flottaient dans l’air humide de la matinée où retentissaient les pleurs des enfants presque couverts par le murmure perpétuel immanquablement lié aux immenses foules. Dans ce vacarme, les cris des mouettes qui sillonnaient le ciel devenaient presque inaudibles.

Dans ce secteur, toutes les boutiques, par prudence, avaient déjà abaissé la grille de fer devant leur porte.

Révulsée, Egeanin se frayait tant bien que mal un chemin dans la multitude. Quel scandale ! En arriver à une anarchie telle que les réfugiés, des vagabonds sans le sou, avaient réussi à prendre d’assaut les Cercles, dormant par milliers sur les gradins. Cette misère impudique était aussi répugnante que l’égoïsme des dirigeants qui laissaient ces gens crever de faim. En fait, Egeanin aurait dû s’en réjouir, car des loques pareilles seraient dans l’incapacité de s’opposer au Corenne. Après le Retour, l’ordre serait promptement rétabli…

Certes, mais voir un tel spectacle n’en restait pas moins répugnant.

Les déchets d’humanité qui erraient dans les rues se révélaient trop apathiques et résignés pour s’étonner qu’une femme vêtue d’une belle robe d’équitation en soie bleue s’aventure parmi eux. De plus, des hommes et des femmes portant de très beaux habits – en lambeaux et crasseux, désormais – dérivaient au milieu de la populace, et on la prenait peut-être pour une de ces riches déclassés qui commençaient à peine leur lente descente vers la déchéance. Quoi qu’il en soit, les quelques gueux assez éveillés pour se demander si elle avait encore de l’argent dans sa bourse n’insistèrent pas, trop impressionnés par la façon dont cette grande femme portait un très solide bâton de combat.

Aujourd’hui, Egeanin avait dû renoncer à ses gardes du corps, à sa chaise et à ses porteurs. Si abruti qu’il fût, Floran Gelb se serait aperçu qu’une telle troupe le suivait.

Par bonheur, la robe d’équitation laissait à Egeanin une grande liberté de mouvement.

Ne pas perdre de vue le petit homme aux allures de fouine était un jeu d’enfant, même dans une foule pareille et en devant esquiver les chars à bœufs et les chariots qui allaient et venaient, le plus souvent tirés par des colosses au torse nu ruisselant de sueur et non par des animaux.

Gelb et ses sept ou huit compagnons bousculaient tout le monde, soulevant sur leur passage de véritables petits concerts de jurons. Voir ces sales types donnait envie de tuer à Egeanin. Gelb mijotait encore un enlèvement ! Depuis qu’elle lui avait fait parvenir l’or qu’il réclamait, cet escroc lui avait envoyé trois femmes qui ressemblaient de très loin aux descriptions de la liste. Sans la moindre vergogne, ce voleur avait pleurniché chaque fois qu’on lui avait refusé sa « livraison ».

Egeanin n’aurait jamais dû le payer pour la première malheureuse qu’il avait cueillie dans la rue. L’appât du gain avait apparemment effacé chez ce misérable tout souvenir du sermon bien senti qu’elle lui avait servi avant de lui remettre les fonds.

Entendant des cris dans son dos, la jeune femme tourna la tête et serra plus fort son bâton. Une petite brèche s’était ouverte dans la foule, comme il était inévitable en cas de problème. Portant une veste jaune jadis raffinée mais aujourd’hui en lambeaux, un homme agenouillé sur le sol criait comme un cochon qu’on égorge en serrant contre lui son bras droit plié dans le sens inverse de l’articulation du coude. Penchée sur lui pour le protéger, une femme en pleurs, pathétique dans une robe verte qui aurait été parfaitement seyante sur un épouvantail, criait des invectives à un type muni d’un voile qui disparaissait déjà dans la foule.

— Il demandait seulement une pièce ! Il demandait…

La foule indifférente contournait le couple sans lui accorder un regard.

Écœurée, Egeanin se détourna… et s’immobilisa en lâchant un juron qui lui valut quelques coups d’œil étonnés. Bien entendu, Gelb et ses complices n’étaient plus en vue. Avançant jusqu’à une petite fontaine de pierre accolée à la boutique au toit plat d’un marchand de vin, Egeanin bouscula les femmes qui remplissaient leur seau au robinet en forme de gros poisson et sauta sur le muret puis sur le chaperon du magasin. Ignorant les insultes des deux femmes, elle profita de sa position surélevée pour sonder les environs. Des rues partaient dans toutes les directions, serpentant autour des collines, et de nombreux bâtiments obstruaient le champ de vision d’Egeanin. Gelb n’ayant pas pu aller très loin en si peu de temps, rien n’était perdu.

De fait, Egeanin le repéra, caché sous une porte cochère, à moins de trente pas de là, mais dressé sur la pointe des pieds pour mieux observer la rue. Ses complices n’étaient pas loin. Adossés à des bâtiments, l’air nonchalant, ils tentaient tellement de passer inaperçus qu’on les remarquait au premier coup d’œil. Ils n’étaient pourtant pas les seuls à se tenir ainsi, mais leur expression les trahissait. Contrairement aux authentiques débris d’humanité qu’ils côtoyaient, ils s’intéressaient à ce qui se passait autour d’eux.

C’était donc le site du traquenard. Comme pour le type qui s’était fait casser le bras, personne n’interviendrait, c’était couru. Mais qui était la victime ? Si Gelb avait enfin trouvé une femme qui figurait sur la liste, Egeanin pourrait s’en aller et attendre qu’il vienne lui vendre sa « prise ». Ensuite, elle vérifierait si un a’dam contrôlait une autre sul’dam que Bethamin. Certes, mais elle n’avait aucune envie de se retrouver confrontée à un choix déchirant : couper la gorge d’une malheureuse ou l’envoyer au pays pour qu’elle y soit vendue.

Une multitude de femmes aux cheveux nattés remontaient la rue en direction de Gelb, la plupart affublées d’un voile transparent. Sans hésitation, Egeanin élimina deux dames en chaise à porteurs entourées d’une flopée de gardes du corps. Les petits durs des rues de Gelb n’étaient pas de taille à se frotter à une opposition digne de ce nom, et encore moins à affronter des épées à mains nues. Leur cible devait être au maximum accompagnée de trois personnes – l’avantage du nombre, cet éternel souci des lâches ! – de préférence désarmées. Des conditions qui correspondaient à presque toutes les autres femmes en vue, qu’elles soient vêtues de haillons, d’une tenue de paysanne ou d’une robe plus affriolante telle qu’on les portait au Tarabon.

Deux femmes attirèrent soudain l’attention d’Egeanin. Alors qu’elles débouchaient d’une rue attenante en conversant, leurs cheveux tressés et leur voile auraient pu les désigner comme des dames du Tarabon, mais quelque chose ne collait pas. Leurs robes fines à la coupe assez provocante, l’une bleue et l’autre verte, étaient en soie, pas en lin ni en laine. Des femmes ainsi vêtues se déplaçaient en chaise, pas à pied, surtout dans ce coin de la cité. Et elles ne portaient pas une douve de tonneau sur l’épaule comme s’il s’agissait d’un gourdin.

Négligeant la blonde, Egeanin s’intéressa à la brune. Ses longues tresses lui arrivant presque à la taille, elle ressemblait beaucoup à une sul’dam nommée Surine. Mais ce n’était pas elle, car cette femme serait à peine arrivée au menton de Surine.

Marmonnant entre ses dents, Egeanin sauta de son perchoir. Puis elle entreprit de se frayer un chemin dans la foule qui s’interposait entre Gelb et elle. Avec un peu de chance, elle arriverait à temps pour l’empêcher de faire une bêtise. Mais quel crétin ! Oui, quel pauvre imbécile !


— Nous aurions dû louer des chaises à porteurs, dit Elayne pour la énième fois, se demandant comment les femmes du cru faisaient pour parler sans avaler à moitié leur voile.

Recrachant le sien, elle ajouta :

— Nous allons devoir utiliser nos armes…

Un type au visage émacié cessa d’approcher « furtivement » quand Nynaeve leva à deux mains sa douve de tonneau.

— C’est bien pour ça qu’elles sont faites, non ?

Le regard furieux de l’ancienne Sage-Dame avait sans doute contribué à la soudaine prudence du sale personnage. Cherchant dans son dos les tresses brunes qui remplaçaient sa natte, Nynaeve ne put s’empêcher de maugréer. Une nouvelle fois, Elayne se demanda quand sa compagne s’habituerait enfin à sa nouvelle coiffure.

— Et les pieds, eux, sont faits pour marcher, reprit Nynaeve. Transportées comme des cochons qu’on conduit à la foire, comment pourrions-nous explorer la ville et poser des questions ? Dans une chaise, je me sentirais complètement idiote. Et je préfère me fier à mon intelligence qu’à des cerbères que je ne connais pas.

Elayne était sûre que Bayle Domon aurait pu leur fournir des hommes de confiance. En tout cas, le Peuple de la Mer l’aurait fait. La Fille-Héritière regrettait que le Voltigeur des Flots ait appareillé, mais la Maîtresse des Voiles et sa sœur avaient absolument tenu à gagner Dantora puis Cantorin pour annoncer l’avènement du Coramoor.

Avec une vingtaine de gardes du corps, Elayne se serait sentie parfaitement à l’aise.

Devinant plus qu’elle ne sentit que quelqu’un s’en prenait à sa bourse, elle plaqua une main dessus et, de l’autre, leva son arme en se retournant vivement. Autour d’elle, la foule s’écarta par réflexe, personne ne se souciant vraiment de ce qui se passait, et Elayne ne vit pas trace du coupe-bourse supposé. Au moins, sentit-elle sous ses doigts, son argent était toujours là. Inspirée par Nynaeve, la Fille-Héritière portait désormais sa bague au serpent et son anneau de pierre en pendentif. Une saine précaution, après avoir pour la première fois failli se faire délester d’une bourse. Après cinq jours à Tanchico, elle s’en était fait voler trois. Vingt gardes du corps, oui. Et un carrosse avec des rideaux aux fenêtres !

Reprenant son chemin aux côtés de Nynaeve, Elayne souffla :

— Et nous ne devrions pas porter ces robes… Je me souviens d’une époque où tu m’avais affublée d’une tenue de paysanne.

— C’est un très bon déguisement. Avec ces robes, nous nous fondons dans la masse.

Elayne eut un soupir accablé. Des robes plus ordinaires se seraient encore mieux « fondues dans la masse », mais Nynaeve, même si elle ne l’aurait admis pour rien au monde, avait pris goût aux jolies tenues de soie. Elayne, pour sa part, ne partageait pas cet enthousiasme. Tant qu’elles ne parlaient pas, on les prenait pour des Tarabonaises, il fallait le reconnaître. Mais même avec son col de dentelle au ras du cou, sa robe verte moulante lui donnait l’impression d’en révéler sur son anatomie beaucoup plus qu’elle ne l’aurait voulu, et particulièrement en public. Désormais blasée, Nynaeve avançait dans la rue bondée comme si personne ne les regardait. Pour être honnête, elle avait peut-être raison – si on les regardait, ce n’était sûrement pas à cause de leurs tenues –, mais le sentiment d’être reluquée demeurait, et il n’avait rien de plaisant.

Leurs chemises de nuit auraient été à peu près aussi décentes ! Les joues rouges, la Fille-Héritière tenta de ne pas penser à la façon dont la soie collait à ses courbes.

Assez ! Tu es parfaitement présentable ! Parfaitement, oui !

— Ton Amys t’a-t-elle dit quelque chose qui pourrait nous aider ?

— Je t’ai tout répété…

Elayne soupira de nouveau. Nynaeve l’avait tenue éveillée une bonne partie de la nuit pour lui parler de la Matriarche qui était avec Egwene dans le Monde des Rêves. Le matin, au petit déjeuner, elle était repartie sur le même sujet.

Les cheveux tressés – pour une raison inconnue –, Egwene avait paru de très mauvaise humeur. Jetant des regards noirs à la Matriarche, elle s’était contentée de dire que Rand allait bien et qu’Aviendha veillait sur lui. La Matriarche aux cheveux blancs, en revanche, avait débité un interminable sermon sur les dangers de Tel’aran’rhiod. Elayne s’était crue revenue à ses dix ans, le jour où Lini l’avait surprise en train de voler des confiseries en pleine nuit.

Amys avait enchaîné sur des conseils de prudence. La concentration et le contrôle de ses propres pensées étaient essentiels quand on entrait dans le Monde des Rêves. D’accord, mais comment contrôler ce qu’on pensait ?

— J’aurais pourtant juré que Perrin était avec Mat et Rand.

La plus grande surprise de la nuit, après l’irruption d’Amys dans le rêve. D’autant plus qu’Egwene avait apparemment pensé que le jeune homme était avec Nynaeve et elle.

— Il a probablement filé avec cette fille, dit Nynaeve. Quelque part où il pourra tranquillement exercer son métier de forgeron.

Elayne secoua la tête.

— Voilà qui m’étonnerait…

Au sujet de Faile, elle avait un tombereau de soupçons. Si la moitié étaient avérés, cette fille n’avait sûrement pas pour ambition d’être l’épouse d’un forgeron.

Agacée, Elayne recracha de nouveau son voile.

— Eh bien, où qu’il soit, fit Nynaeve en tripotant nerveusement ses tresses, j’espère qu’il va bien. Mais il n’est pas ici, et il ne peut pas nous aider. As-tu demandé à Amys si elle connaît un moyen d’utiliser Tel’aran’rhiod pour… ?

Vêtu d’une veste marron élimée, un colosse à la calvitie naissante jaillit de la foule et tenta de ceinturer Nynaeve. Frappant avec sa douve de bois qui zébra l’air comme la lanière d’un fouet, l’ancienne Sage-Dame toucha son adversaire au visage, l’envoyant valdinguer en arrière avec le nez en sang.

Alors qu’Elayne reprenait son souffle après avoir crié de surprise, un autre type – un moustachu aussi costaud que le premier agresseur – la poussa sans ménagement pour bondir sur Nynaeve.

La Fille-Héritière en oublia d’avoir peur. Serrant les mâchoires de rage, elle abattit sa propre douve sur la tête du mufle et mit dans ce mouvement toute sa force et son indignation. Les jambes du moustachu se dérobèrent, et il bascula en avant, tombant tête la première sur le sol.

Comme toujours, la foule s’écarta, car personne ne voulait se mêler des ennuis des autres. Et encore moins voler au secours de deux pauvres femmes.

Deux pauvres femmes qui allaient avoir rudement besoin d’aide, constata Elayne. L’homme que Nynaeve avait frappé était toujours debout. Du sang ruisselant de son nez, il affichait un sourire mauvais et s’assouplissait les mains comme s’il s’apprêtait à étrangler quelqu’un. Pour ne rien arranger, il n’était pas seul. Sept autres ruffians encerclaient les deux femmes, leur interdisant de fuir. Tous étaient taillés en force et arboraient le même visage couvert de cicatrices sur lequel saillait un nez maintes fois cassé. Un peu à l’écart, une sorte de nabot au sourire de fouine stimulait ses camarades :

— Ne la laissez pas filer ! Elle vaut de l’or ! De l’or, je vous dis !

Ces hommes n’attaquaient pas au hasard pour voler une bourse. Ils entendaient neutraliser Nynaeve, puis enlever la Fille-Héritière du royaume d’Andor.

Elayne sentit sa compagne s’ouvrir au saidar. Si cette mésaventure ne l’énervait pas assez pour qu’elle puisse canaliser, rien ne le ferait. Imitant son amie, la Fille-Héritière sentit le Pouvoir l’envahir délicieusement, telle une délicate ivresse. Quelques flux d’Air intelligemment tissés, et ces fâcheux ne seraient plus qu’un mauvais souvenir.

Pourtant, Elayne ne canalisa pas le Pouvoir, et Nynaeve non plus. Ensemble, elles pouvaient infliger à ces bandits la correction que leur propre mère aurait dû leur donner dès la naissance. Mais elles n’osaient pas, au moins tant qu’il y avait d’autres choix.

Si une sœur de l’Ajah Noir était dans les environs, l’aura du saidar les aurait déjà trahies. Mais si elles canalisaient, cela signalerait leur présence à une sœur évoluant à plusieurs rues d’ici – voire dans un autre secteur de la ville, selon sa puissance et sa sensibilité au Pouvoir. Depuis leur arrivée, qu’avaient-elles fait, sinon arpenter les rues en espérant sentir qu’une femme était en train de canaliser ? Un fil rouge qui aurait une chance de les conduire jusqu’à Liandrin et à ses complices.

Il y avait aussi la foule… Quelques passants continuaient leur chemin en rasant les murs, les autres se massant autour de la scène faute de trouver un itinéraire pour la contourner. À part quelques personnes qui baissaient les yeux, nul ne semblait s’intéresser au sort de deux inconnues en danger. Mais si ces gens voyaient des colosses être propulsés dans les airs par une force invisible, comment réagiraient-ils ?

Avec les vieilles rumeurs venues de Falme et celles, plus récentes, qui présentaient la Tour Blanche comme l’alliée des fidèles du Dragon, les Aes Sedai et le Pouvoir de l’Unique n’étaient pas en odeur de sainteté à Tanchico. S’ils voyaient le Pouvoir à l’œuvre, ces gens s’enfuiraient peut-être. Ou ils se transformeraient en une populace assoiffée de sang. Même si Elayne et sa compagne parvenaient à ne pas se faire réduire en bouillie dans cette rue – et c’était rien moins que certain – elles pourraient dire définitivement adieu à leur « couverture ». Avant le coucher du soleil, l’Ajah Noir serait informé que des Aes Sedai étaient à Tanchico.

Se plaçant contre le dos de Nynaeve, Elayne serra plus fort son arme. Se retenant d’éclater d’un rire hystérique, elle se fit une promesse : si l’ancienne Sage-Dame parlait encore d’arpenter la ville à pied et sans gardes du corps, elle verrait comme il était agréable de plonger la tête dans un seau d’eau !

Maigre consolation, aucun des agresseurs ne semblait très pressé de finir face contre terre, comme celui que la Fille-Héritière avait sonné pour le compte.

— Allez-y ! cria le nabot. Bon sang ! ce sont des femmes… (Peut-être, mais il ne semblait pas pressé d’avancer lui-même.) À l’attaque ! Il ne nous en faut qu’une, et elle vaut de l’or !

Un bruit sourd retentit soudain, et un des agresseurs tomba à genoux, se tenant la tête à deux mains. Une femme brune en robe d’équitation bleue, le visage fermé, dépassa le type et tourna sur elle-même pour décocher un fabuleux revers de la main à un autre colosse. Dans le même mouvement, elle lui faucha les jambes avec un bâton, puis, quand il s’écroula, lui décocha un coup de pied dans la tête.

Qu’on vienne à son aide stupéfia Elayne – plus encore que le sexe de l’intervenant –, mais ce n’était plus l’heure de se poser des questions. S’écartant de sa compagne, Nynaeve chargea en criant :

— En avant, le Lion Blanc !

Quand il eut reçu la douve sur le nez, le colosse qu’elle visait parut soudain beaucoup moins sûr de lui et de sa force. Poussant de nouveau le cri de guerre du royaume d’Andor, Nynaeve revint à l’assaut.

Le type tourna les talons et fila sans demander son reste.

Avec un éclat de rire triomphant, Nynaeve chercha un autre ruffian à corriger. Deux d’entre eux seulement répondaient toujours présent, les autres ayant fui ou gisant sur le sol. Sa première victime faisant mine de se défiler, Nynaeve lui décocha un fantastique coup de douve sur la nuque.

L’inconnue brune glissa son bâton sous l’épaule du dernier colosse, faisant levier de manière à l’obliger à marcher sur la pointe des pieds. Alors qu’il la dominait de plus d’un pied de haut et pesait sans doute deux fois plus qu’elle, la brune le força à approcher d’elle, puis le frappa trois fois à la glotte avec la paume de sa main libre. Les yeux roulant dans leurs orbites, l’homme s’affaissa.

À cet instant, le type qu’Elayne croyait avoir mis hors d’état de nuire se releva, tira un couteau de sa ceinture et bondit sur l’inconnue.

D’instinct, Elayne canalisa le Pouvoir. Un poing d’Air fit voler en arrière l’homme au couteau. La brune se retourna, mais son agresseur gisait déjà sur le dos, à moitié sonné. Miraculeusement, il parvint à se relever et choisit la fuite comme ses autres camarades. Les badauds qui s’étaient massés pour assister au spectacle – sans qu’un seul intervienne – le regardèrent disparaître au coin d’une rue.

L’inconnue regarda Elayne puis Nynaeve. Avait-elle remarqué que le nabot avait été assommé par une force invisible ?

— Tous mes remerciements, dit Nynaeve en approchant de la femme. (Elle tira délicatement sur son voile, comme une grande dame.) Je pense que nous ne devrions pas traîner ici… La garde municipale ne s’aventure guère dans les rues, ces temps-ci, mais si une patrouille faisait exception à la règle, je détesterais devoir lui expliquer ce qui vient de se passer. Notre auberge n’est pas très loin. Voulez-vous nous y accompagner ? Après ce que vous avez fait, vous offrir à boire est la moindre des choses. Je m’appelle Nynaeve al’Meara, et voici Elayne Trakand.

La femme hésita. Donc, elle avait bien remarqué les… bizarreries.

— J’accepte… oui, j’accepte volontiers votre invitation.

Avec son étrange façon de parler, en mangeant ses mots, l’inconnue n’était pas facile à comprendre, même si cet « accent » rappelait quelque chose à Nynaeve. À part ça, la brune était tout à fait agréable à regarder et sa longue crinière noire ajoutait encore à un charme certain. Le visage un peu trop anguleux pour qu’on puisse vraiment parler de « beauté », elle avait le regard dur des gens habitués à donner des ordres. Dans le commerce, peut-être… Une négociante…

— Je m’appelle Egeanin.

Alors que la foule se pressait autour des victimes de la rixe, Egeanin n’hésita pas une seconde à suivre ses deux nouvelles amies. Pensant aux agresseurs, Elayne espéra qu’ils se réveilleraient délestés de tous leurs objets de valeur, y compris les vêtements et les chaussures. Elle aurait aimé savoir comment ils avaient découvert son identité, mais faire un prisonnier n’aurait pas été vraiment discret. En tout cas, et quoi qu’en dise Nynaeve, plus de sortie sans gardes du corps !

Si elle n’hésitait pas, Egeanin semblait cependant mal à l’aise.

— Tu as tout vu, n’est-ce pas ? lui demanda Elayne, optant d’emblée pour le tutoiement.

Egeanin faillit trébucher, une preuve que la Fille-Héritière venait de mettre dans le mille.

— Ne t’en fais pas, tu ne risques rien de nous, surtout après nous avoir secourues.

Elayne dut de nouveau recracher son voile. Bizarrement, Nynaeve semblait épargnée par ce problème.

— Pas la peine de me foudroyer du regard, Nynaeve ! Elle m’a vue faire.

— Je sais bien, et tu as agi comme il le fallait. Mais nous ne sommes pas dans le palais de ta mère, bien à l’abri des oreilles ennemies…

C’était exact, même si les armes brandies par les trois femmes incitaient les badauds à garder leurs distances.

— Egeanin, la plupart des rumeurs que vous… que tu as entendues ne sont que du vent. Il ne faut pas avoir peur de nous, mais tu dois comprendre que nous ne pouvons pas évoquer certains sujets en public.

— Avoir peur de vous ? Je ne vois pas pourquoi… Et je me tairai jusqu’à ce que vous ayez décidé de vous exprimer.

Certainement pas des paroles en l’air ! À partir de là, les trois femmes avancèrent en silence. Tant de marche lui faisant horriblement mal aux pieds, Elayne ne fut pas mécontente d’apercevoir enfin l’enseigne du Jardin aux Trois Pruniers.

En dépit de l’heure matinale, quelques clients des deux sexes étaient déjà attablés dans la salle commune. La joueuse de dulcimer était aujourd’hui accompagnée par un flûtiste filiforme qui tirait de son instrument des sons aussi fluets que lui.

Assis à une table, près de la porte, Juilin fumait la pipe. Quand Nynaeve et Elayne étaient parties, le matin, il n’était pas encore revenu de son expédition nocturne. L’étudiant, la Fille-Héritière se réjouit de voir qu’il n’avait récolté aucun nouveau coquard. Ce qu’il appelait la « face cachée » de Tanchico semblait encore plus dangereux que le visage diurne et visible par tous de cette fichue ville. En guise de concession à la mode locale, Juilin avait troqué son chapeau de paille contre une coiffe conique noire qu’il portait de travers sur l’arrière du crâne.

— Je les ai trouvées ! annonça Juilin.

Il se leva de son banc, retira son couvre-chef… et s’avisa que Nynaeve et Elayne n’étaient pas seules. L’air méfiant, il se fendit d’un vague salut qu’Egeanin lui rendit avec au moins autant de circonspection dans le regard.

— Tu les as trouvées ? s’écria Nynaeve. Tu en es sûr ? Parle ! Aurais-tu avalé ta langue ?

Une tirade étrange, pour quelqu’un qui faisait si grand cas de la discrétion…

— J’aurais dû dire que j’ai trouvé l’endroit où elles étaient… (Juilin ne regarda pas de nouveau Egeanin, mais il pesa soigneusement ses mots.) En suivant la femme à la mèche blanche, j’ai découvert la maison où elle vivait avec plusieurs autres femmes qui sortent très rarement. Les gens du coin croyaient qu’il s’agissait de riches réfugiées de la campagne.

» Il ne reste plus grand-chose, à part un peu de nourriture dans le garde-manger, et même les servantes sont parties. Mais au vu des indices, je dirais que le départ date d’hier ou même de cette nuit. Entre nous, je doute que ces femmes se soucient des périls nocturnes de Tanchico.

Nynaeve tira furieusement sur ses tresses.

— Tu es entré dans la maison ? demanda-t-elle d’un ton menaçant, comme si elle allait lever sa douve.

Juilin sembla le redouter aussi.

— Tu sais très bien que je ne prends aucun risque avec ces femmes. Une maison vide, quelle que soit sa taille, a quelque chose de très différent qui se voit au premier coup d’œil. Quand on piste les voleurs toute sa vie, on finit par apprendre à penser comme eux.

— Et si tu avais déclenché un piège ? siffla Nynaeve. Ton flair te permet-il de repérer les pièges ?

Juilin perdit un peu de sa superbe, puis il fit mine de parler, comme s’il entendait se défendre, mais Nynaeve fut plus rapide que lui :

— Nous en reparlerons plus tard, maître Sandar ! (Elle eut un regard en coin pour Egeanin, comme si elle venait de se rappeler que des oreilles « ennemies » écoutaient.) Dis à Rendra que nous prendrons une infusion dans le Salon des Floraisons Fanées…

— La Chambre des Floraisons Fanées, corrigea Elayne.

Nynaeve la foudroya du regard. Décidément, le rapport de Juilin l’avait mise de très mauvaise humeur.

Le pisteur de voleurs s’inclina, les mains écartées.

— Tes désirs sont des ordres, maîtresse al’Meara, dit-il sèchement.

Remettant son chapeau, il tourna les talons et sortit, vibrante incarnation de la vertu offensée. Recevoir les ordres d’une femme à qui on avait tenté de conter fleurette ne devait pas toujours être facile.

— Les hommes ! grogna Nynaeve. Nous aurions dû laisser ces deux-là sur un quai, à Tear.

— C’est votre serviteur ? demanda Egeanin.

— Oui, répondit Nynaeve.

— Non, fit Elayne en même temps.

Les deux femmes se toisèrent un moment.

— Peut-être que oui, en un sens…, concéda Elayne.

À l’instant même où Nynaeve marmonna :

— Peut-être bien que non, si on veut…

— Je vois…, dit Egeanin.

Rendra approcha, se faufilant entre les tables avec derrière son voile un éternel sourire dessiné par sa bouche en cœur. Pourquoi fallait-il que cette aubergiste ressemble tant à Liandrin ?

— Vous êtes en beauté, ce matin ! Ces robes sont magnifiques ! Des merveilles !

Comme si l’aubergiste blonde n’avait pas contribué aux choix de ses clientes – leur forçant presque la main, à vrai dire. Quant à elle, elle s’affichait dans une robe rouge que n’aurait pas reniée une Zingara et qui n’était certainement pas à mettre devant tous les yeux.

— Mais vous avez encore été imprudentes, c’est ça ? Voilà pourquoi ce délicieux Juilin est de mauvaise humeur. Vous ne devriez pas jouer ainsi avec ses nerfs.

Une lueur dansa dans le regard marron de l’aubergiste. S’il avait envie de conter fleurette, Juilin trouverait à qui parler…

— Suivez-moi… Vous boirez votre infusion au frais et dans l’intimité. Ensuite, si vous ressortez, vous me laisserez vous fournir des porteurs et des gardes du corps. C’est d’accord ? Si vous n’étiez pas si têtues, notre jolie Elayne ne porterait pas le deuil de tant de bourses. Mais ce n’est pas le moment d’en parler. Suivez-moi…

Cette fois, Elayne n’eut plus aucun doute : ce n’était pas de naissance ! Pour ne pas avaler son voile en parlant, il fallait sûrement s’entraîner durant des années.

Située au fond d’un couloir, derrière la salle commune, la Chambre des Floraisons Fanées était un petit boudoir sans fenêtres meublé d’une table basse et de fauteuils sculptés aux coussins rouges. Nynaeve et Elayne y prenaient leurs repas en compagnie de Juilin ou de Thom – voire des deux – lorsque Nynaeve n’avait pas une dent contre l’un ou l’autre, voire contre les deux. Les murs de plâtre ornés d’une fresque – un bosquet de pruniers en automne, la pluie de fleurs mortes justifiant le nom poétique des lieux – étaient assez épais pour mettre en échec les oreilles les plus indiscrètes.

Retirant son voile avec tant d’enthousiasme qu’elle faillit le déchirer, Elayne le posa sur la table puis s’assit avec un soupir de soulagement. Même les Tarabonaises n’essayaient pas de manger ou de boire avec cet accessoire démoniaque.

Nynaeve se contenta de défaire d’un côté l’agaçant carré de tissu.

Pendant qu’un serviteur remplissait les tasses, Rendra bavarda joyeusement. Commençant par évoquer une nouvelle couturière capable de tailler des robes à la mode dans une soie incroyablement fine – quand elle proposa à Egeanin d’essayer cette « artiste », le regard noir qu’elle s’attira ne la perturba pas un instant –, elle passa sans crier gare à un sermon sur les dangers de Tanchico, même en plein jour, pour des femmes seules, et répéta une bonne dizaine de fois que le « délicieux » Juilin avait raison de se montrer sourcilleux sur le sujet. Cette tirade terminée, elle vanta aux trois femmes les mérites d’un savon parfumé qui ferait embaumer leurs cheveux du matin au soir.

Une fois de plus, Elayne se demanda comment cette femme pouvait diriger une auberge prospère alors qu’elle semblait penser exclusivement à ses cheveux et à ses vêtements. Elle réussissait, à l’évidence, mais comment s’y prenait-elle ? Ses tenues étaient jolies, ça ne faisait aucun doute, mais quelque peu… déplacées. Ou peut-être pas, selon le point de vue qu’on adoptait.

Le serviteur chargé de remplir les tasses et de distribuer les petits gâteaux était le jeune homme aux yeux noirs qui avait si discrètement versé du vin à la Fille-Héritière, cette fameuse et honteuse nuit. Les soirs suivants, il avait tenté de recommencer, même si la jeune femme s’était juré de ne plus jamais boire davantage qu’une seule coupe. Un très beau garçon, certes, mais qu’elle foudroya du regard histoire qu’il ne s’attarde pas dans le salon privé.

Egeanin garda les dents serrées jusqu’à ce que Rendra soit également sortie.

— Vous n’êtes pas les femmes que je croyais, dit-elle en posant sa tasse en équilibre sur ses doigts d’une étrange façon. L’aubergiste a cancané comme si vous étiez ses sœurs, et vous l’avez laissée faire. Quant à votre serviteur, le grand type au teint cuivré, il s’est moqué de vous. Jusqu’au domestique qui faisait le service – ses yeux brillaient de désir, et vous n’avez rien fait. Vous êtes des Aes Sedai, n’est-ce pas ?

Sans attendre de réponse, Egeanin se tourna vers Elayne.

— Et toi, tu es de haute naissance. Tout à l’heure, Nynaeve a parlé du palais de ta mère.

— Ces détails ne comptent pas beaucoup à la Tour Blanche, répondit Elayne. (Elle chassa les miettes de gâteau aux clous de girofle – une spécialité très épicée – qui collaient à son menton.) Si une reine vient y faire son apprentissage, elle doit briquer les sols comme toutes les autres novices et marcher à la baguette autant qu’elles.

Egeanin acquiesça pensivement.

— C’est donc ainsi que la tour règne, en dirigeant les dirigeants… Combien de reines se font-elles former ainsi ?

— Aucune, à ma connaissance… En revanche, c’est une tradition pour la Fille-Héritière du royaume d’Andor. D’autres femmes nobles suivent la même formation – incognito, en général – et la plupart renoncent après avoir échoué à sentir la Source Authentique. Mon exemple n’était pas à prendre au pied de la lettre.

— Tu es aussi une dame de la noblesse ? demanda Egeanin à Nynaeve.

— Ma mère était une fermière et mon père, également berger à ses heures, faisait pousser du tabac. Chez moi, il est très difficile de subsister si on ne vend pas de la laine et du tabac. Mais parle-nous de tes parents, mon amie.

— Mon père était soldat et ma mère avait un poste d’officier sur un bateau…

Egeanin sirota son infusion, qu’elle n’avait pas sucrée, puis reprit :

— Vous cherchez des femmes… Celles dont votre serviteur a parlé. Entre autres activités, je fais le commerce d’informations. J’ai d’excellentes sources, donc, je pourrai vous aider. Gratuitement, je précise. Enfin, en échange de renseignements sur les Aes Sedai…

— Tu nous as déjà bien trop aidées, dit Elayne, se souvenant que Nynaeve avait pratiquement tout déballé à Bayle Domon. Je te suis reconnaissante, mais nous ne voulons pas abuser.

Parler de l’Ajah Noir à une inconnue était hors de question. Et il n’était pas envisageable non plus de la laisser s’impliquer à l’aveuglette.

— Vraiment, nous ne voulons pas abuser…

Son amie venant de lui couper la chique, Nynaeve la foudroya du regard.

— Exactement ce que j’allais dire, improvisa l’ancienne Sage-Dame. Mais notre gratitude nous poussera à répondre à tes questions. Dans la mesure de nos possibilités, bien entendu…

Une façon de dire que les deux femmes ne connaissaient pas toutes les réponses, tout simplement. Mais Egeanin comprit tout autre chose.

— Bien entendu, je n’ai pas l’intention de fourrer mon nez dans les secrets de la Tour Blanche.

— Tu parais fascinée par les Aes Sedai, dit Elayne. Je ne sens pas le don en toi, mais tu pourrais peut-être apprendre à canaliser le Pouvoir.

Egeanin faillit lâcher sa tasse en porcelaine.

— Cela peut s’apprendre ? Je ne… Hum, non, je ne suis pas candidate.

La réaction de sa nouvelle amie attrista Elayne. Même parmi les gens qui ne redoutaient pas les Aes Sedai, très peu acceptaient d’avoir affaire au Pouvoir de l’Unique.

— Que veux-tu savoir, Egeanin ?

Avant que la jeune femme ait pu répondre, on gratta à la porte. Puis Thom entra, superbe dans la riche cape marron qu’il avait adoptée pour ses virées dans Tanchico. Moins voyant que sa cape multicolore de trouvère, ce vêtement lui conférait une sombre dignité encore confortée par sa crinière blanche – qui aurait cependant gagné à être brossée plus souvent. L’imaginant plus jeune, Elayne comprit très bien que cet homme ait pu attirer sa mère. Une prestance qui ne rendait pas sa désertion plus pardonnable, bien entendu.

La Fille-Héritière sourit afin que Thom ne voie pas sa moue pensive.

— On m’a prévenu que vous n’étiez pas seules, dit-il avec un regard méfiant pour Egeanin. (Comme Juilin – décidément, les hommes se ressemblaient tous.) Mais j’ai pensé que vous aimeriez connaître la nouvelle : les Fils de la Lumière ont encerclé le palais de la Panarch. Dans les rues, on jase beaucoup au sujet de l’imminente investiture de dame Amathera.

— Thom, intervint Nynaeve, si Amathera n’est pas un pseudonyme de Liandrin, je me fiche que cette femme devienne en même temps Panarch, reine et Sage-Dame de tout le territoire de Deux-Rivières !

— Le détail intéressant, fit Thom en boitillant jusqu’à la table, c’est que l’Assemblée, à ce qu’on dit, refuse de choisir Amathera. Dans ce cas, pourquoi cette investiture ? Les événements de ce genre méritent d’être considérés, Nynaeve.

Le trouvère faisant mine de s’asseoir, l’ancienne Sage-Dame le retint d’un geste.

— Nous avons une conversation privée… Tu seras bien plus à ton aise dans la salle commune.

Prenant sa tasse, Nynaeve regarda le trouvère par-dessus le bord, visiblement pressée qu’il débarrasse le plancher.

Le rouge lui montant aux joues – pas de honte –, Thom se releva, mais il ne s’éclipsa pas tout de suite.

— Que l’Assemblée ait changé d’avis ou non, il y aura sans doute des émeutes. Les gens pensent toujours qu’Amathera n’a pas été acceptée. Si vous voulez continuer à sortir, toutes les deux, il vous faudra une escorte.

Thom regardait Nynaeve, mais Elayne eut l’impression qu’il venait de lui poser une main paternelle sur l’épaule.

— Bayle Domon est dans sa petite chambre, non loin des docks, occupé à faire ses bagages au cas où il devrait filer en vitesse. Mais il a accepté de vous fournir cinquante types fiables – des costauds qui n’ont peur de rien et qui savent manier les armes.

Nynaeve voulut répondre, mais Elayne lui brûla la politesse.

— Merci à toi, Thom, et à maître Domon. Dis-lui que nous acceptons son offre généreuse.

Soutenant le regard de sa compagne, la Fille-Héritière ajouta :

— Je détesterais être enlevée en plein jour dans une rue bondée de monde.

— Personne ne voudrait que ça arrive…

Elayne crut entendre un « mon enfant », à la fin de la phrase de Thom, qui lui tapota pour de bon l’épaule.

— Pour tout dire, ces hommes attendent déjà dehors. J’essaie de trouver un carrosse, parce que les chaises sont vraiment trop vulnérables.

Le trouvère sembla s’aviser qu’il avait dépassé de loin ses prérogatives. Engager une escorte sans en parler avant ? Chercher un carrosse ? Mais il regarda les deux femmes avec aplomb, comme un vieux loup qui ne redoute plus rien de personne.

— S’il vous arrivait malheur, ça me fendrait le cœur… Le carrosse arrivera dès que j’aurai trouvé un attelage. Si c’est encore possible.

La fumée lui sortant des naseaux, Nynaeve semblait se demander si elle allait passer un savon mémorable au trouvère. Elayne, elle, penchait plutôt pour de gentilles remontrances. Car enfin, tant de sollicitude avait quelque chose de touchant.

Profitant d’un certain flottement dans le camp adverse, Thom se fendit d’une noble révérence et s’éclipsa judicieusement avant l’orage.

Egeanin posa sa tasse sur la table et regarda avec consternation ses deux nouvelles amies. Honnête de nature, Elayne reconnut que se laisser ainsi bousculer par Thom n’avait pas dû donner une image bien reluisante des Aes Sedai.

— Je dois y aller, dit Egeanin.

Elle se leva et récupéra son bâton appuyé contre un mur.

— Tu n’as même pas posé tes questions, objecta Elayne. Au minimum, nous te devons des réponses.

— Une autre fois, fit Egeanin après une brève réflexion. Si vous m’y autorisez, je reviendrai. Il faut que j’en apprenne plus sur vous, car vous m’étonnez…

Nynaeve et Elayne assurèrent à leur amie qu’elle pourrait revenir quand ça lui chanterait. Elles tentèrent aussi de la convaincre de rester pour finir l’infusion et les gâteaux, mais elles n’eurent aucun succès.

Dès qu’Egeanin fut sortie, Nynaeve se tourna vers Elayne.

— T’enlever, toi ? Si tu veux bien te souvenir, ces types en avaient après moi !

— Pour te neutraliser avant de s’occuper de moi… Si tu veux bien te souvenir, je suis la Fille-Héritière. Pour me récupérer, ma mère aurait payé une fortune à ces ruffians.

— Possible…, marmonna Nynaeve. En tout cas, ça n’avait rien à voir avec Liandrin. Cette garce n’enverrait pas des truands pour nous enlever. Pourquoi les hommes ne se croient-ils jamais obligés de demander ? Avoir du poil sur la poitrine leur brouille les idées ?

L’abrupt changement de sujet ne décontenança pas Elayne.

— Au moins, nous n’aurons pas besoin de trouver des gardes du corps… Thom est allé trop loin, c’est vrai, mais tu admettras que sa démarche est judicieuse.

— Peut-être bien que oui…

Quand il s’agissait de reconnaître qu’elle se trompait, Nynaeve se montrait d’une mauvaise foi phénoménale. Pourtant, elle faisait souvent erreur, par exemple en imaginant qu’elle avait pu être la cible des ruffians…

— Elayne, te rends-tu compte que nous n’avons rien, à part une maison vide ? Si Juilin se trahit, ou si Thom fait une gaffe… Nous devons trouver les sœurs noires, certes, mais sans qu’elles s’en doutent. Sinon, comment les suivre jusqu’à ce je ne sais quoi qui est si dangereux pour Rand ?

— Je sais… Nous en avons déjà parlé.

— Et nous ignorons toujours de quoi il s’agit !

— Je sais…

— Même si nous pouvions capturer Liandrin et les autres à l’instant, il faudrait quand même trouver cet… objet… qui menace Rand.

— C’est évident, Nynaeve… (Se reprochant son impatience, Elayne adopta un ton plus conciliant.) Nous piégerons les sœurs noires. Elles feront bien une erreur un jour ou l’autre. Entre les rumeurs de Thom, les voleurs de Juilin et les marins de Domon, nous en serons informées à coup sûr.

Nynaeve fronça les sourcils.

— Tu as remarqué l’expression d’Egeanin, quand Thom a parlé de Domon ?

— Non. Tu crois qu’elle le connaît ? Pourquoi ne l’aurait-elle pas dit ?

— Je n’en sais rien…, maugréa Nynaeve. En tout cas, j’ai vu quelque chose dans ses yeux. De la surprise. Elle le connaît. Et je me demande si…

Quelqu’un tapa doucement à la porte.

— Tout Tanchico a décidé de nous casser les pieds ? grogna Nynaeve en allant ouvrir.

Rendra se rembrunit devant l’expression de sa cliente, mais elle se ressaisit très vite.

— Désolée de vous déranger, mais une femme, en bas, demande à vous voir. Elle n’a pas cité vos noms, mais ses descriptions correspondent. Elle croit vous connaître, et… (L’aubergiste eut une moue amère.) J’ai oublié de lui demander son nom ! Ce matin, je suis aussi vive qu’une chèvre. C’est une femme bien habillée, pas très loin de l’âge moyen, et pas originaire du Tarabon. Une femme pas vraiment commode. Quand elle a posé les yeux sur moi, ça m’a rappelé le regard de ma grande sœur, quand elle projetait d’attacher mes tresses à un buisson.

— Le gibier aurait débusqué le chasseur ? souffla Nynaeve.

Elayne s’unit à la Source Authentique et soupira de soulagement en constatant qu’aucun obstacle ne l’en empêchait. Si la visiteuse appartenait à l’Ajah Noir… Mais dans ce cas, pourquoi se serait-elle annoncée ?

La Fille-Héritière regretta quand même que l’aura du saidar n’enveloppe pas Nynaeve. Hélas, pour canaliser, elle devait être furieuse.

— Fais-la venir, dit l’ancienne Sage-Dame.

Consciente de sa lacune, quand il s’agissait de canaliser, elle semblait inquiète. Alors que Rendra repartait, Elayne commença à tisser des flux d’Air épais comme des cordes et des flux d’Esprit capables d’isoler une adversaire de la Source. Si l’inconnue ressemblait à une femme de leur liste, ou si elle tentait de tisser un filament…

La femme qui entra dans la Chambre des Floraisons Fanées, sa robe de soie noire brillante à la coupe inhabituelle bruissant à chacun de ses gestes, était vraiment une inconnue pour Elayne, et elle n’avait rien à voir avec les descriptions de la liste. Ses cheveux noirs encadraient un visage plutôt agréable et sans rides, mais qui n’affichait pas l’intemporalité caractéristique des Aes Sedai. Avec un franc sourire, elle referma la porte derrière elle.

— Désolée, je pensais que vous étiez…

L’aura du saidar l’enveloppa et elle…

Elayne se coupa de la Source Authentique. Une puissante autorité émanait de cette femme, de son regard sombre et de l’aura qui l’entourait. De sa vie, Elayne n’avait jamais vu une femme si impressionnante. Sans réfléchir, elle fit une révérence, honteuse d’avoir envisagé de… De quoi, au fait ? Penser était si difficile.

L’inconnue dévisagea un moment Nynaeve et Elayne, puis elle hocha la tête et alla s’asseoir en bout de table.

— Approchez, afin que je puisse mieux vous voir, dit-elle d’un ton autoritaire. Allons ! Oui, c’est bien…

Elayne prit conscience qu’elle se tenait près de la table, les yeux baissés sur la femme. Espérant que c’était ce qu’il fallait faire, elle vit que Nynaeve, en face d’elle, tirait sur ses longues tresses mais regardait la visiteuse d’un air béat assez ridicule.

Elayne eut envie d’éclater de rire.

— Plus ou moins ce que j’attendais, dit la femme. Encore des gamines, ou presque, et loin d’être à moitié formées. Mais puissantes – assez pour être dangereuses. Surtout toi, la brune ! Un jour, tu deviendras peut-être quelqu’un. Mais tu t’es bloquée toi-même, pas vrai ? Avec nous, tu ne l’aurais pas fait, même s’il avait fallu t’arracher le cœur pour t’en empêcher.

Nynaeve continua à tirer sur ses tresses, mais son expression passa d’une béatitude enfantine à une tremblante frayeur.

— Je suis navrée de m’être bloquée…, gémit-elle. J’ai peur… peur du Pouvoir… Tant de Pouvoir ! Comment puis-je… ?

— C’est moi qui pose les questions ! Et ne commence pas à pleurnicher. Me voir te rend folle de joie. Ton seul désir est de me plaire et de me répondre sincèrement.

Nynaeve hocha la tête et eut un sourire encore plus enfantin que le précédent. Elayne s’avisa qu’elle affichait la même expression extatique. Et elle aurait juré pouvoir répondre plus vite que Nynaeve à toutes les questions. Pour satisfaire cette femme, rien n’était infaisable.

— Commençons… Vous êtes seules ? Y a-t-il d’autres Aes Sedai avec vous ?

— Oui, seules, répondit Elayne. Et il n’y a pas d’autres Aes Sedai avec nous.

Devait-elle préciser que Nynaeve et elle n’étaient pas vraiment des Aes Sedai ? Non, puisque la femme ne le lui avait pas demandé.

Nynaeve la foudroya du regard, furieuse qu’elle lui ait brûlé la politesse.

— Pourquoi êtes-vous ici ? demanda l’inconnue.

— Nous traquons des sœurs noires, répondit Nynaeve avec un regard triomphant pour Elayne.

La jolie visiteuse sourit.

— C’est pour ça que je ne vous ai pas senties canaliser avant aujourd’hui… Rester discrètes est une bonne politique, quand on combat à deux contre onze. J’ai toujours appliqué cette tactique. Laissons les autres idiotes se trahir ! Elles peuvent être vaincues par une araignée qui se cache dans les fissures du mur et qu’elles ne verront pas avant qu’il soit trop tard. Dites-moi tout ce que vous avez découvert sur ces sœurs noires. Et tout ce que vous savez sur elles.

Elayne et Nynaeve redoublèrent leurs efforts pour être celle qui en dirait le plus. Mais au bout du compte, elles n’eurent pas tant que ça à raconter. La description des sœurs noires, la liste des ter’angreal qu’elles avaient volés, les meurtres commis à la Tour Blanche… Elles évoquèrent aussi la possibilité qu’il y ait encore des renégates à Tar Valon, que certaines aient aidé un Rejeté avant la chute de la Pierre de Tear, et que leur fuite à Tanchico ait pour objectif de se procurer quelque chose qui pouvait être dangereux pour Rand.

— Elles habitaient toutes dans la même maison, conclut Elayne, le souffle court, mais elles sont parties la nuit dernière.

— Vous êtes passées très près, dit la visiteuse. Vraiment très près. Ter’angreal… Videz vos bourses et vos sacoches sur la table.

Nynaeve et Elayne obéirent.

— Avez-vous des ter’angreal dans vos chambres ? demanda l’inconnue en fouillant du bout des doigts le fatras de pièces de monnaie, de nécessaires à couture, de mouchoirs et d’autres accessoires féminins. Des angreal ou des sa’angreal ?

Elayne pensa à l’anneau de pierre à une seule face qui pendait entre ses seins, mais ce n’était pas la question.

— Non, répondit-elle.

De fait, elles n’avaient rien de ce genre dans leur chambre.

Repoussant les objets disparates, la femme se radossa à son siège et soupira :

— Rand al’Thor… C’est donc son nom, désormais… (Elle fit la grimace.) Un homme arrogant qui empestait la piété et la sainteté. Est-il toujours pareil ? Non, inutile de répondre à cette question-là, elle n’a aucune importance. Ainsi, Be’lal est mort ? L’autre me semble bien être Ishamael. Comme il était fier d’être à demi prisonnier seulement, quel qu’en soit le prix ! Quand je l’ai revu, il restait encore moins d’humanité en lui qu’en chacun de nous. Je crois même qu’il pensait être le Grand Seigneur des Ténèbres en personne. Trois mille ans de machinations, tout ça pour qu’un gamin mal dégrossi triomphe de lui. Ma façon de procéder est bien meilleure. Dans les Ténèbres, discrètement… Un objet qui permet de contrôler un homme capable de canaliser ? Oui, il doit s’agir de ça… (Le regard soudain plus dur, la visiteuse dévisagea ses deux proies.) Que vais-je faire de vous ?

Elayne attendit patiemment le verdict. Un sourire idiot sur les lèvres, Nynaeve tirait toujours sur ses tresses, ce qui lui donnait un air encore plus stupide.

— Vous êtes bien trop puissantes pour simplement disparaître. Qui sait ? vous pourriez m’être utiles un jour. Toi, la brune, j’aimerais voir la tête de Rahvin lorsqu’il te croisera et que tu ne seras plus bloquée. Je vous déchargerais bien de votre mission, toutes les deux, mais la Coercition ne permet pas ce genre de chose. Dommage… Avec le peu que vous avez appris, vous êtes trop loin derrière vos proies pour rattraper votre retard. Ça me laisse l’option de vous récupérer plus tard et de reprendre de zéro votre formation.

L’inconnue se leva. Tremblant de tous ses membres, Elayne eut l’impression que son cerveau lui-même avait des convulsions. Elle perdit conscience de tout, à part de la voix de la visiteuse qui semblait venir de très loin et rugissait pourtant à ses oreilles.

— Vous allez reprendre vos affaires et les remettre là où elles étaient. Ensuite, vous oublierez tout ce qui s’est passé entre nous. Souvenez-vous simplement que je vous ai prises pour des amies de mon pays. Après avoir constaté mon erreur, et bu une tasse d’infusion, je m’en suis allée.

Sursautant, Elayne se demanda pourquoi diantre elle renouait les cordons de sa bourse. Les yeux baissés, Nynaeve semblait surprise d’être en train d’en faire autant.

— Une femme sympathique, dit la Fille-Héritière en se massant la nuque pour enrayer une migraine naissante. Nous a-t-elle dit son nom ? C’est bizarre, je ne m’en souviens pas.

— Sympathique ? répéta Nynaeve. (Elle saisit ses tresses, tira dessus puis regarda ses mains comme si elles avaient agi sans son accord.) Son nom ? Je ne crois pas…

— De quoi parlions-nous quand elle est arrivée, peu après le départ d’Egeanin ?

— Je me rappelle ce que j’allais dire… Nous devons trouver les sœurs noires, certes, mais sans qu’elles s’en doutent. Sinon, comment les suivre jusqu’à ce je ne sais quoi qui est si dangereux pour Rand.

— Je sais…, soupira Elayne. Nous en avons déjà parlé.

Avait-elle déjà prononcé ces deux phrases ? Bien sûr que non !


En sortant de la petite cour de l’auberge, Egeanin marqua une pause pour observer les types aux pieds nus et au visage dur qui attendaient parmi les traîne-misère avachis de ce côté de la rue. Souvent torse nu, ces gaillards semblaient du genre à savoir se servir du sabre d’abordage qui pendait à leur ceinturon ou était simplement glissé dans leur ceinture en tissu. Aucun de ces marins ne lui parut familier. Si certains travaillaient à bord du bateau de Bayle Domon quand elle l’avait arraisonné, leur souvenir s’était effacé de sa mémoire. Avec un peu de chance, ils ne feraient pas le rapport entre une passante en robe d’équitation et la guerrière en armure qui s’était emparée de leur navire.

Egeanin s’aperçut soudain que ses paumes étaient moites. Des Aes Sedai… Des femmes capables de canaliser le Pouvoir. Sans a’dam autour du cou. Elle s’était assise à leur table, buvant et parlant avec elles. Ces femmes ne ressemblaient pas à ce qu’elle avait cru, impossible de s’enlever cette idée de la tête ! Mais si elles maniaient le Pouvoir, elles étaient dangereuses pour l’ordre établi, et il fallait les contrôler avec… Non, elle n’y croyait plus ! La réalité n’avait aucun rapport avec ce qu’on lui avait raconté. On pouvait apprendre à canaliser le Pouvoir. Apprendre !

Tant qu’elle éviterait Bayle Domon – car lui, il la reconnaîtrait sûrement – elle pourrait revenir voir les deux Aes Sedai. Elle devait en savoir plus. C’était plus important que jamais !

Regrettant de n’avoir pas une cape munie d’une capuche, elle serra plus fort son bâton et entreprit de descendre la rue en se frayant un passage dans la foule. Aucun marin ne lui accorda une attention particulière, constata-t-elle après les avoir surveillés du coin de l’œil.

Elle ne vit pas l’homme aux cheveux clairs affalé devant la boutique d’un marchand de vin, de l’autre côté de la rue. Vêtu d’une tenue du cru crasseuse, une épaisse moustache fixée sous son nez par de la colle, il portait un voile défraîchi, mais ses yeux bleus, très vifs, n’étaient pas troublés par l’hébétude qui frappait les vrais rebuts d’humanité. Suivant Egeanin du regard jusqu’à ce qu’elle ait disparu, il reporta ensuite son attention sur l’auberge. Soudain, il se releva et traversa la rue en ignorant le contact répugnant des miséreux qui osaient le frôler. Plus tôt, Egeanin avait failli le repérer, lorsqu’il avait commis la bévue de casser le bras d’un misérable chien. Un membre du Sang réduit à la mendicité et trop dépourvu d’honneur pour s’ouvrir les veines. Répugnant, là encore !

À l’auberge, quand les gens se seraient aperçus que sa bourse était bien pleine malgré sa mise miteuse, il apprendrait peut-être ce que mijotait Egeanin…

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