51 Révélations à Tanchico

Elayne se battait avec les deux baguettes laquées, mais les tenir correctement semblait au-delà de ses compétences.

Des sursa, se souvint-elle, pas des baguettes. Mais quel que soit le nom, c’est une façon de manger ridicule !

De l’autre côté de la table, dans la Chambre des Floraisons Fanées, Egeanin regardait pensivement ses sursa. En tenant un dans chaque main, elle semblait ne pas avoir la première idée de ce qu’il fallait faire. Nynaeve était un peu plus douée. Les sursa dans une seule main, comme le leur avait montré Rendra, elle n’avait jusque-là réussi qu’à manger une tranche de viande – une lamelle, plutôt – et quelques morceaux de poivron émincé. Le regard déterminé, elle continuait malgré tout le combat.

La table était couverte de bols remplis d’une variété de viandes et de légumes coupés en de minuscules morceaux. Au rythme où ça se traînait, il faudrait le reste de la journée pour finir cet étrange repas.

Quand Rendra se pencha sur elle pour lui montrer comment tenir les sursa, la Fille-Héritière lui sourit de gratitude.

— Ton pays est en guerre contre l’Arad Doman, dit Egeanin, curieusement agressive. Pourquoi servir la cuisine d’un ennemi ?

Rendra haussa les épaules et fit la moue derrière son voile. Vêtue de rouge très clair, elle avait piqué dans ses cheveux des perles également rouges qui cliquetaient chaque fois qu’elle bougeait la tête.

— C’est la mode culinaire, désormais… Le Jardin des Brises d’Argent l’a lancée il y a quatre jours, et tous les clients veulent de la cuisine domani. Puisque nous ne pouvons pas conquérir ce pays, nous annexons sa gastronomie, c’est mieux que rien. À Bandar Eban, les gens mangent peut-être notre agneau à la sauce au miel accompagné de pommes enrobées de sucre. Et dans quatre jours, nous passerons sans doute à autre chose. Les modes changent très vite, de nos jours. Si quelqu’un excite la populace sur ce sujet…

— Tu crois qu’il y aura encore des émeutes ? demanda Elayne. À cause du menu des auberges ?

— La rue est en colère, soupira Rendra. Une simple étincelle peut suffire… Avant-hier, tout est venu d’une rumeur annonçant que Maracru, une de nos villes, s’est ralliée au Dragon Réincarné, ou est tombée entre les mains de ses fidèles, ou des rebelles – pour la différence que ça fait ! La foule s’en est-elle prise aux gens originaires de Maracru ? Non, les émeutiers ont semé la terreur dans les rues, tirant des malheureux de leur carrosse, puis ils ont incendié le Grand Hall de l’Assemblée. Si on apprend que notre armée a perdu une bataille – ou en a gagné une – la colère visera peut-être les établissements qui servent de la cuisine domani. À moins que les gens décident de brûler les entrepôts sur tous les quais de la péninsule Calpene. Qui peut le deviner ?

— Le désordre partout…, marmonna Egeanin.

Elle bataillait toujours contre les sursa. À voir son expression, il aurait pu s’agir de dagues qu’elle s’apprêtait à planter dans la nourriture pour la punir d’on ne savait quelle offense.

Nynaeve perdit un morceau de viande alors qu’il n’était plus qu’à un souffle de sa bouche. Agacée, elle le récupéra sur ses genoux puis frotta la soie crème de sa robe avec sa serviette.

— Le désordre ? répéta Rendra. C’est un mot bien faible… Je me souviens d’un temps où l’ordre régnait à Tanchico. Qui sait ? ces temps bénis reviendront peut-être. Certains disent que la Panarch Amathera renverra la garde municipale dans les rues. Mais si j’étais à sa place, après la réaction du peuple à son investiture…

» Les Fils de la Lumière ont tué beaucoup d’émeutiers. Ça évitera peut-être qu’il y ait d’autres troubles. Ou les prochains, au contraire, seront deux fois plus graves. Dix fois, même… Si j’étais Amathera, je conserverais la garde municipale et les Capes Blanches autour de moi… Mais ce n’est pas un sujet de conversation pour un repas.

Rendra inspecta la table et hocha la tête de satisfaction, faisant tintinnabuler ses perles. Alors qu’elle se dirigeait vers la porte, elle marqua une pause et sourit.

— Les Domani mangent avec des sursa, c’est vrai, et il est de bon ton de se plier à la mode. Mais il n’y a personne pour vous regarder, dans ce salon. Si vous rêvez d’un couteau et d’une fourchette, vous en trouverez sur ce plateau, sous la serviette. Bon appétit.

Nynaeve et Egeanin attendirent que la porte se soit refermée sur l’aubergiste. Puis elles se sourirent et tendirent en même temps la main vers le plateau en question. Elayne fut pourtant la première à récupérer des couverts. Les deux autres n’avaient jamais eu besoin de manger en un éclair entre la fin des corvées et le début des cours…

— C’est plutôt bon, dit Egeanin, quand on arrive à en mettre dans sa bouche.

Nynaeve rit de bon cœur avec sa nouvelle amie.

Depuis leur rencontre avec la femme aux cheveux noirs et aux yeux bleus, une semaine plus tôt, l’ancienne Sage-Dame et la Fille-Héritière s’étaient attachées à elle. De fait, Egeanin les distrayait agréablement du bavardage de Rendra au sujet des vêtements, des cheveux ou du teint de peau – et de ses digressions sinistres sur les gens qui, dans la rue, vous regardaient comme s’ils préméditaient de vous couper la gorge pour une pièce de cuivre. C’était la quatrième visite d’Egeanin, et Elayne les avait toutes appréciées. Même si elle était une négociante de second ordre, Egeanin faisait montre d’une indépendance d’esprit et d’une franchise que la Fille-Héritière lui enviait. Quand il s’agissait de dire ce qu’elle pensait et de ne s’incliner devant personne, elle avait autant d’envergure que Gareth Bryne.

Elayne aurait pourtant voulu que les visites de leur amie soient moins fréquentes. Ou plutôt, qu’elle ne les ait pas chaque fois trouvées cloîtrées à l’auberge. Depuis l’investiture d’Amathera, les troubles permanents rendaient les rues infréquentables, même avec une solide escorte de marins. Après que les deux femmes eurent été contraintes de s’enfuir sous une pluie de gros cailloux, Nynaeve elle-même s’était rendue à l’évidence. Thom avait promis de trouver un carrosse et des chevaux, mais il ne consacrait pas beaucoup d’efforts à cette tâche. Comme Juilin, il semblait ravi que leurs « protégées » soient contraintes de ne plus sortir.

Ils reviennent tous les deux couverts de plaies et de bosses, mais ils refusent qu’on se blesse ne serait-ce qu’un orteil.

Pourquoi les hommes jugeaient-ils l’intégrité physique des femmes plus importante que la leur ? Et pourquoi leurs blessures leur semblaient-elles moins graves que celles de leurs compagnes ?

Au goût de la viande, Elayne songea que Thom, s’il voulait trouver des chevaux, aurait dû conduire ses recherches dans les cuisines. L’idée de manger un si noble animal retourna l’estomac de la Fille-Héritière. Pour se remettre, elle choisit un bol de légumes : des champignons noirs en lamelles, des poivrons rouges et une sorte de bourgeon duveteux, le tout servi dans une sauce blanche gluante.

— De quoi allons-nous parler aujourd’hui ? demanda Nynaeve à Egeanin. Tu nous as posé presque toutes les questions possibles et imaginables.

En tout cas, celles qui pouvaient recevoir une réponse…

— Si tu veux en savoir plus sur les Aes Sedai, il faudra te faire prendre comme novice à la Tour Blanche.

Egeanin tressaillit, comme chaque fois qu’on la reliait indirectement au Pouvoir. Pour garder une contenance, elle étudia dubitativement le contenu d’un des bols de nourriture.

— Vous n’avez guère fait d’efforts pour me cacher que vous cherchiez quelqu’un. Des femmes, pour être plus précise. Si ça ne vous paraît pas indiscret, j’aimerais savoir si…

Egeanin s’interrompit, car on venait de frapper à la porte.

Bayle Domon entra sans attendre qu’on l’y ait invité.

— Je les ai trouvées ! lança-t-il avec un mélange de sombre jubilation et d’angoisse larvée.

Avisant Egeanin, il s’écria :

— Vous !

La jeune femme se leva si vite qu’elle renversa son fauteuil. Puis elle frappa Domon, visant son ventre. Presque trop rapidement pour que l’œil puisse suivre, le capitaine intercepta au vol le poignet d’Egeanin et le tordit. Un instant, les témoins de la scène eurent l’impression que l’un et l’autre des combattants tentait de faucher les jambes de son adversaire. Puis Egeanin tenta de frapper Domon à la gorge…

Sans qu’il soit possible de comprendre comment, elle se retrouva à plat ventre sur le sol, une botte de Domon entre les omoplates et un bras tordu bloqué contre le genou du marin. Malgré tout, elle parvint à dégainer son couteau.

Avant même d’avoir compris qu’elle s’était ouverte au saidar, Elayne tissa des flux d’Air autour des deux combattants, les immobilisant.

— Que signifie tout ça ? demanda-t-elle d’un ton autoritaire que n’aurait pas renié sa mère.

— Comment oses-tu, Bayle Domon ? lança Nynaeve, tout aussi glaciale. Lâche-la !

D’un ton bien plus doux, elle s’adressa à Egeanin :

— Pourquoi as-tu voulu le frapper ? Domon, je t’ai dit de la lâcher !

— Nynaeve, il ne peut pas, soupira Elayne.

Si Nynaeve avait pu voir les flux même quand elle n’était pas en colère, ç’aurait facilité la vie de tout le monde…

Et c’est Egeanin qui a commencé…

— Pourquoi, mon amie ?

Les phalanges blanches à force de serrer son couteau, Egeanin ne desserra pas les dents.

Son étrange barbe d’Illianien frémissant d’indignation, Domon regarda tour à tour ses deux « protégées ». À part la tête, il ne pouvait plus rien bouger.

— Cette femme est une Seanchanienne…, marmonna-t-il.

Elayne et Nynaeve se regardèrent, stupéfaites. Egeanin, une Seanchanienne ? Impossible !

— Tu en es sûr ? demanda l’ancienne Sage-Dame.

— Je n’oublierai jamais son visage… Une capitaine de marine. C’est elle qui a arraisonné mon vaisseau et m’a forcé d’aller à Falme.

Egeanin ne tenta même pas de nier.

Une Seanchanienne ? pensa Elayne. Mais je l’aime bien…

Très prudemment, la Fille-Héritière rétracta son tissage afin de laisser libre la main de son amie.

— Lâche ce couteau, Egeanin… Je t’en prie…

Après un assez long moment, Egeanin ouvrit la main. Elayne alla ramasser le couteau, puis elle recula et dissipa la totalité de son tissage.

— Laissez-la se relever, maître Domon !

— Mais c’est une Seanchanienne, maîtresse ! s’indigna le capitaine. Dure comme une pique de fer !

— Lâchez-la !

Non sans marmonner, Domon lâcha le bras d’Egeanin et s’écarta très vivement d’elle, comme s’il craignait qu’elle attaque encore. Mais la jeune femme brune – non, la Seanchanienne brune – se releva à demi seulement. Faisant jouer son épaule traumatisée, elle coula un regard à Domon, puis à la porte, et, redressant la tête, sembla décider qu’attendre paisiblement la suite était la meilleure solution.

Elayne eut du mal à ne pas admirer tant de sérénité.

— Une Seanchanienne ? grogna Nynaeve.

Elle saisit ses tresses comme si elle voulait tirer dessus, puis baissa les yeux sur sa main, fit la moue et rouvrit les doigts. Mais elle continua à froncer les sourcils et son regard ne s’adoucit pas.

— Une Seanchanienne qui s’est infiltrée parmi nous pour gagner notre amitié ! Je croyais que vous étiez tous repartis chez vous… Pourquoi es-tu ici, Egeanin ? Nous sommes-nous vraiment rencontrées par hasard ? Ou nous traquais-tu ? Avais-tu l’intention de nous piéger afin que tes maudites sul’dam puissent nous passer un collier autour du cou ?

Egeanin ne put s’empêcher de cligner des yeux.

— Tu es surprise ? Eh bien, sache que nous sommes informées au sujet des sul’dam et des damane. Et même très bien informées. Vous enchaînez les femmes capables de canaliser le Pouvoir, mais vos sul’dam ont exactement le même don. Pour chaque malheureuse que vous traitez comme un animal, il y en a dix ou vingt autres, tout aussi « douées », que vous côtoyez sans le savoir.

— Moi, je le sais, lâcha Egeanin.

Nynaeve en resta bouche bée.

Elayne eut l’impression que ses yeux allaient jaillir hors de leurs orbites.

— Tu le sais ? couina-t-elle. (Inspirant à fond, elle parla d’un ton moins ridicule.) Egeanin, je pense que tu mens. Je n’ai pas rencontré beaucoup de Seanchaniens, et jamais pendant plus de quelques minutes, mais je connais quelqu’un qui vous a fréquentés. Vous haïssez les femmes qui maîtrisent le Pouvoir. Pire encore, vous les méprisez ! Comme des animaux inférieurs ! Si tu savais, ou même si tu croyais savoir, tu ne prendrais pas les choses avec ce calme.

— Les femmes qui portent le bracelet peuvent apprendre à canaliser, dit Egeanin. J’ignorais que ça pouvait s’apprendre – on m’a toujours dit que c’était inné – mais quand vous m’avez parlé des filles qui doivent être guidées, j’ai fait le rapprochement. Je peux m’asseoir ?

Quel calme inhumain…

Elayne acquiesça et Domon remit sur ses pieds le fauteuil d’Egeanin. En bon gentilhomme, il le tint pendant que la Seanchanienne s’asseyait. Le regardant de biais, la jeune femme souffla :

— La dernière fois, tu n’étais pas un si rude adversaire…

— Vingt soldats en armure étaient montés sur mon bateau avec toi, et une damane était prête à le couler par le fond avec le Pouvoir. Je peux harponner un requin depuis un navire, ça ne veut pas dire que j’accepterais de l’affronter dans l’eau.

Bizarrement, Domon sourit à sa valeureuse adversaire – tout en massant son flanc à l’endroit où il avait dû recevoir un coup qu’Elayne n’avait pas vu.

— Tu n’es pas commode non plus, ajouta Domon. Sans ton armure et ton épée, je t’aurais cru moins coriace.

Alors que la vision du monde d’Egeanin aurait dû être bouleversée par tout ce qu’elle venait d’entendre – même après qu’elle eut « fait le rapprochement » –, la jeune femme ne semblait pas plus perturbée que ça. Sans parvenir à imaginer une révélation qui pourrait ainsi tout chambouler en elle, Elayne espéra faire montre du calme de la Seanchanienne, si le ciel devait lui tomber un jour sur la tête.

Il faut que j’arrête de la trouver sympathique… C’est une Seanchanienne ! S’ils avaient pu, ces gens m’auraient gardée en laisse comme un chien de compagnie. D’accord, mais comment se force-t-on à détester quelqu’un ?

Nynaeve ne semblait pas avoir ce genre de difficultés… Posant les poings sur la table, elle se pencha vers Egeanin avec tant de vigueur que ses tresses balayèrent comme un vent mauvais les petits bols de nourriture.

— Que fais-tu à Tanchico ? Après Falme, vous êtes censés avoir fichu le camp ! Et pourquoi t’es-tu introduite parmi nous comme un fichu serpent voleur d’œufs dans un nid d’oiseau ? Si tu envisages de nous enchaîner, tu devrais y réfléchir à deux fois !

— Je n’ai jamais eu cette intention… Auprès de vous, je voulais en apprendre plus long sur les Aes Sedai. Je…

Pour la première fois, Egeanin sembla manquer de confiance en elle. Les lèvres pincées, elle regarda Nynaeve puis Elayne.

— Vous ne ressemblez pas à ce qu’on m’a raconté… Que la Lumière me pardonne, mais je… je vous aime bien.

— Tu nous aimes bien ? répéta Nynaeve comme si c’était un crime. Ça ne répond pas à mes questions.

Egeanin hésita de nouveau, puis elle se redressa sur son siège, défiant les deux femmes du regard.

— À Falme, des sul’dam ont été laissées en arrière. Certaines ont déserté après le désastre. Avec d’autres personnes, j’ai été chargée de les retrouver. Jusque-là, je n’en ai capturé qu’une, mais j’ai découvert qu’un a’dam suffisait pour l’empêcher de s’enfuir.

Voyant Nynaeve serrer les poings, Egeanin s’empressa d’ajouter :

— Je l’ai libérée hier… Si ça se sait, je le paierai très cher, mais après avoir parlé avec vous, je ne pouvais plus… (Egeanin fit la grimace et secoua la tête.) C’est pour ça que je suis restée avec vous quand Elayne s’est trahie en utilisant le Pouvoir, le premier jour. Je savais que Bethamin était une sul’dam. Découvrir qu’un a’dam agissait sur elle m’a ébahie. Je devais comprendre, en savoir plus long sur les femmes comme vous… (Elle prit une grande inspiration.) Quel sort me réservez-vous ?

Posées sur la table, les mains de la Seanchanienne ne tremblaient pas.

Nynaeve ouvrit la bouche… et la referma aussitôt. Elayne comprit ce qui la perturbait. Même si elle abominait Egeanin, désormais, quel sort lui réserver, en effet ? Rien ne prouvait qu’elle ait commis un ou plusieurs actes criminels à Tanchico, et de toute façon, la garde municipale s’intéressait exclusivement à sa propre protection, pas aux délinquants.

Egeanin était une Seanchanienne et elle avait utilisé des sul’dam et des damane. Cela dit, n’avait-elle pas rendu sa liberté à cette… Bethamin ? Pour quelle faute devait-elle être châtiée ? Avoir posé des questions auxquelles ses « amies » avaient répondu en toute liberté ? S’être fait apprécier ?

— J’aimerais te fouetter jusqu’à ce que ta peau soit aussi rouge qu’un soleil couchant, grogna Nynaeve. (Sans crier gare, elle se tourna vers Domon.) Tu les as trouvées, as-tu dit ? Où ?

Le capitaine jeta un regard appuyé à Egeanin et arqua les sourcils.

Voyant que Nynaeve hésitait, Elayne se jeta à l’eau :

— Elle n’est pas un Suppôt des Ténèbres, je crois…

— Bien sûr que non ! s’écria Egeanin, indignée.

Croisant les bras, sans doute pour s’empêcher de tirer sur ses tresses, Nynaeve foudroya du regard la Seanchanienne, puis riva sur Domon des yeux accusateurs, comme si le pauvre était responsable de tout ce gâchis.

— Ici, je ne vois pas où nous pourrions l’enfermer. De toute façon, Rendra voudrait savoir ce qui se passe. Continue, maître Domon.

— Au palais de la Panarch, un de mes hommes a vu deux femmes qui figurent sur ta liste. La femme aux chats et celle du Saldaea.

— Tu es sûr ? demanda Nynaeve. Au palais de la Panarch ? J’aurais préféré que tu aies vu ça de tes yeux… Marillin Gemalphin n’est pas la seule femme qui aime les chats. Et Asne Zeramene, même à Tanchico, n’est pas l’unique ressortissante du Saldaea.

— Une femme au visage étroit, avec des yeux bleus et un gros nez et qui nourrit une dizaine de chats dans une ville où on les mange ? Accompagnée par une femme aux yeux inclinés et au nez typique du Saldaea ? Ce n’est pas un duo très fréquent, maîtresse al’Meara.

— C’est vrai, concéda Nynaeve. Mais le palais de la Panarch ? Maître Domon, au cas où tu l’aurais oublié, cinq cents Fils de la Lumière protègent ce bâtiment. Et ils sont commandés par un Inquisiteur de la Main de la Lumière, rien que ça ! Jaichim Carridin et ses officiers, au strict minimum, doivent être capables de reconnaître une Aes Sedai au premier coup d’œil. S’ils découvraient que le palais accueille des sœurs, y resteraient-ils ?

Domon voulut émettre une objection, mais il n’en trouva pas, car l’argument de Nynaeve était incontestable.

— Maître Domon, fit Elayne, pourquoi un de vos hommes était-il au palais ?

Le capitaine tira sur sa barbe, l’air gêné, puis il se tapota la lèvre inférieure du bout d’un index.

— Eh bien, la nouvelle Panarch est connue pour aimer les poivrons très forts – les blancs, ceux qui vous mettent le feu dans la bouche – et même si elle n’est pas très sensible aux cadeaux, les douaniers ne sauraient se montrer trop pointilleux avec quelqu’un qui gâte ainsi la femme dont ils dépendent…

— Des « cadeaux » ? répéta Elayne. Sur les quais, vous parliez de « pots-de-vin », et je trouve ça plus honnête.

Assez incongrûment, Egeanin se tourna dans son fauteuil pour jeter un regard désapprobateur au capitaine.

— Que la bonne Fortune me patafiole ! s’exclama Domon. Vous ne m’avez pas demandé de renoncer à mes affaires. Et j’aurais refusé, même si vous aviez convaincu ma vieille mère de soutenir votre requête. Un homme a le droit de gagner sa vie.

Egeanin ricana et se tint plus droite sur son siège.

— Elayne, ses petits arrangements ne nous regardent pas…, grommela Nynaeve. Je me fiche qu’il soudoie la ville entière pour faire la contrebande de…

Quelqu’un venait de gratter à la porte. Avec un regard d’avertissement à ses compagnons, Nynaeve souffla à Egeanin :

— Tu restes assise et tu te tais. Entrez !

Juilin passa dans la pièce sa tête surmontée d’un chapeau conique. Comme d’habitude, il plissa le front en découvrant Domon. Sur la joue, le pisteur de voleurs arborait une coupure entourée de sang séché. Rien d’anormal… Désormais, les rues étaient aussi dangereuses le jour qu’elles l’étaient la nuit, au début…

— Puis-je vous parler en privé, maîtresse al’Meara ? demanda Juilin lorsque son regard se posa sur Egeanin.

— Entrez ! lança l’ancienne Sage-Dame. Avec ce qu’elle a déjà entendu, ça n’a plus la moindre importance. Les avez-vous trouvées dans le palais de la Panarch, comme tout le monde ?

Après être entré, Juilin ferma la porte et jeta un autre regard noir à Domon. Le capitaine devenu un contrebandier eut un sourire éclatant. Un instant, les deux rivaux semblèrent vouloir en venir aux mains.

— L’Illianien a donc de l’avance sur moi…, marmonna Juilin.

Ignorant Domon, il se tourna vers Nynaeve :

— Je vous avais dit que la femme à la mèche blanche me conduirait aux autres. C’est un signe particulier qui ne trompe pas. Et j’ai vu aussi la Domani. De loin, parce que je ne suis pas assez fou pour nager au milieu d’une meute de requins. Mais à part Jeaine Caide, je crois qu’il n’y a pas une seule Domani au Tarabon !

— Donc, vous pensez qu’elles sont au palais ? lança Nynaeve.

Juilin ne broncha pas, mais une lueur passa dans ses yeux quand il les tourna un instant vers Domon.

— Ainsi, il n’a pas de preuves…, jubila-t-il.

— Bien sûr que j’en ai ! s’écria Domon en évitant de croiser le regard du Tearien. Maîtresse al’Meara, si tu ne les as pas acceptées avant l’arrivée de ce… poissonnier…, ce n’est pas ma faute.

Juilin voulut lancer une repartie acide, mais Elayne lui brûla la politesse :

— Vous les avez trouvées tous les deux, et vous avez tous les deux des preuves. Parions qu’un seul rapport n’aurait pas suffi à nous convaincre. Bref, si nous savons où sont ces femmes, c’est grâce à vous deux.

Les deux hommes parurent plus mécontents qu’avant cette tirade. Décidément, ils restaient toujours de grands enfants…

— Le palais de la Panarch, dit Nynaeve en tirant sur ses tresses. (Puis elle les jeta négligemment par-dessus son épaule.) Ce qu’elles cherchent doit y être aussi. Mais si elles l’avaient trouvé, seraient-elles encore à Tanchico ? Le palais est très grand. Elles sont peut-être encore en train de le fouiller. Bien sûr, comme nous sommes à l’extérieur pendant qu’elles sont à l’intérieur, ce n’est pas une consolation.

Comme d’habitude, Thom entra sans frapper.

— Maîtresse Egeanin, salua-t-il après avoir balayé l’assemblée du regard. Nynaeve, il faudrait que je te parle en privé. J’ai des nouvelles importantes.

Le bleu, sur la joue du trouvère, mit Elayne encore plus en colère que la nouvelle déchirure sur sa belle cape marron. Cet homme était trop vieux pour traîner dans les rues de Tanchico. Ou de n’importe quelle autre ville, d’ailleurs. Il était temps qu’elle lui fasse avoir une rente, et un endroit sûr où vivre et se reposer. Il n’aurait plus à se produire de village en village pour gagner sa pitance. Elle en faisait une affaire personnelle.

— Je n’ai pas le temps…, marmonna Nynaeve. Les sœurs noires sont au palais de la Panarch. Et pour ce que j’en sais, Amathera les aide peut-être à le retourner du sol au plafond.

— J’ai découvert ça il y a moins d’une heure… Comment as-tu… ?

Thom avisa soudain Juilin et Domon, qui se regardaient toujours comme des sales gosses qui veulent tous les deux le gâteau tout entier.

À l’évidence, le trouvère les jugeait indignes d’être des sources d’information pour Nynaeve. Elayne dut se retenir de sourire. Le brave homme se faisait une telle fierté de connaître tous les secrets et toutes les machinations…

— La Tour Blanche a ses méthodes, Thom, dit Nynaeve, délibérément énigmatique. Et il est plus sage de ne pas fourrer son nez dans les secrets des Aes Sedai.

Thom plissa ses sourcils blancs broussailleux. S’avisant que Juilin et Domon la regardaient d’un air mécontent, l’ancienne Sage-Dame rosit légèrement. S’ils racontaient tout, elle aurait l’air d’une idiote. Et ils le feraient, parce que les hommes ne pouvaient jamais tenir leur langue. Le mieux était de passer très vite à autre chose.

— Thom, as-tu entendu quoi que ce soit qui nous inciterait à penser qu’Amathera est un Suppôt des Ténèbres ?

— Rien du tout ! Apparemment, elle n’a pas vu Andric depuis qu’elle a ceint la Couronne de l’Arbre. Les émeutes rendent peut-être trop dangereux le trajet entre le palais de la Panarch et celui du roi. À moins qu’Amathera, consciente d’être aussi puissante qu’Andric, ait décidé d’être moins docile. Mais rien de ça ne nous dit à qui elle est loyale… (Thom jeta un regard maussade à Egeanin.) Je suis reconnaissant à maîtresse Egeanin de vous avoir aidées, ce fameux jour dans la rue, mais n’est-ce pas simplement une connaissance pour vous ? En d’autres termes, pourquoi l’avoir impliquée dans cette affaire ? Nynaeve, je me souviens que tu parlais de coudre toutes les bouches trop volubiles…

— C’est une Seanchanienne, lâcha Nynaeve. Allons, Thom, ferme la bouche, sinon, tu vas gober une mouche ! Et assieds-toi. Nous allons finir de manger en mettant un plan au point.

— Devant elle ? demanda Thom. Une Seanchanienne ?

Elayne avait raconté au trouvère une partie de ce qui s’était passé à Falme, et il avait sûrement entendu d’autres rumeurs. Alors qu’il étudiait Egeanin, il semblait se demander où elle cachait ses cornes. Les yeux exorbités, Juilin semblait avoir du mal à respirer. Lui aussi, il avait dû entendre des rumeurs dans les rues de Tanchico.

— Vous voulez que je demande à Rendra de l’enfermer dans le garde-manger ? demanda Nynaeve, très calme. Ça ferait jaser, non ? Si elle sort un régiment seanchanien de sa bourse, je suis sûre que trois mâles à la poitrine velue sauront nous protéger, Elayne et moi. Thom, assieds-toi ou mange debout, mais arrête de la regarder ! Que tout le monde prenne place. Je veux manger avant que ce soit froid.

Les trois hommes obéirent à contrecœur. Parfois, la méthode forte qu’affectionnait Nynaeve avait des résultats surprenants. Elayne se demanda si ça pouvait fonctionner avec Rand…

Oubliant le jeune homme, elle décida d’intervenir dans la conversation – et avec un discours de poids :

— Je ne vois pas comment les sœurs noires pourraient être au palais à l’insu d’Amathera, dit-elle en s’asseyant. Selon moi, ça ouvre trois possibilités. Primo, Amathera est un Suppôt des Ténèbres. Secundo, elle les prend pour des Aes Sedai. Tertio, elle est leur prisonnière.

Thom approuva du chef et la Fille-Héritière faillit en roucouler d’aise. Une absurdité ! Même s’il connaissait le Grand Jeu, ce n’était qu’un barde assez stupide pour avoir tout gâché afin de devenir un trouvère.

— Dans les trois cas, Amathera doit aider ces femmes à chercher… nous ne savons pas quoi. Mais si elle les prend pour des Aes Sedai, nous pourrions la faire changer de camp en lui disant la vérité. Et si elle est prisonnière, la libérer devrait suffire. Si la Panarch ordonne qu’on chasse les intrus du palais, Liandrin et ses complices ne pourront pas s’y opposer. Ensuite, ça nous laissera tout loisir de chercher.

— La question est de savoir si elle est l’alliée, la dupe ou la prisonnière des sœurs noires, dit Thom en faisant de grands gestes, sursa au poing

Ce fichu gaillard se servait à la perfection des baguettes !

— La clé de tout, intervint Juilin, c’est d’entrer en contact avec la Panarch, quelle que soit sa situation. Cinq cents Fils de la Lumière gardent le palais, sans oublier la Légion de la Panarch – le double d’hommes – et la garde municipale, également un millier de combattants. Très peu de forts périphériques sont aussi bien défendus.

— Nous n’allons pas déclarer une guerre, grogna Nynaeve. L’heure est à l’intelligence, pas à la force brute. Selon moi…

La conversation continua pendant tout le repas et se prolongea bien après que le dernier bol eut été vidé. Après une période de silence – et de jeûne, car elle ne mangea rien – Egeanin osa lancer quelques commentaires judicieux. Impressionné par la clarté d’esprit de la « prisonnière », Thom accepta sans réserve toutes les suggestions avec lesquelles il était d’accord et refusa catégoriquement celles qui ne lui convenaient pas. Bref, sa façon habituelle de traiter les gens. Assez bizarrement, Domon lui-même vola au secours d’Egeanin quand Nynaeve lui demanda de se taire.

— Elle dit des choses sensées, maîtresse al’Meara. Pour se priver d’un avis intelligent, il faut avoir perdu l’esprit…

Malheureusement, savoir où étaient les sœurs noires ne servait pas à grand-chose tant qu’on ignorait la position d’Amathera à leur égard – et tant que la nature de ce qu’elles cherchaient restait mystérieuse. Au bout du compte, deux heures de débat aboutirent à la constatation du début : il fallait en savoir plus sur Amathera. Et le meilleur moyen était d’utiliser la « toile d’araignée » tissée à Tanchico par les trois protecteurs d’Elayne et de Nynaeve.

Hélas, les trois crétins, avec un bel ensemble, refusèrent de laisser les deux femmes seules avec une Seanchanienne. Assez énervée pour pouvoir canaliser, Nynaeve les emprisonna dans un tissage d’Air tandis qu’ils lanternaient devant la porte.

— Pensez-vous, dit-elle, enveloppée par l’aura du saidar, que nous ne pouvons pas lui faire la même chose, si elle devient menaçante ?

Avant de libérer les trois hommes, Nynaeve attendit qu’ils aient tous hoché la tête – l’unique partie de leur corps qu’ils pouvaient bouger.

— Tu sais comment parler aux hommes, toi…, dit Egeanin dès que la porte se fut refermée sur les trois chevaliers servants.

— Tais-toi, Seanchanienne ! explosa Nynaeve. (Elle croisa les bras, comme si elle avait décidé de ne plus tirer sur ses tresses quand elle était furieuse.) Reste assise et tiens ta langue !

L’attente se révéla très frustrante. Être cloîtrée avec des images de pruniers et de floraisons fanées, pendant que Thom, Juilin et Domon agissaient… Une torture, surtout quand l’un ou l’autre revenait pour annoncer qu’une piste n’avait rien donné et entendre un bref résumé de ce que ses deux concurrents avaient découvert. Avant de repartir à la vitesse du vent…

La première fois que le trouvère revint, avec une coupure sur l’autre joue, Elayne lui fit une suggestion :

— Tu ne serais pas mieux ici, Thom, à entendre ce que Juilin et Domon ont à dire ? Tu ferais la synthèse bien mieux que nous.

Le trouvère secoua la tête, faisant onduler sa fabuleuse crinière blanche.

— Je dois vérifier une piste… Une maison de la péninsule Verana où Amathera serait allée passer quelques nuits avant son investiture.

Sur ces mots, Thom s’éclipsa avant que Nynaeve et Elayne aient eu le temps de dire « ouf ». Lorsqu’il revint, sa claudication plus accentuée qu’auparavant, il annonça que la maison était à la vieille nourrice d’Amathera.

— Thom, fit Elayne, prenant son ton le plus ferme, je t’ordonne de t’asseoir ! Tu ne vas plus bouger d’ici. Je refuse que tu te fasses blesser.

— Blesser ? Mon enfant, je ne me suis jamais si bien senti de ma vie. Dites à Juilin et à Bayle qu’une nommée Cerindra raconte partout qu’elle connaît toute une série de sombres secrets sur Amathera.

En boitillant, le trouvère repartit, sa cape encore plus déchirée battant dans son dos. Un vieil idiot plus entêté qu’un rocher !

Alors qu’une clameur pénétrait dans l’intimité du salon – des cris venant de la rue – Rendra y entra au moment précis où Elayne décidait de descendre voir ce qui se passait.

— Des ennuis sans gravité, en bas…, annonça l’aubergiste. Ne vous en souciez pas. Les hommes de Bayle Domon tiennent les émeutiers à l’écart de mon établissement.

— Des émeutiers, ici ? s’écria Nynaeve.

Jusque-là, le quartier où se trouvait l’auberge était quasiment l’endroit le plus paisible de la cité.

— Rien de grave, insista Rendra. Des gens qui ont faim, sans doute. Je vais leur dire où est la soupe populaire de Domon, et ils s’en iront.

Le bruit cessa effectivement peu après.

Comme pour fêter ça, Rendra fit apporter du vin à ses hôtes. Quand le serviteur se retira, un doux sourire sur les lèvres, Elayne s’avisa que c’était son fameux jeune homme aux magnifiques yeux marron. Alors qu’elle lui avait à peine accordé un regard, il avait réagi comme si elle lui souriait sans cesse. Cet imbécile croyait-il qu’elle avait du temps à perdre en enfantillages ?

Et l’attente continua, faire les cent pas ne la rendant pas plus courte. Au bout du compte, Cerindra n’était qu’une dame de compagnie renvoyée pour avoir volé sa maîtresse. Pas reconnaissante pour un sou d’avoir évité la prison, elle lançait contre Amathera toutes les accusations que son public pouvait avoir envie d’entendre. Un peu dans le même genre, un homme affirmait que la nouvelle Panarch, une Aes Sedai, appartenait à l’Ajah Noir. Selon lui, les mêmes documents secrets prouvaient que le roi Andric était le Dragon Réincarné.

Le petit groupe de femmes qu’Amathera voyait régulièrement s’avéra être composé d’amies à elle qui n’avaient pas l’heur de plaire au roi. Quant à la découverte – vraiment choquante – qu’elle finançait plusieurs réseaux de contrebande, elle ne mena à rien de concret. À part le roi, et encore, tous les nobles de Tanchico trempaient dans des trafics.

Toutes les pistes se terminaient en queue de poisson. La pire charge que découvrit Thom concernait la vie privée de la Panarch. Apparemment, elle avait réussi à convaincre deux beaux jeunes seigneurs qu’ils étaient l’amour de sa vie, Andric servant simplement de tremplin à ses ambitions. Critiquable, certes, mais sûrement pas assez pour disqualifier une personne.

Bien entendu, elle avait donné audience, au palais, à toute une théorie de seigneurs seuls ou accompagnés de femmes qui auraient pu être Liandrin ou l’une de ses complices. Selon la rumeur, elle avait demandé l’avis de ces personnes et en avait tenu compte. Alors, une alliée ou une prisonnière ?

Lorsque Juilin revint, trois bonnes heures après le coucher du soleil – faisant tourner nerveusement son bâton dans sa main, il marmonnait des amabilités au sujet d’un sale type aux cheveux clairs qui avait tenté de le détrousser –, il trouva Thom et Domon, avachis et maussades, assis à la table avec Egeanin.

— Ce sera comme à Falme…, grommela le contrebandier.

Le gourdin dont il avait récemment fait l’acquisition reposait devant lui. Et désormais, il portait une épée courte au côté.

— Les Aes Sedai… L’Ajah Noir… Se frotter à la Panarch… Si nous n’avons rien trouvé demain, je compte bien ficher le camp de Tanchico ! Au plus tard après-demain, si ma sœur venait me supplier de rester un peu plus…

— Demain…, soupira Thom, le menton posé sur les mains. Je suis trop fatigué pour réfléchir. J’ai rencontré un blanchisseur du palais de la Panarch qui m’a raconté que sa maîtresse chante des chansons paillardes qu’on ne renierait pas dans les pires tavernes du port. Et figurez-vous que je l’ai cru.

— Moi, annonça Juilin en prenant un siège, je compte continuer les recherches cette nuit. Je suis tombé sur un couvreur qui vit avec une autre dame de compagnie d’Amathera. Selon lui, la nouvelle Panarch a renvoyé toutes ses servantes le soir de son investiture, et sans la moindre explication. Dès qu’il aura fini son travail, chez un riche marchand, il organisera une rencontre entre cette femme et moi.

Nynaeve vint se camper devant le pisteur de voleurs et plaqua les poings sur les hanches.

— Juilin, vous n’irez nulle part ce soir. Idem pour Thom et Bayle. Vous vous relaierez pour monter la garde devant notre porte.

Bien entendu, les trois hommes protestèrent avec un bel ensemble.

— Je dois m’occuper de mes affaires, et il faut bien que je le fasse la nuit, puisque je travaille pour toi la journée.

— Maîtresse al’Meara, cette femme est la première personne que je déniche qui a vu Amathera depuis son investiture.

— Nynaeve, j’étais trop cuit pour trouver ne serait-ce qu’une rumeur aujourd’hui. Si je passe la nuit sur ma patte folle à…

Nynaeve permit aux trois hommes de s’épancher tout leur soûl. Quand ils furent à court d’arguments, mais certains de l’avoir convaincue, elle passa à la contre-attaque.

— Comme nous n’avons aucun endroit où garder la Seanchanienne, elle va dormir avec nous. Elayne, tu veux bien demander à Rendra de nous faire monter une paillasse ? Dormir par terre sera amplement suffisant pour notre « invitée ».

Egeanin regarda l’ancienne Sage-Dame mais n’émit pas de commentaires.

Les trois gaillards étaient coincés. S’ils refusaient, ça reviendrait à renier leur parole, puisqu’ils avaient tous juré de faire ce que Nynaeve leur demanderait. Et s’ils discutaillaient, ils passeraient pour de sales gosses.

Pris au piège, ils fulminèrent mais finirent par capituler.

Surprise qu’on lui demande une paillasse, Rendra goba néanmoins l’explication d’Elayne : s’étant trop attardée, Egeanin n’avait pas envie de s’aventurer de nuit dans les rues. En revanche, elle parut vexée quand Thom s’installa à même le sol dans le couloir, près de la porte des femmes.

— Ces gens n’entreront pas ici, dit-elle, c’est certain. Et la soupe populaire les incitera à ficher le camp. Les clientes de mon établissement n’ont pas besoin de garde du corps devant leur porte.

— Je n’en doute pas un instant, dit Elayne en tentant de fermer – délicatement – le battant au nez de l’aubergiste. Mais Thom et ses deux amis sont si inquiets. Tu connais les hommes…

Le trouvère eut un regard d’oiseau de proie pour Elayne, qui ne se laissa pas impressionner. Rendra soupira que oui, elle connaissait les hommes, et se laissa enfin pousser hors de la chambre.

Nynaeve se tourna immédiatement vers Egeanin, qui dépliait sa paillasse dans un coin de la pièce.

— Déshabille-toi, Seanchanienne ! Je veux être sûre que tu ne caches pas un autre couteau quelque part.

Egeanin obéit, ne gardant que ses sous-vêtements. Nynaeve fouilla sa robe, puis elle insista pour s’assurer, sans douceur, que la prisonnière ne cachait rien de dangereux sur elle. Faire chou blanc ne sembla pas améliorer son humeur.

— Les mains dans le dos, Seanchanienne ! Elayne, attache-la !

— Nynaeve, je ne crois pas que…

— Attache-la avec le Pouvoir, te dis-je ! Sinon, je vais découper sa robe en lambeaux pour la ligoter avec. Tu te rappelles comment elle a expédié ces types, dans la rue ? Des sbires à elle, je suppose, mais quand même… Elle est capable de nous tuer pendant notre sommeil. Sans avoir besoin d’une arme.

— Mais avec Thom dehors…

— C’est une Seanchanienne !

Nynaeve semblait avoir une raison personnelle de détester leur fausse amie. Mais ça n’avait aucun sens. Egwene avait été la prisonnière des Seanchaniens, mais pas l’ancienne Sage-Dame. Quoi qu’il en soit, quand la native de Champ d’Emond faisait cette tête-là, il fallait en passer par là où elle voulait.

Sans servilité mais pour montrer sa bonne volonté, Egeanin avait déjà croisé les poignets dans le creux de ses reins. Tissant un flux d’Air, Elayne les entrava. Ce serait toujours moins douloureux que des liens de tissu…

La prisonnière plia les bras pour éprouver la résistance des liens qu’elle ne voyait pas. Elle blêmit un peu, car des chaînes d’acier n’auraient pas été plus difficiles à briser. Résignée, elle se laissa tomber sur sa paillasse et tourna le dos à ses geôlières.

Nynaeve commença à se dévêtir.

— Donne-moi la bague, Elayne.

— Tu es sûre ?

La Fille-Héritière jeta un regard appuyé à Egeanin – qui semblait ne plus leur accorder la moindre attention.

— Elle ne sera pas en mesure de nous trahir cette nuit, dit l’ancienne Sage-Dame. (Sa robe retirée, elle s’assit au bord du lit et entreprit d’enlever ses bas.) Nous étions d’accord sur cette nuit. Egwene attendra l’une d’entre nous, et c’est mon tour. Si personne ne vient au rendez-vous, elle s’inquiétera.

Elayne tira sur la lanière de cuir qu’elle portait autour du cou, extrayant de son décolleté l’anneau de pierre veiné de bleu, de marron et de rouge et la bague au serpent en or. Défaisant le nœud, elle tendit l’anneau à Nynaeve puis remit autour de son cou la bague en or.

Nynaeve ajouta le ter’angreal de pierre à la lanière qui supportait déjà sa bague au serpent et la chevalière de Lan. Puis elle laissa retomber le tout entre ses seins.

— Quand tu seras certaine que je dors, laisse-moi une heure. Ça ne devrait pas prendre plus longtemps que ça. Et surtout, garde un œil sur la Seanchanienne.

— Pourquoi la ligoter, Nynaeve ? Si elle avait les mains libres, je doute qu’elle essaierait de nous faire du mal.

— Surtout, laisse-la comme ça ! (Nynaeve foudroya Egeanin du regard, puis elle s’allongea.) Une heure, Elayne… (Elle ferma les yeux et chercha une position confortable.) Ce sera amplement suffisant…

En étouffant un bâillement, Elayne tira un tabouret au pied du lit, d’où elle pourrait surveiller Egeanin – même si ça semblait inutile – sans quitter Nynaeve des yeux.

Recroquevillée sur sa paillasse, la prisonnière ne bougeait plus. Paradoxalement, puisqu’elles n’avaient pas quitté l’auberge, cette journée avait été épuisante. Nynaeve murmurait déjà dans son sommeil – les coudes écartés, bien entendu.

Egeanin jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.

— Je crois qu’elle me hait…

— Dors !

— Et toi, tu vas veiller ?

— Cesse d’être si sûre de toi… Tu prends tout ça si calmement. Comment peux-tu être si… détachée ?

— Détachée ? (Involontairement, Egeanin tira sur ses liens immatériels.) J’ai si peur que j’éclaterais bien en sanglots.

On n’aurait pas cru… Pourtant, elle paraissait sincère.

— Nous ne te ferons pas de mal…

Quoi que mijote Nynaeve, j’en fais mon affaire !

Comme si elle était rassurée, la Seanchanienne ne tarda pas à piquer du nez.

Une heure… Ne pas inquiéter Egwene était un noble objectif. Pourtant, cette heure aurait été bien mieux employée si elles l’avaient passée à chercher une solution à leur problème. Amathera était-elle complice ou prisonnière des sœurs noires ?

Ne te braque pas là-dessus ! Tu ne trouveras pas la réponse ce soir…

Mais une fois l’énigme résolue, comment entrer dans le palais ? Les Fils de la Lumière, la Légion, la garde municipale… Liandrin et les autres.

Nynaeve ronflait déjà – un défaut qu’elle ne reconnaissait pas plus que sa manie d’écarter les coudes. Egeanin semblait dormir aussi. Bâillant de nouveau, Elayne chercha une meilleure position sur son tabouret, puis elle entreprit de mettre au point un plan visant à entrer dans le palais.

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