47 La véracité d’une vision

Les documents éparpillés sur le bureau de Siuan Sanche étaient d’un intérêt tout relatif pour elle. Pourtant, elle continua à les parcourir. D’autres sœurs se chargeaient de la routine quotidienne de la Tour Blanche, afin de laisser la Chaire d’Amyrlin se concentrer sur les décisions importantes. Malgré tout, Siuan mettait un point d’honneur, chaque jour, à vérifier au hasard – et sans prévenir quiconque – une ou deux choses « triviales ». Malgré ses soucis actuels, elle avait bien l’intention de ne pas déroger à cette habitude. D’autant plus que tout semblait se passer selon ses plans… Ajustant son étole multicolore sur ses épaules, elle trempa sa plume dans l’encrier et cocha le résultat d’une autre addition corrigée.

En ce jour, elle avait décidé de pointer la liste des achats de bouche et le compte-rendu de travaux du maçon chargé d’ajouter une extension à la bibliothèque. Le nombre de petites arnaques que les gens pensaient pouvoir faire passer la stupéfiait toujours. Idem pour l’aveuglement des sœurs pourtant formées pour vérifier les devis et les factures. Par exemple, depuis qu’elle était passée du poste de cuisinière en chef à celui de Maîtresse des Cuisines, Laras semblait se juger trop importante pour vérifier la comptabilité. En revanche, Danelle, la jeune sœur marron censée surveiller maître Jovarin, le maçon, devait être trop éblouie par les livres rares que l’artisan lui dénichait régulièrement. Sinon, pourquoi n’aurait-elle pas tiqué sur le nombre d’ouvriers que Jovarin prétendait avoir engagés alors que la première cargaison de pierre du Kandor venait juste d’arriver à Tar Valon ? Avec tant de bras, ce filou aurait pu reconstruire entièrement la bibliothèque. Même pour une sœur marron, Danelle était bien trop portée à la rêverie. Avec un peu de chance, une pénitence dans une ferme, où elle travaillerait la terre, lui remettrait les idées en place. Discipliner Laras serait plus difficile. N’étant pas une Aes Sedai, elle risquait, en cas de remontrances, de voir fondre comme neige au soleil son autorité sur ses filles de cuisine. Mais un peu de « repos » à la campagne pouvait également lui faire du bien. Ce serait…

Avec un grognement dégoûté, Siuan jeta sa plume et fit la grimace en voyant une tache d’encre s’étaler sur une colonne de chiffres très joliment alignés.

— Perdre mon temps à décider s’il faut envoyer Laras arracher des mauvaises herbes ! De toute façon, elle est trop grosse pour se pencher autant !

L’embonpoint de Laras n’était pas la cause de l’accès de mauvaise humeur de Siuan, et elle en avait parfaitement conscience. La Maîtresse des Cuisines n’était pas plus éléphantesque qu’avant, et cela ne l’avait jamais empêchée d’exceller à son poste… Non, si Siuan bouillait intérieurement – furieuse comme un martin-pêcheur qui se fait subtiliser sa proie – c’était à cause de l’absence de nouvelles. À part un message de Moiraine annonçant que le jeune al’Thor détenait Callandor, elle n’avait plus rien reçu depuis des semaines. Pourtant, des rumeurs circulaient dans les rues au sujet du fichu garçon et certaines mentionnaient son vrai nom.

Mais rien, toujours rien !

Ouvrant le coffret en ébène où elle gardait ses documents les plus secrets, Siuan fouilla dedans. Une protection tissée autour du coffret interdisait que quiconque d’autre puisse en faire autant.

Le premier rapport secret concernait la novice qui avait accueilli Min à la tour. La jeune femme avait disparu de la ferme où on l’avait envoyée, tout comme la fermière qui l’employait. La fuite d’une novice n’avait rien d’un événement banal, certes, mais qu’une paysanne se volatilise ainsi était encore plus troublant.

Il faudrait retrouver Sahra, car elle n’était pas assez formée pour qu’on puisse la lâcher dans la nature, mais il n’y avait aucune raison de conserver le rapport dans ce coffret. Min n’y était jamais mentionnée, et on n’y parlait pas du motif qui justifiait le séjour de la novice dans une ferme. Siuan remit pourtant le document là où il était. Dans les temps en cours, certaines précautions s’imposaient, même si elles auraient paru superflues en d’autres époques.

Un autre rapport décrivait une réunion au Ghealdan où l’homme qui se faisait appeler le Prophète du Seigneur Dragon avait tenu un discours. Le type s’appelait Masema, semblait-il. Un nom du Shienar… Étrange, ce détail. Devant près de dix mille personnes, ce Masema, campé sur le flanc d’une colline, avait annoncé le retour du Dragon. Bien entendu, les soldats avaient tenté de disperser la foule, et une bataille s’était ensuivie. Si on oubliait la cuisante défaite des soldats, le plus intéressant, dans cette affaire, était que Masema connaissait le nom de Rand al’Thor. Ce rapport-là avait bien sa place dans le coffret.

Un autre compte-rendu indiquait qu’on n’avait rien trouvé sur Mazrim Tam. Une information sans intérêt et qui n’avait rien de secret. Siuan lut rapidement un texte sur l’aggravation de la situation au Tarabon et en Arad Doman et un autre sur d’éventuelles incursions de Tear au Cairhien. Habituée à tout ranger dans son coffret noir, elle y stockait bien trop de choses qui n’avaient rien de « sensible ».

Deux sœurs avaient disparu en Illian et une troisième à Caemlyn. Frissonnant, Siuan se demanda où étaient les Rejetés. Parmi ses agents, bien trop ne donnaient plus de leurs nouvelles. En d’autres termes, elle nageait dans des eaux troubles, entourée de brochets affamés.

Trouvant enfin le message qu’elle cherchait, Siuan le déroula lentement.

« On a utilisé la fronde. Le berger brandit l’épée. »

Le Hall de la Tour avait voté comme elle l’espérait, à l’unanimité, sans qu’elle ait besoin d’user de son influence et encore moins de son autorité. Si un homme s’était emparé de Callandor, il devait s’agir du Dragon Réincarné, et il fallait que cet homme soit guidé par la Tour Blanche. Trois Conseillères de trois Ajah différents avaient proposé que tous les plans soient gardés secrets – avant même que la Chaire d’Amyrlin l’ait suggéré. De manière assez surprenante, Elaida faisait partie de ce trio. Cela posé, les sœurs rouges devaient assez logiquement vouloir qu’une épaisse et solide haussière relie la tour à un homme capable de canaliser le Pouvoir. L’unique difficulté avait été d’empêcher qu’on envoie à Tear une délégation chargée de prendre en main le garçon. En fait, ça n’avait pas été si compliqué que ça, une fois établi que les informations de Siuan venaient d’une Aes Sedai qui se trouvait déjà dans le cercle de proches du Dragon.

Mais que faisait donc Rand al’Thor ? Et pourquoi ce silence de Moiraine ? Au sein du Hall, l’impatience était telle qu’on voyait crépiter des étincelles. Siuan, elle, parvenait à contenir sa fureur.

Que la Lumière brûle cette femme ! Pourquoi n’ai-je plus de nouvelles ?

La porte s’ouvrit soudain, laissant entrer une dizaine de sœurs conduites par Elaida. D’indignation, Siuan se leva d’un bond. Toutes ces femmes portaient leur châle – rouge pour la plupart – mais Alviarin, une sœur blanche, avançait à côté d’Elaida tandis que Joline Maza, une verte à la minceur de liane, et Shemerin, une jaune douillettement enrobée, les suivaient en compagnie de Danelle, qui ne semblait plus du tout encline à la rêverie.

En y regardant mieux, Siuan vit au moins une représentante de chaque Ajah, excepté le Bleu. Si quelques sœurs paraissaient nerveuses, la majorité affichait une sombre détermination et les yeux noirs d’Elaida brillaient d’une jubilation de mauvais augure.

— Que signifie cette intrusion ? s’écria Siuan tout en refermant son coffret noir.

Elle fit le tour de son bureau pour se camper devant l’étrange délégation. D’abord Moiraine, puis cette… fantaisie !

— Si c’est au sujet des affaires en cours à Tear, Elaida, tu sais qu’il n’est pas judicieux de les ébruiter. Et tu n’ignores pas non plus qu’on n’entre pas ici comme dans un moulin ! Excuse-toi et va-t’en avant que je te fasse souhaiter de redevenir une novice ignorante !

Normalement, un tel éclat aurait dû faire fuir les sœurs comme une volée de moineaux. Même si certaines parurent ébranlées, aucune ne fit mine de sortir. Et Danelle se permit même de ricaner à l’intention de Siuan.

Très calme, Elaida saisit l’étole de la Chaire d’Amyrlin, tira dessus et la lui retira des épaules.

— Tu n’en auras plus besoin, dit la sœur rouge. De toute façon, tu n’en as jamais été digne.

Le choc paralysa Siuan, sa langue semblant se pétrifier. C’était de la folie ! Un cauchemar ! Furieuse, elle voulut s’unir au saidar… et reçut un second choc tétanisant. Une barrière la séparait de la Source Authentique – une sorte de cloison de verre. Éberluée, elle regarda Elaida.

Comme pour se moquer d’elle, l’Aes Sedai rouge s’enveloppa tout entière de l’aura caractéristique du Pouvoir. Puis elle tissa autour de Siuan des liens d’Air qui s’enroulèrent autour de son torse, lui plaquant les bras contre les flancs.

— Vous êtes folles ! haleta Siuan, le souffle à demi coupé. Je vous ferai écorcher vives ! Relâchez-moi !

Aucune sœur ne répondit, comme si l’affaire était entendue depuis longtemps.

Sans hâte excessive, Alviarin examina les documents éparpillés sur la table. Joline, Danelle et d’autres sœurs entreprirent d’inspecter les livres posés sur des lutrins, les secouant pour voir si quelque chose en tombait.

Mécontente de n’avoir rien trouvé dans ce fatras de factures et de documents comptables, Alviarin souleva le couvercle du coffret noir… qui se transforma aussitôt en une boule de feu.

La sœur blanche recula en secouant sa main brûlée sur laquelle des cloques se formaient déjà.

— Une protection, grogna-t-elle, aussi proche de la fureur qu’une sœur de son Ajah pouvait l’être. Si petite que je ne l’ai pas sentie…

Du coffret et de son contenu, il ne restait plus qu’un tas de cendres reposant sur un carré de bois roussi.

Elaida ne parut pas troublée par cette affaire.

— Je te jure, Siuan, que tu me diras mot pour mot tout ce que contenaient les documents cachés dans ce coffret. Mot pour mot !

— Serais-tu possédée par le Dragon ? cria Siuan. Elaida, tu me paieras ça ! J’aurai votre peau à toutes, vous m’entendez ! Et vous pourrez vous estimer heureuses si le Hall ne décide pas de vous calmer toutes autant que vous êtes !

Elaida eut un petit sourire qui ne se communiqua pas à son regard.

— En présence du quota requis de Conseillères, le Hall vient de décider à l’unanimité que tu n’es plus la Chaire d’Amyrlin. C’est adopté, et nous sommes ici pour faire appliquer cette résolution.

L’estomac de Siuan se noua et une petite voix cria dans sa tête :

Que savent-elles ? Au nom de la Lumière ! que savent-elles ? Tu as été aveugle, espèce d’imbécile !

Siuan ne trahit cependant rien de sa détresse. Au cours de sa vie, elle avait déjà été dans de plus sales draps. Par exemple à quinze ans, avec pour seule arme son couteau de pêche, quand elle s’était retrouvée coincée dans une impasse par quatre ruffians ivres de mauvais vin et d’innommables désirs. Un piège bien plus mortel que celui tendu par Elaida – enfin, il fallait l’espérer.

— Le quota requis de Conseillères ? railla-t-elle. Une minorité, oui, composée de tes amies et des sœurs que tu peux influencer ou terroriser.

L’idée qu’Elaida ait pu convaincre une poignée de Conseillères avait déjà de quoi glacer les sangs de Siuan, mais elle prit garde à ne pas le montrer.

— Lors d’une séance plénière, très bientôt, tu mesureras ton erreur ! Trop tard pour ton propre bien. Il n’y a jamais eu de rébellion à la tour, le sais-tu ? Dans mille ans, on utilisera encore ton histoire pour montrer aux novices le sort qui guette les factieuses.

Le doute s’afficha sur plusieurs visages. Apparemment, Elaida ne contrôlait pas si bien que ça ses complices.

— Il est temps d’arrêter de percer des trous dans la coque et de commencer à écoper, ma fille ! Tu pourrais encore adoucir la sentence, Elaida.

La sœur rouge ne broncha pas jusqu’à ce que Siuan ait achevé sa tirade. Puis elle la gifla à la volée, la forçant à reculer, des étoiles dansant devant les yeux.

— C’est fini pour toi, Siuan… Tu crois que je – que nous allions te laisser détruire la Tour Blanche ?

Deux autres sœurs rouges poussèrent en avant Siuan, qui tituba, les foudroya du regard mais finit par se laisser guider où elles voulaient. Sa défaite serait provisoire, si elle s’y prenait bien. Quelles que soient les accusations portées contre elle, il serait aisé de les démonter, avec un peu de temps. Y compris celles qui étaient liées à Rand. Avec quoi ses ennemies pourraient-elles l’accabler, sinon des rumeurs ? Rompue au Grand Jeu depuis des décennies, elle n’était pas du genre à s’avouer battue face à des racontars. Sauf si les conspiratrices tenaient Min, la seule personne qui pouvait transformer les rumeurs en vérité.

Que la Lumière brûle mon âme ! j’utiliserai ces femmes comme appâts pour mes hameçons !

Dans l’antichambre de son bureau, Siuan tituba de nouveau, mais pas parce qu’on l’avait poussée. Alors qu’elle espérait que sa Gardienne des Chroniques ne serait pas là, Leane était comme elle ligotée par un tissage d’Air et elle éructait des imprécations inaudibles sous un bâillon tout aussi immatériel. En travaillant, Siuan avait sûrement senti qu’on attaquait la Gardienne, mais sans y prêter attention – dans la tour, on captait sans arrêt les « ondes » de femmes en train de canaliser.

Si Siuan tituba, ce ne fut pas à cause de Leane, mais à la vue du grand homme mince aux cheveux gris qui gisait sur le sol, un couteau planté entre les omoplates. Champion de la Gardienne depuis près de vingt ans, Alric ne s’était jamais plaint quand la carrière de l’Aes Sedai les avait contraints à se cloîtrer dans la tour. Pareillement, il n’avait pas protesté quand sa position de Champion de la Gardienne l’avait amené à partir à des centaines de lieues de sa protégée – une situation que tous les Gaidins détestaient.

Siuan se racla la gorge, mais sa voix resta rauque lorsqu’elle lança :

— Je ferai saler ta peau avant de la mettre à sécher au soleil, Elaida ! Tu paieras pour ce crime !

— Tu devrais plutôt t’inquiéter pour ta propre peau… (Elaida approcha pour mieux plonger son regard dans celui de Siuan.) Cette affaire va bien plus loin que ce qui a été révélé jusque-là. Je le sais. Et tu me diras tout – absolument tout ! (Le ton glacial de la sœur rouge parut plus inquiétant à la prisonnière que tous ses regards assassins.) Tu parleras coûte que coûte ! Conduisez-la au donjon !


Des rouleaux de soie bleue dans les mains, Min franchit la porte nord aux environs de midi. Son petit discours prêt pour les gardes qui arboraient la Flamme de Tar Valon, elle se sentait tout à fait dans la peau de la gentille et juvénile Elmindreda, si touchante dans sa jupe de soie verte. Alors qu’elle avait déjà commencé son numéro, elle s’avisa qu’il n’y avait pas de sentinelles. Sa lourde porte bardée de fer ouverte, on voyait bien qu’il n’y avait personne à l’intérieur du poste de garde. Bien entendu, c’était impossible. Aucun accès du complexe de la Tour Blanche ne pouvait être ainsi laissé sans surveillance.

À mi-chemin de la tour elle-même, un filet de fumée montait d’un bosquet, non loin du baraquement des jeunes hommes qui s’entraînaient sous les ordres des Champions. Sans nul doute, le feu avait incité les sentinelles a quitté leur poste.

Toujours mal à l’aise, Min remonta le sentier de terre battue qui serpentait au milieu de la zone boisée du complexe. Les rouleaux de soie pesant assez lourd, elle les fit passer d’un de ses bras sur l’autre. Pour être franche, elle ne voulait pas vraiment d’une nouvelle robe, mais comment aurait-elle pu résister quand Laras, après lui avoir glissé dans la main une bourse pansue, lui avait dit d’aller acheter le tissu qu’elle avait repéré – et dont la couleur conviendrait parfaitement au teint d’Elmindreda ? Si elle se fichait totalement que ses frusques s’harmonisent avec son « teint », Min tenait à ne pas s’attirer l’inimitié de la Maîtresse des Cuisines.

Des cliquetis d’épées attirèrent l’attention de la jeune femme. Les Champions devaient pousser leurs élèves à s’entraîner plus durement, si on se fiait au bruit.

Tout ça était irritant au possible ! Laras et ses conseils de beauté, Gawyn et ses blagues, Galad et ses compliments, alors qu’il n’avait aucune idée de ce que son visage et son sourire pouvaient avoir comme effet sur la fréquence cardiaque d’une femme. Était-ce ainsi que Rand aurait voulu la voir ? Si elle mettait des robes et minaudait comme une idiote, s’intéresserait-il enfin à elle ?

Il n’a aucun droit de me demander ça !

Il y avait de quoi être énervée, vraiment. Sans lui, elle n’aurait jamais été ici vêtue comme une courtisane, à sourire imbécilement.

Je porte une veste et un pantalon, voilà tout ! Je veux bien mettre une robe de temps en temps – peut-être ! – mais sûrement pas pour qu’un homme me regarde. En ce moment, il doit reluquer une de ces filles de Tear qui exposent la moitié de leur sein dans ce qu’elles nomment des « robes ». Eh bien, j’ai hâte de voir la tête qu’il fera en me découvrant vêtue de cette soie bleue, avec un décolleté qui descendra jusque…

Quelle mouche la piquait ? Cet homme la rendait folle, décidément. La Chaire d’Amyrlin la forçait à rester ici à ne rien faire, et Rand al’Thor lui rongeait le cerveau.

Que la Lumière le brûle pour le punir de me faire ça à moi !

Les bruits métalliques retentirent de nouveau. Voyant une horde de jeunes gens sortir des arbres, épée ou lance à la main, Min s’immobilisa. Gawyn était à la tête du petit groupe, où elle reconnut d’autres élèves des Champions.

Des cris d’hommes furieux montèrent d’une autre partie du complexe.

— Gawyn, que se passe-t-il ?

Le jeune homme se retourna, l’inquiétude et l’angoisse voilant son regard – mais son visage déterminé montrait qu’il ne céderait ni à l’une ni à l’autre.

— Min, que fais-tu ici ? Il faut t’en aller. C’est dangereux.

Quelques jeunes gens étaient déjà partis au pas de course, mais la majorité attendait impatiemment Gawyn. Presque tous les élèves des Champions étaient là, semblait-il.

— Dis-moi ce qui se passe !

— La Chaire d’Amyrlin a été destituée ce matin ! Va-t’en, Min !

La jeune femme en lâcha ses rouleaux de tissu.

— Destituée ? C’est impossible ! Et pour quelle raison, si toutefois c’est vrai ?

— Gawyn ! appela un des jeunes hommes. (Les autres donnèrent aussi de la voix en brandissant leur arme.) Gawyn ! Le Sanglier Blanc ! Gawyn !

— Je n’ai pas le temps de te parler ! cria le prince. On se bat un peu partout. On dit qu’Hammar essaie de libérer Siuan Sanche. Je dois aller dans la tour. Mais va-t’en, Min, je t’en prie !

Tournant les talons, Gawyn partit à la course et ses camarades lui emboîtèrent le pas, certains en criant :

— Gawyn ! Gawyn ! Le Sanglier Blanc ! En avant la Jeune Garde !

Min regarda le groupe s’éloigner.

— Tu ne m’as même pas dit pour quel camp tu es…, soupira-t-elle.

Les bruits de combat étaient de plus en plus forts, et ils montaient de toutes les directions. Min en eut la chair de poule et ses genoux se mirent à jouer des castagnettes. Une chose pareille ne pouvait pas arriver ici. Gawyn avait raison, filer était la meilleure solution. Mais quelle certitude avait-elle de pouvoir revenir un jour ? Et à quoi servirait-elle dehors ?

— En supposant que je serve à quelque chose ici…

Malgré cette idée peu encourageante, Min ne se dirigea pas vers la sortie. Les rouleaux de soie oubliés, elle s’enfonça entre les arbres en quête d’une cachette. Selon elle, personne n’aurait l’idée d’embrocher « Elmindreda » comme une oie – quelle drôle de façon de présenter les choses ! – mais il aurait été absurde de prendre des risques inutiles. Tôt ou tard, les combats cesseraient et il serait alors temps de décider ce qu’elle ferait.


Dans la cellule obscure, Siuan ouvrit les yeux, s’étira, eut une grimace et ne bougea plus. Faisait-il jour dehors ?

L’interrogatoire avait duré très longtemps… Oublierait-elle la douleur en se concentrant sur une pensée consolante ? Par exemple en se réjouissant de respirer toujours ? La pierre du sol où elle reposait appuyait désagréablement sur les plaies de son dos. La sueur irritait toutes ses autres blessures et la faisait trembler de froid dans l’air plutôt piquant. Des genoux aux épaules, elle n’était plus qu’un amas de chair douloureuse.

Elles auraient au moins pu me laisser mes sous-vêtements…

Une odeur de moisi flottait dans la cellule. Une des plus profondément enfouies sous la tour… Plus personne n’avait dû y être enfermé depuis l’époque d’Artur Aile-de-Faucon. Oui, depuis Bonwhin…

Siuan fit une nouvelle grimace. Pas moyen de trouver une bonne position… Serrant les dents, elle se mit en position assise et chercha à tâtons un mur contre lequel s’appuyer. En localisant un, elle trouva terriblement apaisant le contact de la pierre froide.

Les petites choses… Penser aux petites choses… La chaleur, le froid… Je me demande quand on m’apportera à boire. Si ça arrive un jour…

Cherchant sa bague au serpent, Siuan découvrit sans grande surprise qu’on la lui avait prise. En fait, elle se souvenait vaguement de cet instant. Sous la torture, on finissait par perdre la notion du temps et de la réalité. Une bienfaisante hébétude…

Après une longue résistance, elle avait tout dit. Enfin, presque tout. Garder un petit secret, en des moments pareils, était une extraordinaire victoire. Quand on vous hurlait des questions dans les oreilles, il arrivait un moment où on répondait simplement pour que les bourreaux se taisent.

Histoire de ne plus trembler, Siuan s’enroula les bras autour du torse, mais le résultat ne fut guère satisfaisant.

Je dois rester calme… Après tout, je ne suis pas encore morte. Il faut m’en souvenir à chaque instant : je suis encore vivante !

— Mère ? demanda soudain Leane d’une voix tremblante. Tu es réveillée ?

— Oui, soupira Siuan.

Jusque-là, elle espérait que ses adversaires auraient relâché Leane, la bannissant en ville, par exemple. En un sens, cependant, sa présence était un réconfort.

Cette pensée horrifia Siuan. Comment pouvait-elle se sentir consolée parce que quelqu’un d’autre partageait son calvaire ?

— Je suis navrée de t’avoir entraînée là-dedans, ma fi…

Non, elle n’avait plus le droit d’appeler ainsi la Gardienne.

— Je suis désolée, Leane.

Il y eut un long silence.

— Tu vas bien, mère ?

— Siuan, Leane ! Simplement Siuan…

D’instinct, la Chaire d’Amyrlin déchue tenta de s’unir au saidar. Bien entendu, elle ne le trouva pas. Ce vide en elle, pour toujours… Une vie entière à servir, et elle se retrouvait à la dérive sur un océan bien plus sombre encore que cette maudite cellule. Furieuse de se montrer si faible, Siuan écrasa la larme qui roulait sur sa joue.

— Leane, je ne suis plus la Chaire d’Amyrlin… Elaida me remplacera, faut-il supposer. Si ce n’est pas déjà fait. Un jour, je la livrerai en pâture aux brochets, c’est juré !

Leane soupira tristement dans le noir.

Le grincement d’une clé dans la serrure incita Siuan à lever la tête. Bien entendu, personne n’avait songé à huiler le mécanisme, et les pièces rouillées avaient du mal à bouger. Non sans mal, la prisonnière parvint à se lever.

— Debout, Leane ! Debout !

Après un moment, Siuan entendit sa compagne obéir en marmonnant et en gémissant.

— À quoi bon ? demanda-t-elle ensuite. Pourquoi nous lever ?

— Au moins, on ne nous trouvera pas recroquevillées sur le sol et en train de pleurer. Leane, nous pouvons nous battre ! Tant qu’il nous restera un souffle de vie, nous aurons une chance de vaincre !

Par la Lumière ! elles m’ont calmée… Ces monstres m’ont calmée !

Se forçant à oublier cette horreur, Siuan serra les poings et tenta d’enfoncer ses ongles de pied dans la pierre. Combien elle aurait donné pour que le son qui montait de sa gorge ne ressemble pas tant à un gémissement !


Min posa ses baluchons sur le sol et poussa en arrière sa cape afin de pouvoir tourner à deux mains la longue clé aussi rouillée que toutes celles qui pendaient à l’anneau et que la serrure elle-même. Si profondément sous terre, l’air était humide et froid, comme si l’été ne parvenait pas jusque-là.

— Dépêche-toi, mon enfant, dit Laras.

Tenant la lanterne qui éclairait Min, la Maîtresse des Cuisines sondait nerveusement les deux ailes du couloir obscur. Quand on considérait son triple menton, il était difficile de croire que cette femme était jadis une beauté. Cela dit, aux yeux de Min, elle était extraordinairement belle, à cet instant précis.

Toujours à la lutte contre la clé, la jeune femme secoua la tête. Alors qu’elle retournait dans sa chambre récupérer la robe d’équitation grise qu’elle portait désormais, elle avait rencontré Laras – en fait, la cuisinière, morte d’inquiétude pour « Elmindreda », était tout simplement à sa recherche.

Ravie que Min soit encore de ce monde, Laras lui avait suggéré de s’enfermer dans sa chambre jusqu’à ce que les troubles soient terminés. Mais comment avait-elle fini par lui faire avouer ses véritables intentions ? Si Min était incapable de le dire, elle se souvenait parfaitement de sa surprise lorsque la cuisinière, un peu à contrecœur, s’était déclarée prête à l’aider.

Une aventurière qui se laisse guider par ses sentiments, dirait-on… Eh bien, j’espère qu’elle pourra… Comment a-t-elle formulé ça, déjà ? Me garder la tête hors du tonneau de saumure ?

En attendant, la maudite clé refusait de tourner, même quand elle y mettait toute sa force.

En toute franchise, elle avait une multitude de raisons de déborder de gratitude pour Laras. Sans son aide, elle n’aurait pas pu réunir tout ce qu’il lui fallait pour mettre son plan à exécution – et sûrement pas si vite, en tout cas. Cela posé… Eh bien, cela posé, lors de sa rencontre avec Laras, Min avait déjà commencé à se dire qu’elle était la dernière des idiotes de penser à une telle aventure. Sa place était sur un cheval, avec pour destination finale Tear – une fuite à ne pas différer, si elle entendait que sa tête ne finisse pas à côté de celles, fichées sur une pique, qui « ornaient » l’esplanade de la Tour Blanche.

Mais si elle avait filé, aurait-elle un jour oublié son infamie ? Aurait-elle pu se regarder de nouveau dans une glace ? Laras l’avait en quelque sorte remise sur le droit chemin, et elle lui en était assez reconnaissante pour n’avoir pas protesté quand la Maîtresse des Cuisines avait ajouté quelques « jolies robes » dans ses bagages. Quant aux rouges à joues et autres produits de beauté, elle pourrait toujours les perdre quelque part.

Pourquoi cette maudite clé refuse-t-elle de tourner ? Laras pourrait peut-être…

La clé bougea soudain avec un bruit sec qui fit un moment redouter le pire à Min. Mais quand elle poussa le battant de bois vermoulu, il s’ouvrit. Reprenant ses baluchons, la jeune femme entra dans la cellule… et se pétrifia.

La lumière de la lanterne toujours tenue par Laras venait de lui révéler deux femmes nues au corps couvert de contusions et de plaies. Mais s’agissait-il bien de celles qu’elle cherchait ? L’une des deux était grande et avait le teint cuivré. Plus petite et râblée, l’autre avait une peau plus claire. Les visages semblaient coller, et comme on les avait épargnés pour une raison inconnue, il n’aurait pas dû y avoir de doute possible. Mais où était l’intemporalité caractéristique des Aes Sedai ? D’instinct, Min aurait dit que les deux prisonnières avaient six ou sept ans de plus qu’elle – et qu’elles n’appartenaient bien évidemment pas à la Tour Blanche !

Min sentit qu’elle s’empourprait. Comment pouvait-elle penser une chose pareille de la Chaire d’Amyrlin et de la Gardienne des Chroniques ? En tout cas, elle ne voyait autour des deux femmes ni images ni aura. Et il y en avait toujours quand elle se tenait face à une Aes Sedai.

Arrête ça ! se tança Min.

— Où… ? (La femme qui devait être Siuan Sanche se racla la gorge.) Où as-tu trouvé ces clés ?

— C’est bien elle…, souffla Laras, stupéfaite. (Se reprenant, elle enfonça un index dans les côtes de Min.) Dépêche-toi, mon enfant ! Je suis trop vieille et trop lente pour devenir une aventurière.

Min ne cacha pas sa surprise. Laras avait insisté pour venir, refusant catégoriquement de « ne pas en être », comme elle avait dit. Brûlant d’envie de demander à Siuan pourquoi Leane et elle paraissaient soudain si jeunes, Min dut se rappeler que ce n’était pas le moment de poser des questions frivoles.

Mais cette fichue Elmindreda finit par déteindre sur moi !

Après avoir jeté un baluchon à chacune des prisonnières, Min leur tint un petit discours :

— Ce sont des vêtements. Mettez-les le plus rapidement possible, parce que nous n’avons pas beaucoup de temps. J’ai raconté au garde que je me laisserais voler quelques baisers s’il me permettait d’assouvir ma rancune contre vous. Pendant que je le baratinais, Laras s’est approchée dans son dos et l’a assommé avec un rouleau à pâtisserie. J’ignore combien de temps il restera inconscient. (Se penchant en arrière, Min jeta un rapide coup d’œil dans le couloir.) Il semble judicieux de se presser.

Son baluchon déjà ouvert, Siuan avait commencé à se vêtir. À part les sous-vêtements en lin, les tenues auraient parfaitement convenu à des fermières en visite à la Tour Blanche pour consulter les Aes Sedai. La jupe-culotte faisait un peu bizarre, dans ce contexte, mais les deux évadées allaient devoir chevaucher vite et longtemps. Grâce aux talents de couturière de Laras, la maladresse de Min – qui s’était surtout piqué les doigts – n’avait pas trop nui à la confection de ces habits.

Également en train de s’habiller, Leane semblait fascinée par le couteau qui pendait à la ceinture qu’elle allait boucler.

Trois femmes banalement vêtues avaient une bonne chance de quitter la tour sans attirer l’attention. Des pétitionnaires et d’autres visiteurs avaient été coincés dans la tour à cause des combats. Trois nouvelles intruses sortant de leur trou n’alarmeraient personne. Selon toute probabilité, on s’empresserait simplement de les expulser. À condition, bien entendu, qu’on ne les reconnaisse pas ! Et pour ça, la métamorphose des deux Aes Sedai était pain bénit. Qui risquait de prendre deux très jeunes femmes pour la Chaire d’Amyrlin et la Gardienne des Chroniques ? Enfin, pour l’ancienne Chaire d’Amyrlin et l’ancienne Gardienne des Chroniques…

— Un seul garde ? s’étonna Siuan. (Avec une grimace de douleur, elle finit d’enfiler d’épais bas de laine.) C’est bizarre… De simples coupe-bourse ont déjà été plus surveillés que ça… (Elle glissa un pied dans une solide chaussure de marche.) Laras, merci de ne pas croire aux accusations qui pèsent sur moi. Quoi qu’elles puissent raconter…

La Maîtresse des Cuisines leva fièrement la tête, faisant ainsi apparaître un quatrième menton.

— Je suis cuisinière, et ces affaires ne me concernent pas. Mais en voyant cette jeune idiote, je me suis souvenue de ma jeunesse, et vogue la galère ! Hélas, devant vous, je me dis qu’il est temps d’accepter l’idée que je ne suis plus une fougueuse jeune fille.

Sur ces mots, Laras confia la lanterne à Min.

— Laras, tu ne vas pas nous laisser tomber ? lança la jeune femme en retenant la cuisinière par le bras. Pas après tout ce que tu as déjà fait.

La Maîtresse des Cuisines eut un sourire à la fois mélancolique et malicieux.

— Elmindreda, tu me rappelles vraiment ma folle jeunesse ! J’en ai fait des bêtises, au risque parfois de finir à la potence ! Dans une heure, j’enverrai une fille avec du vin pour réveiller le garde. S’il ne reprend pas conscience avant, ça vous laissera une précieuse avance.

Laras se tourna vers les prisonnières et leur fit le regard sévère qu’elle réservait d’habitude aux marmitons et aux filles de cuisine.

— Profitez bien de cette heure, c’est compris ? Les insurgées veulent vous faire faire la plonge, ai-je entendu dire, afin que vous serviez d’exemples. Je ne suis pour aucun camp, parce que ce sont des affaires d’Aes Sedai, pas de cuisinière. Pour moi, une Chaire d’Amyrlin en vaut une autre. Mais si cette petite se fait prendre à cause de vous, comptez sur moi pour vous faire la vie dure dès que vous ne serez pas occupées à récurer des chaudrons. Avec ce que je vous ferai, vous regretterez vite de n’avoir pas été condamnées à mort. Et n’allez pas imaginer qu’on me soupçonnera d’avoir contribué à votre évasion. Tout le monde sait que Laras ne sort jamais de ses cuisines. Allez, ne traînez pas !

Recouvrant sa bienveillance bourrue, Laras pinça la joue de Min.

— Ne traîne pas non plus, petite ! J’adorais te faire une garde-robe, et ça me manquera. Tu es si jolie…

Après un ultime pincement, vigoureux, celui-là, Laras sortit de la cellule sans demander son reste.

Agacée, Min se frotta la joue. Elle détestait que Laras, forte comme un cheval, lui fasse ce genre de chose. « Finir à la potence » ? Quel genre de « jeune écervelée » avait donc été la digne cuisinière ?

— Qui aurait cru qu’elle te parlerait un jour sur ce ton, mère ? lança Leane tout en enfilant le haut de sa tenue.

Elle ressortit la tête du col et ajouta :

— Si elle est vraiment neutre, comme elle le prétend, je m’étonne qu’elle nous ait aidées à fuir.

— C’est surprenant, concéda Min, mais elle l’a fait, et vous ne devez pas l’oublier. Selon moi, elle tiendra parole et ne nous trahira pas. J’en mettrais ma main au feu.

Leane ricana de nouveau.

— Mon amie, lui dit Siuan, je ne suis plus la Chaire d’Amyrlin, et ça change beaucoup de choses. Par exemple, notre possible intégration à l’équipe qui fait la plonge pour Laras…

Leane croisa les mains pour les empêcher de trembler, et elle ne tourna pas la tête vers Siuan, qui continua d’un ton plus sec :

— Je pense également que Laras tiendra parole sur d’autres… sujets. Même si tu te fiches qu’Elaida nous exhibe comme une paire de requins qu’elle viendrait de pêcher, je te suggère d’accélérer le rythme. Enfant, je détestais les chaudrons et les casseroles sales. Je ne vois pas pourquoi ça aurait changé.

Leane, sinistre, entreprit de lacer sa robe de paysanne.

— Min, dit Siuan, tu ne seras peut-être plus si avide de nous aider quand je t’aurai tout dit. Nous avons été calmées…

Si sa voix ne tremblait pas, Siuan avait du mal à prononcer ce mot et une grande tristesse se lisait dans ses yeux. Son équanimité n’était qu’une apparence, comprit Min, et ça la troubla énormément.

— N’importe quelle Acceptée pourrait nous accrocher toutes les deux à un hameçon… Et certaines novices en seraient même capables.

— Je sais…

Min prit soin de chasser de sa voix toute trace de compassion. Un tel sentiment risquait d’avoir raison du peu de contrôle sur elles-mêmes dont disposaient encore ces femmes.

— Votre châtiment a été annoncé en place publique, un avis étant cloué partout où c’était possible. Mais vous êtes toujours vivantes.

Leane émit un ricanement dont Min refusa de tenir compte.

— Il faut y aller… Si le garde se réveille, ou si quelqu’un vient le voir…

— Passe devant, Min, dit Siuan. Nous sommes entre tes mains.

Leane acquiesça, un rien à contrecœur, et finit de mettre sa cape.

Dans le poste de garde, au fond du couloir, l’homme assommé par Lara gisait toujours face contre terre. Le casque qui lui aurait épargné une sacrée migraine reposait sur les tréteaux où trônait l’unique lanterne visible. À première vue, le soldat semblait respirer normalement. Sans lui accorder plus qu’un regard, Min espéra qu’il se remettrait vite et bien. Quand elle lui avait fait son petit numéro, il n’avait pas tenté d’en profiter outrageusement…

Siuan et Leane sur les talons, la jeune femme franchit la porte bardée de fer et s’engagea dans l’étroit escalier. La priorité était de sortir du donjon sans se faire remarquer. Sinon, leur couverture de pétitionnaires ne leur épargnerait pas un interrogatoire en règle.

Durant l’ascension des marches, les trois fugitives ne croisèrent pas âme qui vive. Quand elles eurent atteint une dernière porte qui donnait sur la tour elle-même, Min ne put retenir un soupir de soulagement.

Dans le couloir que Min sonda du coin de l’œil, des lampes dorées pendaient aux murs de marbre blanc décorés de frises. Sur la droite, des femmes s’éloignaient d’un pas rapide. Des Aes Sedai, devina Min, même si elles ne se retournèrent pas, l’empêchant ainsi de voir leur visage. Dans la tour, où même les reines ne se sentaient pas à l’aise, il fallait être une sœur pour marcher avec une telle assurance. Sur la gauche, une demi-douzaine d’hommes approchaient. Des Champions aisément reconnaissables à leur grâce féline et à leur cape-caméléon.

Min attendit que les Champions soient passés, puis elle franchit la porte en faisant signe à ses compagnes de la suivre.

Rarement bondés, les couloirs de la tour se révélèrent vides, ou presque. Et tous les gens que les trois femmes aperçurent ne leur accordèrent pas un regard, tant ils semblaient absorbés par leurs occupations. Autre détail inhabituel, un grand silence régnait dans la tour.

Min et les deux autres femmes passèrent devant un couloir au sol taché de sang. De longues traînées, comme si on y avait tiré des cadavres.

— Qu’est-il arrivé ? demanda Siuan, s’immobilisant. Ne me cache rien, Min !

La main sur le manche de son couteau, Leane regardait à droite et à gauche comme si elle redoutait une attaque imminente.

— Des combats…, dit Min à contrecœur.

Elle avait espéré que les deux femmes seraient hors de la tour, et peut-être de la ville, avant d’apprendre la vérité. Les poussant à s’éloigner des taches de sang, elle pressa le pas pour éviter qu’elles tournent la tête.

— Tout ça a commencé hier, après votre arrestation, et ça a continué jusqu’à il y a environ deux heures…

— Les Gaidins ? s’écria Leane. Des Champions se sont battus les uns contre les autres ?

— Des Champions, des gardes… Tout le monde. C’est parti quand des hommes qui se faisaient passer pour les ouvriers d’un maçon – deux ou trois cents types – ont tenté de prendre le contrôle de la tour, juste après l’annonce de votre… destitution.

— Danelle ! rugit Siuan. J’aurais dû comprendre que ce n’était pas seulement de l’inattention. (La Chaire d’Amyrlin déchue parut soudain au bord des larmes.) Artur Aile-de-Faucon n’y est pas parvenu, mais nous l’avons fait à sa place. (Larmes ou non, le ton restait féroce.) Que la Lumière nous aide ! nous avons détruit la tour !

Siuan eut un long soupir qui sembla vider ses poumons de tout leur air… et son esprit de toute sa colère.

— Je devrais me réjouir d’avoir des partisanes, mais je n’y arrive pas…

Min tenta de rester impassible. Hélas, Siuan Sanche en avait vu d’autres dans sa vie…

— J’ai bien eu des partisanes ?

— Certaines, oui…

Résolu à ne pas préciser de chiffres, tant la vérité aurait été décevante, Min ne pouvait pourtant pas laisser Siuan se bercer d’illusions.

— Elaida n’a pas attendu de voir dans quel camp se rangerait l’Ajah Bleu. Il n’y a plus une sœur bleue vivante à la tour. Plus une.

— Sheriam ? Anaiya ?

— Je ne sais pas si elles ont pu s’enfuir… Il ne reste pas beaucoup de sœurs vertes non plus… Les autres Ajah se sont divisés… Sauf le Rouge, bien entendu. Selon ce que je sais, toutes les sœurs qui se sont opposées à Elaida sont mortes ou se sont enfuies. Siuan…

Min trouva étrange d’appeler ainsi la Chaire d’Amyrlin. Leane grogna de déplaisir, mais « mère » aurait été une sorte de moquerie, désormais…

— Siuan, on vous accuse, Leane et toi, d’avoir organisé l’évasion de Mazrim Tam. Logain s’est enfui à la faveur des troubles, et on vous met également ça sur le dos. Personne n’a prononcé les mots « Suppôts des Ténèbres » – c’est bien trop proche d’« Ajah Noir » – mais on n’en est pas loin. Et tout le monde saisit le sous-entendu…

— Et dire que ces femmes ont l’intention de faire exactement ce qui leur a servi de prétexte pour me renverser !

— Suppôts des Ténèbres ? souffla Leane. On nous soupçonne de… ?

— Pourquoi pas ? répondit Siuan. Au point où elles en sont, elles peuvent tout oser.

Voûtant les épaules, les deux fugitives se laissèrent guider par Min, qui eut le cœur serré de les voir si désespérées.

Quand la sortie ne fut plus très loin, la jeune femme respira de nouveau plus librement. Près d’un des portails ouest, dans une zone boisée, des chevaux attendaient les trois fugitives. Bien sûr, il faudrait encore sortir du complexe, mais cette étape serait un pas important vers la liberté. Pour quelles raisons les gardes voudraient-ils empêcher trois visiteuses de sortir ? En théorie, il n’y en avait aucune…

Alors qu’elle voyait enfin la porte dérobée dont elle rêvait – une sortie presque oubliée qui donnait sur un chemin très peu fréquenté –, Min vit une silhouette sortir d’un couloir latéral, hésiter un instant… puis se diriger droit vers ses compagnes et elle.

Elaida !

Se jetant à genoux, Min se prosterna, la tête rentrée dans les épaules et pratiquement dissimulée par la capuche de sa cape.

Une pétitionnaire, voilà ce que je suis ! Une femme du peuple, sans aucun lien avec ce qui est arrivé ici. Lumière, aide-moi, je t’en prie !

Levant très légèrement les yeux, Min s’attendit à voir Elaida la toiser avec un regard mauvais.

L’étole multicolore sur les épaules, la nouvelle Chaire d’Amyrlin continua son chemin sans même baisser les yeux. Portant l’étole de la Gardienne des Chroniques, blanche en l’honneur de son Ajah d’origine, Alviarin suivait le mouvement. Une dizaine d’Aes Sedai lui emboîtaient le pas – six ou sept rouges, compta Min, deux jaunes, une verte et une marron. La main sur la poignée de leur épée, six Champions fermaient la marche. Vigilants comme à leur habitude, ils étudièrent brièvement les trois femmes agenouillées et les jugèrent inoffensives.

Siuan et Leane avaient eu la présence d’esprit d’imiter leur compagne. Un exploit, car Min aurait plutôt parié qu’elles se jetteraient à la gorge de l’usurpatrice.

— Très peu de femmes ont été calmées, souffla Siuan lorsque la colonne se fut éloignée. Et aucune n’a survécu bien longtemps. Mais pour échapper à la mort, dit-on, il faut trouver quelque chose qu’on désire autant que canaliser le Pouvoir. Au début, j’ai cru que je voulais vider Elaida comme un poisson et la mettre à sécher au soleil. Mais j’ai changé d’avis… Désormais, j’attends le jour où je dirai à cette mante religieuse qu’elle vivra très longtemps, histoire de montrer au monde ce qu’on subit lorsqu’on m’accuse d’être un Suppôt des Ténèbres.

— N’oublie pas Alviarin…, souffla Leane.

— J’ai eu peur qu’elles sentent notre présence, dit Siuan, mais il n’y a plus rien à sentir, désormais… Un avantage d’avoir été calmée…

Leane ne cacha pas son indignation.

— Nous devons profiter de tous nos avantages, lui rappela Siuan. Et nous réjouir de les avoir.

Là, l’ancienne dirigeante tentait de se convaincre elle-même, estima Min. Quand le dernier Champion eut disparu, elle se racla la gorge et déclara :

— Nous parlerons d’avantages plus tard… Essayons de rejoindre les chevaux. Avec un peu de chance, le pire est derrière nous…

Quand les trois fugitives sortirent de la tour sous le soleil de midi, il sembla en effet que le pire était passé. À l’est du complexe, une colonne de fumée semblait être l’ultime signe des récents troubles. Des groupes d’hommes allaient et venaient un peu partout, mais les trois femmes n’intéressèrent personne lorsqu’elles longèrent la bibliothèque, bâtie pour ressembler à une succession de vagues pétrifiées. Suivant un chemin qui conduisait vers l’ouest, Min, Siuan et Leane s’enfoncèrent bientôt dans une zone boisée – des chênes et plusieurs variétés de pins – qui aurait pu s’étendre à la périphérie de n’importe quelle cité. Dans une petite clairière, les trois chevaux sellés attendaient patiemment le retour de Min.

Siuan choisit immédiatement une puissante jument à long poil nettement plus petite que les deux autres montures.

— Une monture adaptée à ma situation présente… De plus, elle semble placide, contrairement aux deux autres. Pour tout dire, je n’ai jamais été une excellente cavalière. (Elle flatta les naseaux de la jument, qui les frotta contre sa paume.) Min, tu connais son nom ?

— Bela… Elle appartient à…

— Son cheval, oui ! lança Gawyn en sortant de derrière un arbre à thé au tronc impressionnant.

Une main sur le pommeau de son épée, le prince avait le visage en sang – exactement l’image que Min avait eue de lui le jour de son arrivée à Tar Valon.

— Quand j’ai vu son cheval, Min, j’ai su que tu ne devais pas être très loin.

Ses cheveux roux clair maculés de sang, le regard voilé, Gawyn avança pourtant avec la grâce d’un grand félin sur la piste d’une proie.

— Gawyn, fit Min, nous…

Le prince dégaina sa lame dont le tranchant vint se plaquer sous le menton de Siuan, qui portait toujours sa capuche relevée. Sans retenir son souffle, l’ancienne dirigeante regarda l’insolent jeune homme comme elle l’aurait fait à l’époque où elle portait encore l’étole.

— Non, Gawyn ! cria Min. Tu ne dois pas faire ça !

Elle avança vers le jeune homme, mais il leva sa main libre, sans la regarder, la dissuadant de continuer.

Dans son coin, Leane avait arrangé sa cape afin qu’on ne voie plus son couteau ni sa main. Si elle dégainait l’arme…

Gawyn dévisagea Siuan, puis il hocha la tête.

— C’est bien vous…, dit-il. J’ai eu un doute, pourtant… Ce déguisement ne peut pas…

Gawyn ne donna pas l’impression de bouger, mais les yeux de Siuan s’écarquillèrent, indiquant que la lame se faisait plus insistante.

— Où sont Egwene et ma sœur ? Que leur avez-vous fait ?

Min frissonna d’angoisse. Malgré son visage ensanglanté, ses yeux voilés et tous les muscles de son corps tendus à craquer – et cette main toujours levée qu’il semblait avoir oubliée –, Gawyn parlait d’un ton égal et dépourvu d’émotion. Il en devenait encore plus terrifiant, même s’il avait l’air épuisé – et cela, ça s’entendait dans sa voix, comme s’il était vraiment au bout du rouleau.

— La dernière fois que j’ai eu de leurs nouvelles, répondit Siuan sur un ton presque aussi impersonnel, elles allaient très bien. J’ignore où elles sont. Préférerais-tu les savoir ici, au milieu des combats et des complots ?

— Pas de discours d’Aes Sedai… Dites-moi où elles étaient, sans réfléchir, afin que je détermine si vous mentez.

— Illian, répondit Siuan sans hésitation. La capitale du royaume éponyme… Elles suivent une formation avec une Aes Sedai appelée Mara Tomanes. Et elles doivent toujours y être…

— Pas à Tear ?

Un moment, Gawyn réfléchit à cette information, puis il lança brusquement :

— Vos accusatrices disent que vous êtes un Suppôt des Ténèbres. Donc, vous appartenez à l’Ajah Noir…

— Si tu crois ça, mon garçon, coupe-moi la tête.

Voyant les phalanges de Gawyn blanchir sur la poignée de son épée, Min faillit hurler. Très lentement, elle tendit le bras et posa le bout de ses doigts sur le poignet libre du jeune homme – un contact léger, pour lui montrer qu’elle n’avait aucune intention de l’attaquer.

Elle eut le sentiment de toucher un rocher.

— Gawyn, tu me connais… Crois-tu que j’aiderais l’Ajah Noir ? (Sans ciller, Gawyn continua à dévisager Siuan.) Elayne soutient Siuan et toutes ses actions. Ta propre sœur ! Et Egwene partage cette position. (Le poignet du prince trembla enfin sous les doigts de Min.) Je te le jure, Gawyn, Egwene est dans le camp de Siuan.

Le prince regarda brièvement Min, puis il riva de nouveau les yeux sur Siuan.

— Donnez-moi une raison de ne pas vous ramener à la tour par la peau du cou !

L’ancienne dirigeante soutint le regard du jeune homme avec un calme souverain.

— Tu peux le faire, et même si je résiste, je ne te donnerai pas beaucoup plus de fil à retordre qu’un chaton. Hier, j’étais une des femmes les plus puissantes du monde. Voire la plus puissante. Même s’ils détestent la Tour Blanche et tout ce qu’elle représente, les rois et les reines répondaient à mes convocations. Aujourd’hui, j’ai peur de ne rien avoir à manger au dîner, puis de devoir dormir dans un buisson. En un jour, la femme la plus puissante du monde est devenue une vagabonde qui espère trouver une ferme où on l’engagera, histoire de gagner sa pitance dans les champs. Même si tu me juges coupable de je ne sais quoi, mon garçon, n’est-ce pas un châtiment suffisant ?

— Peut-être…, marmonna Gawyn après un moment.

Le voyant rengainer son épée, Min soupira de soulagement.

— Mais ce n’est pas pour ça que je vais vous laisser partir… Elaida pourrait décider de te faire décapiter, Min, et je ne peux pas laisser faire ça. Tu sais trop de choses dont je pourrais avoir besoin.

— Gawyn, dit Min, viens avec nous…

Un escrimeur formé par les Champions pouvait être utile, par les temps qui couraient.

— Comme ça, tu auras Siuan en permanence à ta disposition, si tu veux qu’elle réponde à tes questions.

Sans vraiment quitter Gawyn, le regard de Siuan, pas franchement indigné mais quelque peu dubitatif, dériva sur Min. La jeune femme enfonça cependant le clou :

— Elayne et Egwene croient en elle, Gawyn ! Ne peux-tu pas faire comme elles ?

— Ne me demande pas plus que ce que je peux donner… Je vais vous conduire jusqu’au portail le plus proche. Seules, vous n’auriez eu aucune chance de sortir. C’est tout ce que je peux faire, Min, et en un sens, c’est déjà trop. Un mandat d’arrestation a été lancé contre toi, le savais-tu ? (Gawyn s’adressa de nouveau à Siuan.) S’il arrive malheur à Egwene ou à ma sœur, je vous trouverai, même au bout du monde, et je vous ferai subir le même sort.

Sans crier gare, le prince s’éloigna d’une dizaine de pas, tourna le dos aux trois femmes et croisa les bras.

Siuan leva une main, l’immobilisant à mi-distance de sa gorge, où une fine ligne rouge laissée par la lame se détachait sur la peau claire.

— J’ai vécu trop longtemps sous la protection du Pouvoir, dit-elle, quelque peu remuée. J’avais oublié ce qu’on ressent face à quelqu’un qui peut couper votre vie comme un vulgaire fil…

Siuan regarda Leane, sursauta comme si elle la voyait pour la première fois, puis se palpa le visage comme si elle se demandait à quoi elle ressemblait.

— D’après ce que j’ai lu, ça n’aurait pas dû arriver si tôt, mais la brutalité d’Elaida y est peut-être pour quelque chose. Un « déguisement », a-t-il dit ? Eh bien, ça pourrait nous en tenir lieu, oui…

Siuan enfourcha péniblement Bela, puis saisit les rênes comme si elle allait devoir maîtriser un étalon fougueux.

— Un autre avantage, dirait-on, d’avoir été… Bon, il faudra que j’apprenne à le dire sans défaillir. J’ai été calmée. Calmée… Voilà, c’est dit ! Si je peux me fier à l’allure de Leane, j’ai perdu une bonne quinzaine d’années, sinon plus. Je connais des femmes qui donneraient n’importe quoi pour rajeunir ainsi. Encore un avantage !

Siuan jeta un coup d’œil à Gawyn, ou plutôt à son dos. Prudente, elle baissa quand même la voix.

— Et il y en a encore un autre, d’avantage ! Comment dire ? Une certaine forme de libération du discours ? Je n’avais pas pensé à Mara depuis des années… Une amie d’enfance…

— Vas-tu vieillir comme n’importe qui ? demanda Min en montant en selle.

Sur la contre-vérité proférée par Siuan, et gobée par Gawyn, elle préférait ne pas émettre de commentaires. En revanche, elle prit note que l’ancienne Chaire d’Amyrlin, désormais, pouvait parfaitement mentir.

Leane enfourcha la troisième jument et lui fit décrire un petit cercle pour la prendre en main. À l’évidence, elle avait l’habitude de chevaucher.

— Je n’en sais trop rien…, répondit Siuan à la question de Min. Aucune femme calmée n’a vécu assez longtemps pour qu’on le sache. J’ai l’intention d’être la première.

— Vous voulez filer, lança soudain Gawyn, ou bavarder dans cette clairière jusqu’à la fin des Âges ?

Sans attendre de réponse, il s’enfonça au milieu des arbres.

Les trois femmes le suivirent. Siuan tira sur sa capuche – « déguisement » ou non, elle n’avait aucune intention de prendre des risques. Voyant que Leane imitait son amie, Min fit de même. Elaida avait lancé un mandat d’arrêt contre elle ? Donc, elle savait qui était vraiment Elmindreda. Depuis combien de temps la sœur rouge jouait-elle ainsi au chat et à la souris avec Min ? Depuis le début, peut-être…

Alors que les cavalières rattrapaient Gawyn sur un sentier de gravier, une bonne vingtaine de jeunes hommes apparurent, se dirigeant droit vers le petit groupe. Min distingua dans le lot quelques gaillards un peu plus vieux que le prince et une majorité de quasi-gamins dont certains ne devaient pas encore avoir besoin de se raser tous les jours. Tous étaient cependant armés d’une épée qu’ils portaient au côté ou dans le dos, et trois ou quatre arboraient un plastron. Plusieurs garçons avaient un membre ou le front bandés et presque tous avaient les vêtements maculés de sang.

Le regard fixe et vide comme celui du prince, ces jeunes guerriers s’immobilisèrent et se tapèrent du poing droit sur la poitrine pour saluer leur chef. Gawyn hocha simplement la tête, puis il se remit en chemin et ses « hommes » attendirent que les femmes soient passées pour leur servir d’escorte.

— Les élèves des Champions ont participé aux combats ? demanda Siuan.

Min acquiesça.

— Ils se font appeler « la Jeune Garde ».

— Un nom adapté…

— Certains sont encore des gosses…, souffla Leane.

Min jugea préférable de cacher que les Champions des Ajah Bleu et Vert avaient eu l’intention de libérer les prisonnières avant qu’elles soient calmées – et qu’ils auraient réussi si Gawyn n’avait pas levé une sorte de milice – la Jeune Garde – pour les en empêcher. Comptant parmi les plus sauvages, l’affrontement entre les maîtres et les élèves s’était soldé par un massacre.

La porte d’Alindrelle aux lourds battants de bois clouté de bronze était grande ouverte mais très bien gardée. Certains hommes arboraient sur la poitrine la Flamme de Tar Valon. D’autres portaient une tenue d’ouvrier et un casque ou un plastron récupérés on ne savait trop où. Des soldats réguliers et des faux maçons, à l’évidence, tous semblant déterminés et parfaitement aptes à manier leurs armes. Formant deux groupes, ils se regardaient d’un air méfiant.

Les bras croisés, un officier aux cheveux grisonnants vint se camper devant Gawyn et sa colonne.

— Il me faut de quoi écrire, et que ça saute ! s’écria le prince.

— Vous êtes la Jeune Garde dont on parle tant, j’imagine, dit l’officier. Des jeunes coqs courageux et déterminés, paraît-il. Mais j’ai l’ordre de ne laisser sortir personne. Un ordre signé par la Chaire d’Amyrlin en personne. Qui crois-tu être pour passer outre ces consignes ?

Gawyn leva fièrement la tête.

— Gawyn Trakand du royaume d’Andor, voilà qui je suis, et je veux que ces femmes sortent – ou que tu meures en essayant de les en empêcher.

Les jeunes hommes vinrent se camper derrière leur chef, se déployant pour faire face aux sentinelles. Le regard vide, ils semblaient se moquer comme d’une guigne d’être largement inférieurs en nombre à leurs adversaires.

L’officier hésita et un de ses soldats murmura :

— Le chef, c’est lui qui a tué Hammar et Coulin, d’après ce qu’on dit.

Après un moment, l’officier tourna la tête vers le poste de garde. Un des soldats se précipita, y entra et en émergea peu après avec une écritoire munie d’un bâtonnet de cire rouge glissé dans un support en cuivre. Alors que l’homme lui tenait l’écritoire, Gawyn rédigea rageusement quelques mots.

— Ça vous permettra de traverser un pont pour quitter la ville, dit-il tout en apposant sur le document, juste sous sa signature, un rond de cire dans lequel il imprima le symbole qui ornait sa chevalière.

— Tu as tué Coulin ? lâcha Siuan, soudain redevenue la Chaire d’Amyrlin. Et Hammar ?

Min crut qu’elle allait défaillir.

Siuan, du calme ! Rappelle-toi qui tu es désormais et n’insiste pas !

Ses yeux bleus lançant des éclairs, Gawyn se tourna vers les trois fugitives.

— Ils étaient mes amis et je les respectais, mais ils se sont rangés du côté de Siuan Sanche, et j’ai dû…

Gawyn tendit à Min le document qu’il venait de rédiger.

— Prends-le, et filez avant que je change d’avis !

Il flanqua une claque sur la croupe de la jument de Min, puis sur celle des deux autres montures.

— Filez !

Siuan et Leane derrière elle, Min traversa au galop la grande esplanade du complexe puis les rues qui serpentaient au-delà. Personne en vue. Tous les habitants qui n’avaient pas fui Tar Valon se cachaient. Dans ce désert, le roulement des sabots sur les pavés faisait un vacarme de fin du monde.

En chevauchant, Min lut le laissez-passer de Gawyn, dont le sceau portait l’image d’un sanglier à la charge.

— Ça dit simplement que nous avons l’autorisation de partir. C’est suffisant pour franchir un pont ou pour embarquer sur un bateau.

Opter pour une solution à laquelle personne ne penserait, le prince compris, semblait judicieux. Min doutait que le jeune homme change d’avis, mais dans son état de tension extrême, tout pouvait arriver.

— Ce serait une bonne idée…, dit Leane. J’ai toujours cru que Galad était le plus dangereux des deux, mais je n’en suis plus si sûre. Hammar et Coulin… Oui, un bateau nous conduirait plus vite à bonne distance de cette ville…

Siuan secoua la tête.

— Presque toutes les Aes Sedai qui se sont enfuies ont dû traverser un des ponts. Quand on est poursuivi, c’est le moyen le plus rapide de quitter la ville. Attendre qu’un bateau appareille est dangereux. Et si je veux rallier les sœurs encore loyales, je dois rester près de Tar Valon.

— Les sœurs ne te suivront pas, dit Leane, catégorique. Tu n’as plus droit à l’étole, désormais, ni même à la bague et au châle.

— Je ne porte plus l’étole, c’est vrai, mais je sais encore comment préparer un équipage à la tempête ! Et puisque je suis destituée, je dois m’assurer qu’on choisisse la meilleure remplaçante possible. Pas question qu’Elaida continue à se prendre pour la Chaire d’Amyrlin ! Il faut une femme puissante dans le Pouvoir et qui voie les choses comme il convient.

— Tu as l’intention de continuer à aider ce… Dragon ? s’indigna Leane.

— Que veux-tu que je fasse ? Me rouler en boule et mourir ?

Leane sursauta comme si on venait de la gifler. Après ce dialogue, les trois femmes chevauchèrent en silence dans la magnifique cité déserte.

Déserte à part elles, bien sûr, et un type solitaire qui les précédait, passant d’une porte cochère à l’autre comme s’il s’assurait que le chemin était libre pour les trois cavalières.

— Que pouvons-nous faire, sinon mourir ? demanda soudain Leane, à demi couchée sur l’encolure de sa monture. Je me sens si vide. À bout de forces…

— Eh bien, trouve-toi quelque chose pour remplir ce vide ! Cuisine pour les miséreux, soigne les malades ou déniche-toi un mari et élève toute une couvée de petits. Moi, je vais faire en sorte qu’Elaida ne s’en tire pas si facilement. Si je pensais qu’elle a vraiment cru que je menaçais la tour, je pourrais presque lui pardonner – j’ai bien dit « presque » ! Mais elle crève de jalousie depuis le jour où j’ai été nommée Chaire d’Amyrlin à sa place – enfin, selon elle. C’est sa véritable motivation, et j’aurai sa peau pour ça ! Moi, ça comble mon vide, Leane. En ajoutant à tout ça la ferme volonté que Rand al’Thor ne tombe pas entre ses griffes…

— Ce sera peut-être suffisant…, concéda Leane.

Sans grand enthousiasme, certes, mais elle se redressa cependant. À la voir bien droite sur sa selle, et sereine comme si elle avait passé sa vie à cheval, on eût juré qu’elle avait tout pour commander la petite femme qui s’accrochait comme elle pouvait à sa selle.

— Mais par où commencer, et comment ? Nous avons trois chevaux, les frusques que nous portons et ce que contient la bourse de Min, si elle n’est pas vide. C’est un peu court pour défier la Tour Blanche.

— Ravie que tu n’optes pas pour un mari et de la marmaille, souffla Siuan. Nous trouverons d’autres…

Elle se reprit :

— Nous trouverons des Aes Sedai qui se sont enfuies, et à partir de là, tout changera. Nous sommes peut-être moins désarmées que tu le penses, mon amie. Min, que dit le document de Gawyn ? Parle-t-il spécifiquement de trois femmes ? Allons, petite, j’attends !

Min foudroya du regard le dos de l’ancienne dirigeante, qui regardait toujours leur « éclaireur », un grand type brun habillé de marron – des vêtements de qualité, mais sans luxe inutile.

Elle m’a parlé comme si elle était encore la Chaire d’Amyrlin ! Mais après tout, je ne l’ai pas libérée pour qu’elle devienne une larve…

Siuan se tourna pour river sur Min un regard tout aussi intimidant qu’avant ses revers de fortune.

— « Les porteurs de ce laissez-passer, sous ma responsabilité, ont l’autorisation de quitter Tar Valon, cita Min de mémoire. Quiconque voudra les en empêcher en répondra devant moi. » Et c’est signé…

— Je sais le nom du prince, coupa Siuan. Suivez-moi !

Elle talonna Bela et faillit basculer de sa selle quand la brave jument passa au trot. Se retenant par miracle, Siuan talonna de nouveau sa monture pour qu’elle accélère encore.

Min et Leane échangèrent un regard interloqué, puis elles galopèrent dans le sillage de leur compagne. En entendant un martèlement de sabots, l’homme jeta un coup d’œil derrière lui et il se mit à courir, mais Siuan le rattrapa et lui barra le chemin, le forçant à quasiment percuter la jument.

Min arriva à temps pour entendre l’ancienne Chaire d’Amyrlin lâcher froidement :

— Je ne m’attendais pas à te rencontrer ici, Logain.

Min en resta bouche bée. Oui, c’était bien Logain. Ces yeux tristes, ce visage jadis beau encadré par de longs cheveux bouclés… Impossible de se tromper ! La rencontre idéale, vraiment. Un fugitif que la Tour Blanche devait rechercher aussi activement que Siuan.

Logain se laissa tomber à genoux comme si ses jambes refusaient de le porter.

— Je ne peux plus faire de mal à personne, souffla-t-il, les yeux baissés sur les pavés. Je veux m’en aller d’ici pour trouver un endroit où mourir en paix. Si vous saviez ce que c’est d’avoir perdu…

Leane frémit en voyant Siuan tirer nerveusement sur ses rênes. Sans rien remarquer, Logain reprit :

— Tous les ponts sont gardés. Personne ne passera… Les gardes ne me connaissent pas, mais ils me refoulent quand même. J’ai essayé tous les ponts… (Logain eut un rire étranglé, comme si tout ça l’amusait.) Oui, tous les ponts…

— Je crois que nous devrions y aller, dit Min. Il veut sans doute échapper à ceux qui le poursuivent. Oui, à ses… hum… poursuivants.

Siuan eut pour Min un regard si glacial que la pauvre en frissonna. Tout bien pesé, il aurait été agréable que la dirigeante déchue ne recouvre pas toute sa confiance et son autorité. Le doute ne lui allait pas si mal que ça, au fond.

Logain leva les yeux et regarda les trois cavalières.

— Vous n’êtes pas des Aes Sedai. Que me voulez-vous ? Et qui êtes-vous ?

— Je suis la femme qui peut te faire sortir de Tar Valon, dit Siuan. Puis te donner une occasion de te venger de l’Ajah Rouge. Tu ne voudrais pas rendre la monnaie de leur pièce aux femmes qui t’ont capturé ?

L’homme frissonna, mais pas de lassitude.

— Que dois-je faire ? demanda-t-il.

— Me suivre… Me suivre et ne pas oublier que je suis la seule personne au monde qui peut t’aider à prendre ta revanche sur les sœurs rouges.

Toujours à genoux, Logain dévisagea les trois femmes, puis il se leva, le regard braqué sur Siuan.

— Je suis votre homme, dit-il simplement.

Min vit que Leane était aussi stupéfiée qu’elle. Que comptait faire Siuan d’un type à la santé mentale douteuse qui avait à tort affirmé être le Dragon Réincarné ? Au minimum, il finirait par leur voler un cheval, c’était couru. Considérant sa taille et la largeur de ses épaules, Min se jura de ne jamais laisser sa main très loin du manche de son couteau.

Soudain, et très brièvement, une aura or et bleu brilla autour de la tête de Logain – une aura annonciatrice d’une gloire à venir, comme la première fois qu’elle l’avait vue.

Des visions… Des images…

Tournant la tête, Min regarda dans le lointain la Tour Blanche qui dominait la cité – une flèche immaculée qui tutoyait le ciel mais qui était en réalité brisée, exactement comme s’il ne s’agissait plus que d’un tas de ruines. Un peu plus tôt, elle avait vu deux images autour de la tête du prince.

Gawyn agenouillé aux pieds d’Egwene, la tête baissée…

Gawyn brisant la nuque d’Egwene…

D’abord une image puis l’autre, comme si chacune pouvait être un aperçu de l’avenir.

Ses visions étaient rarement aussi claires et précises que ces deux-là. Et elle n’en avait jamais eu de ce genre – des virtualités alternatives –, comme si son « don » était incapable de savoir laquelle se réaliserait un jour.

Plus troublant encore, Min eut la soudaine certitude que c’étaient ses actes d’aujourd’hui qui orienteraient inéluctablement Gawyn vers l’une ou l’autre de ces virtualités.

Malgré la chaleur, la jeune femme frissonna de nouveau.

Ce qui est fait est fait…

Jetant un coup d’œil aux deux Aes Sedai – anciennes Aes Sedai –, elle vit qu’elle regardait Logain comme s’il était un molosse dressé. Un animal féroce et dangereux, mais hautement utile.

Siuan et Leane repartirent en direction du fleuve et Logain les suivit.

Min aussi, après une brève hésitation.

Lumière, fais que tout ça ne soit pas inutile !

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