Neuf

Ainsi que l’avait pressenti Duellos, Badaya parut satisfait d’être convoqué à une réunion composée de Geary, Duellos, Desjani et lui-même. « Vous voilà aux commandes de l’Inspiré, Duellos ? Excellent. Dommage que vous deviez partager encore un petit moment ce bâtiment avec les restes de Kila.

— Je songeais à nous débarrasser ici de sa dépouille, fit remarquer Geary. Pourquoi attendre Atalia ? »

Badaya lui jeta un regard surpris. « Ne seriez-vous pas informé des dispositions du règlement de la flotte concernant les obsèques des traîtres ?

— Non. J’imaginais qu’on la livrerait sans cérémonie à l’espace.

— Elle ne mérite pas des funérailles honorables, intervint Desjani.

— Plus spécifiquement, le règlement les lui interdit. Il stipule que les restes d’un traître doivent être livrés à l’espace du saut. Sans aucune exception. »

Geary le fixa, puis regarda Duellos et Desjani qui, tous deux, hochèrent solennellement la tête. « J’avoue ma surprise. Confier à jamais la dépouille d’un individu à l’espace du saut, c’est le plus rude des châtiments. Comment a-t-on pu entériner une mesure aussi extrême ? »

Duellos passa la main sur la table devant lui. « La réponse réside dans une affaire particulièrement détestable qui, par chance pour vous, a pris place durant votre hibernation, capitaine Geary, répondit-il sur un ton inhabituellement sombre. Voilà une cinquantaine d’années, n’est-ce pas ? » Desjani et Badaya acquiescèrent. « Je vous épargne les détails, mais sachez que si l’on avait pu imaginer un châtiment encore plus brutal, il aurait sans doute été approuvé.

— Seriez-vous en train de me dire que je suis probablement le seul de la flotte qui manifesterait de la surprise en apprenant qu’on livre les corps des traîtres à l’espace du saut ?

— Ça y ressemble. »

Geary s’assit et fixa ses mains nouées devant lui sur ses genoux. « Un des rares moments où je passe pour vieux jeu, j’imagine. Que nous ayons le droit de juger des gens comme Kila et de leur infliger un châtiment mérité, je peux le comprendre… mais livrer leur dépouille à l’espace du saut… Une telle punition éternelle n’est-elle pas l’apanage des instances supérieures ?

— Je ne suis pas spécialiste en la matière, répondit Desjani au bout de quelques instants, mais confier une dépouille à l’espace du saut est pour l’humanité un geste symbolique. Pas le dernier mot, puisque nous n’avons jamais le dernier mot. Ce n’est pas parce que nous ne pouvons pas y retrouver ce qui s’y est égaré que les vivantes étoiles en sont incapables. Si elles veulent de Kila, elles iront l’y chercher.

— Vous n’y voyez pas un châtiment éternel ? s’enquit Geary, sincèrement surpris par le raisonnement de Desjani mais infoutu de lui opposer un argument.

— Rien de ce que font les hommes n’est éternel. Rien de ce que nous entreprenons n’influe sur les décisions des puissances supérieures. Ce sont elles qui jugent en dernier recours. » Desjani montra l’espace extérieur d’un geste. « Je sais quel sort mérite Kila à mes yeux, mais, au final, ce n’est ni à vous ni à moi d’en décider. En choisissant de la livrer à l’espace du saut, nous ne faisons qu’exprimer ce que nous inspire son crime et, pour ce qui est de l’éternité, ça ne va pas au-delà.

— Je vois. » Geary songea aux morts du Lorica, aux matelots abattus sans avertissement par ceux-là mêmes à qui ils se fiaient pour leur défense. Il songea à tous les spatiaux de l’Indomptable, de l’Illustre et du Furieux qui auraient trouvé la mort si l’on n’avait pas découvert le virus implanté par Kila. « Très bien. Je comprends la pertinence de ce geste. Les restes de Kila seront donc confiés à l’espace du saut sur le chemin d’Atalia. »

Desjani fit la grimace. « D’ici là, ils perturberont sans aucun doute le sommeil de nombreux spatiaux.

— Consentez-vous à exercer vous-même ce châtiment, ou bien préférez-vous que je demande à un autre commandant de se porter volontaire ? » demanda Geary à Duellos.

Celui-ci réfléchit un moment en regardant ailleurs puis hocha la tête. « Qui sinon moi ? Je ne maudirai pas sa dépouille quand elle s’éloignera. Je regretterai seulement celle qu’elle aurait pu être. »

Badaya eut un rire rauque. « En ce cas, vous êtes meilleur que moi. Je sais qu’il est discourtois de dire du mal des morts, mais, s’agissant de Kila, cette règle de courtoisie risque d’être mise à rude épreuve. »

Cette fois, Geary opina. « Je comprends. Moi-même je ne suis pas très enthousiaste quant à sa personne. Bon… qu’en est-il de Caligo ? Je vous remercie de l’avoir accepté à bord de l’Illustre. Coopère-t-il comme promis ? »

L’humeur vindicative de Badaya se dissipa brusquement, cédant la place à un dégoût ostensible. « S’il coopère ? Il se répandrait plutôt. À mon sens, il dit tout ce que, selon lui, nous avons envie d’entendre, et il continuera de déblatérer tant qu’il s’imaginera que ça lui permet de rester en vie. L’équipement de la salle d’interrogatoire peine à l’évaluer, car Caligo semble avoir le don de se persuader de la véracité de tout ce qu’il affirme sur le moment. »

Duellos secoua la tête. « Autrement dit, nous ne pouvons pas nous y fier ?

— Non, à mon avis. Il y a peut-être du vrai dans certaines de ses déclarations, mais nous devons vérifier à deux fois tout ce qu’il raconte et chercher à en découvrir la preuve. »

Geary pianota sur la table. « Ça prendra combien de temps ?

— Je n’en sais rien. » Badaya fit mine de gifler un Caligo imaginaire. « Cela dit, je doute que nous puissions tout contrôler avant notre retour dans l’espace de l’Alliance. Je ne parle pas à la légère. J’aimerais voir mort ce petit salaud. Mais, si nous l’exécutions avant d’avoir pu vérifier ses allégations, nous risquerions de salir à jamais des innocents. Ce qu’ils ont fait, Kila et lui, est déjà assez affreux en soi. Y ajouter l’injustice ferait de nous leurs complices. À mon avis.

— Je suis d’accord, déclara Duellos. Nous ne voyons pas toujours tout du même œil, capitaine Badaya, mais je crois qu’en l’occurrence vous avez entièrement raison.

— Vous devriez aussi ordonner qu’on procède à des évaluations psychologiques de Caligo, insista Desjani. Vous pouvez l’exiger, capitaine Geary, avec ou sans son accord. »

Badaya la fixa d’un œil noir. « Tenteriez-vous de fournir des circonstances atténuantes à ses agissements ?

— Non, répliqua-t-elle froidement. Nous l’avons tous vu. Ce système de défense ne tiendrait pas la route. Mais chercher à comprendre comment on peut en arriver à telles extrémités me semble essentiel. Détruire des vaisseaux de l’Alliance et assassiner leur équipage. Les officiers ambitieux ne manquent pas dans cette flotte, et certains feraient quasiment n’importe quoi pour obtenir avancement et surcroît d’autorité, mais Caligo, lui, était prêt à tout. Si quelque chose en particulier, hormis la seule soif de pouvoir, l’a poussé à prendre ces décisions, ça mérite d’être mis en lumière.

— Hmmm. » Badaya haussa les épaules comme s’il trouvait ce sujet de conversation méprisable. « Je ne serais pas autrement étonné qu’il s’agît de l’offre que lui a faite Kila. Et je ne parle pas du pouvoir que lui conférait sa situation d’homme de paille. Il court de nombreux récits sur Kila, et certains sont extrêmement croustillants. Plus d’un homme a été dévoyé de son devoir et de son honneur par ses appétits. » Il s’excusa d’un geste auprès de Desjani. « Inutile de vous dire qu’aucune des personnes présentes ne tomberait dans sa catégorie. »

Le visage de marbre, Desjani feignit de n’avoir rien entendu des derniers propos de Badaya, mais elle lança un bref coup d’œil accusateur à Duellos, qui lui répondit par un regard contrit et rompit par un soupir le silence gêné qui s’ensuivit. « Je regrette que les Syndics ne nous aient pas épargné la peine de la démasquer. Quand je pense au nombre des batailles auxquelles elle a survécu, et pour faire quoi… ? Trahir ceux qui protégeaient ses flancs. Je me sens à présent souillé par son déshonneur ; qu’un officier ait pu faire cela me remplit de honte.

— Ses actes ne rejaillissent pas sur vous, rétorqua Geary. Ils ne salissent qu’elle.

— C’est vous qui le dites et je vous en remercie. » Duellos fixait sombrement le néant. « Je dois m’entretenir avec mes ancêtres.

— Ce n’est jamais une mauvaise idée », convint Badaya.

Geary fit un signe aux deux autres. « Très bien. Il faut que j’aie maintenant une conversation privée avec le capitaine Badaya. Si vous le voulez bien… »

Duellos et Desjani prirent congé, jouant leur rôle à la perfection comme s’ils participaient tous les deux à la conspiration que fomentait Badaya.

Geary se leva, légèrement fébrile. Rione ne s’était sans doute pas trompée en le taxant de piètre menteur, mais lui aussi devait jouer son rôle de son mieux. Il arpenta un instant la cabine pour apaiser ses nerfs puis fit face à son interlocuteur. « Capitaine, je souhaitais vous entretenir des initiatives qu’il nous faudra prendre au retour de la flotte dans l’espace de l’Alliance.

— Bien sûr. » Badaya se leva à son tour. Sa visible tension trahissait son avidité. « Vous êtes prêt à céder ? L’Alliance a besoin de vous. »

Geary évita de le regarder et baissa la tête quelques instants. « J’espère, capitaine Badaya, que vous avez conscience de la difficulté que j’éprouve à seulement aborder ce sujet. Je viens d’une époque où il était inconcevable que la flotte pût se dresser contre le gouvernement. »

Badaya fit la grimace puis secoua lentement et pesamment la tête, comme si elle supportait un lourd fardeau. « N’allez pas croire que je vous ai fait cette proposition à la légère, capitaine Geary. Ni de ma part ni de celle de tout autre officier. Ce n’est pas une décision qu’on peut aisément prendre, même quand, comme nous, on a enduré les conséquences de l’incurie et de la corruption de nos dirigeants.

— Je m’en rends compte. » Geary se rassit et fit signe à Badaya de l’imiter. « J’ai tout bonnement le plus grand mal à comprendre pourquoi vous êtes parvenus à cette décision.

— Pourquoi ? » Badaya se rassit pesamment, se voûta légèrement et fixa ses mains coincées entre ses genoux en fronçant les sourcils. « Il arrive parfois que toutes les options paraissent pires les unes que les autres. Vous devez le savoir.

Nous avons tous prêté serment à l’Alliance, mais que signifie exactement “défendre l’Alliance” ? S’agit-il de laisser les politiciens s’acharner à la détruire pour satisfaire leur cupidité et réaliser leurs ambitions personnelles ?

— Il y a plus d’une façon de la détruire », déclara sereinement Geary.

Badaya eut un sourire crispé dépourvu de toute gaieté. « En effet. Mais vous n’en avez pas encore fait l’expérience. Absence de soutien quand on en a le plus besoin, trop nombreuses interférences dans les décisions stratégiques, gabegie, mercantilisme… On nous prive des atouts nécessaires à la victoire, puis on rejette la faute sur nous sitôt que ça tourne mal. » Il toisa Geary du regard. « Ils se sont servis de vous contre nous, vous savez ? La légende du grand Black Jack Geary, qui jamais ne se dresserait contre le pouvoir politique, jamais ne remettrait en cause les exigences de ses dirigeants si déraisonnables fussent-elles, et ne manquerait pas de saluer avant de charger vers une mort certaine. »

Jusque-là, Geary n’avait jamais vu la situation sous ce jour, mais, si les officiers avaient cru distinguer en lui la marionnette de politiciens méprisés, on comprenait qu’ils se fussent méfiés. « Qu’est-ce qui vous a conduit à me faire confiance ? Je n’ai jamais critiqué le gouvernement.

— Non, mais vous avez très clairement donné la preuve de votre loyauté envers la flotte et vos collègues officiers, fit remarquer Badaya. Vous avez remporté des victoires et réduit nos pertes. Vous êtes un combattant, et seul le plus aveugle des imbéciles pourrait ignorer le dévouement dont vous avez fait preuve à l’égard de ceux qui se battaient à vos côtés. » L’officier baissa de nouveau les yeux et fit la grimace. « L’honneur exige de nous que nous respections notre serment à l’Alliance, mais où est-ce que ça nous mène ? À laisser crever nos camarades ?

— Quand un officier refuse d’obéir aux ordres… commença Geary.

— Il peut donner sa démission, termina Badaya. Certes. Se retirer et laisser ses collègues continuer de se battre sans lui, se battre et crever en se pliant à des ordres que lui-même trouve stupides. Où est l’honneur là-dedans ? Nous ne pouvons pas abandonner nos camarades sous les armes. Pourtant, nous ne pouvons pas non plus les laisser mourir pour rien, ni permettre la destruction de l’Alliance par des politiciens qui se moquent éperdument de leur mort. Vous saisissez ? C’est un chemin difficile, mais il ne débouche que sur une seule option : honorer notre serment à l’Alliance et rester fidèle à nos camarades en soutenant un chef qui fera le nécessaire. »

Geary secoua la tête. « Qu’est-ce qui vous fait croire que je ferais le nécessaire ?

— Je vous l’ai dit. Je vous ai observé. Comme aussi tous les autres. Pourquoi croyez-vous que Kila et Caligo ont changé leur fusil d’épaule et tenté de vous tuer au lieu de s’efforcer de vous discréditer ? Parce qu’ils savaient que la flotte, une fois qu’elle aurait fait assez longuement l’expérience de votre commandement, n’autoriserait jamais qu’on vous déboulonne. » Badaya s’esclaffa. « Sur mes ancêtres, si j’essayais aujourd’hui de vous nuire, mon propre équipage se mutinerait contre moi. Je ne dis pas que vous ne sauriez perdre cette loyauté qui vous est désormais acquise, mais il faudrait pour cela que vous commettiez de très graves erreurs de jugement, et, tant que vous prêterez l’oreille aux conseils de Tanya Desjani, vous n’aurez pas à vous en inquiéter. »

Geary ne tenait pas à ce que le nom de Tanya revînt sur le tapis, même en passant. Il était temps de revenir au vif du sujet. « Capitaine Badaya, affirma-t-il lentement, j’ai mûrement réfléchi aux choix à effectuer à notre retour dans l’espace de l’Alliance, et une idée assez inquiétante m’a traversé l’esprit. » Badaya lui jeta un regard aigu, mais il garda le silence.

Geary activa l’hologramme, qui flotta entre eux au-dessus de la table, et le régla pour qu’il affiche une vaste étendue de l’espace de l’Alliance et de l’espace syndic. « Ça paraît si facile, si assuré. Nous rentrons, j’exerce l’autorité nécessaire et les politiciens sont remis à leur place. » Badaya hocha la tête. « Et, pourtant, je ne cesse de penser à l’assaut que cette flotte a mené contre le système mère syndic. »

Badaya se renfrogna. « Je ne vois pas le rapport. »

Geary se pencha sur l’hologramme et indiqua la représentation dudit système mère. « La victoire semblait assurée, sauf que c’était un piège. Pourquoi cela me revient-il sans cesse à l’esprit quand je pense à notre retour dans l’espace de l’Alliance ? Je n’avais aucune certitude jusque-là, mais il me semble que je commence à comprendre ce qui me tracassait.

— Si vous y voyez une similarité, vous vous trompez, affirma Badaya. L’armement de la flotte surpasse largement tout ce qui se trouve encore dans l’espace de l’Alliance. Les politiciens seraient incapables de nous vaincre, seraient-ils assez insensés pour donner l’ordre de nous attaquer.

— U ne s’agit pas de cela, répondit Geary en s’efforçant de choisir soigneusement ses mots, en fonction de ceux qu’il avait répétés avec Duellos et Desjani. Mais plutôt de ne pas nous plier aux règles que nos ennemis aimeraient nous voir suivre. »

Badaya inclina la tête de côté pour scruter Geary. « Autrement dit ? Vous avez toujours inflexiblement prôné l’obéissance aux règles, la soumission aux idées et aux traditions de nos ancêtres.

— Oui. Aux nôtres. » Geary se rapprocha de l’hologramme et désigna quelques systèmes ennemis au hasard. « Les Syndics veulent que nous nous pliions aux leurs. Bombarder les populations civiles ou massacrer les prisonniers, par exemple. Parce que c’est tout à l’avantage de leurs dirigeants. Tant que leur population nous craindra, elle ne se révoltera pas contre eux. »

Badaya hocha la tête. « J’ai lu les rapports des services du renseignement sur ce que nous avons pu apprendre en nous enfonçant au cœur de l’espace syndic. En rivalisant d’atrocités avec les Syndics, nous avons œuvré contre nous-mêmes. Je ne le nie pas. Mais quel rapport avec notre retour dans l’espace de l’Alliance ?

— Je me suis demandé si nos adversaires là-bas ne tiendraient pas à ce que je m’empare du pouvoir. »

Badaya se rejeta en arrière en plissant pensivement les yeux pour fixer Geary. « Pourquoi le voudraient-ils ? Ils ne savent même pas encore que vous rentrez avec cette flotte.

— Je ne parle pas nécessairement de moi, expliqua Geary. Mais ils devaient être informés de l’ambition de l’amiral Bloch.

— J’ignorais que vous étiez au courant des visées de Bloch. Vous avez visiblement pris vos renseignements. » Badaya se frotta le menton et détourna un instant les yeux pour réfléchir. « Il croyait qu’une victoire dans le système mère syndic lui octroierait assez d’envergure pour s’emparer du pouvoir. Quant au soutien réel dont il aurait pu jouir au sein de cette flotte, c’était une autre paire de manches, mais il restait du domaine du possible. Je crois nos dirigeants politiques corrompus, mais je ne pense pas pour autant qu’ils soient tous stupides, si bien que certains devaient effectivement connaître les espérances de Bloch et se douter qu’il serait alors en mesure de les concrétiser. Ils lui ont pourtant laissé le commandement de cette flotte. Je n’avais pas encore additionné deux et deux. » Il focalisa de nouveau le regard sur Geary. « Pourquoi ? »

Ce dernier tapota légèrement la table pour souligner ses paroles. « J’ai fait des recherches. Historiquement, la corruption est un problème dans toutes les formes de gouvernement, mais elle est bien plus développée sous les dictatures que dans les démocraties. C’est pour cette raison que les dictatures ne posent aucune limite formelle aux pouvoirs des responsables officiels, que leur presse n’est pas libre et que nulle instance ne dénonce la corruption. »

Badaya se rembrunit. « Vous ne seriez pas un dictateur.

— Je n’aurais pas non plus été élu, fit remarquer Geary. Si louables que soient mes intentions, il me faudrait régner en dictateur. Bon, quelle forme de gouvernement pourrait-elle bien préférer des politiciens corrompus ? »

Le froncement de sourcils de Badaya s’accentua. « Ils voudraient vous voir prendre le pouvoir afin d’exercer librement leur corruption ? Pourquoi s’imagineraient-ils que l’amiral Bloch ou vous le toléreriez ?

— Parce que je ne suis pas un politicien. » Geary désigna l’hologramme d’un coup de menton. « Quoi que l’amiral Bloch ait pu penser de son habileté politique, il était sans doute surclassé en ce domaine par les politiciens professionnels. Un militaire au pouvoir serait aisément manipulé par des hommes politiques corrompus, et manipulé de telle façon qu’elle leur permettrait d’accroître bien davantage leur autorité et leur fortune que dans un système démocratique ouvert. »

Badaya garda longuement le silence puis hocha la tête à son tour. « Je vois où vous voulez en venir. Un officier de la flotte serait tout aussi incapable de jouer aux petits jeux des politiques que ceux-ci de coordonner une action de la flotte.

Les politiciens voudraient se trouver un pantin dont ils pourraient tirer les ficelles et derrière qui ils se planqueraient, comme Kila derrière Caligo. Est-ce ce qui vous a permis de le comprendre ? Peu importerait alors l’identité de l’officier qui prendrait le pouvoir. Enfer, ils seraient probablement ravis que ce fût vous, parce qu’ils pourraient toujours s’en tirer en déclarant que c’était la volonté de Black Jack. » Il hocha encore la tête. « Jouer selon leurs règles. Je vois ce que vous voulez dire. Ils aimeraient qu’un officier de la flotte joue au politicien, parce qu’ils pourraient alors nous dorer la pilule avec des paroles sucrées. Mais que pouvons-nous faire ? Nous contenter de les laisser enterrer l’Alliance ?

— Il y a un moyen terme. » Il répugnait à le dire et plus encore à l’admettre. Mais ce qu’il s’apprêtait à ajouter serait l’expression même de la vérité : « Je suis en mesure de prendre le pouvoir. Je pourrais réellement renverser le gouvernement de l’Alliance. » Ces mots, contraires tant à son serment qu’à ses convictions personnelles, avaient un goût amer dans sa bouche. « Les politiciens le savent. Les plus intègres, ceux qu’on peut rassembler, sauront qu’ils devront m’écouter. »

Badaya sourit. « Ils auront assez peur de vous désobéir pour vous permettre de prendre des mesures. Et les plus corrompus coopéreront avec vous parce qu’ils tiendront à entrer dans vos grâces quand vous aurez pris le pouvoir. » Il brandit la paume pour imposer le silence à Geary. « Je peux comprendre que vous ne teniez pas à leur donner cette chance. Mais, s’ils ressemblent un tant soit peu à ce que nous croyons, l’idée que vous pourriez résister à la tentation ne les effleurera même pas. »

Geary n’y avait pas pensé, mais la suggestion de Badaya faisait sens. Il opina. « Je demeurerai une menace, quelqu’un qu’ils seront contraints d’écouter, pourtant la vigueur du gouvernement de l’Alliance, de nos principes démocratiques et de nos droits individuels restera intacte.

— Futé. » Le sourire de Badaya s’élargit. « Vous les avez devinés, n’est-ce pas ? Exactement comme vous avez abusé les Syndics. J’ai commis la même erreur que beaucoup de gens en présumant que les politiciens étaient moins aptes à nous manipuler qu’à s’enrichir. Est-ce là la raison de votre liaison avec Rione ? En apprendre autant que possible sur eux ? »

Il fallut à Geary un bon moment pour se calmer avant de répondre sans se fâcher. Badaya était sans doute un homme honorable et un officier convenable si l’on s’en tenait aux critères actuels, mais dire qu’il manquait de tact serait un euphémisme. « J’ai beaucoup appris de la coprésidente Rione », finit-il par lâcher. Affirmation parfaitement véridique et que Badaya était libre d’interpréter à sa guise. « Mais on peut se fier à elle, ajouta Geary en lui décochant un regard acéré.

— Vous êtes bien placé pour le savoir, convint Badaya avec amusement. Après tout, vous avez pu observer des facettes de sa personne qu’aucun de nous n’a eu l’heur de voir. » Sa méchante plaisanterie lui arracha un gloussement, tandis que, de son côté, Geary se demandait s’il ne rougissait pas d’embarras. « Bon, j’imagine que vous aimeriez faire connaître vos intentions à vos partisans dans la flotte…

— En effet. » Geary s’efforçait de parler d’une voix égale. « Il est capital que tout le monde comprenne ce qui se passe. » Ou, plutôt, qu’ils s’imaginent le comprendre. Je n’imposerai pas ma dictature politique. Je prie seulement pour que les militaires et les dirigeants auxquels j’aurai affaire m’écoutent ou, tout du moins, ne me révoquent pas trop ouvertement. « Que des officiers croient nous faire une faveur, à l’Alliance et à moi, en me forçant la main alors qu’ils jouent le jeu des politiciens les plus corrompus est bien la dernière chose dont nous ayons besoin.

— Je crois pouvoir vous garantir que ça n’arrivera pas, affirma Badaya en se levant, souriant d’admiration. Tout ce temps, alors que vous niiez aspirer au pouvoir de changer la situation, vous ne cessiez de l’étudier et vous échafaudiez des plans, n’est-ce pas ? J’aurais dû m’en douter. Un bon général ne joue jamais selon les règles de l’ennemi. Il faudra que je m’en souvienne. »

L’image de Badaya disparue, Geary s’affala dans son fauteuil en se frottant les yeux d’une main. Il se sentait tout à la fois malhonnête, manipulateur et même un tantinet indigne. Certes, il n’avait pas directement menti à Badaya, mais il l’avait indubitablement roulé dans la farine, comme aurait pu le faire tout politicien.

Au bout d’un moment, il convoqua Rione dans sa cabine. Elle entra, le jaugea du regard et sourit avec approbation. « Tu as réussi ? Badaya a gobé la couleuvre ?

— Oui, je crois.

— Tant mieux. Et tu es mécontent de toi.

— Je n’aime pas mentir, répondit-il froidement. C’est sans doute pour cela que je mens si mal. Je sais maintenant que je suis assez habile pour tromper un Badaya et ça me répugne. »

Rione gagna lentement une des parois de la cabine. « Mentir ? Quel mensonge as-tu bien pu lui faire ?

— Tu sais pertinemment ce que…

— Ce que je sais, capitaine Geary, c’est que ce que vous lui avez dit est frappé du sceau de la vérité, du moins autant que nous puissions en juger. Maintenant, tâche de t’enfoncer ça dans le crâne. Le capitaine Badaya n’a strictement rien “gobé”. Tu penses réellement qu’une dictature politique serait un désastre pour l’Alliance, n’est-ce pas ? Alors en quoi lui as-tu menti ? Je reconnais que la comparaison avec l’embuscade des Syndics ne m’avait pas traversé l’esprit, mais, dès que ton capitaine et toi l’avez énoncée, j’ai trouvé l’idée brillante. »

Geary serra les dents et la fusilla du regard. « Cesse de l’appeler ainsi. Desjani n’appartient à personne et surtout pas à moi.

— Parfait, si tu tiens absolument à le croire. » Elle soutint son regard. « Rappelle-toi que tu ne fais rien par intérêt personnel. Tu n’aspires ni à la richesse ni au pouvoir. Alors pourquoi devrais-tu te reprocher d’empêcher un coup d’État militaire contre le gouvernement de l’Alliance ?

— Parce qu’aucun de ses officiers n’aurait dû l’envisager ! vociféra-t-il, exsudant tout à la fois honte et colère. On n’aurait jamais dû me faire une telle proposition et mon refus immédiat aurait dû y mettre un terme définitif. »

Rione le dévisagea un instant puis détourna les yeux, le visage assombri. « Nous ne sommes pas ce qu’étaient nos ancêtres, John Geary. Si tu nous compares à ceux que tu as connus voilà un siècle, tu seras toujours déçu. »

Sa candeur aussi inattendue qu’inhabituelle étouffa la fureur de Geary dans l’œuf. « Vous n’y êtes pour rien si vous êtes tous nés durant une guerre qui faisait déjà rage depuis longtemps. Ni si vous avez hérité des souffrances et des travers imposés par des décennies de conflit. Je peux difficilement me targuer d’être meilleur que vous parce qu’ils m’ont été épargnés.

— Mais tu es meilleur que nous, insista Rione, la voix empreinte d’une certaine amertume. Tu es ce que nous aurions dû être, ce à quoi nos parents et grands-parents auraient dû se cramponner : la conviction qu’il faut honorer ses idéaux. Tu crois que je n’en suis pas consciente ? Si nous avions fait le nécessaire quand la situation l’exigeait, rien de tout cela ne serait arrivé. Et, oui, en effet, j’inclus dans ce “nous” toute la direction politique de l’Alliance.

— Vous avez hérité de la guerre, répéta Geary. Je n’ai pas la prétention de comprendre tout ce qui s’est passé au cours de ce siècle, mais il semble qu’on blâme beaucoup, quand personne n’aurait pu interdire un certain nombre de comportements.

— Je ne suis pas partisane des excuses en cas d’échec, capitaine Geary. Ni des miennes ni de celles de tout autre. Rappelle-toi que des gens qui ont ta confiance approuvent ce que tu viens de faire. Si tu ne te fies pas à toi-même, fie-toi au moins à eux. » Elle tourna les talons sans rien ajouter et quitta la cabine.


Encore six heures avant de sauter pour Atalia. Autant Geary redoutait d’y trouver la flottille syndic de réserve, autant il était gagné par une fébrilité sans cesse croissante, une envie brûlante de voir enfin le bout du tunnel. D’une façon ou d’une autre, la longue retraite de la flotte serait bientôt terminée.

« Capitaine Geary. » L’expression de Carabali ne révélait rigoureusement rien. « Demande autorisation d’une entrevue en tête-à-tête avant le saut pour Atalia.

— Bien entendu, colonel. Je n’ai pas d’engagements avant deux heures, de sorte que nous pouvons tenir cette réunion quand vous serez disposée.

— Tout de suite m’irait parfaitement, capitaine.

— D’accord. » Geary autorisa l’image de Carabali à se matérialiser dans sa cabine puis, d’un geste, désigna un siège à sa présence virtuelle. Le colonel parut aller s’y installer, l’échine roide et le maintien officiel. « À quel sujet, cette réunion ?

— Considérez-la comme une mission de reconnaissance, capitaine. » Carabali lui jeta un regard pénétrant. « Que comptez-vous faire quand la flotte rentrera, capitaine Geary ? J’ai entendu divers échos et j’aimerais connaître la vérité. »

La loyauté de l’infanterie spatiale envers l’Alliance était légendaire, mais, compte tenu des nombreux changements dont il avait été témoin, Geary s’était souvent demandé ce que les fantassins ressentaient à présent à l’égard des autorités civiles et ce qu’ils pensaient des propositions qu’on lui avait faites de prendre le pouvoir au retour de la flotte. Mais il n’avait jamais trouvé le moyen de leur poser ces questions sans avoir l’air de les sonder comme pour chercher à se gagner leur soutien, ce à quoi il se refusait absolument. Assis face au colonel, il la fixait droit dans les yeux. « Je compte obéir aux ordres qu’on me donnera. J’aurai sans doute quelques suggestions à faire, ainsi qu’une proposition en vue d’une opération précise, mais j’ignore comment elles seront accueillies. Est-ce cela que vous vouliez savoir ?

— En grande partie. » Carabali scruta Geary un bon moment. « Je me garderai bien de faire insulte à votre intelligence en feignant de croire que nous ignorons tous les deux que vous n’êtes pas seulement un officier de la flotte. Vous pouvez choisir de vous plier à ces ordres, mais vous avez d’autres options.

— Et vous voulez savoir si j’envisage de les adopter ? »

Carabali hocha la tête, le visage toujours aussi impassible.

Geary secoua la sienne. « Non, colonel. Aucune, en tout cas, qui pourrait contrevenir à mon serment à l’Alliance. Est-ce assez clair ?

— De votre part, oui. » Carabali s’interrompit encore. « Certains messages discrets circulent dans la flotte, laissant entendre que vous ne comptez pas vous contenter d’obéir aux ordres.

— Les gens entendent ce qu’ils ont envie d’entendre, colonel. Je n’y vois pas d’inconvénient, tant que cela ne les pousse pas à des agissements qui pourraient nuire à l’Alliance.

— Qu’entendez-vous exactement par “nuire à l’Alliance” ? » insista Carabali.

Geary se rejeta en arrière en secouant la tête. « La plus grande force de l’Alliance n’a jamais été sa flotte, le nombre de ses systèmes stellaires ni l’immensité de sa population. Mais les principes auxquels nous croyons et nous soumettons. Je ne fomenterai pas un coup d’État, colonel, et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour empêcher qu’on en fomente un en mon nom. » Geary ne craignait pas que l’écho de ces dernières paroles revînt aux oreilles de ses partisans les plus égarés. Après tout, c’était ce qu’il avait dit à Badaya.

Carabali l’étudia puis hocha la tête. « Vous efforcerez-vous de garder le commandement de la flotte ?

— Oui.

— Alors même que vous ne l’avez assumé que par obligation dans le système mère syndic ?

— Oui. » Geary se permit un petit sourire. « J’ignorais que ça se voyait à ce point.

— Ce n’était pas le cas. » Carabali eut à son tour un sourire fugitif. « J’ai pour habitude de m’efforcer de percer la carapace des officiers de la flotte. La vie de mes fantassins en dépend. » Elle afficha de nouveau un visage de bois. « Croyez-vous pouvoir mettre fin à cette guerre ? »

Geary s’apprêta à répondre puis lui jeta un regard interrogateur. « Vous avez dit “mettre fin”, pas “gagner”.

— J’ai posé la question que j’entendais poser, capitaine.

— Je devais m’en assurer. » Geary se pencha légèrement pour scruter le visage de son interlocutrice, mais il n’y lut que le masque du professionnalisme. « Je continue d’en apprendre beaucoup sur le pourquoi de cette guerre et sur ce que la flotte et l’Alliance ressentent à son égard. »

Carabali porta la main à son menton et le massa longuement comme si elle réfléchissait au problème. « Je combattrai aussi longtemps qu’il le faudra pour protéger l’Alliance. Cela dit… je suis lasse de décider du sort des gens, de la vie ou de la mort d’autrui. Le fardeau est trop lourd.

— Je sais. Vous pouvez m’en croire.

— En effet, mais pas de la même façon que moi. La flotte offre certains luxes que ne permet pas le combat au sol, et votre passé diffère considérablement du nôtre. Vous avez grandi en temps de paix et, jusqu’à Grendel, toute votre carrière dans la flotte s’était déroulée dans la paix. » Elle détourna les yeux, donnant l’impression de fixer le néant. « Puis-je vous raconter une histoire ? Celle d’un certain lieutenant, née pendant la guerre, qui s’était enrôlée pour marcher sur les brisées de sa grand-mère et de son père. Au cours d’une de ses premières missions, son peloton et elle ont été coupés du reste de son unité. L’air était toxique, saturé d’agents chimiques syndics. L’énergie de leur cuirasse de combat commençait à faiblir et, si elle ne parvenait plus à alimenter les supports vitaux, tous mourraient. »

Geary dévisagea le colonel, dont le visage ne trahissait toujours rien. « Situation épouvantable, même pour un officier chevronné.

— En effet. Je ne vous ai pas encore dit que le peloton du lieutenant avait investi un fortin syndic encaissé et capturé un certain nombre de ses défenseurs. Les réserves d’énergie des cuirasses de ces Syndics étaient encore pratiquement intactes, et le sous-off du lieutenant lui laissa entendre qu’il serait possible de bricoler un dispositif permettant de pomper cette énergie pour la transférer dans leurs propres cellules. »

Le colonel marqua une nouvelle pause oratoire, le temps que Geary, non sans réprimer un frisson, s’imprègne de la situation. « Mais, leurs cuirasses vidées de leur énergie, ces prisonniers syndics mourraient.

— Ou il faudrait les massacrer pour leur interdire d’agresser les fantassins en prenant conscience du sort qui les attendait, renchérit Carabali. Le lieutenant savait que c’était la seule décision à prendre, mais aussi qu’elle la hanterait toute sa vie durant.

— Qu’a-t-elle fait ?

— Elle a hésité, déclara Carabali sur un ton aussi détaché que si elle délivrait un rapport de routine. Et son sous-off, un fumier de sergent aussi impitoyable que peut l’être un soudard, lui a suggéré de sortir un instant du fortin pour voir si elle ne pourrait pas rétablir les communications avec le reste des forces de l’Alliance. Le lieutenant a sauté sur l’occasion, parfaitement consciente de ce à quoi elle consentait en réalité, et elle a patienté devant la porte jusqu’à ce que le sergent ressorte avec assez de cellules d’énergie chargées à bloc pour permettre à sa cuirasse de combat de continuer à fonctionner. Tout le peloton disposait apparemment d’assez d’énergie, à présent, pour regagner les lignes de l’Alliance. Le lieutenant a pris la tête et tous sont rentrés le même soir. Personne ne leur a demandé comment il se faisait que leurs cellules d’énergie avaient duré si longtemps. Et le lieutenant a été décorée pour avoir réussi à sauver son peloton dans des conditions aussi précaires. »

Machinalement, le regard de Geary se porta sur le sein gauche de l’uniforme de Carabali, en quête du ruban qui peut-être rappelait cet événement.

Mais le colonel poursuivit d’une voix blanche : « Le lieutenant ne porte jamais cette médaille ni son ruban.

— Est-elle jamais retournée dans ce fortin ?

— Inutile. Elle savait déjà ce qu’elle y trouverait. » Carabali désigna l’hologramme des étoiles d’un signe de tête. « Quelque part en ce moment même, un autre lieutenant de l’Alliance est confronté au même dilemme, capitaine Geary. Quelque part, un foutu officier syndic est en train de prendre une décision similaire parce que c’est la seule possible. On a déjà pris trop de décisions de ce genre.

— Je comprends.

— Laquelle prendrez-vous, capitaine ? » Carabali reporta le regard sur lui. « Pouvez-vous mettre fin à cette guerre dans des conditions acceptables ?

— Je n’en sais rien. » Au tour de Geary de montrer les étoiles. « Ce que je proposerai dépendra en grande partie de ce qu’il adviendra entre ici et l’espace de l’Alliance, mais, pour l’instant… Colonel, je vais devoir vous demander de n’en point parler hors de ces murs.

— Bien sûr, capitaine.

— Pour l’instant, semble-t-il, il me faudra sans doute envisager très sérieusement de hasarder de nouveau cette flotte, dès que je l’aurai conduite en lieu sûr. Je ne sais trop comment le prendront les dirigeants de l’Alliance ni, par le fait, ses officiers eux-mêmes. »

Carabali se renfrogna légèrement. « Très mal, si cette initiative venait de tout autre que vous. Mais vous vous êtes gagné un énorme capital de confiance, capitaine.

— Malgré la perte de nombreux vaisseaux ?

— Votre conception du mot “nombreux” diffère beaucoup de celle des gens qui sont nés pendant la guerre, capitaine. » Carabali toucha de l’index les insignes de son grade. « Ceux-là appartenaient à ma grand-mère et mon père. Tous deux sont morts au combat avant d’avoir pu les transmettre personnellement à l’un de leurs enfants. J’avais espéré briser cette malédiction familiale, mais, capitaine Geary… déclara-t-elle en rivant son regard dans le sien, si ma mort au champ d’honneur garantissait à mes enfants le droit de ne pas les porter parce que la guerre aurait pris fin dans des conditions tolérables pour la population de l’Alliance, je ferais volontiers ce sacrifice. C’est là le point crucial, capitaine. Nous consentons depuis longtemps à mourir, mais ce consentement est désormais entaché de désespoir, car nos sacrifices restent sans effet. Nous comptons sur vous pour leur donner un sens, si jamais nous devons en arriver là. »

Geary opina, une boule au creux de l’estomac. « Je vous promets de faire de mon mieux.

— Vous l’avez toujours fait, capitaine. Et, si vous tenez votre promesse de ne pas violer votre serment à l’Alliance, les fantassins de cette flotte feront aussi de leur mieux. »

Cette fois, Geary fronça les sourcils. Il lisait entre les lignes. « Voilà une déclaration bien ambiguë de votre part, colonel.

— En ce cas, je vais clarifier mes propos : si jamais vous donniez l’ordre d’agir contre le gouvernement de l’Alliance, mes officiers et moi-même ferions tout ce qui est en notre pouvoir pour empêcher les fantassins de s’y plier.

— Ça ne devrait pas poser de problème, puisque je n’ai pas l’intention de donner cet ordre.

— Alors nous nous comprenons. » Carabali détourna un instant le regard, pensive, les yeux voilés. « Mais, si nous recevions celui de vous arrêter… alors ça deviendrait épineux. Obéir à un ordre légitime devrait pourtant être simple. Mais pas si vous avez respecté votre serment. Voilà très longtemps, un sage a dit que tout est simple dans la guerre, mais que tout ce qui paraît simple peut devenir compliqué. Comme en l’occurrence, par exemple. Est-il légitime d’arrêter un officier aux états de service sans tache en raison de ce qu’il pourrait faire ? Les avocats civils et militaires pourraient en débattre éternellement. Comme vous l’avez dit, l’Alliance ne vaut que par les principes que nous chérissons. Et les droits civiques en font partie depuis toujours.

— C’est vrai, colonel. » Geary se leva. « Je vous promets de faire mon possible pour éviter un tel conflit entre vos ordres et vos principes. Nous sommes du même bord et, très sincèrement, je m’en félicite.

— Moi aussi, capitaine. » Carabali se leva à son tour. « Vous n’êtes pas trop nul pour un calmar de l’espace.

— Merci, colonel. J’en ai autant à votre service. » Carabali esquissa encore un sourire fugace, puis se mit au garde-à-vous et salua. Alors qu’elle s’apprêtait à couper la communication, Geary reprit la parole : « Il y a une autre décision que votre lieutenant aurait pu prendre. »

Carabali opina. « Mon lieutenant l’a toujours su, capitaine, mais celle à laquelle elle s’est résignée l’a toujours révoltée. Avec votre permission, capitaine. » Le colonel de l’infanterie salua de nouveau puis son image s’effaça.

Geary se rassit lentement. Il avait l’impression qu’il jonglait avec cent balles en même temps et que l’Alliance volerait en éclats s’il en laissait tomber une seule.

Il remonta sur la passerelle une heure avant le saut pour Atalia. La flotte de l’Alliance était disposée en une formation de combat composée d’un corps principal flanqué de part et d’autre d’une force de soutien, et prête à réagir au cas où la flottille de réserve syndic la guetterait de l’autre côté. Geary la passa en revue, parcourut de nouveau les relevés de sa situation logistique en tiquant à la vue des faibles réserves de cellules d’énergie et de munitions, puis appela ses commandants. « Préparez-vous à toute éventualité à notre émergence. Si les Syndics sont sur place, engagez le combat avec toutes les cibles à votre portée en recourant à toutes les armes disponibles. Ils se trouveront plus vraisemblablement à faible distance du point de saut, et nous disposerons alors d’une marge de manœuvre pour occuper une position propice avant d’attaquer. Nous nous reverrons à Atalia puis à Varandal.

— Quinze minutes avant le saut », annonça un officier de quart.

Rione se leva du fauteuil de l’observateur pour se pencher par-dessus le dossier de celui de Geary. « Dois-je prendre la peine de vous demander pourquoi une flotte dans l’état de la nôtre envisage d’attaquer à Atalia au lieu de piquer directement sur le point de saut pour Varandal ?

— Parce que les Syndics se seront sûrement préparés à notre tentative pour les contourner, répondit Geary. Ne vous méprenez pas. Si jamais l’occasion s’en présentait, je foncerais vers le point de saut. Mais je ne m’attends pas à ce qu’on nous en laisse le loisir.

— Ils ne nous arrêteront pas », affirma calmement Desjani.

Rione la dévisagea longuement avant de répondre : « Je vous crois. » Puis elle regagna son siège, laissant une Desjani perplexe qui, les sourcils froncés, cherchait visiblement, et futilement, un sens caché à cette réponse.

Geary regarda défiler les secondes du compte à rebours à mesure que la flotte se rapprochait du point de saut puis donna l’ordre : « À tous les vaisseaux, sautez pour Atalia. »

Dans trois jours et dix-huit heures, ils sauraient enfin ce qui les attendait dans le dernier système stellaire syndic qu’il leur faudrait traverser sur le chemin du retour.


L’espace du saut a de nombreux aspects négatifs. Cette sensation de démangeaison, déjà, qui empire à mesure que le séjour se prolonge, que la plupart des gens décrivent comme l’impression de se sentir à l’étroit dans sa peau. Puis cette autre impression, elle aussi sans cesse croissante, de présences invisibles rôdant à la périphérie de votre vision. Et toujours, si bref soit le transit, cette grisaille infinie, ce néant qu’aucune étoile ne vient éclairer.

Et ces bizarres lumières qui s’embrasent aléatoirement pour une raison inconnue. Aucun moyen d’explorer l’espace du saut n’ayant encore été inventé, elles restent une énigme. En les regardant, comme il le faisait à présent, Geary ne pouvait s’empêcher de songer à la légende qui voulait que son esprit eût été naguère, durant les longues années où son organisme congelé avait reposé dans le sommeil de l’hibernation, une de ces lumières.

Toutefois, l’espace du saut avait le singulier mérite de rester toujours opaque et identique à lui-même. Isolés dans ses étranges confins, les vaisseaux parvenaient tout juste à échanger des messages extrêmement simples, sans jamais rien voir, littéralement, de l’espace conventionnel. En réfléchissant aux événements quasiment incessants qui s’y déroulaient, Geary accueillait parfois avec plaisir la paix relative qu’offrait cet isolement.

Mais on ne reste pas éternellement dans l’espace du saut. Tôt ou tard, il vous faut affronter le monde réel.

« Nous arrivons à Atalia dans deux heures. » Desjani était plantée devant lui dans sa cabine. L’hologramme des étoiles flottait entre eux. « Le combat sera rude.

— J’espère seulement que cette flottille de réserve est moins importante que dans l’estimation d’Iger, et qu’elle n’est pas alignée devant le point de saut de manière à nous frapper aussitôt de toutes ses forces. » Geary se leva, activa l’hologramme et afficha l’image de la flotte telle qu’un observateur aurait pu la voir dans l’espace du saut : des rangées de gros vaisseaux et des nuées de destroyers et de croiseurs entourant douillettement les massifs auxiliaires survivants.

Sa flotte. Il n’aurait pas dû la regarder sous cet angle, mais il ne pouvait pas s’en empêcher. Il l’avait amenée jusque-là et, si les vivantes étoiles le voulaient, il la reconduirait chez elle. Mais que se passerait-il ensuite ?

« À quoi pensez-vous ? demanda Desjani.

— J’aimerais ne pas avoir pas à faire ce à quoi je me sens contraint.

— Remettre à d’autres le commandement de la flotte à Varandal ? Ça n’arrivera pas, à mon avis, capitaine.

— Je ne suis qu’un capitaine. D’une très grande ancienneté, certes, mais rien qu’un capitaine.

— Vous êtes le capitaine Geary. Le John Geary. Ça change tout. »

Il poussa un long soupir. « Mais, si je conserve son commandement… »

Desjani arqua un sourcil inquisiteur. « Vous avez décidé de la suite des événements ?

— J’y ai réfléchi. Il n’y a qu’une seule initiative que nous puissions prendre si nous réussissons à rentrer. Si nous leur en laissons le temps, les Syndics se remettront des coups que nous leur avons portés. Nous avons détruit leurs chantiers navals de Sancerre, mais ce sont loin d’être les seuls où ils construisent des vaisseaux. Chaque jour qui passe leur permet de compenser un peu plus leurs pertes. Autant dire qu’il nous faudra les frapper à nouveau le plus tôt et le plus rudement possible, pendant qu’ils sont encore déstabilisés. » Il fit la grimace. « Je parle de leurs chefs, naturellement. La source même de leur pouvoir, cette flotte qui leur a permis de nous attaquer et d’asservir leurs populations, sera dispersée pour un bon moment après Atalia, espérons-le. Nous ne pouvons certes pas vaincre tous leurs systèmes stellaires l’un après l’autre parce qu’ils sont foutrement trop nombreux, mais nous ne jouirons jamais d’une meilleure occasion de décapiter toutes les têtes pensantes des Mondes syndiqués. »

Desjani eut un sourire sinistre. « Il va falloir y retourner. » Elle tendit la main pour enfoncer quelques touches, et une représentation d’une vaste portion de la Galaxie se substitua aux images de la flotte. Une étoile, assez distante de Varandal et mise en relief par l’hologramme, brillait d’un éclat plus vif que les autres. « Au système mère syndic. Mais, cette fois, ce sera différent.

— Ouais. Une fois la flotte réapprovisionnée et nos pertes remplacées dans la mesure du possible. » Geary haussa les épaules. « C’est du moins ce que je préconiserais. Même si je n’en ai aucune envie. »

Tanya lui jeta un regard qui lui fit comprendre, l’espace d’un instant, qu’elle savait pertinemment de quoi il avait envie, mais que ni elle ni lui n’étaient encore autorisés à suivre cette voie. Puis cette lueur s’éteignit et il se retrouva de nouveau face au capitaine Desjani. « Ensuite seulement nous pourrons nous occuper des extraterrestres.

— En ce cas, tâchons de décider de la manière dont nous nous y prendrons. Du moins s’ils ne nous ont pas directement attaqués entre-temps. Si nous rentrons chez nous. Si je reste aux commandes de la flotte. Les hypothèques sont nombreuses. C’est complètement dément, ne trouvez-vous pas ? Nous avons échappé maintes fois à la destruction en nous efforçant de nous soustraire au piège tendu par les Syndics, et voilà que je propose d’y retourner. »

Desjani sourit à nouveau. « Si votre démence est contagieuse, j’espère que vous mordrez tous les amiraux que vous croiserez. »

Geary ne put réprimer un rire. « Nous mettons la charrue devant les bœufs. Nous sommes encore à un saut et une flottille de réserve syndic de l’Alliance.

— Eh bien, capitaine Geary, préparons-nous à botter le cul de quelques Syndics afin de pouvoir effectuer ce saut.

— Ça me paraît une excellente idée, capitaine Desjani. Montons sur la passerelle. »


Deux heures plus tard, Geary regardait s’écouler les dernières secondes du compte à rebours avant que la flotte de l’Alliance ne quitte l’espace du saut. En se demandant si ses pires appréhensions n’allaient pas se vérifier, si des rafales de missiles et de mitraille n’allaient pas accueillir la flotte de l’Alliance dès son émergence dans l’espace conventionnel d’Atalia. Auquel cas, si jamais cette version à échelle réduite de l’embuscade qui l’avait conduit à prendre le commandement de ce qui restait de la flotte dans le système mère syndic se produisait, il pourrait s’estimer heureux de conserver en un seul morceau la moitié de ses vaisseaux dès le début de l’engagement.

« Parés à quitter l’espace du saut, annonça la vigie des opérations.

— Soyez prêts à faire feu, ordonna Desjani. Réglez les armes en tir automatique dès qu’elles identifient des cibles à l’intérieur de leur enveloppe d’engagement. »

Les mêmes ordres étaient transmis à tous les vaisseaux. Assis dans son fauteuil, Geary, tendu, se demandait si dans quelques secondes la flotte de l’Alliance n’allait pas se jeter dans la mêlée la plus désespérée qu’elle ait connue depuis qu’elle avait quitté le système mère syndic.

« Sortie de l’espace du saut dans cinq, quatre, trois, deux, une seconde. Émergence. » Les étoiles réapparurent.

L’Indomptable fit un saut de carpe, tandis que les autres vaisseaux se préparaient à une manœuvre évasive préétablie. Il fallut à Geary un bon moment pour comprendre ce qu’il avait sous les yeux, à mesure que les senseurs de la flotte réactualisaient rapidement les données de son hologramme.

La première information qui lui apparut clairement, c’est qu’aucune arme ne tirait. Puis il constata l’absence de tout vaisseau ennemi à proximité du point de saut. Il marmonna une prière de remerciement puis réduisit l’échelle de son hologramme pour tenter de découvrir où se planquaient les Syndics dans ce système stellaire.

Système frontalier, Atalia avait déjà été le théâtre de nombreux heurts entre les Mondes syndiqués et l’Alliance. La plupart des épaves consécutives à ces accrochages s’étaient lentement répandues, à la dérive, dans le vide interplanétaire. Les carcasses de vaisseaux de guerre amis et ennemis s’y accumulaient depuis près d’un siècle.

Mais des champs de débris en expansion encore assez denses, quelques essaims de capsules de survie et un petit nombre de vaisseaux syndics endommagés s’y éparpillaient aussi selon un arc en dents de scie s’étirant depuis la septième planète jusqu’au point de saut pour Varandal. « Séquelles d’un combat ? s’interrogea Geary à haute voix.

— D’un combat qui dure encore », rectifia Desjani.

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