Sept

Les visites au lieutenant Iger étaient d’ordinaire riches d’enseignements et quelquefois très surprenantes. Jamais de façon très agréable, si Geary se fiait à sa propre expérience, mais les nouvelles déplaisantes se révèlent souvent d’une importance critique.

Dans la mesure où Iger n’avait pas l’air content à son arrivée, Geary en déduisit qu’il s’agissait encore d’une mauvaise nouvelle. « Annoncez-moi que la guerre civile dans ce système stellaire ne nous créera plus d’ennuis, lieutenant.

— Euh… non, capitaine. Elle ne devrait plus nous en poser. Il s’agit d’un problème tout à fait différent.

— Oh. Merveilleux ! Un gros problème ?

— Oui, capitaine. Très gros. »

Sentant poindre une migraine, Geary se massa la nuque. « Très bien. Accouchez.

— Nous avons analysé les communications syndics dans ce système stellaire, capitaine Geary, commença Iger. C’est-à-dire les messages qui avaient déjà été émis à notre arrivée. C’est la procédure standard, destinée à identifier les échanges courants et les communications importantes, pour tenter de les décrypter et de les déchiffrer de notre mieux. Nous avons tout de suite remarqué une concentration de communications à très haute priorité nettement supérieure à la normale. Encore une fois, c’était avant l’effondrement de l’autorité centrale. »

Geary hocha la tête. La limitation de la vitesse de la lumière posait d’habitude un problème, mais pas quand on tentait d’intercepter des messages émis quelques heures ou jours plus tôt, avant que quiconque dans le système stellaire ait eu vent de l’irruption de l’ennemi. Ceux-là continuaient de sortir du système à la vitesse de la lumière, il suffisait de les trouver. « Une idée de leur teneur ? Les Syndics pensaient que nous venions ici et ça devait les turlupiner.

— Non, capitaine, pas tous. Nous avons réussi à décoder partiellement certains des messages à haute priorité interceptés. » Iger se retourna pour taper sur des touches et afficher une succession de lignes de données. « Ce sont les transcriptions de transmissions orales et de messages textuels sous diverses formes. Ces communications officieuses sont souvent les plus utiles parce que les gens parlent sans réfléchir. Il y a dans ce fatras plusieurs allusions à quelque chose que nous n’avions encore jamais rencontré. Ici, là et encore là. »

Geary parcourut les lignes indiquées en fronçant les sourcils. « Flottille de réserve ? Vous n’aviez jamais entendu les Syndics employer ces termes ?

— Non, capitaine. Une recherche dans les bases de données du renseignement n’a permis d’identifier que trois occurrences de cette formule au cours des dernières décennies. Nous ne disposons d’aucune donnée réelle, seulement de la certitude que les Syndics se sont servis de la désignation “flottille de réserve”, sans aucun moyen de déterminer ce qu’elle recouvrait exactement. » Iger pointa une autre ligne. « C’est un bon de commande. Nous avons réussi à décoder une bonne partie de ce message parce que nous savons comment les Syndics formatent ces demandes de fournitures et que nous connaissons donc la signification de certains paragraphes. Ces lignes-ci relèvent globalement de la requête, et cette partie-là se rapporte à la demande qu’Héradao devait censément satisfaire. La rigidité de leur logistique est caractéristique des Syndics. Si l’on veut approvisionner en vivres un croiseur de combat de classe D pour une soixantaine de jours, on commande une quantité x de telle denrée, une quantité y de telle autre et ainsi de suite.

— Une masse effroyable de x et de y, dirait-on, fit remarquer Geary en parcourant le bon.

— Oui, capitaine. » Iger expira longuement. « Si l’on part du principe qu’il s’agit effectivement d’une demande d’approvisionnement standard pour soixante jours, courante chez les Syndics, et du panachage habituel d’unités combattantes, cette requête tendrait à couvrir les besoins d’une force composée de quinze à vingt cuirassés, quinze à vingt croiseurs de combat et entre cent et deux cents croiseurs lourds, croiseurs légers et avisos. »

Geary sentit diverses réactions, dont certaines très négatives, se faire jour en lui. Comment les Syndics pouvaient-ils encore disposer d’une flotte de cette envergure ? La sienne avait combattu héroïquement et sans doute subi de sérieuses pertes, mais au moins le chemin du retour semblait-il enfin dégagé. Jusque-là. Il s’efforça de se concentrer sur les questions les plus constructives. « Ça n’a absolument aucun rapport avec celle que nous venons de détruire ?

— Non, capitaine. C’était destiné à l’extérieur du système.

— Vous en concluez donc qu’il existe encore une force syndic de cette importance dans un système stellaire voisin ?

— Oui, capitaine. » Il fallait au moins reconnaître à Iger qu’il ne cherchait pas à tourner autour du pot pour annoncer les mauvaises nouvelles.

« Comment ? Comment les Syndics auraient-ils pu rassembler une force de cette dimension sans que nos services du renseignement en aient eu vent avant aujourd’hui ? »

Iger pointa de nouveau l’index. « Nous ne pouvons que le pressentir, capitaine, mais il me semble que nous visons juste. Certains échanges de messages, concernant selon nous cette flottille de réserve, font allusion à deux systèmes stellaires. Surt et Embla.

— Surt ? Embla ? » Ces noms lui étaient vaguement familiers, sans qu’il s’en rappelât la raison. « Où se trouvent-ils ? Pas moyen de m’en souvenir.

— Parce qu’ils sont très éloignés de l’espace de l’Alliance, expliqua Iger en s’approchant de l’hologramme des étoiles qui flottait tout près. Là. Sur la frontière syndic la plus éloignée. »

Brusquement, tout se mettait en place. « Une flottille de réserve. Maintenue par les Syndics sur leur frontière avec les extraterrestres au cas où ceux-ci les attaqueraient.

— Oui, capitaine, admit Iger. C’est sans doute l’explication la plus logique. Une flotte à ce point distante que l’Alliance a été incapable de recueillir des indications sur elle et ne s’est jamais doutée de son existence. Mais, maintenant, les Syndics redoutent tellement de nous voir rentrer chez nous avec la clé de leur hypernet qu’ils l’ont rappelée pour tenter de nous barrer la route.

— Malédiction ! Manquait plus que ça !

— En effet.

— Une petite idée de sa position actuelle ? demanda Geary en scrutant l’hologramme.

— Pas bien loin d’ici, avança Iger. Dans un système stellaire à un ou deux sauts d’Héradao. C’est notre estimation la plus précise. Ou du moins s’y trouvait-elle encore récemment.

— Kalixa ? Depuis Dilawa, c’était une des destinations qui s’offraient à nous. Elle aurait pu y défendre le portail de l’hypernet et celui-ci lui aurait permis de changer rapidement de position si nous décidions finalement d’éviter Kalixa. »

Iger opina. « C’est une bonne déduction, capitaine. Mais les vaisseaux de la flottille de surveillance d’Héradao ne tarderont pas à gagner Kalixa pour lui apprendre que nous sommes ici, de sorte qu’elle va sûrement se poster dans un système stellaire sur notre route pour tenter de nous bloquer le passage. »

Encore une rude bataille à livrer, donc, contre une flotte peut-être expérimentée et pleinement approvisionnée en cellules d’énergie et en munitions. La colère que lui inspirait ce coup du sort se dissipa lorsque Geary songea à ce qu’il serait advenu si la flotte était tombée sur cette flottille de réserve sans avertissement préalable.

« Lieutenant Iger, vous avez fait du très beau travail, votre équipe et vous. Cette information est d’une importance cruciale. Bien joué. »

Iger rayonnait. « Merci, capitaine. Je veillerai à transmettre vos éloges à tous ceux du service. » Puis l’officier parut mal à l’aise. « Je reste conscient que la priorité est de nous inquiéter des conséquences de tout cela pour la flotte, mais, si les Syndics ont maintenu pendant on ne sait combien de temps une force importante le long de leur frontière avec ces extraterrestres, ils avaient sans doute de bonnes raisons de redouter leurs agissements. Que se passera-t-il s’ils s’aperçoivent que cette flottille ne la garde plus ?

— Excellent raisonnement, lieutenant. Mais je suis bien certain qu’ils le savent déjà. » Geary montra les symboles désignant les portails. « S’ils sont capables de détourner de leur destination des vaisseaux empruntant l’hypernet syndic, ils doivent aussi savoir quand ces vaisseaux l’empruntent, et, pour la flottille de réserve, c’était le seul moyen de revenir de si loin en un laps de temps relativement bref.

— Ils savent donc qu’ils ont un créneau. » Iger se mordilla la lèvre. « Et, si nous détruisons cette flottille de réserve, ce que nous serons contraints de faire si nous la croisons, ce créneau aura la taille d’une supernova. »

Geary étudiait le territoire des Mondes syndiqués représenté sur l’hologramme en se dépeignant ce qui risquerait d’arriver si les dirigeants syndics perdaient leur emprise sur des systèmes stellaires dissidents, si leur flotte se trouvait trop affaiblie pour défendre leur territoire et si les extraterrestres décidaient d’attaquer sur ces entrefaites. À ce qu’il savait de l’histoire, les empires n’étaient puissants que dans la mesure où ils étaient capables de mettre au pas leur population ; c’était un truisme. S’ils en perdaient la capacité, ils s’écroulaient très vite, et les Mondes syndiqués avaient tout d’un empire sauf le nom.

Pour ramener la flotte chez elle, il lui faudrait donc anéantir cette flottille de réserve. Mais, ce faisant, il risquait de déclencher une réaction en chaîne au terme de laquelle nombre de systèmes stellaires contrôlés par les Syndics finiraient comme Héradao.

« Capitaine, avons-nous une petite idée des intentions de ces extraterrestres ? demanda Iger, interrompant le train de ses pensées.

— Non, lieutenant. Seulement des conjectures fondées sur quelques rares faits tangibles. Et aucune idée non plus de leurs capacités, facteur non moins négligeable que leurs intentions. Nous ne savons quasiment rien d’eux. Si nous croisons cette flottille de réserve, il nous faudra capturer autant d’officiers supérieurs que possible pour tenter de découvrir ce qu’ils savent. Peut-être seront-ils informés de ce que les Syndics ont réussi à apprendre sur ces extraterrestres.

— Vraisemblablement, capitaine, acquiesça Iger avant d’afficher une moue agacée. Mais vous seriez surpris du nombre de gens qui s’obstinent, de peur de les compromettre, à maintenir des informations aussi essentielles que celle-là sous le boisseau, et à les cacher à ceux à qui elles seraient le plus utiles.

— Encore aujourd’hui ? Enfer, bien entendu ! C’était probablement déjà le cas du temps où les mulets persans authentiques faisaient du tapage. »


Il était temps de tenir une autre conférence stratégique. Sans doute le révulsaient-elles moins qu’autrefois, mais il n’en restait pas moins conscient que certains des officiers dont les images venaient d’apparaître autour de la table virtuelle complotaient activement contre lui et les vaisseaux de la flotte. La plupart de ses commandants affichaient malgré tout une mine réjouie, due tant à la dernière victoire qu’à l’imminence du retour.

Hélas, il était également temps de leur annoncer la mauvaise nouvelle. « J’ai requis la présence du lieutenant Iger du service du renseignement afin qu’il puisse vous informer tous d’une affaire dont lui et moi avons déjà débattu. » Geary se rassit en faisant signe à Iger. Dans la mesure où il connaissait la teneur de ses informations, il eut tout le loisir d’observer les réactions des officiers à cette annonce.

L’enjouement céda la place à l’incrédulité puis à une colère unanime.

Le capitaine Armus exprima oralement le sentiment général : « Comment nos renseignements ont-ils pu commettre une erreur aussi monumentale ?

— Comme l’a expliqué le lieutenant Iger, cette flottille de réserve était cantonnée si loin de l’espace de l’Alliance qu’aucune indication détectable ne signalait son existence, répondit Geary.

— Pourquoi ? s’enquit le commandant du Risque-tout. Elle représente un bon nombre de vaisseaux, et je suis bien certain que les Syndics ont eu recours à elle à diverses occasions par le passé. Pourquoi la faire stationner le long de la frontière syndic la plus éloignée de l’Alliance ?

— Nous ne pouvons que hasarder des hypothèses sur leurs mobiles », déclara Geary. Il disait la vérité, stricto sensu. Tout ce qu’on savait sur ces extraterrestres était pure spéculation. « Mais ils l’ont pourtant fait, et, maintenant, ils ont ramené cette flottille dans les parages.

— Où se trouve-t-elle ? demanda le commandant du Dragon à Iger.

— Quelque part dans un rayon d’un ou deux sauts à partir d’Héradao. »

Geary afficha l’hologramme des étoiles de cette région de l’espace. « En arrivant à Héradao, nous nous demandions, le capitaine Desjani et moi, pourquoi la flottille syndic avait laissé le chemin pour Kalixa dégagé. Peut-être était-ce parce que la flottille de réserve nous y attendait. Si nous avions opté pour cette destination, la flotte syndic nous aurait emboîté le pas et nous nous serions retrouvés pris entre deux feux. Piégé entre deux puissantes forces ennemies.

— Une ruse syndic typique, se lamenta Badaya. Combien de temps attendront-ils de nous voir apparaître à Kalixa ? »

Desjani montra l’hologramme. « Un aviso ennemi posté non loin du point de saut pour Kalixa l’a emprunté après notre victoire sur la flotte syndic. Un second y attend encore de voir quel itinéraire nous choisirons en partant, et deux autres stationnent toujours, bien sûr, près de celui pour Padronis. »

Badaya étudia l’hologramme puis opina du chef. « Atalia. Ils sauront que nous avons sauté vers Padronis et que nous ne pouvons pas gagner Kalixa depuis ce système. Ils tenteront donc de nous bloquer la route à Atalia puisque nous sommes contraints d’y passer.

— C’est une assez raisonnable évaluation de la situation, convint Geary. Le lieutenant Iger et moi sommes parvenus à la même conclusion.

— Nous passons manifestement sous silence quelques bévues majeures, lâcha le capitaine Kila sur un ton doucereux, en harmonie avec ses propos. On aurait soi-disant loupé une flottille syndic composée de vingt cuirassés et de vingt croiseurs de combat ? » Le lieutenant Iger s’apprêtait à lui répondre, visiblement mal à l’aise. « Non, lieutenant, vos excuses ne m’intéressent pas. Si vous étiez un officier de terrain, vous seriez déjà relevé pour incomp…

— Capitaine Kila. » Le seul ton de Geary suffit à la faire taire. « Le lieutenant Iger travaille pour moi, pas pour vous. Sans ses efforts et ceux de ses subordonnés, nous ne saurions même pas que cette flottille existe. »

Kila lui décocha un regard noir. « Juste en passant, en ce cas, capitaine Geary… Vous n’êtes pas pour tenir les gens responsables de leurs manquements ? »

Quelque chose craqua en Geary. « Si tel était le cas, capitaine Kila, je vous tiendrais responsable de la perte du croiseur de combat Opportun. »

Silence de mort.

Du coin de l’œil, Geary surprit le regard d’avertissement de Desjani. Il savait que, si elle l’avait pu, elle l’aurait mis en garde de vive voix. Tu ne peux pas condamner un officier de cette flotte pour sa trop grande agressivité. Aucun de tes officiers ne le tolérerait, même aujourd’hui.

Kila semblait encore chercher une repartie cinglante.

Le capitaine Caligo prit la parole avant qu’elle eût trouvé ses mots. « Nous devons nous concentrer sur l’avenir, pas sur le passé. Ce sont les Syndics nos ennemis, pas nos collègues officiers. »

Constatation qui n’avait rien d’extraordinaire, mais qui fit peut-être retomber la tension pour cette raison précise.

« Caligo a raison, déclara le commandant de l’Écume de guerre. Peu importe d’où venaient ces Syndics. Nous allons les trouver à Atalia. C’est tout ce qui compte. »

Geary inspira profondément. « Très bien. Nous n’adopterons une formation de combat définitive qu’avant de sauter de Padronis vers Atalia. Dans le pire des cas, il nous faudra combattre à notre émergence, mais les Syndics semblent avoir renoncé à cette tactique. Dès que nous aurons eu le temps d’évaluer leur position et leur formation, nous nous ébranlerons et nous les laminerons.

— Nous allons cruellement manquer de cellules d’énergie, fit remarquer Tulev. On n’a pas pu empêcher la perte du Gobelin, mais elle a encore aggravé la situation.

— Je sais. C’est précisément pour cela qu’il nous faut absolument l’emporter en dépit des problèmes de logistique. » Compte tenu de leurs plans, cette dernière phrase était peut-être stimulante, mais parfaitement oiseuse. Pourtant il n’avait rien trouvé de mieux.

« Nous sommes meilleurs qu’eux, affirma sereinement Desjani. Nous nous battons plus intelligemment et plus farouchement. » Autour de la table, les officiers se rengorgèrent à ces paroles. Desjani parut ne pas remarquer le regard approbateur que lui adressait Badaya, ni celui, méprisant, de Kila. « Nous l’emporterons encore, parce que nous avons aussi un chef de guerre avec lequel les Syndics ne peuvent rivaliser. »

Ce qui passa comme une lettre à la poste. Tulev lui-même se fendit d’un petit sourire. « Je peux difficilement contredire le capitaine Desjani sur ce dernier point. Compte tenu de ses exploits passés, je fais pleinement confiance au capitaine Geary.

— Merci, fit Geary. Vous savez donc tous, désormais, ce que nous aurons à affronter. Nous vaincrons cette flottille de réserve exactement comme nous avons triomphé de toutes les autres forces ennemies que nous avons rencontrées. Selon moi, il y a fort peu de chances qu’elle nous attende à Padronis, mais nous devrons aussi être parés au combat à notre émergence, juste au cas où. On se reverra là-bas. »

Une fois que toutes les présences virtuelles eurent disparu et que le lieutenant Iger eut quitté le compartiment précipitamment en dissimulant mal son soulagement, Geary se tourna vers Desjani et haussa les épaules avec contrition. « Désolé. Je sais que j’ai perdu mon sang-froid avec Kila.

— C’est ce qu’elle espérait, fit-elle remarquer. C’est une ennemie, capitaine, et vous devez observer avec elle les mêmes règles qu’avec les Syndics. Ne vous laissez pas attirer dans un traquenard.

— D’accord. J’ai pigé. La prochaine fois que je dis une sottise, allongez-moi un bon coup de pied. »

Desjani arqua les sourcils. « Ça risquerait sans doute de m’attirer quelques regards édifiants. Je n’y ai eu droit que trop fréquemment ces derniers temps, chaque fois que j’ouvrais la bouche.

— Euh… ouais. Peut-être devriez-vous vous contenter de m’adresser discrètement un regard comminatoire.

— En suis-je capable ?

— Enfer, oui ! Ne faites pas semblant d’ignorer de quoi je parle.

— Je n’en ai aucune idée. » Desjani se dirigea vers l’écoutille. « Pesez vos mots en présence de Kila. Elle guette la première occasion pour bondir.

— Une dernière chose… » Desjani pila et attendit que Geary poursuive. « La coprésidente Rione m’a demandé de vous remercier de la façon dont vous avez traité le capitaine Fensin. Ça lui a fait le plus grand bien. »

Elle haussa les épaules. « Je n’ai fait que mon travail, capitaine. Contente d’avoir pu prêter assistance au capitaine Fensin.

— Dois-je transmettre une réponse de votre part à la coprésidente ? insista Geary dans l’espoir de briser la glace entre ces deux femmes.

— Non, capitaine. Je ne voudrais pas que vous vous sentiez obligé de lui parler en mon nom. »

Il la regarda partir, pleinement conscient d’être en bonne partie responsable de leur inimitié, mais incapable d’imaginer un moyen de remporter cette bataille.


Restait une dernière chose à faire avant que la flotte ne quitte Héradao. Le même événement s’était reproduit dans tous les systèmes stellaires où elle avait combattu, mais ça ne le rendait pas moins pénible. Geary avait endossé un uniforme d’apparat et se tenait au garde-à-vous dans la soute des navettes, devant une garde de cérémonie composée de fantassins et de matelots vêtus eux aussi de leur plus belle tenue. Tous les bras gauches s’ornaient d’un large brassard noir bordé de chaque côté d’un filet d’or.

Geary se gratta la gorge et s’efforça de s’exprimer d’une voix égale. « Toute victoire a son prix. Nombre de nos camarades sont morts dans ce système stellaire en combattant pour leur patrie, leur famille, leurs convictions et leurs amis qui luttaient à leurs côtés. Nous devons à présent dire adieu aux dépouilles mortelles de ceux qui sont tombés honorablement au combat. Puisse leur souvenir être à jamais honoré, et puissent tous ceux qu’ils laissent derrière eux trouver le réconfort. Leur esprit a d’ores et déjà rejoint leurs ancêtres et, maintenant, leur corps sera confié à l’un des phares que nous ont accordés les vivantes étoiles. Nos prières et notre reconnaissance les accompagnent. »

Le capitaine Desjani sortit des rangs, le visage austère, et pivota pour faire face aux fantassins. « Prêts. » Ils levèrent leur arme. « Feu ! » Réglés sur la décharge minimale, les armes dépêchèrent des éclairs vers le plafond. « Feu ! » Nouveaux éclairs. « Feu ! » Desjani recula d’un pas.

Geary se tourna vers elle. « Larguez les dépouilles mortelles de nos morts honorés pour leur dernier voyage. »

Desjani salua, fit de nouveau demi-tour pour en donner l’ordre et transmettre la même instruction à tous les vaisseaux qui avaient subi des pertes.

La flotte de l’Alliance largua ses défunts : des centaines de capsules contenant chacune un corps, puis la flottille de trépassés prit le chemin de l’étoile Héradao.

Geary entendit Desjani prier à voix basse, et tout autour de lui montaient des murmures identiques. Il patienta un instant, respectueusement, en adressant à mi-voix quelques mots à ses ancêtres au nom des défunts puis vociféra un dernier ordre : « Rompez ! »

Fantassins et matelots s’éloignèrent lentement, en même temps que la majorité de l’assistance. Geary resta planté là sans mot dire, les yeux braqués sur le grand écran qui montrait la multitude de capsules funéraires en train de dériver loin de la flotte.

Desjani vint se placer à ses côtés. « C’est toujours le moment le plus pénible, dit-elle. Celui des adieux.

— Ouais. J’aurais aimé pouvoir les ramener chez eux pour les enterrer sur leur planète mère. »

Elle secoua la tête. « Pas très commode. Il nous aurait fallu enrouler des guirlandes de morts autour des coques de nos vaisseaux. Ça n’aurait eu aucune dignité. Ainsi confiés à l’étreinte d’une étoile, ils jouissent des funérailles les plus honorables qui soient.

— De mon temps, les funérailles dans l’espace n’étaient pas très fréquentes, déclara Geary. Mais il faut dire aussi que nos morts étaient bien moins nombreux.

— C’est le plus sublime des cimetières, insista-t-elle en posant la main sur son cœur. Tout ce dont nous sommes faits provient des astres. Ces morts retournent aujourd’hui à une étoile et, un jour, elle expulsera les éléments qui les constituaient comme l’ont toujours fait les étoiles. Avec le temps, ces éléments se combineront à d’autres pour former de nouvelles étoiles et créer de nouvelles vies. “Des étoiles nous venons et nous retournons aux étoiles”, cita-t-elle. C’est le sort le plus beau, le dernier honneur que nous pouvons rendre à ceux qui sont morts à nos côtés.

— Vous avez raison. » Le plus prosélyte des agnostiques n’aurait pu contredire cette vérité littérale et, si Geary trouvait sans doute ce processus décourageant par sa seule dimension temporelle, il n’en éprouvait pas moins un certain réconfort à l’idée de participer à un cycle éternel, symbolisé par les deux galons d’or ornant chaque côté de son brassard noir de deuil. Lumière, ténèbres, lumière. Les ténèbres n’étaient qu’un passage.

« Et ne perdez jamais de vue que, sans vous, tous les hommes et femmes de cette flotte seraient déjà morts, ou détenus dans un camp de travail syndic avec pour seule espérance la mort au bout du tunnel, loin de leurs êtres chers, ajouta Desjani.

— Je ne suis pas le seul responsable. Sans les initiatives et le courage de ces hommes et femmes, ça ne serait jamais arrivé. Mais merci tout de même. Vous me redonnez des forces quand j’en ai le plus besoin.

— À votre service. » La main de Desjani se posa brièvement sur son bras, près du brassard, puis elle se retira sans rien ajouter.

Geary s’attarda encore un instant pour regarder les capsules disparaître à mesure qu’elles voguaient vers l’étoile.

Quelques heures plus tard, la flotte de l’Alliance sautait pour Padronis, tandis que, sur son erre, les villes et les planètes d’Héradao se convulsaient toujours dans les affres de la guerre civile.


Encore un système stellaire déserté par l’humanité. Padronis n’offrait rien d’utile à la flotte. Geary secoua la tête en prenant connaissance des relevés de ses senseurs relatifs à ce qu’avaient abandonné les Syndics dans un petit poste de secours orbital. Rien de ce qu’il abritait ne valait la peine qu’on ralentît un seul de ses vaisseaux.

Il ne s’était d’ailleurs pas attendu à mieux. Padronis était une naine blanche qui scintillait faiblement dans le vide, sans le cortège de planètes et d’astéroïdes qui gravitent habituellement autour d’une étoile. De temps à autre, comme les naines blanches, elle accumulait trop d’hélium dans sa chromosphère, se changeait en nova, l’éjectait et brillait beaucoup plus fort pendant une brève période. Ces novae sporadiques n’avaient guère profité à ce qui s’en approchait un tant soit peu. Toutes les planètes et tous les astéroïdes avaient été depuis longtemps pulvérisés ou projetés dans les ténèbres du vide interstellaire, à l’exception de cette station orbitale syndic relativement récente et désormais désertée. Un jour, Padronis se changerait de nouveau en nova et cette installation serait elle aussi désintégrée, mais les senseurs avaient analysé la chromosphère et conclu que cet événement ne se produirait que dans un lointain et rassurant avenir.

« Imaginez-vous servant sur ce machin, fit observer Geary à Desjani en montrant l’installation orbitale sur l’hologramme. Les Syndics avaient besoin ici d’un poste de secours pour les vaisseaux qui se déplaçaient encore par sauts successifs d’étoile en étoile, mais ceux qui l’occupaient devaient se sentir monstrueusement isolés. Un système stellaire ne peut guère être plus proche du néant absolu. »

Elle hocha la tête et fit la grimace. « Se retrouver piégé près d’un trou noir serait sans doute un sort encore pire, mais seuls des cinglés de scientifiques s’y risqueraient. Je vous parie qu’ils n’avaient affecté à cette station que des criminels. Vous avez le choix entre Padronis ou un camp de travail. Je me demande combien ont choisi le camp de travail.

— C’est ce que j’aurais fait, je crois. » Geary s’apprêtait à ajouter autre chose quand son écran clignota puis s’éteignit complètement, tandis que la lumière faiblissait sur la passerelle.

« Que s’est-il passé ? demanda instamment Desjani, tout en appuyant sur des touches de contrôle inertes pour tenter d’obtenir des relevés de situation.

— Coupure pare-feu, annonça une vigie d’une voix empreinte de stupeur. Autant que je puisse le dire, tout est coupé à bord sauf les systèmes de secours.

— Pourquoi ?

— Cause inconnue, commandant. Je… Attendez ! L’ingénierie se sert du système de communications par amplificateurs pour nous mettre au courant. Ils affirment que le réacteur s’est mis hors circuit d’urgence. Ils procèdent à des contrôles de tous les systèmes avant de les redémarrer. »

Desjani serra les poings, « Qu’est-ce qui aurait bien pu le provoquer ? »

La vigie de l’ingénierie semblait livide à la lumière tamisée des éclairages d’appoint. « Toujours inconnu. Remercions les vivantes étoiles que le réacteur ait réussi à s’éteindre de lui-même, commandant. Tout ce qui peut déclencher un arrêt d’urgence est de nature très sérieuse. »

Geary rompit le silence qui suivit cette déclaration : « Nous avons évité de justesse une défaillance du réacteur.

— Ça y ressemble. Et c’est catastrophique. » Desjani tourna vers ses vigies un visage décomposé. « Je veux un rapport complet de tous les services le plus tôt possible, ainsi qu’une estimation du délai nécessaire à l’ingénierie pour redémarrer le réacteur, dès qu’elle pourra me la fournir.

— Pouvons-nous encore communiquer avec la flotte ? s’inquiéta Geary.

— Les systèmes de secours sont opérationnels, capitaine. Seulement audio. Pas de réseau de données.

— Prévenez-la de ce qui nous arrive.

— À vos ordres, capitaine. » La vigie des communications marqua une pause puis, sidérée, téta une goulée d’air. « Capitaine, nous recevons un message du Risque-tout annonçant que le Loriea a souffert d’une défaillance de son réacteur au moment de la coupure de nos systèmes. Il a été totalement détruit. Pas trace de survivants. »

Dans des circonstances normales, un tel incident aurait sans doute été rare mais pas exclu. Mais deux survenant exactement au même instant ne pouvaient que signaler un sabotage. Ceux qui avaient implanté des virus dans les systèmes de la flotte avaient encore frappé.

« Les salauds ! souffla Desjani, dont les maxillaires saillaient. Informez l’ingénierie que la cause probable de la coupure du réacteur était la présence d’un logiciel malveillant dans les systèmes », poursuivit-elle en élevant la voix, non sans faire preuve d’un calme que Geary trouva sidérant.

Toute la passerelle se tourna vers elle, horrifiée. « À vos ordres, commandant ! répondit l’officier de l’ingénierie en hochant la tête.

— Capitaine Geary, appela celui des opérations. Le Risque-tout demande quelles instructions il doit retransmettre à la flotte. Doit-elle maintenir sa position auprès de l’Indomptable même s’il dérive sur sa trajectoire et modifie sa vélocité ? »

La décision à prendre avait au moins le mérite de la simplicité. Manœuvrer l’Indomptable pour lui faire reprendre sa position coûterait beaucoup moins de cellules d’énergie que si la flotte tout entière s’efforçait d’épouser les mouvements effectués par son vaisseau amiral alors que sa propulsion et ses systèmes de manœuvre étaient en panne. « Dites au Risque-tout d’assumer le rôle de pivot de la flotte jusqu’à ce que l’Indomptable ait récupéré son réacteur. »

Il s’écoula moins de vingt minutes avant que l’officier de la sécurité des systèmes de l’Indomptable ne rappelle la passerelle, mais ce furent les plus longues de la vie de Geary. On oubliait aisément avec quelle facilité on pouvait consulter un hologramme pour obtenir tous les renseignements nécessaires, du moins jusqu’à ce qu’il eût disparu et que, assis dans son fauteuil de commandement, on n’eût plus que la section de la passerelle visible depuis ce poste sous les yeux. Si profondément enfoncée au cœur du vaisseau, la passerelle ne présentait aucun hublot donnant sur l’espace, bien entendu, pas plus, d’ailleurs, que sa coque extérieure. Aménagement logique dans la mesure où il en renforçait la robustesse et assurait son intégrité, mais, en de pareils moments, une simple petite fenêtre lui aurait procuré une liaison bienvenue avec le reste de la flotte.

« Nous l’avons trouvé, commandant, annonça l’officier, dont la voix retransmise par les amplis semblait étrangement lointaine. Le ver tentait d’inciter le réacteur à entrer en surcharge, mais nos systèmes de sécurité l’ont coupé juste avant.

— Savez-vous pourquoi ceux du Lorica n’ont pas réussi à le sauver ? demanda Desjani.

— Je ne peux qu’émettre une hypothèse, commandant. Les systèmes sont d’une complexité monstrueuse, de sorte que, même s’ils sont censément identiques pour tous les vaisseaux, ils n’en présentent pas moins de subtiles différences. Ceux du Lorica devaient suffisamment différer de ceux de l’Indomptable pour engendrer un problème critique. À moins que les instructions conduisant à cette tentative de surcharge ne soient parvenues à nos systèmes de soutien durant l’exacte fraction de seconde où ils s’y attendaient, contrairement à ceux du Lorica. Je ne voudrais pas accuser de négligence ces spatiaux disparus, mais les équipes de maintenance du Lorica n’ont sans doute pas révisé récemment ses systèmes de soutien. On ne peut rien affirmer, et on ne saura probablement jamais de quoi il retournait, puisqu’il ne reste pas assez d’éléments de ce bâtiment pour nous fournir des informations. »

Desjani ferma les yeux et marmotta silencieusement une brève prière. Geary comprenait ce qu’elle ressentait. L’Indomptable n’avait survécu que d’un cheveu. « Êtes-vous certain qu’il ne rôde plus rien dans les systèmes ? demanda-t-elle à son officier.

— Nous n’avons rien trouvé d’autre, commandant.

— Ce n’est pas ce que j’ai demandé.

— Oui… Euh… non, commandant, je veux dire ! S’il y avait eu d’autres vers, nous les aurions découverts. Je parierais ma tête là-dessus. »

Les lèvres de Desjani se retroussèrent sur un sourire sans joie. « C’est précisément ce que vous êtes en train de faire. Assurez-vous que celui-là est totalement éliminé et continuez de chercher d’éventuelles menaces dans nos systèmes. Prévenez-moi quand vous vous sentirez assez rassurés, votre ingénieur en chef et vous, pour redémarrer le réacteur.

— Oui, commandant. Délai estimé : quinze minutes. »

Desjani se radossa dans son fauteuil puis balaya la passerelle du regard. « Repos, tout le monde ! Il s’en faut encore d’un quart d’heure. Tenez-vous prêts à regagner vos postes au pas de course quand le réacteur repartira. »

N’ayant pas, comme Desjani et ses gens, à affronter les problèmes immédiats et privé de cette diversion bienvenue, Geary fixait la plus proche cloison. « Nous devons trouver les coupables, finit-il par marmonner à Desjani. Cette fois, ils ont réussi à détruire un de nos vaisseaux.

— Mais pourquoi le Lorica ? s’enquit-elle à voix basse. Vous voyez une raison ?

— Ouais. » C’était Gaes, le commandant de ce bâtiment, qui l’avait prévenu de la présence du premier virus. Elle avait appris quelque chose et, pour les instigateurs de ce sabotage, elle en savait manifestement beaucoup trop.

Desjani hocha la tête tout en l’observant. « Gaes a suivi Falco, mais, depuis que le Lorica a rejoint la flotte, elle vous a toujours soutenu. Ses contacts avec les officiers mutins auraient pu vous être utiles.

— Ils l’ont été. Je n’étais pas le seul à le croire, visiblement.

— Nous trouverons les coupables, capitaine Geary, affirma-t-elle. Quelqu’un saura qui a fait cela et finira par parler. »

Geary n’en était pas autant persuadé. Si la connaissance de l’existence de virus destinés à détruire directement des vaisseaux de la flotte s’était étendue au-delà d’un cercle très restreint de conspirateurs, elle n’aurait pas manqué de soulever des protestations et ces quelques conspirateurs étaient désormais conscients de risquer le peloton d’exécution s’ils se dévoilaient.

Ils patientèrent ensuite sans mot dire. Maintenant que tous les systèmes étaient en panne hormis ceux de secours, et que l’éclairage encore fonctionnel ne diffusait qu’une chiche lumière, on commençait à virer claustrophobe sur la passerelle. Geary se demandait si la température avait réellement augmenté autant que son imagination le lui soufflait et si l’air n’était pas en train de devenir irrespirable. Mais il savait que les systèmes d’urgence pourvoiraient à ces fonctions vitales pendant un bon moment, bien plus long que celui qui s’était écoulé depuis la coupure du réacteur, aussi s’efforça-t-il de se détendre et de prendre un air détaché.

« Nous avons passé les systèmes du réacteur au crible, leur annonça-t-on enfin. Confirmation de l’éradication du virus responsable de la coupure. Demandons l’autorisation de redémarrer le réacteur.

— Exécution ! » aboya Desjani. Quelques minutes plus tard, l’éclairage normal de la passerelle se rallumait et les ventilateurs se remettaient à bourdonner plus fort. Moins d’une minute après, les hologrammes flottaient de nouveau devant chaque poste. « Ramenez-nous en position, ordonna-t-elle à la vigie des manœuvres. Nous avons sans doute légèrement dérivé par rapport aux autres bâtiments. Orientez-vous sur le Risque-tout, puis nous reprendrons notre fonction de pivot de la flotte. »

La réapparition des hologrammes fut d’un grand secours à Geary. Il n’avait pas cessé de lutter contre le sentiment irrationnel que d’autres vaisseaux avaient été détruits et qu’on le lui avait tout bonnement caché. Il avait maintenant la confirmation de la perte du seul Lorica. Bonne nouvelle toute relative. Il fit la grimace en consultant les rapports transmis par les unités les plus proches de ce bâtiment lors de son explosion. « Aucun survivant.

— S’il y en avait eu, leurs modules de survie auraient été éjectés avant l’explosion du réacteur, lui fit remarquer Desjani. Ils n’auraient pas survécu très longtemps après la prise de conscience, par le reste de la flotte, de ce que cela signifiait. »

Elle avait raison, bien entendu, mais ce n’était pas une consolation. Geary inspira profondément puis ouvrit une fenêtre de communication avec la flotte. « Ici le capitaine Geary, transmit-il. L’Indomptable est indemne et son équipage sain et sauf. Nous enquêterons sur la cause de la surcharge du réacteur du Lorica et sur la panne de celui de l’Indomptable. Toute personne détenant des informations sur l’un ou l’autre de ces accidents est priée de se mettre immédiatement en rapport avec moi. »

Enquêter. Un bien grand mot pour ce qui ne donnerait probablement aucun résultat. Si les responsables de ce sabotage s’étaient montrés aussi vigilants qu’à leurs premières tentatives, on ne trouverait aucun identifiant permettant de remonter la piste du ver jusqu’à sa source. Le sachant pertinemment, Geary dut s’interdire d’aller flanquer un coup de poing, de dépit, dans la plus proche cloison.

Il préféra afficher la liste de ses messages ; il ne s’attendait certes pas à y trouver les réponses qui lui faisaient défaut et cherchait surtout à se changer les idées. Il se rembrunit en constatant le nombre important de messages à haute priorité qui clignotaient encore dans la liste. Ils avaient dû être transmis sur le réseau alors que les systèmes de l’Indomptable étaient en panne, ce qui signifiait que ses demandes d’informations n’auraient pas encore reçu de réponses. Les parcourir tous exigerait une éternité et il s’agirait sans doute, pour la plupart, de variations sur les thèmes « Que s’est-il passé ? » et « Tout va bien ? ».

Puis il se figea, les yeux écarquillés.

Un des messages portait l’en-tête du Lorica.

« Capitaine Desjani, pourriez-vous me confirmer l’heure de la destruction du Lorica ? » demanda-t-il.

Desjani lui jeta un regard intrigué, l’air de se demander en quoi cette information pouvait avoir de l’importance à cet instant. « Notre réacteur s’est mis en panne de secours à 14 h 12. D’après les archives transmises par le reste de la flotte, le Lorica a explosé à… 14 h 12 et 2,7 secondes. »

Geary relut le message. « J’ai dans ma liste un message du Lorica transmis à 14 h 15.

— Capitaine ? » Desjani vint se placer derrière Geary pour consulter son hologramme par-dessus son épaule puis tapa quelques touches à portée de sa main. « Le réseau de communications de la flotte affirme qu’il l’a reçu pour le retransmettre après 14 h 14. Il a été envoyé soixante secondes plus tard. » Elle se redressa et décocha un regard sidéré à sa vigie des communications. « Comment le système des communications peut-il déclarer avoir reçu un message du Lorica si longtemps après la destruction de ce bâtiment ?

— Il ne l’aurait pas pu, commandant. Même s’il y avait eu un retard dans la livraison, le système aurait enregistré l’heure réelle de l’envoi. » La vigie parut un instant éberluée puis hocha la tête, frappée par l’illumination. « Le message devait être en réserve, caché dans le système. On n’est pas censé le faire, mais il existe plusieurs moyens d’y parvenir. Le Lorica, ou quelqu’un à son bord, l’a transmis antérieurement au système des communications, mais en le dissimulant au moyen d’un protocole qui ne le lui rendrait perceptible que s’il se produisait un événement particulier, comme le passage à une certaine heure, par exemple. »

Geary secoua la tête. « Pourquoi le Lorica aurait-il pris cette peine ? » Qu’un homme ayant commis une grave erreur pût souhaiter que son message affichât une heure différente de celle de son envoi réel, Geary pouvait encore comprendre et même concevoir de nombreuses raisons à cette manipe, mais pas ce qui avait pu pousser quelqu’un du Lorica à s’y résoudre. Il afficha le message et le consulta. De fait, ce n’était pas un message en clair, mais un gros tas de données codées. « Quelqu’un pourrait-il me dire de quoi il retourne, capitaine Desjani ? »

Desjani y jeta un coup d’œil puis tapa encore sur quelques touches. « Avec votre autorisation, je vais demander son avis à mon officier de la sécurité avant que nous ne le retransmettions, capitaine. Nous ignorons ce qu’il pourrait contenir. »

Geary ressentit une brève poussée de frayeur, mâtinée de colère contre lui-même. « Pourrait-il s’agir du virus qui a failli nous détruire ?

— Pas envoyé sous cette forme. Les filtres et les pare-feu de cette partie du système des communications ne laissent rien passer d’actif. Tenter d’envoyer le virus de cette manière reviendrait à tirer une représentation symbolique d’un missile au lieu du missile lui-même. S’il s’agit bien de cela. Mes gens devraient pouvoir nous le confirmer. »

La réponse leur revint bientôt, sous la forme du visage de l’officier de la sécurité des systèmes dans une petite fenêtre de leurs deux écrans. L’homme semblait très secoué. « Capitaine Geary, commandant Desjani… euh… le message en provenance du Lorica… C’est l’encodage du premier ver, celui qui aurait dû affecter les systèmes de propulsion par saut de tous les vaisseaux.

— Il venait du Lorica ? » Un profond désappointement s’empara de Geary. Il avait fait confiance au capitaine Gaes, lui avait donné une seconde chance et, malgré tout…

« Non, capitaine. Ce message est une copie du premier ver et il porte encore les infos du système et l’identification du vaisseau d’origine. J’ignore comment le Lorica a pu en obtenir une copie. » L’officier de la sécurité de l’Indomptable déglutit fébrilement. « Selon les données incluses dans la retransmission du Lorica, ce ver provenait originellement de l’Inspiré, capitaine. »

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