Deux

La salle de conférence de l’Indomptable n’était pas vaste à ce point ; la table et les sièges qu’elle contenait auraient permis à une douzaine de personnes tout au plus d’y prendre place, mais le logiciel de visioconférence modifiait les dimensions apparentes du compartiment et de son ameublement pour permettre à un nombre indéfini de participants de s’y installer lors de n’importe quelle réunion ; de sorte que Geary trônait à la tête d’une table extrêmement longue autour de laquelle étaient assis des centaines d’officiers. Aucun de ces individus, hormis le capitaine Desjani, la coprésidente Rione et lui-même, n’était physiquement présent. Autant il détestait les conférences stratégiques, autant il lui fallait admettre que ce logiciel était un dispositif impressionnant. En outre, lors des âpres discussions du passé, que les participants ne soient pas sur place leur avait interdit de se sauter à la gorge.

Hélas, cette fois, il y avait bien peu de chances pour qu’un tel débat ouvert prît place. Sans doute répugnait-il à échanger des paroles oiseuses avec Numos, Casia, Midea ou leurs pareils, mais leur hostilité déclarée avait au moins ce mérite : on savait qui l’on devait surveiller de près. Pour l’heure, Geary aurait volontiers affronté une telle franche résistance, car elle lui aurait peut-être permis d’identifier les derniers opposants à son commandement de la flotte. Mais, quels qu’ils fussent, les meneurs de cette opposition semblaient avoir gaspillé la plupart de leurs boucliers humains et ils restaient encore dans l’ombre, ce qui ne manquait pas de l’exaspérer. Sans doute ne se serait-il pas donné la peine de tant s’inquiéter de leurs agissements s’ils n’avaient représenté une menace que pour son autorité, puisque, depuis la seconde bataille de Lakota, son statut auprès des matelots et de la plupart des officiers de la flotte était aussi solide qu’un blindage de coque, mais ses ennemis masqués avaient à plusieurs reprises donné la preuve qu’ils étaient prêts à risquer des vaisseaux pour frapper Geary. Le jeu avait changé : on n’essayait plus seulement de le déboulonner, on tentait désormais de les assassiner, lui et ses plus fermes soutiens, ce qui, en pratique, revenait à détruire les bâtiments à bord desquels ils se trouvaient.

Geary afficha l’hologramme des étoiles au-dessus de la table de conférence. « Toutes mes excuses pour ce retard dans l’exposition de mes intentions. Nous avons désormais dépouillé Dilawa de tout ce qui pouvait nous être utile. J’ai d’ores et déjà ordonné à la flotte de mettre le cap sur le point de saut pour Héradao. » Sur l’hologramme, la trajectoire prévue décrivait une courbe gracieuse à travers les vastes étendues de vide interplanétaire du système de Dilawa. « Nous espérons que des prisonniers de guerre de l’Alliance s’y trouveront encore, auquel cas nous les libérerons.

— Il nous faudrait “libérer” des vivres en même temps, fit abruptement remarquer le capitaine Tulev. Nos réserves actuelles ne suffiront pas. »

Le capitaine Neeson de l’Implacable secoua la tête : « Nous ne pourrions en piller davantage qu’en investissant une zone d’entrepôts à la surface d’une planète, et c’est au-delà des compétences actuelles de nos fusiliers. Nous ne pouvons pas non plus nous fier à ceux que nous livreraient les Syndics sous la pression, et il nous serait impossible de tout analyser consciencieusement.

— Deux mille prisonniers à Héradao, selon les anciennes archives que nous détenons, souligna Tulev. Nous devons les libérer, j’en conviens. Nous pouvons les héberger. Les équipages de certains de nos vaisseaux sont encore légèrement affaiblis par les pertes enregistrées au cours des combats, même en tenant compte des rescapés des bâtiments détruits recueillis par la suite, et les autres peuvent accepter des effectifs supplémentaires le temps d’atteindre l’espace de l’Alliance. Mais le problème des vivres devient de plus en plus crucial.

— Comme celui du carburant, voulez-vous dire », grommela le capitaine Armus du Colosse.

Geary leva la main pour imposer le silence. « Nous manquons de tout. Toutefois, les systèmes logistiques affirment que, même en recueillant deux mille prisonniers libérés, nous pourrions regagner l’espace de l’Alliance sans manquer de vivres. Néanmoins, il faudrait réduire encore les rations.

— Et si nous prenions du retard ? s’enquit Tulev.

— Nous ne pouvons plus nous le permettre, répondit Geary. Les réserves de vivres et de cellules d’énergie ont atteint un niveau critique, et nous ne pourrons compter sur une source de réapprovisionnement que dans l’espace de l’Alliance. Nous allons continuer de nous déplacer et de combattre. Nous devions jusque-là prendre soin de maintenir les Syndics dans l’obligation de deviner notre itinéraire de repli, mais, dorénavant, nous piquerons droit devant nous. » Des sourires de soulagement éclorent sur de nombreux visages pendant que Geary grossissait l’échelle de l’hologramme, mais un grand nombre s’effacèrent aussitôt.

Armus se chargea de formuler oralement l’inquiétude générale : « Une trajectoire en ligne droite accroîtrait nos chances de tomber sur des forces syndics chargées de nous bloquer la route. Comment les combattre si nous manquons de cellules d’énergie ? »

Prions pour que nos ancêtres fassent un miracle ! Cette réponse lui traversa un instant l’esprit, mais une planification stratégique repose malaisément sur l’espoir d’une intervention providentielle. « En nous battant assez intelligemment pour en gaspiller le moins possible. Si besoin, nous nous efforcerons de les contourner en trombe pour les laisser derrière nous. » Si avisé et raisonnable que fût ce stratagème, il ne manqua pas de faire fleurir des grimaces tout autour de la table. Il était par trop contraire aux concepts de courage et d’honneur qui présidaient, depuis au moins une génération, à toutes les opérations de la flotte et avaient aussi généré d’effroyables pertes. Geary était désormais assez instruit de ce comportement pour connaître le moyen de les satisfaire. « Nous pourrons toujours revenir détruire ces vaisseaux syndics quand nous aurons refait le plein, ou les abandonner à ceux des nôtres qui auront défendu l’espace de l’Alliance en notre absence et méritent bien, eux aussi, de leur porter quelques coups. »

Les visages s’éclairèrent et quelques sourires réapparurent pendant qu’il poursuivait :

« Les probabilités pour que la force syndic chargée de nous intercepter nous attende à Héradao restent assez fortes, puisque ce système se trouve directement sur le chemin de l’Alliance. Si une flottille ennemie s’y trouve, nous la combattrons, car nos réserves de cellules d’énergie ne seront jamais plus hautes avant notre retour. »

Il jeta un coup d’œil vers Desjani, qui ne laissa voir par aucun signe qu’il la citait pratiquement mot pour mot. Je ne peux pas me permettre pour l’instant d’alimenter les rumeurs de favoritisme qui courent déjà sur Desjani, mais, dès que tout sera terminé, je veillerai à ce qu’elle et ses pareils soient récompensés selon leur mérite. Il se contenta donc d’indiquer une étoile blanche très brillante. « Après Héradao, nous gagnerons Padronis et, de là, Atalia. »

Un soupir donna l’impression de parcourir toute la tablée ; le capitaine Badaya, de l’Illustre, exprima à voix haute ce que tous pensaient sans doute tout bas : « Et Atalia ne se trouve qu’à un saut de Varandal.

— En effet, convint Geary. Comme l’espace de l’Alliance et la plus forte concentration d’installations logistiques de la flotte de tout le secteur. Une fois à Varandal, nous disposerons de tout le ravitaillement dont nous aurons besoin.

— La hardiesse est assurément de rigueur, renchérit le capitaine Caligo du croiseur de combat Brillant. L’Alliance a besoin de nous et de tous les prisonniers que nous pourrons arracher au territoire syndic. »

Cette affirmation indéniable valut à Caligo quelques hochements de tête approbateurs et Geary s’accorda un instant pour l’observer. L’homme s’était montré peu loquace lors de ces réunions, la plupart du temps, et il n’avait commencé à s’exprimer que très récemment. Caligo n’avait d’ailleurs encore rien dit d’extraordinaire et il se contentait d’abonder dans le consensuel.

« Nos gens du renseignement estiment que l’arsenal de mines des Syndics s’est considérablement appauvri après toutes celles qu’ils ont disposées dans les systèmes stellaires voisins de Lakota pour tenter de nous piéger, poursuivit Geary. Néanmoins, nous procéderons à une manœuvre évasive préprogrammée et nous serons prêts à combattre en émergeant du point de saut à Héradao. Des questions ?

— Pourquoi pas Kalixa ? demanda le capitaine Kila. Ce système se trouve lui aussi sur notre route et il est doté d’un portail de l’hypernet. » Elle avait manifestement tenté d’imprimer un accent affable à sa voix, mais celle-ci restait tranchante. Décidément, la diplomatie n’était pas le point fort de Kila, mais Geary le savait déjà.

« Nous n’allons pas à Kalixa, répliqua-t-il. Le portail de l’hypernet pose un risque trop élevé. »

Kila feignit l’étonnement. « Cette flotte aurait-elle peur des risques ? Nous ne craignons pas les agissements des Syndics, capitaine Geary, mais ce serait une excellente occasion de leur infliger davantage de dommages en anéantissant un de leurs systèmes.

— Veuillez m’excuser, capitaine Kila, intervint Neeson d’une voix empreinte d’incrédulité, mais vous étiez bien avec nous à Lakota quand notre flotte a failli être détruite, n’est-ce pas ?

— Elle ne l’a pas été, rétorqua Kila. Renoncer à agir par crainte excessive de la riposte ennemie, ce n’est pas ce qu’on attend de la part du commandant d’une flotte, et encore moins de celui d’un croiseur de combat. »

De fureur, le visage de Neeson vira brusquement à l’écarlate. « M’accuseriez-vous de couardise ?

— Silence ! ordonna Geary. Tout le monde ! Capitaine Kila, votre remarque était déplacée. »

Elle haussa les épaules. « Je ne cherchais pas à insulter qui que ce soit. Seulement à faire remarquer que…

— Suffit ! » Geary vit une lueur de défi briller dans les yeux de Kila quand il lui coupa la parole. « Le capitaine Neeson a donné maintes fois la preuve de son courage. Je ne tolérerai pas qu’on mette en doute sans une bonne raison la bravoure d’un de mes officiers. »

Cresida, qui attendait visiblement une ouverture, s’engouffra dans la brèche : « En outre, le capitaine Neeson a parfaitement raison. Lors de l’effondrement du portail de Lakota, la décharge d’énergie était au niveau le plus bas de l’échelle théorique. Je rappelle au capitaine Kila que le plus haut peut être équivalent à celui d’une nova. Nul vaisseau présent dans ce système n’y survivrait, même s’il se trouvait le plus loin possible du portail à l’instant de son effondrement.

— En théorie, lâcha Kila, sarcastique. Nous n’avons rien vu de tel à Sancerre ni à Lakota, tant et si bien que la théorie est peut-être erronée et qu’on pourrait se servir en toute sécurité des portails pour éliminer des systèmes stellaires syndics et leur faire enfin payer plein pot ce qu’ils nous ont infligé pendant cette guerre !

— Cette déclaration trahit une totale incompréhension de ce que nous savons des portails et des données recueillies à Sancerre et Lakota ! éructa Cresida, de plus en plus échauffée.

— Suffit ! rugit de nouveau Geary. Le capitaine Cresida dit vrai. Nous n’avons pas à débattre ici de questions scientifiques. Je vous recommande de vous familiariser avec les données connues avant de suggérer une ligne d’action, capitaine Kila. » Celle-ci vira au cramoisi sous la rebuffade à peine voilée.

Le commandant du Risque-tout opina. « Quant à notre capacité à abattre un portail, nous avons tous vu ce qui était arrivé aux bâtiments syndics qui ont détruit le leur à Lakota.

— Nos vaisseaux… commença Kila.

— Le mien était sur place quand celui de Sancerre s’est effondré, et l’Inspiré s’en trouvait très loin ! Je sais exactement ce qu’on ressent à proximité d’un portail en train de s’effondrer, et, quoi que vous puissiez dire, je ne tiens pas à participer de nouveau à cela. Seules la chance et les vivantes étoiles nous ont sauvés à Sancerre et Lakota.

— Chance, courage et matière grise, ajouta Geary. Tant que la flotte profitera de ces deux derniers ingrédients, nous pourrons réserver le premier aux urgences. Quant à nous servir des portails de l’hypernet pour détruire des systèmes stellaires ennemis, j’ai déjà affirmé que je n’ordonnerai jamais un tel acte. Ni les vivantes étoiles ni nos ancêtres n’approuveraient qu’on commette une telle atrocité et à une telle échelle.

— Il semble donc que nous n’ayons aucune raison de nous rendre à Kalixa », fit observer Duellos.

Kila lui décocha un regard noir, tandis que Caligo intervenait de nouveau : « Nous formons une flotte. Nous croyons tous aux mêmes valeurs. En nous divisant, ces discussions ne peuvent que servir l’ennemi. »

Sa déclaration lui attira de nouveaux hochements de tête approbateurs. Geary non plus, d’ailleurs, n’aurait pu prendre ces paroles en défaut et, pour on ne sait quelle raison, elles eurent le don de clouer le bec de Kila, qui finit par rengracier.

« Y a-t-il d’autres questions ? » s’enquit sèchement Geary.

Il n’y en eut pas et la réunion prit fin dans un tourbillon confus d’images disparaissant, tandis que le compartiment donnait l’impression de rétrécir pour recouvrer ses dimensions normales.

Le capitaine Duellos s’attarda quelques instants. « Je dois avouer que je commençais à me demander pourquoi nous n’avions pas encore quitté Dilawa.

— J’avais besoin qu’on me fracasse une brique sur le crâne, reconnut Geary.

— Oh… je vois ! Une chance que le capitaine Desjani soit toute disposée à s’en charger. »

Geary lui jeta un regard agacé. « N’avez-vous pas mieux à faire pour le moment, Roberto ? »

Duellos hocha la tête en souriant. « Faites-moi signe si vous avez besoin d’une autre brique, Tanya.

— Je n’y manquerai pas. Il a la tête dure. Je parie que vous avez mis de côté une bonne pile de briques en prévision de futures discussions avec Kila.

— Elle n’en vaut pas la peine, répondit Duellos. Ce serait du temps perdu. Je ne lui adresse la parole que quand le devoir l’exige. »

Pour toute réponse, Geary fit la grimace. « Je m’estime déjà heureux qu’elle l’ait bouclée avant que je ne lui en intime l’ordre.

— Kila elle-même n’aurait pu s’opposer aux derniers arguments de Caligo.

— Oh que si, elle l’aurait pu, intervint Desjani. On peut détourner de son sens le plus pertinent des arguments. Je m’étonne qu’elle ait accepté celui-là aussi facilement. »

Duellos gonfla pensivement les lèvres. « C’est un fait, mais vous semblez partir du principe que Kila et Caligo ont passé une sorte d’accord. Ils ne se fréquentent pas. Personne, à ma connaissance, ne les a jamais vus ensemble, sauf lors de réunions comme celle-là, et ce ne sont pas exactement des âmes sœurs.

— Je n’en disconviens pas, reconnut Desjani.

— Vous connaissez bien le capitaine Kila ? » s’enquit Geary.

Desjani haussa les épaules. « Je n’ai eu que peu de contacts avec elle, mais par choix, en me fondant sur ce qu’en disaient des amis. Et j’en ai entendu des vertes et des pas mûres.

— Qu’en disaient donc vos amis ? »

Nouveau haussement d’épaules. « Que son robinet à fiel était bloqué sur la position “marche” et qu’il était assorti d’un dispositif amplificateur qui s’activait à la plus légère provocation. »

Geary réussit à dissimuler son hilarité par une quinte de toux. « Une excellente raison de l’éviter, en effet.

— En même temps qu’un portrait très ressemblant, fit observer Duellos.

— Comment diable a-t-elle réussi à prendre du galon avec un tel caractère ? »

Desjani lança à Geary un regard dubitatif. « Vous voulez rire ? Son caractère ne transparaît que lorsqu’elle a affaire à des subordonnées ou à des pairs qui rivalisent avec elle pour une promotion. Avec ses supérieurs, elle est toujours aussi subtile qu’un filtre Micron.

— Oh ! » C’était une question stupide. Il avait croisé certains individus de cet acabit durant sa carrière, un siècle plus tôt, et les guerres semblaient avoir le don de les épargner.

« Vous pouvez donc comprendre que Kila n’est pas de celles qui copinent avec un officier insignifiant qui ne peut rien pour leur avancement, poursuivit Duellos. Caligo fait partie de ceux qu’elle grignote pour s’amuser.

— Ça ne veut pas dire pour autant qu’ils ne pourraient pas coucher ensemble, fit remarquer Desjani.

— Ouille ! » Duellos tira une longue figure. « Je sais que vous parlez au figuré, mais j’ai maintenant cette vision à l’esprit. Je vous en supplie, faites qu’elle s’efface ! Avec votre permission, capitaine Geary… je dois aller prendre une douche. »

Geary regarda son image disparaître puis secoua la tête à l’intention de Desjani. « Je me félicite de vous avoir de mon côté, tous les deux. » Voyant que Rione s’apprêtait à partir, il leva la main pour l’arrêter. « Pourriez-vous patienter un instant, madame la coprésidente ? »

Rione fit halte ; son regard oscillait entre Geary et Desjani. « Je me disais que vous préféreriez rester en tête-à-tête. »

Desjani plissa les yeux et les coins de sa bouche se retroussèrent pour dévoiler ses dents. « Madame la coprésidente daignerait peut-être me répéter cela en privé ?

— J’espérais que vous pourriez me dire si vous aviez découvert quelque chose », intervint Geary avant que Rione n’eût le temps de demander à Desjani de choisir son arme.

Du coup, le regard de Rione s’attarda longuement sur Desjani, comme pour s’interroger sur sa présence, mais Geary se contenta d’attendre. Il avait besoin d’un autre point de vue dans cette affaire, d’un autre regard que le sien, d’un autre cerveau. Rione finit par secouer la tête. « Ce que j’ai appris peut se résumer en un seul mot… Rien.

— Rien du tout ? » Geary se massa le front pour tenter de dissimuler sa déception. « Je sais de quels exploits sont capables vos espions dans cette flotte, madame la coprésidente. J’avais espéré…

— Puisqu’ils travaillent pour vous, vous pourriez au moins les qualifier d’agents, capitaine Geary, déclara Rione avec un geste courroucé. Ceux qui sont derrière les plus récents défis à votre autorité et le sabotage de certains vaisseaux de votre flotte dissimulent extrêmement bien leur implication. Ils n’ont laissé aucune piste. Même l’interrogatoire de ce bœuf de capitaine Numos, que vous avez autorisé après les dernières tentatives d’introduction de logiciels malveillants dans les systèmes de vos vaisseaux, n’a rien donné, car il n’a pas la première idée de l’identité de ceux qui le manipulaient. Faresa en était peut-être informée, mais elle est morte à Lakota. C’est également vrai de Falco, du moins s’il avait été capable de distinguer suffisamment le fantasme de la réalité pour nous fournir des informations utiles. Les capitaines Casia et Yin ne peuvent rien nous dire non plus puisqu’ils ont trouvé la mort dans un accident bien commode. Si vous avez quelque peu sous-estimé jusque-là les ennemis qui vous restent au sein de cette flotte, vous seriez bien avisé de vous en abstenir désormais. Car ils sont très compétents et très dangereux.

— Tout comme nous », affirma Desjani.

Cela parut amuser Rione. « La bravade est peut-être utile contre les Syndics, mais ce n’est pas l’arme à employer contre cet ennemi-là.

— Nous en sommes conscients, intervint Geary avant que Desjani ne tire une seconde salve. Qu’en est-il de Kila ? Elle exprime de plus en plus ouvertement ses dissensions. »

L’amusement de Rione céda la place à l’agacement. « Comme vous l’ont rapporté vos collègues et comme l’ont confirmé mes agents, Kila est trop universellement détestée pour espérer devenir un jour commandant de la flotte. Mais elle est aussi trop arrogante et, à la différence de Numos, trop compétente pour se laisser manœuvrer par d’autres. Manifestement, il s’agit plutôt pour elle d’affirmer sa personnalité, maintenant qu’elle a compris que vous ne succomberiez pas aux stratagèmes habituels qu’elle emploie pour se faire bien voir de ses supérieurs. Elle n’a jamais tenté de vous séduire, n’est-ce pas ?

— Quoi ?

— Certains signes laissent entendre qu’elle pourrait user de cette tactique, parmi d’autres, pour obtenir de l’avancement, encore qu’il pourrait aussi ne s’agir que de ragots alimentés par la détestation que Kila éveille chez ses pairs. Vous dites qu’elle n’aurait jamais essayé son charme sur vous ?

— Non ! » Il voyait Desjani du coin de l’œil et ses yeux poignardaient Rione « Nous ne nous sommes même jamais retrouvés physiquement sur le même vaisseau ! »

Rione hocha la tête. « Ça expliquerait tout, effectivement. De toute façon, vous jouissez d’une telle réputation qu’elle aurait sans doute compris la vanité de l’entreprise.

— Merci. » Rione avait toujours le don de le désarçonner, semblait-il.

« Mais Kila refuserait de jouer les boucliers humains pour ceux qui tirent les ficelles, poursuivit-elle. Si elle était derrière ces agissements contre la flotte et vous, pourquoi attirerait-elle l’attention sur elle ?

— Si mes ennemis masqués sont aussi malins que nous le croyons, elle s’en abstiendrait. » Geary secoua la tête. « Les gens de la sécurité des systèmes cherchent des virus encore plus dangereux, mais ils ne peuvent pas garantir qu’ils connaissent toutes les portes de derrière des systèmes de contrôle de la flotte. Que pourrions-nous faire d’autre ?

— Je n’en sais rien. » Rione semblait ouvertement frustrée. « Je crois comprendre qu’on ne vous a pas fait d’autres propositions visant à établir votre dictature.

— Pas ces derniers jours.

— Les seuls obstacles qui s’interposent désormais entre vous et cette possibilité, ce sont la distance qui nous sépare encore de l’espace de l’Alliance et les forces syndics qu’il nous faudra combattre pour y parvenir.

— Et moi-même, rectifia Geary. Je m’y refuse. »

Rione lui jeta un regard empreint de lassitude. « Pourquoi y voyez-vous un facteur crucial ? Quand nous atteindrons Varandal, ceux qui aspirent à ce que vous vous empariez de l’autorité aux dépens de nos dirigeants élus s’attendront à vous voir agir. »

Ce fut Desjani qui répondit, d’une voix glaciale : « Jamais le capitaine Geary ne violera le serment qu’il a prêté à l’Alliance, si incapables que puissent se montrer les politiciens qui la dirigent. »

Rione l’ignora. « Ils n’accepteront pas vos refus éternellement, déclara-t-elle en s’adressant sciemment à Geary. Et ils savent la grande majorité de la flotte prête à les soutenir s’ils agissent prétendument avec votre accord. Ils n’ont nullement besoin de votre approbation pour perpétrer un coup d’État en votre nom. Il faut vous y attendre, à cela et à ce qu’ils s’efforcent de présenter votre prise de pouvoir comme un fait accompli. Il vous faut absolument échafauder un plan capable de prévenir cette éventualité avant que le gouvernement de l’Alliance ne soit renversé.

— Très bien. » Il ne put s’empêcher de remarquer que Rione lui donnait peu ou prou le même conseil que Desjani un peu plus tôt. Mais il n’était pas question d’avoir la stupidité de le mentionner. « Auriez-vous des suggestions ?

— Si j’avais affaire à d’autres politiciens, les idées me viendraient assez aisément, répondit-elle en fronçant les sourcils d’exaspération. Mais je n’ai qu’une intelligence limitée de la mentalité militaire. »

Geary jeta à Desjani un regard en biais. « Nous devrions peut-être aborder le sujet sous l’angle militaire. Y voir plutôt une question de tactique et de stratégie. »

L’expression de Rione s’altéra pendant qu’elle pesait le pour et le contre. « Ça pourrait être efficace. »

À son insu, Desjani se fendit d’un sourire narquois bien peu militaire. Geary tenta de la prévenir d’un regard, ce dont Rione s’aperçut, bien évidemment, et elle se tourna vers Desjani, l’œil soupçonneux, mais trop tard pour surprendre sa mine goguenarde. « Vous en sentez-vous capable ? demanda-t-elle à Geary. De leur expliquer cela dans leurs propres termes, de telle manière qu’ils n’agissent pas ?

— Je m’y efforce, mais je n’ai pas encore trouvé d’arguments assez convaincants. »

Cette fois, Rione eut un reniflement sarcastique. « Efforcez-vous de réfléchir dans la langue du désastre, parce que c’est à cela que reviendrait un putsch. Un énorme désastre, le pire que vous pourriez envisager. »

Desjani se tourna vers Geary en arquant un sourcil. « Ça sonne comme un exposé des conséquences de l’attaque du système mère syndic, qui s’est soldée par l’isolement de cette flotte piégée en territoire ennemi.

— Très bien, reconnut Rione. Parfait. Quelque chose d’assez récent pour que les souvenirs en soient encore frais et les émotions vivaces, et d’assez séduisant en apparence, mais qui a finalement viré à la débâcle et aurait pu nous coûter la victoire. Vous pouvez certainement trouver quelque chose d’approchant. »

Geary hocha la tête. « Il faudrait déjà que je sache qui est l’ennemi dans un tel scénario. »

Rione poussa un soupir exaspéré. « C’est l’aspect le plus facile. Demandez donc à votre capitaine ici présent. Ou à Badaya. Qui est l’ennemi chez nous ? Moi et tous les autres politiciens. C’est en tout cas ce qu’ils croient. » Desjani acquiesça d’un signe de tête, les yeux rivés sur Rione et toute trace de moquerie envolée. « Vous voyez ? Votre stratégie doit se fonder sur ce que Badaya et ses pareils croient déjà vrai. Ainsi, ils n’en seront que davantage enclins à l’admettre. Vous pourrez tester vos idées sur elle. Elle a une tournure d’esprit militaire et vous ne trouverez personne de plus fiable. » L’éloge sidéra à tel point Desjani et Geary qu’ils laissèrent transparaître leur réaction. Rione sourit, les lèvres pincées, réduites à une mince ligne blanche. « Je ne suis ni aveugle ni stupide. Si vous ne laissez pas cette femme surveiller vos arrières, vous êtes un idiot, capitaine Geary. Quoi qu’il en soit, si vos idées ne lui paraissent pas efficaces, saura-t-elle vous le dire ? »

La bouche de Geary se tordit à son tour en un rictus sarcastique. « Je me fie au capitaine Desjani pour redresser mes erreurs.

— Parfait. Je ne tiens pas à voir le gouvernement de l’Alliance renversé par un individu prétendant agir au nom du grand héros dont il a lui-même forgé la légende, ni à devoir m’opposer à vous si cela se produisait et que vous y preniez goût. »

Rione tourna les talons et sortit, et l’écoutille se referma hermétiquement derrière elle.

« Ne vient-elle pas de vous menacer ? s’enquit Desjani.

— Si fait. Ce n’est pas la première fois, mais il me semble qu’elle ne l’avait encore jamais fait devant témoin.

— Pourquoi le tolérez-vous ?

— Parce que je me demande parfois si je peux me fier à moi-même et que, à ces occasions, je ne suis pas mécontent d’avoir une menace suspendue au-dessus de ma tête », répondit-il, les yeux encore braqués sur l’écoutille.

Desjani y réfléchit un instant. « Je dois reconnaître qu’elle avait raison sur de nombreux points. Notamment sur le fait que je surveille vos arrières, capitaine.

— Je sais, mais vous avez aussi prêté serment à l’Alliance. »

Elle secoua la tête. « Nous en avons déjà débattu. Vous ne violerez pas votre serment et je n’aurai pas non plus à violer le mien. Pourquoi lui faites-vous confiance ? »

Question logique, dans la mesure où Rione était une politicienne, mais Geary avait surtout appris, non sans stupéfaction, qu’en un siècle de guerre les officiers de la flotte s’étaient pris d’une méfiance corrosive pour les dirigeants élus de l’Alliance. Aussi se borna-t-il à désigner de la tête l’écoutille que Rione venait d’emprunter. « Parce que, en dépit de ce qu’elle nous a caché, à moi et à tout le monde, j’ai l’absolue certitude que Victoria Rione nourrit sincèrement deux amours : le premier étant son mari, dont nous avons découvert qu’il était peut-être toujours en vie et prisonnier des Syndics quelque part, et le second l’Alliance. Elle mourrait pour elle, Tanya, tout comme vous ou moi. Ne vous imaginez surtout pas que ça lui serait impossible parce qu’elle ne porte pas l’uniforme. Rione est loyale à l’Alliance et, selon moi, elle est aussi incorruptible qu’il est possible. Certes, bien souvent, elle se révèle également une royale emmerdeuse, mais nous pouvons lui faire confiance.

— Le bon côté d’Héradao, c’est que nous pourrons facilement y identifier nos ennemis », fit remarquer Desjani. Elle haussa les épaules en affichant une mélancolie qui ne lui ressemblait guère. « Il m’arrive parfois de regretter l’époque où nous ne vous avions pas encore retrouvé et où massacrer les Syndics par tous les moyens et le plus vite possible était la réponse à tout. C’étaient eux l’ennemi. La victoire viendrait quand nous en aurions tué un assez grand nombre. Ça n’a pas marché, mais c’était bien plus simple. Vous nous avez beaucoup compliqué la vie.

— Les Syndics demeurent l’ennemi, souligna Geary. Tant que nous gardons cela en tête, les choses ne devraient pas être trop compliquées.

— Vous me demandez de respecter une politicienne, lui rappela-t-elle. Ce ne sera ni simple ni facile. »

Geary la dévisagea longuement en s’efforçant de comprendre comment des officiers de la flotte comme Desjani pouvaient rester fidèles à l’Alliance tout en méprisant ses dirigeants élus. C’était certes dû en partie à un besoin bien humain d’attribuer à d’autres la responsabilité des échecs de cette guerre, mais Rione elle-même avait reconnu en sa présence que les leaders politiques de l’Alliance méritaient d’endosser la pleine culpabilité des décisions prises au cours du dernier siècle. Officier convaincu que le respect était automatiquement dû aux dirigeants élus et acceptant difficilement qu’il pût en être autrement, sans doute était-il lui-même un vivant anachronisme. « Vous allez devoir vous fier à moi, j’imagine, quand je vous affirme que nous pouvons lui faire confiance. »

Desjani lâcha un petit bruit méprisant. « Je ferai de mon mieux pour lui témoigner tout le respect qui lui est dû puisque c’est mon devoir d’officier et que vous vous portez garant pour elle, mais ne vous attendez pas à ce que je lui fasse confiance. » Elle recula d’un pas vers l’écoutille, sans le quitter des yeux. « J’accepte votre opinion parce que je me fie à vous. »

Des centaines de vaisseaux et de spatiaux se fiaient à lui pour les ramener chez eux, le sort de l’Alliance, voire celui de l’humanité elle-même, reposait sur ses décisions, mais seule lui importait la confiance que lui accordait cette femme. Rione lui avait déclaré une fois que les gens ne se battent jamais vraiment pour une grande cause ou des projets grandioses, mais pour les raisons les plus personnelles et qui les touchent de plus près. Sans doute se targuaient-ils de combattre pour des idéaux élevés, mais, en pratique, ils le faisaient pour leurs camarades sur le champ de bataille et pour les êtres chers qu’ils avaient laissés chez eux. Il reporta le regard sur l’hologramme des étoiles, se focalisa sur Héradao puis, au-delà, sur Padronis, Atalia et enfin Varandal.

Si près. Ils étaient arrivés jusque-là. En dépit des obstacles qui les guettaient peut-être à Héradao, il veillerait à ce que la flotte franchît le reste du chemin.

Parce que d’innombrables gens se fiaient à sa capacité à les ramener chez eux. Dont Tanya Desjani.


Il fallait absolument tenir une autre réunion stratégique avant de quitter Dilawa. Une fois dans l’espace du saut, seuls des messages brefs et simples pouvaient être transmis d’un vaisseau à l’autre. Auparavant, Geary devait impérativement consulter un groupe restreint d’officiers triés sur le volet.

Il prit de nouveau place dans la salle de conférence, mais, cette fois, la table ne semblait pas beaucoup plus longue qu’en réalité. Les images des capitaines Duellos, Tulev et Cresida, ainsi que les personnes réelles de Geary, Desjani et Rione, étaient installées tout autour. « Nous nous rapprochons de chez nous, commença-t-il. Mais nous n’y sommes pas encore et je m’attends à une bataille sanglante à Héradao ou dans un des systèmes stellaires syndics qu’il nous reste à traverser. Nous pouvons raisonnablement prévoir que nous triompherons des Syndics. Ce que nous ignorons encore, c’est comment les extraterrestres réagiront au retour de cette flotte chez elle. »

Tulev opina lentement. Le visage impassible, il évoquait un taureau. « Ils ont tenté d’assurer la défaite et la destruction de cette flotte à Lakota. Autant dire qu’ils ne seront pas contents de nous voir rentrer.

— Mais que feront-ils ? se demanda Cresida. Si nos spéculations sont exactes, ils pourraient déclencher l’effondrement de tous les portails de l’hypernet dans l’espace colonisé par l’homme. S’y résoudront-ils effectivement à notre retour ?

— C’est un de mes sujets d’inquiétude, affirma Geary.

— Nous aurons un peu de temps devant nous », déclara Rione, calmement mais avec assurance. Tous lui jetèrent un regard interrogateur, de sorte qu’elle montra d’un geste l’hologramme qui flottait au-dessus de la table. « Songez avant tout à ce que nous savons de leurs tactiques. Ils ne donnent pas l’impression d’avoir agi directement contre nous ou les Syndics. Ils ont préféré nous pousser à nous entretuer par la ruse.

— C’est assez vrai, convint Duellos.

— Bon, que savent-ils de cette flotte ? poursuivit Rione. Que nous avons appris l’emploi potentiel des portails de l’hypernet comme une arme extrêmement puissante. Ces extraterrestres disposent-ils d’agents ou de sources de renseignement dans l’espace de l’Alliance, serait-ce sous la forme de virus informatiques ou de robots ? Il faut le présumer.

— Ils ont réussi à en infiltrer dans les systèmes de nos vaisseaux, fit remarquer Cresida. Ces vers basés sur les probabilités au niveau quantique. Nous pensons les avoir tous trouvés et neutralisés, mais, pour autant que nous le sachions, ils peuvent en activer d’autres, à moins que certains événements n’en déclenchent de nouveaux.

— Exactement. » Rione désigna un secteur de l’hologramme par-delà l’espace syndic. « Ils nous observaient. Ils ont vu comment nous réagissions. En se fondant sur ces observations, les extraterrestres peuvent raisonnablement parvenir à la conclusion que l’Alliance, une fois au courant de l’existence de ces armes, optera pour les employer. »

Cresida montra les dents. « Je crois que vous avez raison, madame la coprésidente. Ils attendront de voir si nous apprenons à nos hiérarchies politique et militaire que les portails des systèmes stellaires syndics peuvent être utilisés pour balayer l’ennemi. Et si ces autorités choisissent d’y recourir. Si j’avais observé la progression de cette guerre pendant un siècle, je me persuaderais volontiers que, tôt ou tard, un des deux camps finira par se décider, de sorte que l’autre ripostera avec la même vigueur.

— Merci, capitaine Cresida, fit Rione. Après quoi ils n’auront plus qu’à se tourner les pouces et à regarder l’Alliance anéantir l’un après l’autre les systèmes syndics, puis les Syndics exercer des représailles à la même échelle. Ils n’auront même pas à lever le petit doigt pendant que l’humanité s’anéantira elle-même avec les armes qu’ils lui auront fournies. »

Geary hocha la tête, un goût acide dans la gorge. « Ils attendront donc un moment de voir ce que nous faisons. Ça nous laisse effectivement un peu de temps.

— Pas énormément, capitaine Geary. » Rione fixait l’hologramme, le visage assombri. « J’ai émis cette hypothèse à la lumière de ce que nous avons cru deviner sur les débuts de cette guerre et le fait que les extraterrestres avaient incité par la ruse les Syndics à nous attaquer en leur faisant miroiter une alliance. Mais les Syndics étaient-ils poussés par la cupidité, ou bien les extraterrestres leur ont-ils fait croire, en leur racontant des salades, que cette agression était une bonne idée ?

— Qu’auraient-ils bien pu leur raconter ? » s’enquit Desjani.

Rione lui jeta un regard assez glacial pour liquéfier l’oxygène. « Tout et n’importe quoi. De fausses informations. Que l’Alliance comptait les attaquer, par exemple.

— Nous ne disposions pas à l’époque des forces qui auraient pu nous le permettre, argua Geary.

— Les Syndics n’en savaient rien, déclara Rione, sarcastique. Pourquoi n’auraient-ils pas été disposés à croire que l’Alliance dissimulait ses capacités militaires réelles ? Mais ces détails sont sans importance. Ne nous laissons pas aveugler par eux. Les extraterrestres ont dupé une première fois les Syndics et les ont poussés à nous attaquer. Ils peuvent recommencer.

— Encore ? » Cresida se pencha, le regard fiévreux. « Comment ?

— Si nous n’agissons pas, ils pourraient tenter de nous inciter à nous servir de ces portails comme d’une arme. Il y a de bonnes chances pour qu’ils sachent que nous avons assimilé certaines observations, et ils ne tiennent probablement pas à nous laisser le temps de mettre notre savoir en pratique. Nous avons émis l’hypothèse que les extraterrestres avaient le moyen de provoquer l’effondrement des portails. Un signal de déclenchement se propageant plus vite que la lumière. » Elle indiqua l’une après l’autre diverses étoiles de l’hologramme. « Supposez que quelques portails s’effondrent dans l’espace de l’Alliance et détruisent les systèmes qu’ils desservent. Qui l’Alliance accuserait-elle ?

— Malédiction ! » Geary entendit jurer aussi ses interlocuteurs. « Si nous ne lançons pas nous-mêmes ces attaques génocidaires, les extraterrestres nous y pousseront en nous laissant croire que le camp adverse a pris les devants. Ou vice-versa. »

Si le regard de Rione semblait lointain, il n’en restait pas moins rivé sur une étoile proche de la lisière de l’hologramme et les franges très éloignées de l’espace de l’Alliance. « Le système stellaire de Sol est muni d’un portail, ajouta-t-elle. Bien qu’elle se tienne à l’écart de l’Alliance et que les nombreuses guerres qui y ont fait rage l’aient affaiblie, la vieille Terre appartient à ce système, ainsi que les premières colonies établies sur les planètes de Sol. Les mères patries de nos plus anciens et vénérés ancêtres, gravitant autour de l’astre en lequel nous avons vu le symbole le plus éminent des vivantes étoiles. C’est par respect pour ces mondes et pour faciliter les pèlerinages qu’on a doté Sol d’un portail, bien que le système solaire, économiquement parlant, ne justifie pas un tel investissement. » Elle fit du regard le tour de ses interlocuteurs. « Que se passerait-il, à votre avis, si la population de l’Alliance se persuadait que les Syndics l’ont détruit ?

— Rien ne pourrait plus l’arrêter, répondit Duellos d’une voix inhabituellement rauque. Aucun argument ne pourrait la dissuader. Elle voudrait la mort de tous les Syndics et par tous les moyens.

— Enfer ! » Geary se demanda pourquoi la plupart de ses contributions à ce débat étaient des blasphèmes. « Très bien. Nous pouvons donc imaginer que nous jouirons d’une brève période de répit après notre retour, pendant que les extraterrestres attendront de voir si l’humanité gobe l’hameçon empoisonné. Si, au terme du délai qu’ils estimeront raisonnable, nous n’avons toujours pas marché dans la combine, ils tenteront de déclencher ce qui pourrait bien se révéler la dernière offensive de l’humanité. J’aimerais beaucoup savoir ce qu’ils veulent ou comptent faire.

— Nous n’avons pas la réponse à cette question, lâcha Rione. Nous croyons seulement savoir ce qu’ils ont fait. Ils semblent n’avoir aucun scrupule à placer des armes entre nos mains et à attendre que nous les utilisions pour nous entretuer. Mais nous ignorons s’ils s’abstiennent de toute action directe contre nous pour des raisons stratégiques ou bien parce que cette neutralité de facto est le reflet de considérations morales ou religieuses qui leur sont propres.

— Que pourrait-il bien y avoir de moral là-dedans ? s’étonna Cresida.

— D’un point de vue extraterrestre ? Ils pourraient estimer, tant qu’ils ne pressent pas eux-mêmes la détente, que placer ces armes entre nos mains ne les rend coupables de rien. Je l’ignore, c’est juste une explication plausible.

— Ou bien, et ce n’est pas moins plausible, que garantir l’élimination de l’humanité ou du moins le confinement, par tous les moyens possibles, de la menace posée par une rivale soit pour eux une stratégie parfaitement morale. Nous n’avons aucun moyen de le savoir et nous devons donc fonder nos présomptions quant à leurs futures actions sur ce qu’ils ont fait par le passé.

— Vous avez raison. Hélas, si nous ne nous fourvoyons pas, ce qu’ils ont fait par le passé nous a causé le plus grand tort. » Geary se tourna vers Rione. « Coprésidente Rione, pourriez-vous établir une liste des systèmes stellaires qui vous semblent de la plus haute importance symbolique ? Nous devrons veiller à doter en priorité les portails de ces étoiles d’un dispositif de sécurité en cas d’effondrement.

— Pensez-vous vraiment que ce soit possible ? Les avis quant à leur importance symbolique risquent d’énormément diverger. » Elle dévisagea longuement Geary. « S’ils tenaient réellement à nous voir déclencher des représailles massives contre les Syndics, les extraterrestres n’auraient qu’à cibler le système stellaire hébergeant la planète mère du commandant de la flotte et héros légendaire Black Jack Geary. »

Brusquement, le souffle coupé, il ne vit plus le compartiment qu’ils occupaient ni même ses interlocuteurs, mais la planète où il avait grandi. Le monde où étaient enterrés ses parents et sa famille. Sa patrie, même si elle avait certainement beaucoup changé durant ses cent ans d’hibernation. Il l’imagina frappée par une onde de choc pareille à celle qui avait dévasté le système de Lakota, capable de transformer instantanément une planète agréable et gentiment peuplée en un charnier infernal. Comment aurait-il pu n’accorder qu’une priorité secondaire à sa planète mère ? La vision de Geary s’éclaircit et il fixa ses compagnons. Chacun d’eux avait une planète natale. Laquelle aurait-il pu classer en bas de la liste ? Il soupira et secoua la tête. « Je crains de n’être pas très doué pour prendre des décisions réservées aux vivantes étoiles. Si vous pouviez seulement procéder de votre mieux à une évaluation, madame la coprésidente…

— Parce que vous me croyez mieux qualifiée pour jouer les démiurges ? le coupa-t-elle, la voix hachée de fureur. Ou avide de le faire ? »

Tulev rompit le silence embarrassé qui suivit : « Je vais m’occuper de dresser cette liste. » Il fixa l’hologramme, le regard lointain. « Il ne me reste plus rien susceptible de m’influencer. »

L’image de Duellos assise à côté de Tulev se pencha pour refermer la main sur son poignet, tandis que de l’autre côté Desjani faisait de même sans piper mot. Un peu plus loin, Cresida lui fit un signe de tête en affichant pleinement sa compréhension. Tulev hocha la sienne tour à tour pour chacun de ses compagnons, en terminant par Geary. « Je vais le faire, répéta-t-il.

— Merci, capitaine Tulev, dit Geary. À un moment donné, il me faudra révéler à la flotte l’existence de ces extraterrestres, mais, d’ici là, nous devrions continuer de prétendre que le danger posé par les portails de l’hypernet n’est qu’un effet secondaire indésirable de cette technologie.

— Il doit se résumer à cela, renchérit Cresida. Si, en étayant notre thèse des images de ce qui s’est passé à Lakota, nous présentions leur effondrement spontané comme une possibilité de chaque instant ou bien comme la conséquence d’une action intentée par les Syndics, les gens disposeraient de toutes les justifications nécessaires.

— D’accord. Nous en reparlerons avant de sauter pour Varandal. Merci d’avoir assisté à cette réunion, merci pour vos conseils et merci d’avance pour la discrétion que vous continuerez d’observer sur ce que nous croyons savoir de ces extraterrestres.

— Si seulement nous pouvions en apprendre davantage… déplora Cresida. Je travaille toujours à mon projet d’un système de sécurité que nous pourrions installer aussi aisément et rapidement que possible sur les portails. Il sera sans doute prêt quand nous atteindrons Atalia.

— Espérons-le. » Duellos poussa un soupir. « Dans la mesure où nous en savons si peu sur les réactions et les intentions de ces entités.

— Plumes ou plomb ? » lâcha Desjani, évoquant l’antique énigme posée par un démon qui, seul, connaissait la bonne réponse et pouvait la modifier à chaque instant. Comme Duellos l’avait fait remarquer une certaine fois, les extraterrestres étaient eux aussi une énigme, où questions et réponses demeuraient non seulement inconnues, mais reflétaient des processus mentaux étrangers aux humains qui s’efforçaient de comprendre leurs objectifs et la signification qu’ils leur donnaient.

— Telle est ma question, capitaine Desjani. Je vous saurais gré de ne pas jouer les démons avec mon énigme. Mais, par pure curiosité, quelle était la bonne réponse cette fois-ci ? »

Desjani eut un sourire déplaisant. « Vous n’aimeriez pas la connaître. Les femmes peuvent se montrer tout aussi énigmatiques que les démons.

— Vous ne croyez tout de même pas, sincèrement, que je vais mordre à cet hameçon ? »

Alors que les images de Tulev, Cresida et Duellos commençaient de s’évanouir, Desjani baissa les yeux sur son calepin électronique et fronça les sourcils. « Pardonnez-moi, capitaine, mais ma présence est requise à l’ingénierie. » Elle sortit précipitamment, laissant Geary et Rione en tête-à-tête.

Rione, l’air inhabituellement docile, tourna à son tour les talons pour quitter le compartiment, mais s’arrêta juste avant. « Qu’est-il donc arrivé au capitaine Tulev ? Il a affirmé qu’il ne lui restait plus rien. »

Geary hocha la tête au souvenir des dossiers personnels qu’il avait consultés. « Sa famille a été massacrée lors d’un bombardement syndic de sa planète natale. Femme et enfants.

— Oh ! Bon sang ! » Rione secoua la tête. « C’est affreux, mais il devrait tout de même lui rester quelqu’un. D’autres parents. Quelle planète ? »

Il s’efforça de s’en souvenir. Il y en avait tant. « Élys… Élysa ?

— Élyzia ?

— Oui, c’est ça. » Il la dévisagea, agacé que le nom lui fût venu si vite à l’esprit. « Que s’est-il passé ?

— Un bombardement syndic, murmura Rione, si bas qu’il l’entendit à peine. Mais prolongé, dans le cadre d’une lourde frappe contre l’Alliance. La presque totalité de la surface de la planète a été dévastée et sa population pratiquement décimée. Une fois les Syndics repoussés, elle a été rayée des nomenclatures et les survivants ont été évacués, à l’exception de quelques-uns qui avaient insisté pour rester sur place et occuper, en cas de retour de l’ennemi, les installations défensives reconstruites. Le capitaine Tulev a littéralement dit la vérité. Il ne lui reste plus rien. » Elle le regarda dans les yeux. « Sauf la flotte. Vous vous étiez rendu compte que vous partagiez cette condition avec lui ?

— Non. » Geary chercha à ajouter d’autres mots mais n’en trouva pas.

« Nous avons exercé des représailles sur Yunren, poursuivit Rione, comme se parlant à elle-même. Un système syndic frontalier. Il n’en reste plus rien non plus, sinon quelques défenses occupées par des durs à cuire qui ne vivent plus que pour bénéficier d’une occasion de massacrer ceux qui ont anéanti leur planète. Depuis, les deux camps ont évité de recommencer, encore que j’ignore si c’est parce que la destruction d’une planète entière exige trop de travail ou parce qu’ils étaient horrifiés d’être tombés si bas. »

Geary secoua la tête, pris de nausée. « Comment a-t-on pu donner de tels ordres ?

— Oh, mais c’est assez facile, capitaine Geary. Il suffit d’échafauder ses plans à grande distance de l’ennemi en consultant un vaste hologramme des étoiles fourmillant de petites planètes. Rien que des points aux noms bizarres. Des cibles. Pas les foyers de vos semblables, mais des cibles qu’on doit éliminer au nom de leur protection. C’est très facile, répéta-t-elle. De justifier le meurtre de millions ou de milliards de gens.

— Bizarre, lâcha Geary. J’ai parlé à des fusiliers spatiaux. Ils affirment que, pour pouvoir combattre l’ennemi, ils doivent d’abord le déshumaniser, tout en veillant à ne pas se laisser entraîner trop loin dans ce processus, faute de quoi ils tueraient des gens qui ne représentent pas vraiment une menace. Mais, à l’autre extrémité de la hiérarchie, les plus haut gradés, qui pourtant n’ont jamais à l’affronter sur le terrain, doivent le déshumaniser en masse, par centaines, milliers ou même millions. »

Elle se retourna pour le regarder. « Je me demande parfois si les extraterrestres n’ont pas raison et si l’on ne peut pas compter sur l’humanité pour s’autodétruire.

— J’espère que non. Le spectacle direct des événements de Lakota semble avoir beaucoup impressionné nombre d’officiers de cette flotte. On peut difficilement prendre de la distance en voyant une planète habitée ravagée d’un seul coup.

— L’impact est en effet très violent. Et le capitaine Cresida ? Elle regardait Tulev comme s’ils avaient quelque chose en commun. Sa famille se trouvait aussi sur Élyzia ?

— Non. Son époux était un officier de la flotte. Ils n’étaient mariés que depuis un an quand il a trouvé la mort au combat.

— Il y a combien de temps ?

— Deux ans. »

Rione hocha la tête. « Au bout de dix ans, je m’attends encore parfois à revoir mon mari. Cresida accepterait-elle mes condoléances ?

— Je pense. Elle ne m’en a jamais fait part, mais vous partagez ce deuil. »

Rione laissa échapper un long et lent soupir, pareil au dernier souffle d’un coureur agonisant. « J’ignore si les vivantes étoiles sont réellement responsables de votre présence ici aujourd’hui, capitaine Geary, mais il m’arrive souvent de réfléchir à cette guerre et de prier désespérément pour qu’elles le soient et que vous y mettiez un terme définitif. » Elle se retira sur ces mots, le laissant seul, le regard rivé sur l’écoutille fermée.

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