Quatre

La facture du boucher est toujours le pire moment après la bataille. Geary parcourut les noms : Courageux, Aventureux, Exemplaire, Gobelin, croiseurs lourds Tortue, Brèche, Kurtani, Tarian et Nodowa. Croiseurs légers Kissaki, Cimier, Trunnion, Inquarto et Septime. Destroyers Épine, Yatagan, Fente, Arabas, Shail, Chambre, Baïonnette et Tomahawk.

Encore fallait-il s’estimer chanceux. Si la flotte avait dû fuir le système stellaire avec les Syndics à ses trousses, elle aurait aisément perdu trois fois plus de croiseurs et de destroyers, et davantage de croiseurs lourds et de cuirassés. En l’occurrence, elle avait le temps de réparer et de s’ébranler de nouveau.

Bien que criblé de tirs, le Résolution pourrait la suivre. Mais Geary ne savait toujours pas s’il pourrait sauver l’Incroyable. Il restait encore au Galant assez de capacité de manœuvre pour combattre une dernière fois, encore que nombre de ses armes fussent HS.

Que cela leur plaise ou non, les vaisseaux de l’Alliance devraient s’attarder encore un peu dans ce système pour réparer les dommages aux unités de propulsion et autres systèmes essentiels endommagés, récupérer les modules de survie des bâtiments abandonnés pendant la bataille et procéder à la répartition des trop rares cellules d’énergie fabriquées par les auxiliaires depuis Dilawa.

Desjani ronchonnait. Geary suivit son regard, braqué sur la plus petite des deux flottilles syndics qui, après la destruction de l’autre, avait brusquement rebroussé chemin vers le point de saut pour Padronis. Ses croiseurs et ses avisos commençaient à s’estomper, tantôt pour poursuivre leur route vers ce point de saut, tantôt pour gagner ceux menant à Kalixa ou à Dilawa. « Nous ne pourrons plus les rattraper, se plaignit-elle. J’espérais qu’ils stationneraient un moment au point de saut pour Padronis et qu’on pourrait les balayer.

— Il y a de bonnes chances pour qu’ils prennent la tangente et aillent faire leur rapport après avoir semé leurs mines, fit remarquer Geary.

— Ils ont lâché leurs camarades ! Ils n’ont même pas tenté de nous frapper pendant que nous les combattions. »

Voilà donc ce qui la chiffonnait en réalité. Aux yeux de Desjani, ces Syndics avaient abandonné leurs copains et méritaient de le payer, toute racaille syndic qu’ils fussent. « Je parie que cette petite flottille avait reçu la consigne d’éviter le combat, Tanya, dans le but de nous interdire en dernier recours de gagner le point de saut pour Padronis.

— Ce n’est pas une excuse.

— Au moins ne tentent-ils pas de nous foncer dessus pour liquider nos bâtiments endommagés. »

Avant qu’elle pût répondre, une fenêtre s’ouvrit devant Geary, encadrant un capitaine Cresida au large sourire. « Je me suis dit que vous aimeriez savoir que nous avons récupéré les modules de survie du Courageux, capitaine. Dont celui qui contenait un capitaine Roberto Duellos légèrement secoué mais encore opérationnel. »

Geary sourit à son tour assez largement pour en avoir les zygomatiques endoloris puis se tourna vers Desjani. « Duellos est à bord du Furieux. Sain et sauf.

— Je vous avais bien dit qu’il n’était pas facile à abattre, répondit-elle sereinement avant de sourire.

— Le voici, capitaine Geary, annonça Cresida. »

L’image de Duellos se substitua à la sienne. Son uniforme était roussi et lacéré par endroits. « Capitaine Duellos au rapport, capitaine.

— Je… » Les mots manquèrent à Geary et il se borna à fixer Duellos l’espace d’un instant. « Bon sang, content de vous voir vivant ! Désolé pour le Courageux. Et l’Aventureux.

— Merci pour tout. » Duellos fixa longuement le pont. « C’est dur de perdre son vaisseau, mais vous le savez aussi bien que moi.

— Ouais, ça fait un mal de chien. Faites-vous examiner et prenez un peu de repos.

— Je dois m’occuper de mes gens, capitaine, répondit l’autre en dirigeant un geste vague hors champ. M’assurer qu’ils sont bien soignés. Ceux du Courageux et de l’Aventureux, à bord des vaisseaux qui les ont recueillis. »

Geary allait lui répondre qu’on pouvait se fier à Cresida quand il s’arrêta net, au souvenir du sentiment d’impuissance qu’il avait éprouvé après la destruction du Merlon, son croiseur, et de son envie irrépressible de faire quelque chose, surtout pour son équipage, alors qu’il ne pourrait plus jamais lui porter secours. Duellos tenait à s’en assurer en personne, bien entendu. Ça lui occuperait l’esprit et l’empêcherait de ruminer lugubrement la perte du Courageux et de ceux de ses matelots qui n’en avaient pas réchappé. « Certainement, capitaine Duellos. Si vous ou vos gens avez besoin de quelque chose, faites-le-moi savoir. »

Duellos s’apprêta à couper la communication puis hésita. « Vous savez très bien ce dont j’ai besoin, capitaine Geary, et vous ne pouvez pas me le fournir. Mais merci tout de même, parce que je sais que vous comprenez. »

Dès que la fenêtre se referma, peu désireux de ressasser encore la perte du Merlon, Geary consulta de nouveau le statut de la flotte. Hélas, l’Indomptable n’était pas le seul vaisseau dont les réserves de cellules d’énergie étaient passées en dessous des trente pour cent.

Incapable d’y remédier pour l’heure, il appela l’Incroyable et une image du capitaine Parr, son commandant, lui apparut. « Comment ça se passe, capitaine ?

— Ça ne pourrait pas être pire, répondit l’autre en souriant brièvement avant de concentrer son attention sur Geary. Vous n’aviez pas vraiment besoin de nous garder tous ces Syndics en vie, capitaine.

— Veuillez m’en excuser. Je viens de parcourir les réactualisations de l’état de l’Incroyable, mais il me faudrait votre sentiment personnel. Pourrez-vous le faire rapidement repartir ? »

Parr hésita. « De quel délai disposons-nous, capitaine ?

— Peut-être de quelques jours. Je ne peux guère gaspiller plus de temps, et seulement pour récupérer des prisonniers sur la troisième planète d’Héradao. »

Parr regarda autour de lui comme si son appréciation personnelle de cette petite section de l’Incroyable pouvait lui fournir une réponse. « J’aimerais bien essayer, capitaine.

— Deux jours, alors ?

— Ça devrait être jouable, capitaine. » Geary lui lança un regard interrogateur. « Je suis sûr qu’on peut y arriver, capitaine.

— Très bien. Si je peux vous aider en quoi que ce soit, faites-le-moi savoir.

— Le Titan s’approche, capitaine. Il pourra aider l’Incroyable et le Résolution. »

Geary l’encouragea d’un sourire. « Vous pourriez difficilement bénéficier d’une aide plus efficace. Le commandant Lommand du Titan est un excellent officier. Il fera tout ce qui est en son pouvoir. Je compte voir l’Incroyable de nouveau opérationnel sous deux jours. »

Il se rejeta en arrière en se massant le front dès que la communication fut coupée.

Desjani lui jeta un regard compatissant. « L’Incroyable y parviendra-t-il ?

— Ça m’épaterait. Mais il mérite qu’on lui donne une chance. Quand doit-on saborder l’Aventureux ? » Ainsi qu’ils l’avaient redouté, ce croiseur de combat avait souffert de tant de dommages structurels en sus de ses dégâts antérieurs qu’il était exclu de le réparer assez efficacement pour qu’il suivît la flotte hors de ce système stellaire. On réglerait donc son réacteur en surcharge, afin qu’il explosât en fragments trop petits pour que les Syndics pussent les exploiter.

Desjani transmit la question à son officier de l’ingénierie, qui répondit aussitôt : « Demain, commandant. Assez tard. Ils veulent être certains de l’avoir dépouillé de tous ses éléments récupérables. La destruction des deux plus gros segments du Courageux est prévue pour ce soir.

— Faut-il prévenir Duellos ? » demanda Desjani à Geary.

Il réfléchit un moment. « Vous avez déjà perdu un vaisseau ?

— Un destroyer à Xaqui, un croiseur de combat à Vasil, un second destroyer à Gotha, un croiseur lourd à Fingal…

— Vous en étiez le commandant chaque fois ?

— Seulement du second destroyer et d’un croiseur lourd après celui de Fingal. »

Geary la fixa. Sans doute lui avait-elle narré certaines de ses expériences de la guerre, mais elle ne s’était jamais attardée sur ses propres hauts faits ni ne lui avait fourni de détails sur le sort des bâtiments où elle avait embarqué. « Vous m’en voyez désolé. Vous n’en parlez pas beaucoup.

— Non, reconnut-elle. Effectivement. Nous en connaissons tous les deux la raison. Et ça répond aussi à ma question concernant Duellos, n’est-ce pas ?

— Oui. Le Courageux était son vaisseau. Il a le droit de décider s’il veut assister à ses derniers moments.

— Je fais donc passer le mot à Cresida.

— Merci. Si jamais vous voulez en parler… proposa-t-il.

— Je sais. Pareil de mon côté.

— Je m’en souviendrai. » Geary réduisit l’échelle de son hologramme pour avoir tout le système stellaire sous les yeux. Des cargos syndics continuaient de s’enfuir, en quête d’un havre relativement sûr. Il ne semblait pas qu’il fallût s’inquiéter de défenses orbitales fixes à Héradao, mais Geary avait le pressentiment qu’il en rencontrerait quelques-unes sur la troisième planète. Comme l’avait souligné Desjani, la plus petite des deux flottilles syndics s’était scindée et les unités qui la composaient avaient adopté des trajectoires divergentes, dont aucune ne les rapprochait des vaisseaux de l’Alliance.

Restaient bien sûr les avisos de garde postés près des points de saut, mais ils ne représentaient pas une menace et, de toute façon, on n’aurait pas pu les rattraper. Geary se rejeta en arrière en tâchant de se détendre maintenant que le plus difficile était derrière eux. Peut-être, d’ailleurs, n’était-ce pas terminé qu’à Héradao. Qu’auraient bien pu opposer encore les Syndics à la flotte pour lui interdire de regagner l’espace de l’Alliance ? Non, le plus dur serait de refouler le souvenir de l’explosion de ses vaisseaux.

La flotte n’aurait plus de contact avec l’ennemi qu’à une seule occasion, lors de la récupération des ressortissants de l’Alliance détenus dans le camp de travail de la troisième planète. Ses senseurs en avaient confirmé la présence, et, apparemment, près de deux mille prisonniers de guerre y étaient enfermés. Leur libération exigerait sans doute des négociations serrées, voire des menaces, mais la flotte était déjà passée par là. « Madame la coprésidente, pourriez-vous contacter les Syndics de la troisième planète ? demanda-t-il. Afin de voir s’ils opposeraient de grandes difficultés à la libération de nos prisonniers de guerre. Usez s’il le faut de la menace, et libre à vous de leur promettre que nous ne bombarderons pas leur planète s’ils jouent franc-jeu. »

Rione fit un signe à la vigie des communications. « Veuillez établir une connexion avec le réseau de commandement syndic. Je vais envoyer un message préliminaire. » Elle s’adossa à son siège en attendant.

Et patienta.

Desjani se décida à intervenir. Sans doute ne portait-elle pas Rione dans son cœur, mais ne pas apporter tout le soutien requis à une dirigeante de l’Alliance la ficherait mal pour son vaisseau. « Où est le problème ? Pourquoi n’établissez-vous pas cette connexion ?

— Le réseau que nous observons depuis notre irruption dans ce système n’a pas l’air de fonctionner correctement, commandant, répondit l’officier, un tantinet décontenancé. Il existe, mais il présente une étrange activité.

— Une étrange activité ? insista Desjani.

— Oui, commandant. En ce moment même, de sorte qu’il est difficile de l’évaluer. Un peu comme si… » L’étonnement de la vigie grandit visiblement. « Nous venons de recevoir une transmission. Un certain conseil gouvernemental d’Héradao nous adresse un message depuis la troisième planète. Ces gens insistent pour parler au capitaine Geary. »

Guère enclin à palabrer dans l’immédiat avec des commandants syndics, celui-ci se couvrit les yeux de la main. « Répondez-leur que le capitaine Geary ne tient pas particulièrement à leur parler pour l’heure. » La troisième planète se trouvait encore à un peu plus de deux heures-lumière et demie. Les conversations où tout échange d’information exigeait un délai de cinq heures n’avaient jamais été son passe-temps favori.

« Mais… capitaine, ils prétendent avoir fondé un nouveau gouvernement et ils tiennent à négocier avec vous personnellement le statut de ce système stellaire. »

Geary baissa la main et pivota sur son siège pour dévisager la vigie, mais Rione lui brûla la politesse : « Ces gens ne se présentent donc pas comme ses dirigeants syndics ? s’enquit-elle.

— Non, madame la coprésidente. Comme le conseil gouvernemental d’Héradao. C’est ce qu’affirme l’en-tête de leur message.

— Et vous recevez encore des transmissions en provenance des autorités syndics d’Héradao ?

— Euh… oui, madame. » L’officier secouait la tête de stupeur. « Le système vient d’identifier une nouvelle transmission, cette fois à l’en-tête de la libre planète d’Héradao IV. Le commandement syndic et le réseau de commande de ce système donnent l’impression de se déchirer, commandant Desjani. Je n’ai jamais vu une chose pareille. À croire que… »

Rione était venue se poster derrière la vigie et elle scrutait les relevés et les diagrammes qu’affichait son écran de communication. « À croire que ces gens tentent de mettre la main sur tout ce qui est à leur portée pour l’arracher à ce réseau de commande. » Elle se tourna vers Geary. « J’ai déjà vu ça. Ce système stellaire se délite, en proie à la guerre civile.

— Où auriez-vous bien pu en être témoin ? s’enquit Desjani, choquée au point de s’adresser directement à Rione.

— À Géradine, dans l’espace de l’Alliance, répondit calmement Rione. Je ne me trouvais pas sur place, mais on en a fourni des enregistrements au Sénat. Je les ai étudiés.

— Géradine ? demanda Geary. Où est-ce ?

— Un système assez reculé, peu peuplé et passablement isolé, surtout depuis l’installation de l’hypernet, mais qui n’en continuait pas moins d’envoyer ses meilleurs éléments à l’armée de l’Alliance. » Rione eut un geste de mépris. « Ce qui laissait le champ libre aux plus médiocres pour fomenter des troubles. Une tentative de coup d’État enrayée s’est muée en un conflit ouvert et soldée par l’effondrement de l’autorité centrale. » Elle se tourna vers Desjani. « Et, non, vous n’en avez jamais entendu parler. Secret d’État. Il ne faudrait pas que la population de l’Alliance fût informée de ce qui pourrait arriver, même sur une planète comme Géradine.

— L’effondrement de l’autorité centrale, murmura Geary. Assisterions-nous aux premiers signes de lutte intestine chez les Syndics ? » Nul ne lui répondant, il appuya sur une touche. « Lieutenant Iger, selon certaines indications, l’autorité centrale de ce système serait sur le point de s’effondrer ou, du moins, fortement mise en cause. J’ai besoin le plus tôt possible d’une estimation de ce qui se passe sur chacune de ces planètes.

— Oui, capitaine ! On s’y colle. »

Geary étudia les données qui lui étaient accessibles et se félicita de voir recueillis d’autres modules de survie de la flotte. Autour de ceux de l’Alliance, des essaims beaucoup plus denses de capsules syndics filaient vers le plus proche refuge. Il se demanda quel parti prendraient ces survivants dans ce système stellaire. Soutiendraient-ils une autorité centrale défaillante ? Une des deux (au moins) factions rebelles ? Ou bien se barricaderaient-ils dans des bases pour tenter d’endiguer l’insoumission jusqu’à l’arrivée de renforts dont les vaisseaux contraindraient les rebelles à la docilité par voie de bombardement ?

« Il ne reste plus beaucoup de bâtiments syndics », marmonna-t-il.

Desjani se renfrogna puis hocha la tête en saisissant le sous-entendu. « Pas assez pour manier le knout, en tout cas. Nous avons graduellement réduit leurs forces de coercition en menus fragments de vaisseaux, dont la traîne s’étire jusqu’à leur système mère.

— Ouais. Et nous ne sommes pas les seuls à nous en rendre compte, visiblement. » Geary enfonça de nouveau quelques touches. « Lieutenant Iger ? Toujours rien ? »

Une fenêtre s’ouvrit, encadrant le visage de l’officier du renseignement. La perplexité s’affichait sur ses traits. « C’est le chaos, capitaine. »

Geary patienta un instant. « Merci, lieutenant. Je ne serais sans doute jamais parvenu à cette conclusion sans l’aide du service du renseignement. »

Iger piqua un fard. « Je vous demande pardon, capitaine. Nous ne pouvons toujours pas vous fournir une image exacte de la situation parce qu’elle ne se dégage pas. Ici, tout part à vau-l’eau, comme un vêtement dont les coutures craqueraient en même temps. La population de la quatrième planète semble avoir passablement augmenté au cours des dernières décennies en raison du nombre des dissidents qui s’y sont réfugiés, mécontents du gouvernement. Nous ignorons qui exerce réellement le pouvoir et dans quelle mesure. Nul ne le sait peut-être, d’ailleurs, pas même les différentes factions qui luttent pour s’assurer le contrôle de certains secteurs de ce système.

— Il y a des combats en cours ?

— Oui, capitaine. Nous avons détecté des explosions, des mouvements de véhicules ainsi que d’autres signes indiquant qu’on se bat actuellement sur les troisième et quatrième planète. Pas moyen de préciser si ces combats s’intensifient.

Dans la mesure où ils ne déroulent pas en terrain découvert, on peut difficilement affirmer que les cités souterraines et les installations orbitales en sont aussi le théâtre. » Iger marqua une pause, jeta un regard hors champ, hocha la tête puis se tourna de nouveau vers Geary. « Nous venons à l’instant de détecter une très violente explosion dans une installation orbitale proche de la troisième planète, ce qui donne à penser qu’on s’y bat également. »

Desjani, qui écoutait, haussa les épaules. « Pas notre problème, capitaine. Nous ne sommes pas une troupe d’occupation alignant quelques centaines de milliers d’hommes au sol.

— Non, j’imagine, convint-il avant de voir Iger secouer fébrilement la tête. Oui, lieutenant ?

— Les prisonniers de guerre, capitaine. Ceux du camp de travail de la troisième planète. »

En vérité, ils lui étaient provisoirement sortis de l’esprit quand il avait pris conscience de l’effondrement du pouvoir central. « Ça, c’est notre problème. »

Iger consultait manifestement des mises à jour avant de lui en faire part. « Certains signes laissent à penser qu’on se bat aussi hors du camp de prisonniers, mais qu’aucune violence ne se déroule à l’intérieur. Ses gardes se seraient barricadés pour se protéger, avons-nous cru en conclure.

— On attaquerait le camp, lieutenant ?

— Pas à notre connaissance, capitaine. Mais, bon… il est encore tôt.

— Leurs stations orbitales disposent-elles de mesures de rétorsion nucléaires ? s’enquit Rione. Nous savons que d’autres systèmes syndics en étaient dotés, pour mettre les gens au pas.

— Nous ne pouvons pas l’affirmer, madame la coprésidente, répondit Iger. Aucune n’a encore été employée.

— Ils n’en ont peut-être pas la capacité, en ce cas.

— En effet, madame. À moins qu’ils n’aient pas de cibles adéquates, qu’ils aient provisoirement perdu le contrôle de leurs bombes en raison de la défaillance de leur réseau de contrôle et de commandement, ou que les autorités syndics attendent que les factions adverses se soient suffisamment déchirées avant de faire donner le marteau-pilon. »

Geary réfléchit en pianotant sur le bras de son fauteuil. « La situation ne risque pas de s’éclaircir avant un bon moment, j’imagine, et nous n’avons pas de temps à perdre. J’aimerais que vous consacriez toute votre attention à l’identification des individus qui contrôlent la zone de la troisième planète proche du camp de prisonniers, lieutenant Iger, et que vous évaluiez de votre mieux la menace qu’ils représentent, tant au sol dans ce secteur que sur les stations orbitales ou les autres bases de surface, dont la flotte devrait s’inquiéter ou qu’elle devrait éliminer.

— À vos ordres, capitaine. » Iger salua brièvement et son image s’effaça.

Geary appuya sur une autre touche, et celle du colonel Carabali lui apparut. « Êtes-vous informée de la situation qui règne actuellement dans ce système stellaire et sur sa troisième planète en particulier, colonel ? »

Carabali hocha la tête. « Ça part en vrille à vitesse grand V, à ce que j’ai cru comprendre, capitaine.

— En effet. Mais nous devons exfiltrer les prisonniers de guerre de l’Alliance détenus dans ce camp. Nous allons tenter de contacter des gens susceptibles de négocier avec nous leur libération, mais, à ce qu’il semble, vos fantassins vont devoir s’appuyer une rude besogne.

— C’est la raison même de la présence de fantassins dans la flotte, capitaine : mener à bien les missions difficiles. » Carabali salua. « Je vais échafauder un plan tenant compte à la fois de l’existence d’éléments hostiles à l’extérieur du camp et de la résistance des gardes à l’intérieur.

— Merci. La flotte vous dégagera la voie, même si elle doit transformer toute la zone environnante en cratère. »

Desjani soupira. « Les opérations au sol. Beurk ! Je leur préfère franchement les batailles spatiales.

— Moi aussi, mais nous ne pouvons pas y échapper, apparemment. » Il fixa l’hologramme en fronçant les sourcils. « Rompons la formation. Laissons assez de vaisseaux ici pour défendre les bâtiments en réparation et mettons le cap sur la troisième planète. Madame la coprésidente, j’apprécierais que vous entamiez des négociations avec les autorités du camp de travail dès que le service du renseignement les aura identifiées. Veillez à bien leur faire comprendre que toute tentative de chantage impliquant une atteinte à la vie des prisonniers serait vue d’un très mauvais œil.

— Je ferai de mon mieux, déclara Rione. À condition toutefois qu’il y ait des responsables dans ce secteur. Et si j’échouais ?

— Alors les fantassins du colonel Carabali iraient frapper à la porte du camp, et, s’ils devaient en arriver là, je n’aimerais pas me trouver sur leur chemin. »


Vingt-quatre heures plus tard, alors que Geary passait en revue les derniers rapports sur le statut de la flotte, Rione fit irruption dans sa cabine : « Nous avons réussi à contacter directement ce camp de travail. Les gardes ont peur de nous et des rebelles qui encerclent le camp. Ils voient en ces prisonniers leur ultime levier et dernier recours, et ils tiennent à en tirer le maximum. Ils redoutent aussi les autorités syndics.

— Alors même que tout part à vau-l’eau et que nous avons pratiquement éliminé la flotte syndic ? s’étonna Geary.

— Dans la mesure où l’on ne sait rien des nombreuses pertes infligées à cette flotte à leur niveau hiérarchique, ça n’a aucune incidence, capitaine Geary. Pour eux, l’équation est simple : s’ils nous résistent, ils risquent leur vie ; s’ils ne nous résistent pas et que les autorités reprennent le contrôle de ce système, ce sont eux et leurs familles qui en pâtiront.

— Ils vont donc nous combattre ?

— C’est ce qu’ils affirment. »

Geary fixa d’un œil noir l’hologramme qui flottait au-dessus de sa table. « Qu’est-ce qui pourrait les faire changer d’avis, selon vous ? Menaces ? Promesses ?

— J’ai essayé les deux. » Rione secoua la tête avec lassitude. « D’ordinaire, je consacre beaucoup de temps à tenter de comprendre ce qui se cache réellement derrière les propos des Syndics et de flairer les pièges éventuels. Le seul côté positif de cette situation, c’est que j’ai la certitude que les gardes ne nous mènent pas en bateau. Ils sont très sérieux.

— Mais jusqu’à quel point sont-ils prêts à se battre ? se demanda Geary. Simulacre de résistance, lutte à mort acharnée ou quelque chose entre les deux ? »

Rione plissa le front de concentration. « Mon intuition me souffle que leur résistance serait loin d’être symbolique. Les gardes appréhendent énormément l’appréciation que se feront les autorités syndics de leur comportement. Cela dit, je ne pense pas qu’ils soient prêts à mourir, même s’ils donnent le change.

— Quelque chose entre les deux, donc. Merci. Le colonel Carabali doit me faire part dans une heure environ du plan de l’infanterie spatiale. Je vous serais reconnaissant de lui donner votre sentiment sur la situation avant ce délai, afin qu’elle puisse en tenir compte.

— Désolée de ne pouvoir vous apprendre de meilleures nouvelles. » Elle montra l’hologramme. « En avez-vous reçu ?

— Quelques-unes. Le capitaine Lommand a appelé du Titan : il m’assure qu’il remettra l’Incroyable en assez bon état pour accompagner la flotte. D’un autre côté, les ingénieurs qui ont inspecté l’Intagliata ont découvert qu’il avait subi plus de dommages structurels que nous ne le croyions, de sorte que nous devrons saborder aussi ce croiseur léger.

— Et, s’agissant des cellules d’énergie, leur niveau reste-t-il critique ?

— Ouaip. Quand nous aurons distribué toutes celles qu’ont fabriquées les auxiliaires et que nous avons récupérées sur les épaves, il sera d’environ trente-sept pour cent pour la moyenne de la flotte. Nous en consommerons une partie en ralentissant pour nous placer en orbite autour de la troisième planète puis en accélérant de nouveau une fois nos prisonniers libérés, si bien qu’en quittant Héradao nos réserves seront probablement descendues à un peu plus de trente pour cent. À Padronis, heureusement, la consommation devrait être réduite au minimum.

— Ce faible niveau nous permettra-t-il de rentrer ? » s’enquit-elle calmement.

Geary haussa les épaules. « En termes de seule distance, oui, sans problème. Nous ne devrions pas avoir à livrer bataille entre ici et Varandal.

— Et si le cas se présentait ?

— Alors ça pourrait très mal tourner. »

Elle fixa l’hologramme. « Mon devoir m’oblige de nouveau à énumérer vos options.

— Je sais. » Il s’efforça de ne pas prendre la mouche. « Nous pourrions charger à bloc certains vaisseaux et abandonner les autres. Je m’y refuse. L’Alliance a besoin de tous ses vaisseaux et de tous ses spatiaux.

— L’Alliance a besoin de ce vaisseau-ci, capitaine Geary. De la clé de l’hypernet qui se trouve à bord de l’Indomptable.

— Je ne perds jamais ce problème de vue, madame la coprésidente. Nous pourrions économiser des cellules d’énergie en nous abstenant d’aller chercher les prisonniers de l’Alliance sur la troisième planète, vous savez ? »

Elle le fixa longuement, le regard dur. « Je l’ai bien cherché, j’imagine. Même moi, je ne vous suggérerais jamais de les abandonner, vous en êtes conscient. Très bien, capitaine Geary. Tâchez d’exercer au mieux votre jugement et prions pour que les vivantes étoiles continuent de veiller sur nous. Je contacterai le colonel des fusiliers pour lui faire part de mes impressions sur la garde syndic du camp de prisonniers et lui faire savoir que je reste à sa disposition si elle désire que je m’entretienne encore avec ces gens.

— Merci, madame la coprésidente. »


Une heure plus tard, la présence virtuelle du colonel Carabali se tenait dans la cabine de Geary et pointait deux images du camp de la troisième planète, émaillées de symboles correspondant aux différents plans de libération des prisonniers. Vue d’en haut, l’installation syndic était un octogone presque parfait, dont les huit angles étaient défendus par un impressionnant mirador, tandis que de plus petits postes de garde s’échelonnaient le long de ses côtés. Une haute muraille de béton armé joignait un poste à l’autre. De triples barrières de barbelés couraient le long de l’enceinte, à l’intérieur comme à l’extérieur, tandis que les espaces dégagés, entre muraille et barbelés, donnaient l’impression d’être minés et, indubitablement, sous le coup d’une télésurveillance active par des senseurs. Au-delà, des rangées d’immeubles, désignés sur l’image par des symboles les identifiant comme de probables baraquements réservés aux gardes et aux détenus, infirmeries, bâtiments administratifs et ainsi de suite, remplissaient la plus grande partie du camp. Le centre était occupé par une vaste esplanade, servant à la fois de terrain d’atterrissage pour les navettes syndics et de place d’armes.

Geary s’imaginait bouclé dans une telle prison sans aucun espoir de libération. Jusqu’à ce jour, du moins.

« Nous avons deux options basiques, attaqua le colonel Carabali sur le ton posé qu’elle réservait aux briefings. Toutes deux reposent sur le fait que mes effectifs se réduisent à un peu moins de douze cents hommes en état de combattre. Bien trop peu, et de loin, pour occuper une installation de cette dimension et défendre son périmètre, même si nous ne rencontrions aucune résistance de la part des gardes qui l’occupent. J’ai cru comprendre, en m’entretenant avec la coprésidente Rione, que l’hypothèse maîtresse était qu’ils combattraient. »

Sa main vola et son index vint se poser sur une portion de la première image du camp. « Notre première option serait de concentrer les fantassins et d’investir le camp un secteur après l’autre, d’occuper tour à tour chaque secteur, de libérer ses prisonniers et de passer au suivant. Elle aurait l’avantage de les maintenir tous à la portée d’un soutien tactique tout en limitant leur exposition au feu. Le revers de la médaille, c’est qu’ils resteraient plus longtemps au sol et que l’ennemi, dès qu’il aura compris ce que nous faisons, aura le temps d’essayer d’évacuer les prisonniers des secteurs que nous n’aurons pas encore occupés ou de piocher des otages parmi eux. Je ne la recommande donc pas. »

Elle se tourna vers l’autre carte. « L’autre branche de l’alternative serait de larguer nos fantassins le long du périmètre du camp, tandis qu’une autre section investirait le centre pour sécuriser le principal terrain d’atterrissage. Je n’ai pas assez d’hommes pour sécuriser à la fois le camp et tout son périmètre, mais nous pourrions au moins interdire l’accès aux principaux points stratégiques. Puis les fantassins de l’extérieur entreraient dans le camp, balaieraient tous les nids de résistance à mesure qu’ils progresseraient, tout en libérant les prisonniers au passage et en concentrant toute l’action vers le centre. Nous les en évacuerions le plus vite possible. Cette tactique aurait l’avantage de ne pas laisser à l’ennemi le temps de concentrer ses forces ni celui d’extraire des prisonniers de leurs baraquements ; tandis que, au fur et à mesure, nos propres forces se concentreraient et pourraient ainsi riposter de façon plus efficace aux assauts. Elle présente néanmoins un désavantage : elles seront largement dispersées, surtout au début, et donc incapables de s’appuyer les unes les autres. En outre, les largages initiaux risqueront souvent d’être davantage périlleux pour les navettes, puisqu’elles seront déployées sur tout le périmètre. »

Geary scrutait tour à tour les cartes et le colonel. Il avait reçu un entraînement sur les opérations au sol des fantassins un siècle plus tôt, mais sa propre expérience se limitait à ce qu’il avait pu en voir depuis qu’il commandait la flotte. Aucune opération d’une telle envergure, encore qu’en sa qualité de commandant en chef il fût de son devoir de superviser les activités de l’infanterie et de prendre les décisions finales. Heureusement, il connaissait assez Carabali pour avoir une très haute idée de ses compétences. « En dépit de risques plus élevés, vous recommanderiez donc plutôt la seconde option ?

— Oui, capitaine.

— Quelles seraient selon vous nos chances de succès avec la première ? »

Carabali consulta la carte en se renfrognant légèrement. « Si vous entendez par succès la libération de tous nos prisonniers, alors mon sentiment est qu’avec la première option nos chances seraient de cinquante pour cent, et sans doute inférieures selon la réaction des Syndics. Quelle que soit la façon dont ils riposteront, cette option nous rend très vulnérables.

— Et avec la seconde ? »

Elle fronça de nouveau les sourcils. « Quatre-vingt-dix pour cent.

— Mais avec de plus gros risques de pertes pour les fantassins et de dommages pour les navettes ?

— Oui, capitaine. » Carabali lui fit face, impavide. « La mission est le sauvetage des prisonniers, capitaine. »

On ne pouvait guère se montrer plus explicite. Geary étudia de nouveau les cartes. Pour mener cette mission à bien, pour avoir la certitude de libérer les prisonniers, il lui faudrait faire prendre davantage de risques aux fantassins. Carabali le savait et Geary soupçonnait tous ses hommes de le savoir, puisque c’était cela, appartenir à l’infanterie spatiale. « D’accord, colonel. J’accepte votre recommandation. Nous choisirons la seconde option. La flotte vous fournira tout le soutien dont elle est capable en matière de puissance de feu. »

Carabali lui décocha un sourire crispé. « Ce camp est bourré de bâtisses destinées à durer. Dans un tel environnement urbain, les forces amies et ennemies risquent d’être à touche-touche.

— À combien estimez-vous la distance de sécurité ?

— Cent mètres, capitaine, mais que ça ne soit pas gravé dans le marbre. Nous pourrions vous demander un tir de soutien bien plus rapproché de nous.

— Très bien, colonel. » Geary se leva. « Vous pouvez établir un projet d’exécution de la mission plus détaillé. Si tout ce dont vous avez besoin ne se présente pas immédiatement, n’hésitez pas à me le faire savoir.

— Oui, capitaine. » Carabali salua et son image disparut.

Celles des cartes s’attardèrent encore quelques instants.

Geary les fixa, conscient que la décision qu’il venait de prendre était synonyme de vie ou de mort pour certains des fantassins qu’il envoyait sur cette planète, et que, comme Carabali, il n’avait pas vraiment le choix.


« Les combats semblent s’être étendus de façon sensible sur les troisième et quatrième planètes », rapporta le lieutenant Iger alors que la flotte de l’Alliance prenait position au-dessus de la troisième. Une forteresse orbitale qui avait tenté de lui décocher quelques tirs alors qu’elle s’en approchait avait été pulvérisée par des projectiles cinétiques et, depuis, nul n’avait plus fait mine de s’en prendre à ses vaisseaux.

Tous les croiseurs de combat syndics qui restaient dans ce système stellaire en avaient sauté, et les croiseurs légers et autres avisos survivants se cantonnaient près des points de saut. Aucun n’avait seulement tenté de gagner la zone de combat où Geary avait laissé en chantier ses vaisseaux les plus endommagés, avec ses auxiliaires et une forte escorte. « Aucune des factions ne donne encore l’impression de prendre le contrôle au sol ?

— Non, capitaine, répondit Iger. Beaucoup y prétendent, mais rien, à la surface, ne vient corroborer ces affirmations.

— La garde du camp a cessé de répondre à nos transmissions, ajouta Rione. Soit ils ne veulent plus négocier, soit ils ne le peuvent plus. »

Geary jeta un coup à l’hologramme du camp émaillé de symboles. On avait décelé par endroits une forte concentration de soldats, mais une bonne partie de la garde semblait s’être volatilisée. « On n’a pas repéré de gardes en train de quitter le camp ? demanda-t-il à Iger.

— Non, capitaine. Ils sont toujours là, quelque part.

— Et les prisonniers ?

— Dans leurs baraquements, apparemment. Probablement fermés à clé. »

Rione jeta à l’hologramme un regard empreint de suspicion. « S’ils comptent combattre, pourquoi n’ont-ils pas pris les détenus en otages ?

— Bonne question. » Autant Geary détestait l’idée d’importuner ses subordonnés lorsqu’ils se préparaient à passer à l’action, autant il se doutait que Carabali aimerait en débattre avec lui.

Le colonel de l’infanterie hocha la tête comme si cette annonce ne la surprenait pas. « Les gardes se préparent au combat. Si l’on compare le nombre estimé de prisonniers à celui des effectifs de la garde, on se rend compte de la supériorité numérique écrasante des premiers, capitaine. Les gardes ne sont pas assez nombreux pour surveiller les détenus et nous combattre à la fois, tout comme nous ne sommes pas assez nombreux pour occuper la totalité du camp par la force. Ils ont donc choisi de les boucler. Ce qui en fait de futurs otages mais leur interdit aussi de courir par tout le camp en menaçant leurs gardiens. Cela dit, notre plan d’assaut devrait contrecarrer toute initiative de dernière minute de cet ordre.

— Je ne comprends pas, colonel. C’est à croire que les gardes savent déjà qu’ils ne peuvent pas l’emporter. S’ils sont incapables de nous combattre et de surveiller en même temps leurs détenus, pourquoi diable ne se rendent-ils pas ?

— Sans doute parce qu’on leur a ordonné de ne pas les lâcher et de résister à toute tentative de libération, capitaine. »

Précisément ce qu’avait pressenti Rione : soit se battre comme de beaux diables et mourir pour défendre un camp de prisonniers, soit permettre à l’Alliance de récupérer son personnel et périr, tout aussi certainement, des mains des autorités syndics. « On va donc devoir faire ça à la dure, semble-t-il, colonel.

— Oui, capitaine. La flotte peut-elle entreprendre le bombardement préalable prévu par le plan de bataille ?

— C’est comme si c’était fait, colonel. Bonne chance.

— Ce bombardement ne leur rapportera pas grand-chose, fit remarquer Desjani quand l’image de Carabali se fut évanouie.

— On n’a pas encore identifié de nombreuses cibles. » Geary montra l’imagerie du camp en temps réel, très loin sous l’Indomptable, tandis que le croiseur de combat et les autres bâtiments de la flotte orbitaient autour d’Héradao III. « Nous ne pouvons pas nous contenter de frapper le camp dans sa totalité puisqu’il est plein de prisonniers et que nous ignorons dans quels bâtiments ils sont retenus. Le bombardement préalable vise surtout à éliminer ses défenses fixes, à terroriser ses défenseurs et à leur interdire de riposter à notre assaut. » Il jeta un coup d’œil aux indications horaires qui défilaient sur un côté de l’hologramme. Heure de lancer les navettes de l’infanterie. De lancer les navettes d’évacuation. De procéder au bombardement.

Les blocs de métal aérodynamique officiellement désignés sous le nom de « projectiles cinétiques » faisaient partie des armes les plus archaïques de l’humanité. Ils œuvraient comme d’énormes cailloux, sauf qu’ils étaient lisses, dépourvus de toute aspérité, et, au demeurant, c’était ainsi que le jargon de la flotte les avait baptisés. Toutefois, à la différence des cailloux projetés par la seule force des muscles, ceux-là l’étaient depuis des orbites très élevées, de sorte que leur énergie cinétique augmentait à chaque mètre qu’ils parcouraient dans leur chute. Quand ils frappaient une cible, l’impact était aussi dévastateur que celui de très grosses bombes. Simple, bon marché et, après lancement, pratiquement imparable.

« Largage des navettes de l’infanterie », annonça la vigie des opérations.

Sur son écran, Geary afficha une image du largage en surlignant la silhouette des navettes pour accroître leur visibilité. « Je n’avais jamais assisté à un largage aussi important, avoua-t-il à Desjani.

— Vous auriez dû voir celui d’Urda, capitaine. Des milliers de navettes fondant sur la planète. Un spectacle proprement stupéfiant. » Les yeux de Desjani se voilèrent brièvement à ce souvenir. « Puis les Syndics ont ouvert le feu.

— De grosses pertes ?

— Atroces. » Elle se contraignit à lui sourire. « Ce sera différent. »

Geary se força à le lui rendre, non sans regretter son allusion à Urda.

« Largage de la première vague de navettes d’évacuation.

— On décèle des mouvements chez l’ennemi. Une colonne de blindés se dirige vers le camp. »

L’écran de Geary fit passer en surbrillance la file de véhicules blindés qui rampaient en surface vers le camp de prisonniers. Il tendit la main et la marqua délibérément comme cible, puis demanda une solution de tir au système de combat, l’obtint un instant plus tard et l’approuva. Des cailloux jaillirent de trois vaisseaux de l’Alliance et piquèrent vers l’atmosphère d’Héradao III. Toute la manœuvre avait pris moins de dix secondes.

« Déclenchement du bombardement préalable. »

Une vague de projectiles déferla des bâtiments de la flotte ; chacun visait un point précis du camp de prisonniers. Les navettes descendant plus lentement qu’ils ne tombaient, le bombardement dégagerait l’espace aérien au-dessus du camp avant qu’elles ne l’atteignissent.

« Boum ! murmura Desjani quand la colonne de blindés disparut dans le nuage de poussière et de débris soulevé par les impacts.

— Peut-être vont-ils comprendre qu’il vaudrait mieux ne pas nous résister.

— Je n’y compterais pas, capitaine.

— Des batteries de rayons de particules ouvrent le feu depuis cinq positions différentes ! annonça la vigie des opérations. Elles ont manqué de peu le Splendide et le Bartizan. »

Geary se tourna vers son écran, marqua les batteries, obtint une solution de tir et déclencha une autre frappe. « J’ai bien fait d’ordonner des manœuvres évasives à la flotte. »

Le bombardement préalable pilonna la surface : certains cailloux n’étaient destinés qu’à tenter de supprimer les défenses cachées de l’ennemi, mais beaucoup s’abattaient sur des positions déjà identifiées et les postes de garde. En quelques secondes, ces derniers furent réduits à l’état de cratères remplis de gravats, tandis que la massive enceinte qui les reliait un instant plus tôt s’effondrait en de multiples points.

« Étaient-ils très nombreux dans ces postes de garde, selon vous ? lui demanda Desjani.

— J’en doute. Le colonel Carabali a cru comprendre qu’ils envisageaient de déclencher les armes de ces postes par télécommande si nous les laissions debout. De sorte que nous les avons abattus. »

« Largage des fantassins par les navettes de l’infanterie dans deux minutes », annonça la vigie des opérations.

Les cinq sites de batteries de rayons à particules explosèrent en une nuée de débris.

« Navettes arrivées à destination. Débarquement des fantassins. » Vue d’en haut, il se dégageait de toute l’opération une sorte d’élégance, à mesure que les navettes fondaient sur leurs objectifs, tant le long du périmètre du camp qu’en son centre puisque les fantassins en sautaient dès qu’elles faisaient du surplace, tandis que les balles traçantes de l’ennemi décrivaient des résilles lumineuses. Contrairement aux navettes standard de la flotte, celles de l’infanterie étaient dotées de systèmes de combat défensifs, qui ne tardèrent pas à cribler de grenades et de tirs automatiques les positions ennemies. Les fantassins se déployèrent et joignirent les leurs à ce déluge de feu, qui fit bientôt voler en éclats tous les nids de résistance. Tout le long du périmètre et en quelques endroits proches du terrain d’atterrissage central explosaient de petites éruptions de violence.

« Nous ignorons où se trouvent tous nos prisonniers, protesta Rione. Et ces fantassins sont en train de ravager le camp. »

Geary secoua la tête. « Leur cuirasse de combat leur signale toutes les positions connues des prisonniers. En outre, avant de tirer, nous devons nous fier à eux pour identifier leurs cibles. » Il afficha les données transmises par les fantassins.

« L’ennemi s’est terré, annonçait un de leurs officiers. Forte résistance autour de la zone de débarquement.

— Ça ne va pas être joli-joli », marmonna Desjani.

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