Chapitre 9

Angélique retournait de Versailles à Paris en fiacre.

Le trajet lui parut court tant ses pensées s'entremêlaient dans sa tête. Elle avait du mal à imaginer que trois jours à peine s'étaient écoulés. Toute cette vie nouvelle à la Cour l'intriguait, l'inquiétait, la ravissait aussi. Elle était loin d'en démêler les fils complexes. Le faste et les réjouissances l'avaient moins subjuguée cette fois que la vie bouillonnante de ce monde fermé, réglée comme un ballet et explosive comme un volcan. Le calme de son hôtel de la rue du Beautreillis lui ferait du bien. Elle était pétrie de courbatures, particulièrement aux genoux, conséquence des multiples révérences distribuées. Elle songea que l'état de courtisan devait aider à entretenir la souplesse des muscles jusqu'à un âge avancé. Pour sa part elle manquait encore d'entraînement.

« Un bain chaud, un petit souper, et au lit ! Philippe ne me fera pas enfermer au couvent d'ici demain. Et, qui sait, la semonce du roi le maintiendra peut-être en respect pendant un moment. »

Déjà son optimisme reprenait le dessus. Elle regarda Paris, le trouva bien gris dans le soir à côté des perspectives dorées de Versailles, mais reposant. Le portail donnant sur la grande cour d'entrée de son hôtel était ouvert à deux battants.

« Je vais réprimander vertement le portier de ce désordre », se dit-elle en sautant à terre, profitant de l'arrêt momentané du véhicule de louage devant la loge du suisse. Flipot, dont la vivacité était toujours devancée par celle de sa maîtresse, fit un saut pour venir soutenir la queue de son manteau.

– Pardon, excuse, Marquise, bredouilla-t-il.

Angélique ne le reprit même pas, tellement le spectacle qu'elle voyait l'absorbait.

– Mais c'est une véritable foire de village dans mon propre hôtel, ma parole !

La cour, qu'elle avait laissée particulièrement vide trois jours auparavant, était maintenant encombrée d'un amoncellement de calèches, fiacres de louage, chaises à porteurs et jusqu'à trois carrosses, plutôt modestes il est vrai, mais fort envahissants.

– M'est avis, Marquise, qu'il y a chez vous comme qui dirait une descente de la ville. C'est-y qu'on prend votre turne pour la bonne auberge... sauf vot' respect ?

Mme du Plessis se fraya un passage assez difficile à travers la cohue hétéroclite des cochers et valets de bas étage sans aucun doute car la plupart n'avaient ni livrée ni insignes, et qui maintenant ne reconnaissaient même pas la maîtresse du lieu. L'un d'eux, un rustre au nez rouge et puant le vin, ne lui laissa le passage qu'en maugréant.

– Te presse pas, ma belle, t'arrives trop tôt ! Il y a bien d'autres personnes, plus importantes, qui attendent depuis le matin.

Flipot brailla à l'insolent que c'était la patronne à qui il s'adressait. L'autre se troubla à peine :

– Ne cherche pas à m'épater. La patronne d'ici c'est une grande dame qui est riche à millions et que le roi ne quitte pas d'une semelle à ce qu'il paraît. Elle s'amènerait pas ici dans une vieille guimbarde et juste avec un petit laquais comme toi par-derrière. Moi, qui ne suis qu'au service du premier valet de La Vallière, eh bien ! tout premier valet qu'il est, il est quand même plus rupin que ta marquise. Tiens, pige-moi son carrosse, là dans le coin. Vous n'auriez quand même pas le toupet de prétendre être reçus avant lui ? Non, mais des fois !

Angélique poussa le personnage et passa, poursuivie par les huées de la valetaille et quelques exclamations joviales.

Cachant son inquiétude croissante elle pénétra dans son antichambre, qu'elle trouva archi-bondée de personnes qui lui étaient totalement inconnues.

– Thérèse ! Marion ! appela-t-elle.

Aucun de ses domestiques ne parut. Par contre son exclamation apaisa un peu le brouhaha des « envahisseurs ».

L'un d'eux portant une riche livrée et une multitude de rubans fonça sur elle... pour plonger aussitôt dans une révérence de Cour qu'aucun prince n'eût désavouée.

– Que Mme la marquise excuse l'extrême liberté que je me suis permis de prendre, commença-t-il tout en pâlissant et en cherchant fébrilement quelque chose sous les pans de sa redingote. Ah ! enfin ! soupira-t-il d'aise en extirpant un rouleau de parchemin noué d'un splendide nœud de soie, tout en poursuivant :

« Je suis le sieur Carmin, le premier valet de chambre de La Vallière, et je viens vous remettre une supplique pour le « privilège de location » des carrosses entre Paris et Marseille...

À la vue du papier calligraphié, toute la foule des miséreux endimanchés parut soudain fleurir de rectangles blancs. On eût dit une envolée de mouettes... sauf que les « oiseaux » restaient, eux, bien là.

– Moi aussi, j'ai une supplique : je suis ancien capitaine d'armes de Louis le Treizième. Reconnaissez ma barbe carrée. C'est pour un privilège-location de chaises de spectacles royaux qui comblerait d'aise un des plus vieux serviteurs de la royauté...

Le pauvre vieux tremblotait malgré sa mise martiale et faisait peine à voir. Une grosse vieille dame qui, elle, devait être de bonne noblesse, mais dont le châle rapiécé plusieurs fois trahissait la pauvreté, se jeta à terre aux pieds d'Angélique, en bousculant le vétéran.

– Je suis la baronne de Vaudu, mais pour soutenir mon rang j'ai mille difficultés. Obtenez-moi seulement l'exclusivité du déchargement des charrettes de marée à la porte de Paris et vous ferez le bonheur de mes vieux jours.

Par une réaction nerveuse, Angélique fut saisie d'une envie irrésistible de pouffer. Avec des hoquets dans la voix elle demanda :

– La marée ?... Mais, ma pauvre baronne, je vous vois mal distinguer un hareng d'un maquereau...

La vieille dame se redressa et lui jeta un regard vipérin.

– Fi donc, ma chère marquise ! Ce n'est pas à moi de m'occuper de ces horreurs. Bien entendu je trouverai un vieux Marseillais pour m'affermer au comptant et au viager le privilège que votre faveur auprès de notre tout-puissant souverain, ne manquera pas de m'obtenir. Quelques sols pour chacune des charrettes de poisson qui franchissent la Porte Saint-Denis.

Un petit vieillard à la barbiche rare écarta délibérément, avec une force inattendue, la baronne.

– Madame du Plessis-Bellière, c'est moi que vous devez écouter, je vous en conjure, car je viens pour une découverte scientifique, mais c'est ultra-secret.

– Monsieur, je ne vous connais pas et je n'ai pas à vous connaître. Allez voir M. Colbert : il s'intéresse aux savants.

Un long colosse à l'aspect débonnaire accompagné d'un aimable jeune homme s'interposa :

– Parlons-en de ce drapier grigou ! Il ne connaît rien aux Belles-Lettres, pas plus qu'aux sciences. Madame, au moins ne soyez pas injuste pour Monsieur Perrault et pour moi, car nous nous sommes vus chez Mlle de Lenclos, et aussi chez Mme de Sévigné.

– Ah ! je vous reconnais, Monsieur de La Fontaine, et aussi, je crois, Monsieur Perrault. C'est bien vous, n'est-ce pas, qui êtes intendant aux Bâtiments du roi ?

– Oui, Madame, répondit le jeune homme en rougissant presque.

– Entrez là vous deux, leur dit Angélique. (Elle les poussa dans une des pièces du rez-de-chaussée qui lui servait de cabinet de travail. ) Ouf ! fit-elle une fois qu'elle eut réussi à refermer la porte sur eux.

Elle s'aperçut que le vieillard à barbiche avait profité de l'occasion pour se faufiler, mais n'eut pas le courage d'entamer une discussion pour s'en débarrasser. Quant à M. de La Fontaine elle ne lui avait jamais parlé, mais elle avait vu tant de fois et partout sa longue silhouette vêtue à la diable et sa perruque un peu mitée toujours posée de guingois, que c'était presque une vieille relation. On disait que c'était un garçon de Belles Lettres et qui faisait des vers. On le disait aussi fort rêveur, jusqu'à en oublier pendant trois semaines qu'il était marié. Il amusait Ninon par ses distractions et son esprit. Angélique ne lui accordait pas une sympathie sans restrictions, décelant chez ce pensionné du roi les mille ruses des pique-assiette, qui ne savent vivre que de mendicité déguisée.

– Comment et pourquoi vous êtes-vous fourvoyés dans cette foire ? interrogea-t-elle avec sévérité. Ignoriez-vous que j'étais à Versailles ?

– Au contraire ; nous le savions. Et c'est pour vous cueillir aussitôt votre retour de ces lieux bénis que nous avons fait antichambre depuis ce matin. Le bruit de votre faveur...

– Mais qu'est-ce donc, cette faveur dont on me rebat les oreilles ! s'exclama Angélique. Que diable, je ne suis pas la seule personne qui ait été reçue à Versailles ! J'y paraissais quasi pour la première fois.

– Ce qui n'a pas empêché le roi de vous retenir plus de deux heures seul à seul.

– Seul à seul ? Il y avait M. Colbert, et c'était dans le cabinet de travail de Sa Majesté.

– C'est presque plus grave que si vous aviez été reçue dans son alcôve. Le fait est rare, inouï : une femme dans le cabinet de travail de Sa Majesté...

– Si vous saviez de quoi nous nous sommes entretenus, vous ne feriez pas tant d'histoires. Il était question de... Et puis non, cela ne vous regarde pas.

– Vous avez raison, susurra La Fontaine avec un geste qui signifiait qu'un simple mortel comme lui n'avait pas à entrer dans le secret des dieux. Il nous suffit de savoir que Jupiter a rencontré Vénus et cette rencontre ayant eu lieu sous le patronage de Mercure, l'Olympe réunie ne peut qu'augurer les plus grandes félicités d'un tel événement.

Angélique se laissa tomber sur un divan et ouvrit son éventail.

– Je ne suis pas Vénus et, tout compte fait, le roi ne m'a pas paru si proche de Jupiter. Quant à M. Colbert, si vous l'avez déjà traité de Mercure, cela ne m'étonne pas que vous l'ayez mécontenté ; il a dû croire que vous vous moquiez, car malgré ses grandes capacités il n'a rien d'un homme qui porte des ailes aux talons.

– Précisément, c'est à sa grande intelligence commerciale que je faisais allusion. Ignorez-vous que Mercure est considéré comme le dieu du Commerce ?

– J'ignorais. Et M. Colbert aussi, sans doute. Quelle triste chose que l'ignorance ! dit-elle avec une moue d'ironie.

– Et voilà pourquoi ce ministre obtus professe un tel mépris pour les Belles-Lettres, dit le poète d'un ton un peu aigri.

– Vous exagérez, sans doute...

– Comment comprendre autrement l'acte de vandalisme qu'il vient de commettre en retirant leurs pensions aux trois quarts des écrivains soutenus par Sa Majesté.

– Mais n'ai-je pas entendu dire que c'était pour les examiner avec soin et les rendre à la plupart d'entre eux, sans doute augmentées ?...

– En attendant, comment peut vivre un poète qui n'a pour tout potage que le jeton de l'Académie des Belles-Lettres fixé à trente-deux sous par jour ?

– Avec trente sous vous pouvez acheter une livre de bon beurre, deux poulets, une douzaine d'œufs, un pot de cidre et deux livres de pois chiches ou de fèves. Et il vous en restera encore pour aller boire du chocolat « À la Naine Espagnole », dit en riant la jeune femme qui voyait enfin où voulait en venir ce poète aussi pratique que rêveur.

Le bon La Fontaine prit un air de comique navré.

– Hélas ! chère marquise, si vos comptes sont impitoyablement exacts, vous jugez pour nuls bien des impondérables qui existent. Ainsi pour l'institution des jetons de l'Académie nous sommes astreints à des heures de présence, à justifier nos activités, comme si l'activité d'un poète pouvait se mesurer à l'aune de drap ! En bref, nous travaillons beaucoup plus, donc nous avons beaucoup plus faim.

Angélique s'était levée et avait pris une bourse dans sa cassette.

– Voici pour vous permettre d'attendre le retour de votre pension, Monsieur de La Fontaine. Quant à ma faveur près du roi, n'y comptez pas trop car vous savez que la trompette de la Renommée s'y entend pour faire une montagne du moindre caillou.

La mimique du poète montrait que pour l'instant le viatique d'Angélique avait comblé ses espérances.

– Et vous, Monsieur Perrault, s'informa-t-elle, tournée vers le jeune homme, que désirez-vous ?

– Moi, Madame, sursauta-t-il, mais... Non... je ne crois pas... c'est-à-dire... ce sont vos désirs qui priment.

– Oh ! alors, dans ce cas-là, je vous les avouerai sans ambages. Je voudrais qu'on me laisse tranquille, et prendre un bon bain.

– « Suzanne au bain », s'exclama La Fontaine, lyrique, oh ! le charmant tableau !

Comme elle se dirigeait vers une petite porte donnant sur ses appartements il lui emboîtait le pas.

– Je ne suis pas Suzanne, dit-elle catégorique, et vous n'êtes pas des vieillards.

– Si, moi, s'empressa le troisième visiteur, qu'elle avait oublié.

– Comment, vous ?

– Je suis un vieillard, si c'est cela que vous demandez, belle dame... et aussi je suis Savary, apothicaire, et je dois vous voir en privé pour une affaire qui regarde le roi, vous, et surtout la science.

– Oh ! pitié, gémit-elle. J'ai mal à la tête, ne comprenez-vous pas ? Et ni les muses ni la Science ne me sont d'aucun secours. Tenez, prenez cette bourse vous aussi, mais partez !

Le petit barbichu ne parut pas voir l'argent qu'elle lui tendait mais s'approchant d'elle lui mit d'autorité quelque chose dans la bouche que dans sa stupéfaction elle avala aussitôt.

– Ne craignez rien, madame ! Ce sont des boulettes contre les maux de tête les plus rebelles, dont j'ai rapporté le secret d'Orient, car je suis droguiste-apothicaire comme je viens d'avoir l'honneur de vous le dire, et aussi ancien marchand d'Orient.

– Marchand, vous ? s'étonna Angélique examinant la figure chétive du vieil homme.

– Je suis attaché aux deux échevins du Bureau de Commerce de Marseille, et c'est ainsi que j'ai entendu M. Colbert parler de vous comme ayant un commerce maritime.

La jeune femme observa avec réticence que son seul bateau ne faisait que le commerce des Indes Occidentales, mais nullement d'Orient.

– Ça ne fait rien, s'obstina-t-il, je n'en ai pas à votre bateau, mais au sujet d'une affaire qui intéresse la personne du roi et vous-même.

Angélique eût bien voulu l'envoyer aux quatre diables. D'ailleurs les deux gloires de l'Académie se retiraient enfin fort civilement par une porte de derrière.

– Ma demande va vous paraître extrêmement singulière, continuait le pharmacien, indiscrète et voire saugrenue. Tant pis ! Car j'espère tout de vous et ne puis reculer. J'abrège. Sa Majesté va recevoir dans quelques jours un ambassadeur extraordinaire dont elle ignore encore elle-même la visite. En tout cas c'est officieux. J'abrège encore. C'est l'envoyé de Sa Majesté Nadreddin Chah in Chah de Perse, et qui viendra négocier un traité d'assistance mutuelle et d'amitié avec le roi de France.

– Et vous êtes un agent secret du Chah de Perse ? se moqua-t-elle.

Le visage du vieux monsieur se rembrunit d'une peine qui le fit ressembler à un bébé malheureux. Il poursuivit, en geignant :

– Hélas ! j'aurais bien voulu l'être ! Et je ne m'en serais pas plus mal acquitté qu'un autre. Le persan, le turc, l'arabe et l'hébreu sont des langues que je pratique et écris couramment. J'ai été quinze ans esclave d'abord chez le Grand Turc à Constantinople, puis en Égypte et j'allais être acheté par le sultan du Maroc, qui avait entendu parler de mes connaissances médicales lorsque, par l'entremise des Pères de la Mercy, un mien parent a obtenu mon rachat. Mais la question n'est pas là. Ce que je veux, c'est que, dans l'intérêt de votre roi ainsi que dans le vôtre et celui de la Science, vous parveniez à vous procurer un faible échantillon d'une denrée rarissime que l'ambassadeur de Perse va certainement apporter à notre monarque. Il s'agit d'un liquide minéral appelé « moumie », faute de mieux. Les Persans le possèdent à l'état pur, tandis que moi je n'ai pu en obtenir que des échantillons prélevés dans les tombeaux égyptiens sur les momies précisément, qu'il servait à embaumer.

– Et c'est cette saleté que vous venez de me faire avaler ? s'exclama Angélique.

– Ne vous sentez-vous pas mieux ?

Surprise elle s'aperçut que sa migraine avait disparu.

– Vous êtes un magicien ! observa-t-elle avec un sourire non voulu.

– Un chercheur scientifique tout au plus, Madame. Et si vous pouviez me procurer un échantillon de cette liqueur je vous bénirais, car cela m'aiderait dans les travaux auxquels j'ai consacré toute ma vie. Je n'ai jamais pu en obtenir une goutte. Je l'ai seulement vue dans un flacon qui était gardé par trois mameluks. Vue et humée. Cela pue à cent toises à la ronde. Odeur épouvantable autant que délicieuse. Cela tient du cadavre et du musc... C'est merveilleux ! exulta-t-il.

Elle commençait à soupçonner qu'elle avait peut-être affaire à un fou ou à un bonhomme atteint de sénilité précoce. « D'abord ne pas le contrarier », se dit-elle. Elle essaya de se débarrasser de son visiteur en reconduisant avec douceur. Elle promit de faire son possible. Encore qu'elle doutât qu'elle pût avoir accès à ce cadeau, surtout si précieux.

– Vous pouvez tout ! affirma-t-il avec force. Il faut absolument vous trouver là lorsque l'ambassadeur viendra remettre son présent. Et si jamais l'entourage du roi et surtout ses médecins ignares méprisaient la valeur de cet objet et commettaient le blasphème de vouloir le jeter, promettez-moi d'en recueillir la moindre goutte. O, surtout, SAUVEZ MA MOUMIE MINÉRALE !

Angélique promit tout ce qu'il voulut.

– Merci ! Merci mille fois, ô belle Madame ! Vous me rendez l'espoir. Avec une souplesse surprenante il s'agenouilla devant elle et toucha plusieurs fois le tapis de son front chenu.

Puis il se releva en s'excusant de cette habitude orientale qu'il avait conservée de sa longue captivité chez les Barbaresques.

Angélique renouvela ses promesses tout en le poussant insensiblement vers la sortie. Elle ne put se retenir de lui demander pourtant ce qui lui valait cette invasion subite de solliciteurs.

Le vieillard se redressa, dégrisé et paraissant très maître de lui et très lucide. Il dit qu'ayant aperçu Angélique il avait compris qu'elle était créée pour prendre la première place partout où elle passait.

– Mais où donc m'avez-vous aperçue ?

– À la Cour.

– À la Cour ? Vous ?

– Ne vous ai-je pas dit que j'étais attaché aux échevins du Commerce de Marseille ?

Sans s'expliquer davantage, il continua :

– Je ne peux ignorer votre fortune montante auprès du roi, pour les raisons que vous ont exposées ce tantôt ces messieurs de l'Académie. Mais ce qui vous met en valeur c'est aussi le discrédit de Mme de La Vallière qui va en augmentant à la Cour.

– Le discrédit ? Je la croyais à l'apogée de sa faveur.

– Elle l'est, madame ; mais un savant comme moi peut inférer que déjà, rien que de ce fait, sa chute ne saurait qu'être proche puisque, à un sommet de courbe, un « maximum » comme l'eût dit Descartes, correspond fatalement une retombée appelée « minimum ». Mais à ces prévisions, en quelque sorte mathématiques, j'en vois d'autres ; naturelles et de l'ordre instinctif, des phénomènes qui font que les rats quittent le bateau en péril. Les habitués ordinaires de Madame de La Vallière, et jusqu'à son premier valet de chambre, ont déserté pour venir chez vous. Cela signifie que dans la course qui se pose : à savoir qui sera la prochaine favorite de Sa Majesté vous partez bonne gagnante.

– Absurde ! fit Angélique avec un haussement d'épaules. Maître Savary, vous avez beaucoup trop d'imagination pour votre âge.

– Vous verrez ! Vous verrez ! dit le petit vieux, dont les yeux pétillèrent derrière les verres de son gros lorgnon.

Il s'éclipsa enfin.

*****

Restée seule, Angélique enregistra alors que quelque chose avait changé dans la maison. C'était le silence subit et total.

Elle agita une sonnette, n'osant se risquer dans l'antichambre. Au bout d'un moment elle entendit le pas de Roger, son maître d'hôtel, qui parut.

– Madame, votre souper est servi.

– Il est bien temps ! Mais où sont tous les solliciteurs ?

– J'ai fait courir le bruit que vous étiez repartie secrètement pour Saint-Germain. Et tous ces abrutis ont aussitôt quitté l'hôtel, à votre poursuite. Que Mme la marquise m'excuse, mais nous ne savions comment faire face à une telle affluence.

– Vous devriez le savoir, maître Roger, sinon je me priverai de vos services, dit-elle d'un ton cassant.

Le jeune maître d'hôtel se plia en deux en affirmant que désormais il trierait avec le plus grand soin tous les visiteurs.

Angélique soupa légèrement d'un potage, d'un salmis d'œufs de carpes, d'un orge mondé et d'une salade de surgeon de choux qu'on appelait alors brocoli. Elle se mit au lit et dormit d'un trait.

Le lendemain, avant toutes choses, elle s'installa à son écritoire et rédigea une missive à l'adresse de son père en Poitou. Elle lui mandait d'expédier au plus tôt sur Paris, avec leurs domestiques, ses deux fils Florimond et Cantor, dont il avait la charge depuis plusieurs mois. Quand elle sonna pour faire venir le « galopeur » attitré de sa maison, le maître d'hôtel lui rappela que l'homme en question avait disparu depuis quelques jours avec les chevaux, ainsi d'ailleurs que tout le personnel attaché aux écuries. Mme la marquise n'ignorait pas que ses écuries étaient vides de véhicules, de bêtes et d'hommes, à part deux chaises à porteurs oubliées.

Angélique eut toutes les peines du monde à se contenir devant le subalterne. Elle dit à Roger que lorsque ces sacripants de valets se présenteraient il devrait les faire jeter dehors à coups de bâton, et leur retenir leurs derniers gages. Maître Roger, toujours calme, fit remarquer qu'il y avait peu de chances de les voir se présenter, car ils avaient déjà été engagés au service de M. le marquis du Plessis-Bellière. D'ailleurs, ajouta l'homme, la plupart de ces garçons n'avaient pas vu malice au fait de transporter les chevaux et les carrosses de Mme la marquise dans les communs de M. le marquis.

– Vous ne devez obéir qu'à moi ici ! fit Angélique.

Elle se reprit, dit à maître Roger qu'il devait se rendre au plus vite à la place de Gresve, où l'on pouvait embaucher des valets. Ensuite à la foire de St-Denis, pour les chevaux. Un attelage de quatre bêtes, plus deux coursiers de rechange suffiraient. Enfin il faudrait faire venir le carrossier de la rue qui, à l'enseigne de la « Roue dorée », lui avait déjà fourni ses voitures. Cela s'appelait de l'argent jeté par les fenêtres, et de la part de Philippe c'était du vol, ni plus ni moins. Pourrait-elle le dénoncer aux sergents du guet ou en justice ? Non, elle ne pouvait rien que subir. Et c'était bien l'attitude la plus contraire à son tempérament.

– Et pour la lettre que Madame la marquise voulait envoyer en Poitou ? s'enquit le maître d'hôtel.

– Faites-la expédier par la poste publique.

– Le départ de la poste n'a lieu que le mercredi.

– Qu'importe ! La lettre attendra.

Pour se calmer les nerfs Mme du Plessis-Bellière se fit porter en chaise Quai de la Mégisserie, où elle avait son entrepôt d'oiseaux des îles. Elle y choisit un perroquet multicolore qui sacrait comme un boucanier de Saint-Christophe, mais ce détail n'était pas pour offusquer les oreilles de la belle Athénaïs, au contraire.

Angélique y joignit un négrillon, revêtu aux couleurs de l'oiseau : turban orange, justaucorps vert, culotte rouge, bas rouges brodés d'or. Avec des souliers de laque noire aussi reluisants que sa frimousse, le petit Maure ressemblait à ces porte-torchères vénitiens de bois peint, dont la mode commençait à se répandre.

C'était un cadeau princier. Angélique savait que Mme de Montespan l'apprécierait et à ses yeux, le sacrifice était bien placé. Alors que des imbéciles, sur des indices mal fondés, s'empressaient de voir en elle une future favorite, elle serait presque la seule à faire sa cour dans la bonne direction. Elle ne put s'empêcher de rire à cette pensée que l'humanité était donc stupide !

*****

En attendant, son « affaire de Cour » à elle n'était pas résolue. Et dorénavant il faudrait ajouter aux désagréments de démarches innombrables et stériles, celles qui égareraient dans son antichambre les solliciteurs de tous poils, importuns et mauvais comme des taons en plein mois d'août !

Trois d'entre eux l'attendaient déjà d'un pied ferme lorsqu'elle rentra rue du Beautreillis. Elle vit rouge et faillit les saisir au collet pour les jeter dehors.

– Bonjour Angélique, firent-ils d'une même voix.

La pénombre ne lui avait pas permis de reconnaître sur-le-champ ses trois derniers frères : Denis, Albert et Jean-Marie.

Elle les voyait périodiquement et quand ils avaient besoin de subsides. Denis, qui était devenu un énorme gaillard de vingt-trois ans, servait aux armées, dans le régiment de Touraine. Toute sa maigre solde d'officier était engloutie dans ses dettes de jeu. Il allait jusqu'à vendre son cheval, louer son valet. Albert et Jean-Marie, qui avaient dix-sept et quinze ans, étaient encore pages, l'un chez M. de Saint-Roman l'autre chez le duc de Mazarin. Angélique ne perdit pas son temps à leur demander ce qu'ils voulaient. De l'argent, comme d'habitude. Elle alla à sa cassette et leur compta quelques écus en se dispensant aujourd'hui de leur faire la leçon. Denis et Jean-Marie se retirèrent satisfaits. Mais le jeune Albert la suivit jusque dans sa chambre.

– Maintenant que tu es en bonne place, Angélique, il va falloir que tu m'obtiennes un bénéfice ecclésiastique !

– Combien possèdes-tu pour l'acquérir ?

– Tu m'aideras. J'ai entendu dire que l'abbaye de Nieul allait tomber en vacation. Angélique, qui commençait à dégrafer son corsage devant la psyché, se retourna :

– Tu n'es pas fou ?...

– L'abbaye de Nieul est située sur vos terres du Plessis...

– Point du tout ! C'est un énorme domaine indépendant, une véritable seigneurie. Il y a d'ailleurs plusieurs bénéficiaires qui en dépendent. L'abbé est le principal, mais il doit aussi avoir reçu les ordres et résider.

– Par l'intermédiaire de Raymond notre frère jésuite, je pourrais obtenir des dispenses...

– Tu as reçu un coup d'estoc, ce n'est pas possible, mon pauvre ami ! lui dit sa sœur en le regardant avec mépris.

Elle ne l'aimait guère. Il avait une beauté pâle assez proche de celle de Marie-Agnès, mais elle ne reconnaissait pas dans son long corps dégingandé la robustesse des garçons de Sancé. Elle lui trouvait des manières sournoises qui n'étaient pas dans le genre de la plupart des membres de sa famille. En somme, il ressemblait à Hortense.

– Un petit débauché comme toi, abbé de Nieul ! Tout de même, il y a des limites ! Je sais la vie que tu mènes. Il n'y a pas si longtemps tu te faisais soigner par un empirique du Pont-Neuf pour une maladie de garçon que tu avais attrapée le diable sait où. Tu vois, je suis bien renseignée...

Le jeune page avala sa salive d'un air offusqué.

– Je ne te savais pas si bégueule. Cela te va d'ailleurs fort mal. Tant pis ! Je me passerai de tes services.

Il s'éloigna d'un pas hautain, mais lui jeta avant de refermer la porte :

– J'arriverai quand même à mes fins. J'arrive toujours à obtenir ce que je veux.

En cette dernière boutade, il était bien un Sancé.

L'instant d'après elle ne songeait déjà plus à lui. On venait d'annoncer le sieur Binet, son coiffeur. Elle goûta un moment de détente à se remettre entre les mains de l'homme de l'art et à le voir disposer avec soin ses peignes, ses fers, son petit réchaud de vermeil, ses flacons, ses boîtes d'onguent.

– Les affaires vont-elles, Binet ?

– Elles pourraient aller mieux, Madame.

– Votre esprit inventif se trouve-t-il en défaut pour créer de nouvelles merveilles sur la tête de ces dames et de ces messieurs ?

– Oh ! l'esprit inventif est encore une des denrées dont je dispose le plus facilement et qui me coûte le moins cher. Vous a-t-on parlé de ce baume à la cendre d'abeille que j'ai composé pour fortifier les cheveux rares ? Cela donne beaucoup d'espérance à bien des personnes qui n'ont pas la fortune de posséder une chevelure comme la vôtre, Madame.

D'une main experte il soulevait la masse de boucles soyeuses d'un blond bruni traversé de reflets plus clairs, comme des coulées de soleil.

– J'ai ouï dire que vous aviez eu le plus grand succès à Versailles et que vous aviez retenu longuement l'attention du roi.

– Je l'ai entendu dire aussi, fit Angélique avec un soupir résigné.

– Madame, saviez-vous que ma modeste profession risque d'être atteinte cruellement et que j'ai songé à vous pour une intervention qui nous sauverait peut-être, nous modestes artisans-perruquiers, d'un grave préjudice ?

Sans attendre il lui expliqua qu'un monsieur Du Lac avait sollicité du roi la permission d'établir « un bureau » dans Paris où toutes les perruques seraient apportées pour y être contrôlées et y être apposées d'une marque au-dedans de la coiffe avec défense d'en débiter qu'elles ne soient contrôlées, sous peine de confiscation et de cent livres d'amende. Pour le droit de contrôle, le sieur Du Lac se réservait de percevoir dix sols par perruque.

– La chose est contrariante pour vous, mais il est presque certain que le roi refusera d'y donner suite. Il ne s'occupe pas de telles sottises...

– C'est ce qui vous trompe, Madame. Le sieur Du Lac fait partie de la maison de Mlle de La Vallière, et Sa Majesté accepte tous les placets présentés de sa part. Celui dont je vous parle est déjà à l'étude au Conseil d'En Haut.

– Alors tu n'as qu'à faire présenter un placet contradictoire par les mains de quelqu'un de puissant dans l'entourage du roi.

– Par exemple vous, Madame, s'empressa de dire Binet en sortant immédiatement d'un sac une missive cachetée. Votre bonté ne refusera pas de s'entremettre pour déposer cette juste réclamation entre les mains de Sa Majesté...

Angélique balança un instant sur ce qu'il convenait de faire. Elle tenait à être bien coiffée. Une femme qui sait de quels éléments se compose sa réussite dans le monde, ne contrarie pas son coiffeur alors que s'ouvre la saison des grandes fêtes de l'hiver. Elle prit donc le placet, mais refusa de s'engager. Binet éclata de satisfaction.

– Madame vous pouvez tout, j'en suis convaincu, je vous connais depuis trop longtemps. Vous allez voir, je vais vous parer comme une déesse.

– Ne dépense pas ton génie trop tôt. Je ne t'ai rien promis et je ne sais comment diable je m'y prendrai... Que t'imagines-tu ? Je n'ai aucune place à la Cour, où je n'ai été que deux fois.

Mais l'optimiste Binet lui faisait toute confiance. Il la retint deux heures sous sa dépendance volubile et enthousiaste. Après quoi Angélique ne put s'empêcher de sourire à son miroir.

– J'ai complété ma réclamation d'une requête, expliqua encore Binet avant de la quitter. Je sollicite l'emploi de perruquier près de Sa Majesté.

– Ton ambition tombe mal. Il se trouve que nul dans le royaume n'a moins besoin de tes services que le roi. Il possède une chevelure naturelle qui vaut toutes les perruques du monde et qu'il ne sacrifierait pas sans répugnance.

– La mode est la mode, fit Binet, sentencieux. Les rois eux-mêmes doivent s'incliner devant elle. Or la mode est à la perruque. Elle donne de la majesté au visage le plus commun, de la grâce aux traits les moins engageants. Elle préserve les chauves du ridicule et les vieillards des coryzas, et elle prolonge pour tous deux l'âge des agréables conquêtes. Qui peut se passer de perruque désormais ? Tôt ou tard le roi y viendra. Et moi, François Binet, j'ai mis au point un modèle spécialement étudié pour Sa Majesté, qui lui permettra de porter perruque sans pour cela sacrifier sa chevelure ni la dissimuler entièrement.

– Vous m'intriguez, monsieur Binet.

– Madame, je ne confierai mon secret qu'au roi seul.

*****

Le lendemain, Angélique, ayant décidé qu'elle ne pouvait plus se passer de l'atmosphère de la Cour, prit le chemin de Saint-Germain-en-Laye, dont Louis XIV avait fait depuis trois années sa résidence habituelle.

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