Chapitre 3

Angélique releva la tête. Dans la pénombre du chemin creux les nouveaux venus n'avaient pas, en effet, fort bonne mine. C'étaient de grands hommes maigres au teint basané, aux yeux sombres, portant ces moustaches et barbiches noires qui se démodaient depuis quelques années et qu'on avait perdu l'habitude de rencontrer en Ile-de-France. Ils étaient vêtus d'une sorte d'uniforme d'un bleu passé, avec des broderies déteintes ou arrachées. Les plumes de leurs feutres délavés étaient maigres. Certaines casaques, loqueteuses. Pourtant presque tous portaient l'épée. En tête deux gaillards soutenaient des bannières richement décorées bien que fort déchirées et trouées. Des bannières qui sans aucun doute avaient connu le vent chaud des combats.

Quelques hommes de troupe qui marchaient à pied portant des piques et des mousquets passèrent indifférents devant le carrosse renversé. Mais le premier cavalier, qui devait être le chef, s'arrêta devant le groupe que formaient les deux femmes et leurs domestiques.

– Mordious, belles personnes, le dieu Mercure qui protège les voyageurs semble vous avoir vilainement abandonnées ?

Contrairement à ses compagnons il était assez bien en chair. Cependant les plis flottants de son justaucorps prouvaient qu'il avait dû connaître jadis un embonpoint plus satisfaisant. Lorsqu'il souleva son chapeau il montra un visage jovial et basané. Son accent chantant ne pouvait tromper sur ses origines. Angélique lui sourit gracieusement et répondit sur le même ton :

– Monseigneur, vous êtes gascon, pas moins !

– On ne peut rien vous cacher, ô la plus belle des divinités de ces bois ! En quoi pouvons-nous vous être utile ?

Il se penchait un peu vers elle pour l'examiner et elle eut l'impression de le voir tressaillir. Brusquement elle fut certaine d'avoir déjà rencontré cet homme quelque part. Mais où ?... Elle réfléchirait à cela plus tard. Toute au problème présent, elle dit vivement :

– Monsieur, vous pouvez nous rendre le plus grand des services. Nous devions rejoindre la chasse du Roi mais nous avons eu un accident. Il n'est pas question de remettre aussitôt en état ce vieux carrosse. Mais si quelques-uns d'entre vous nous prenaient en croupe ma compagne et moi ainsi que la chambrière et nous conduisaient jusqu'au carrefour des Bœufs, nous vous serions très obligées.

– Au carrefour des Bœufs ? Nous y allons nous-mêmes. Cabelious, cela tombe bien !

Il ne fallut pas plus d'un quart d'heure aux cavaliers qui avaient pris en croupe les trois femmes pour atteindre le lieu du rendez-vous.

Au pied des coteaux de Fausse-Repose la clairière apparut encombrée de carrosses et de chevaux. Cochers et laquais jouaient aux dés en attendant le retour des maîtres ou buvaient à la modeste auberge forestière, qui n'avait jamais connu pareille aubaine. Angélique aperçut son palefrenier. Elle sauta à terre en criant :

– Janicou, amène-moi Cérès !

L'homme courut vers les écuries.

Quelques secondes plus tard Angélique était en selle. Elle guida la bête hors de la cohue, puis elle piqua des deux, s'élançant vers la forêt.

*****

Cérès était une bête fine, élégante, à la robe luisante et dorée qui lui valait ce surnom de la déesse de l'été. Angélique l'aimait pour le luxe de sa beauté, car elle avait trop de soucis en tête pour s'attacher aux bêtes par amitié. Mais Cérès était fort douce, et Angélique la montait avec plaisir. Elle lui fit quitter le sentier et la lança dans le talus pour atteindre la crête d'une colline. La jument trébucha dans le haut tapis de feuilles mortes puis se ressaisit et gravit rapidement la pente. Au sommet, les arbres continuaient de cacher l'horizon. Angélique ne pouvait rien apercevoir. La jeune femme prêta l'oreille. Les lointains aboiements de la meute lui parvinrent, arrivant de l'Est, puis l'appel d'un cor que d'autres cors reprirent en chœur. Elle reconnut la sonnerie du « bat l'eau » et sourit.

– La chasse n'est pas terminée. Cérès, ma jolie, faisons diligence. Nous parviendrons peut-être à sauver l'honneur.

Suivant la crête de la colline, elle remit la bête au galop. Elle filait entre les arbres serrés aux branches noueuses et feuillues, à travers la profondeur et la sauvagerie de cette forêt demeurée presque inviolée depuis des temps fort reculés et que hantaient seuls parfois quelques chasseurs ou braconniers isolés, leur arbalète sur l'épaule, ou des bandits cherchant refuge. Louis XIII et le jeune Louis XIV avaient arraché à leur sommeil séculaire les vieux chênes druidiques. Le souffle de sa Cour brillante passait à travers les brouillards stagnants, et les parfums des dames venaient se mêler à la senteur profonde des feuilles et des champignons.

Les aboiements se rapprochaient. Le cerf pourchassé devait avoir réussi à franchir la rivière. Il ne s'avouait pas vaincu et poursuivait sa course, talonné par les chiens. Il venait dans cette direction. Les cors sonnaient entraînant la chasse. Angélique se remit en marche plus lentement puis s'arrêta de nouveau. Le galop sourd des chevaux approchait. Elle sortit du couvert des arbres. Au-dessus d'elle une combe de verdure se creusait doucement, laissant apercevoir dans le bas-fond les miroitements d'un marécage. Tout alentour la forêt dressait sa barrière obscure, mais de l'autre côté l'on apercevait le ciel barré de longs nuages charbonneux, entre lesquels un soleil pâle descendait doucement. L'approche du crépuscule ouatait de brouillard le paysage, noyait les verts et les bleus profonds dont l'été parait les arbres. Mille ruisselets descendant de la colline conservaient sa fraîcheur au vallon. L'aboiement compact de la meute éclata soudain. Une forme brune bondit à l'orée du bois. C'était le cerf, une très jeune bête aux cors à peine divisés. Son galop fit jaillir des gerbes d'eau à travers le marécage. Derrière lui la masse des chiens dévala comme un fleuve blanc et roux. Puis un cheval émergea du taillis, monté par une amazone au justaucorps rouge. Presque simultanément et de toutes parts des cavaliers débouchèrent et descendirent le long de la pente herbeuse. En un instant le bucolique et tendre vallon fut envahi d'un tumulte barbare où se mêlaient les aboiements tenaces des chiens, les hennissements des chevaux, les interpellations des chasseurs et la fanfare éclatante des cors qui venaient d'entonner l'hallali. Sur le décor sombre de la forêt les riches vêtements des grands seigneurs et nobles dames se répandirent en nuées multicolores et les derniers rayons du soleil faisaient étinceler broderies, baudriers et panaches.

Cependant, le cerf, dans un suprême effort, avait réussi à rompre le cercle infernal. Profitant d'une trouée il se ruait à nouveau vers l'abri protecteur des fourrés. Il y eut des cris de déception. Les chiens embourbés se rassemblèrent avant de repartir. Angélique poussa doucement Cérès en avant et commença, elle aussi, à descendre. Le moment lui semblait propice pour se mêler à la foule.

– Inutile de poursuivre, dit une voix derrière elle. La bête n'en a plus que pour quelques instants ; traverser les bas-fonds ne servirait qu'à vous crotter jusqu'aux yeux. Si vous m'en croyez, belle inconnue, demeurez donc ici. Il y a gros à parier que les valets profiteront de cette clairière pour venir y recoupler les chiens. Et nous serons frais et nets pour nous présenter au Roi...

Angélique se retourna. Elle ne connaissait point le gentilhomme qui venait de surgir àquelques pas d'elle. Il avait un agréable visage sous une ample perruque poudrée. Son habit était fort recherché. Il ôta, pour saluer la jeune femme, un chapeau couvert de plumes neigeuses.

– Que le diable m'emporte si j'ai déjà eu l'occasion de vous rencontrer, Madame. Cela n'est pas possible car je n'aurais pu oublier votre visage.

– L'occasion ? À la Cour, peut-être ?

– À la Cour, protesta-t-il indigné. Mais j'y vis, Madame, j'y vis ! Vous n'auriez pas pu passer inaperçue à mes yeux. Non, Madame, ne cherchez pas à me duper. Vous n'êtes jamais venue à la Cour.

– Si, Monsieur.

Elle ajouta après un petit silence :

– Une fois...

Il se mit à rire.

– Une fois ? Comme c'est charmant !

Ses sourcils blonds se froncèrent, il réfléchissait.

– Quand donc ? Au dernier bal ? Non : aucune souvenance. Et même... C'est inimaginable, mais je parierais que vous n'étiez pas au rendez-vous de Fausse-Repose ce matin.

– Vous semblez connaître tout le monde ici...

– Tout le monde ? C'est vrai ! Je suis bien placé pour cela et je sais qu'il faut se souvenir des gens pour qu'ils se souviennent de vous. C'est un principe que j'ai cherché à appliquer depuis ma plus tendre jeunesse. Ma mémoire est imbattable !

– Eh bien, dans ce cas voulez-vous être mon cicérone dans cette compagnie que je connais mal ? Vous me donnerez les noms. Ainsi, je serais curieuse de savoir qui est cette amazone en rouge qui suivait de si près les chiens. Elle pique à merveille. Un homme ne pourrait aller plus vite.

– Vous tombez bien, dit-il en riant. C'est Mlle de La Vallière.

– La favorite ?

– Hé oui ! La favorite, acquiesça-t-il d'un air suffisant qu'elle ne s'expliqua pas sur-le-champ.

– Je ne la croyais pas une chasseresse si consommée.

– Elle est née à cheval. Dans son enfance elle montait sans selle les chevaux les plus fougueux.

Elle partait au galop. On la voyait sauter là-dessus comme une balle. Angélique le regarda avec étonnement.

– Vous semblez connaître de très près Mlle de La Vallière.

– C'est ma sœur.

– Oh ! fit-elle, suffoquée. Vous êtes...

– Le marquis de La Vallière pour vous servir, belle inconnue. Il ôta son chapeau et lui caressa moqueusement le nez du bout de ses plumes blanches. Elle se dégagea, un peu vexée, poussa sa monture et descendit vers le creux du vallon. La brume s'y épaississait, dissimulant les mares d'eau stagnante. Le marquis de La Vallière la suivait.

– Tenez, que vous avais-je dit ? s'exclama-t-il à nouveau. On sonne la retraite non loin d'ici. La chasse est terminée. M. du Plessis-Bellière a dû prendre son grand couteau et ouvrir bien proprement la gorge du cerf. Avez-vous jamais vu ce gentilhomme dans ses suprêmes fonctions de Grand Veneur ?... Le spectacle en vaut la peine. Il est si beau, si élégant, si parfumé qu'on le croirait à peine capable de se servir d'un canif... Eh bien ! il vous manie un coutelas comme s'il avait été élevé en compagnie de ces messieurs de l'Apport-Paris, les compagnons écorcheurs.

– Philippe était déjà célèbre dans sa jeunesse pour la mise à mort des loups, qu'il pourchassait seul dans la forêt de Nieul, dit Angélique avec une fierté naïve. Les gens du pays l'appelaient « Fariboul Loupas », ce qui peut se traduire à peu près comme « le petit lutin des loups ».

– À mon tour de vous dire que vous semblez connaître bien intimement M. du Plessis.

– C'est mon mari.

– Oh ! Par saint Hubert, la chose est plaisante !

Il éclata de rire. Il riait volontiers, par goût et par calcul. Un courtisan enjoué est le bienvenu partout. Il avait dû étudier son rire avec autant de soin qu'un acteur de l'Hôtel de Bourgogne.

Mais très vite, il s'interrompit et répéta avec souci :

– Votre mari ?... Vous êtes donc la marquise du Plessis-Bellière ?... Oh ! J'ai entendu parler de vous. N'avez-vous... Par le Ciel, n'avez-vous pas déplu au roi ?

Il la regardait presque avec horreur.

– Oh ! voici Sa Majesté, s'exclama-t-il soudain.

Et la plantant là il galopa au-devant d'un groupe qui surgissait dans la clairière. Parmi les courtisans, Angélique reconnut aussitôt le roi.

Sa mise modeste contrastait avec celle des autres seigneurs. Louis XIV aimait être à l'aise dans ses vêtements, et l'on disait que lorsqu'il se trouvait dans l'obligation de revêtir des habits d'apparat il les quittait aussitôt après la cérémonie. Pour la chasse, plus encore qu'en autre occasion, il refusait de s'embarrasser de dentelles et de franfreluches. Il portait ce jour-là un habit de drap brun, très discrètement rebrodé d'or aux boutonnières et au rabat des poches. Avec ses énormes bottes de cheval dont les revers le cuirassaient de noir jusqu'à l'aine, il était aussi simplement vêtu qu'un hobereau.

Mais à sa mine personne ne l'eût confondu avec un autre. La majesté de ses gestes, où il savait faire entrer beaucoup de grâce, de contenance et de sérénité, lui donnait en toutes circonstances un port vraiment royal.

Il tenait en main une gaule de bois léger terminée par un pied de sanglier. Cette gaule lui avait été remise solennellement au départ de la chasse par le Grand Veneur ; elle était primitivement destinée à écarter les branches qui pourraient importuner le souverain sur son passage ; elle représentait aussi, depuis des siècles, un insigne honorifique et jouait un grand rôle dans le cérémonial de la vénerie.

Aux côtés du roi se tenait l'amazone en justaucorps rouge. Animé par la passion de la course, le visage un peu maigre et sans réelle beauté de la favorite se fardait de rose. Angélique lui trouva un charme fragile qui éveilla en elle une secrète pitié. Sans bien analyser d'où venait ce sentiment il lui sembla que Mlle de La Vallière, pourtant parvenue au faîte des honneurs, n'était pas de taille à se défendre parmi la Cour. Autour d'elle Angélique reconnut le prince de Condé, Mme de Montespan. Lauzun, Louvois, Brienne, Humières, Mmes du Roure et de Montausier, la princesse d'Armagnac, le duc d'Enghien, puis plus loin Madame, la ravissante princesse Henriette, et naturellement Monsieur, le frère du Roi, flanqué de son inséparable favori le Chevalier de Lorraine. D'autres encore qu'elle connaissait moins mais qui tous portaient sur eux un même sceau de grand luxe, de santé et d'avidité. Le roi regardait avec impatience vers un petit sentier sous bois. Deux cavaliers y venaient au pas. L'un était Philippe du Plessis-Bellière portant également une légère gaule de bois doré, garnie d'un pied de biche. Ses vêtements et sa perruque étaient à peine déplacés par le désordre de la chasse.

Le cœur d'Angélique se serra de colère et de regret à la vue de sa beauté. Quelle allait être la réaction de Philippe en l'apercevant, après l'avoir laissée pantelante, quelques heures plus tôt, au fond d'un couvent ? Angélique serra les rênes dans un mouvement résolu. Elle le connaissait assez pour savoir que devant le roi il ne risquerait aucun éclat. Mais ensuite ?... Philippe retenait sa monture, un cheval blanc, afin de se maintenir au niveau de son compagnon.

Celui-ci, un vieillard au visage buriné, le menton marqué d'une mouche de poils gris à la mode ancienne, ne se hâtait pas. Il accentuait même sa lenteur, malgré l'attente visible du roi, et s'épongeait d'un air bougon.

– Le vieux Salnove estime que Sa Majesté l'a encore fait courir trop longtemps, dit quelqu'un près d'Angélique. Il se plaignait l'autre jour que du temps du roi Louis XIII on ne s'encombrait pas de tant de « coureurs » inutiles qui alourdissent la chasse et la prolongent par leur présence.

Salnove était, en effet, l'ancien Grand Veneur du feu roi. Il avait enseigné au monarque actuel les rudiments de cet art passionnant et lui en voulait de ne pas maintenir les règles traditionnelles. Faire de la chasse un plaisir de Cour ! Morbleu ! Le roi Louis XIII ne s'encombrait pas de jupons lorsqu'il lui prenait fantaisie d'aller courir les bois. M. de Salnove ne manquait pas une occasion de rappeler cette maxime à son élève. Il n'avait pas encore très bien compris que Louis XIV n'était plus le garçonnet joufflu qu'il avait hissé jadis pour la première fois sur un cheval. De son côté le roi, par courtoisie et affection, maintenait le vieux serviteur de son père à son poste. Philippe du Plessis, Grand Veneur en fait, ne l'était pas en titre. Il le montra lorsque, parvenu à quelques pas du roi, il remit au marquis de Salnove la gaule au pied de biche, insigne de son titre.

Salnove la prit et selon le cérémonial reçut à son tour des mains du roi la gaule au pied de sanglier qu'il lui avait remise au départ.

La chasse était terminée. Cependant le roi demanda d'un ton sec :

– Salnove, les chiens sont-ils las ?

Le vieux marquis souffla encore pour reprendre haleine. Son épuisement n'était pas feint. Tous ceux qui avaient participé activement à la chasse : courtisans, piqueurs et valets, étaient fourbus.

– Les chiens ? fit Salnove avec un haussement d'épaules. Oui, pas mal, comme cela.

– Et les chevaux ?

– Je crois bien.

– Et tout cela pour deux cerfs sans cors, dit le roi avec humeur.

Il jeta un regard autour de lui sur la foule amassée. Angélique eut l'impression que ce regard impavide où l'on ne pouvait rien lire, l'avait effleurée et reconnue. Elle se recula un peu.

– C'est bon, dit le roi, nous chasserons mercredi.

Il y eut un silence contraint et comme atterré. Certaines dames se demandaient avec effroi comment elles feraient pour se remettre en selle le surlendemain. Le roi répéta un peu plus haut :

– Nous chasserons après-demain, entendez-vous Salnove ? Et cette fois nous voulons un dix-cors.

– Oui, Sire, j'entends du premier mot, répondit le vieux marquis.

Il salua très bas, puis s'écarta ; mais en disant assez haut pour être entendu des invités de la chasse :

– Ce qui me pique c'est que j'entends toujours demander si les chiens et les chevaux sont las et jamais les hommes...

– Monsieur de Salnove ! le rappela Louis XIV.

Et lorsque le Grand Veneur fut à nouveau devant lui :

– Sachez que chez moi les hommes de chasse ne sont jamais fatigués... Du moins c'est ce que j'entends, moi.

Salnove s'inclina derechef.

Le roi se remit en marche, entraînant derrière lui la foule bigarrée des courtisans, qui n'avaient plus d'autre ressource que de redresser vaillamment l'échine. En passant devant Angélique, le roi marqua un temps d'arrêt. Son regard lourd et impénétrable la fixait et pourtant ne semblait pas la voir. Angélique ne baissa pas la tête. Elle se disait qu'elle avait toujours bravé sa peur et que ce n'était pas aujourd'hui qu'elle allait perdre contenance. Elle regarda le roi, puis lui sourit avec naturel. Le souverain tressaillit comme s'il avait été piqué par une abeille, et ses joues se colorèrent.

– Mais... n'est-ce pas Mme du Plessis-Bellière ? demanda-t-il avec hauteur.

– Votre Majesté a la bonté de se souvenir de moi ?

– Certes, et beaucoup plus que vous ne semblez vous souvenir de nous, répondit Louis XIV en prenant son entourage à témoin d'une telle inconscience et d'une telle ingratitude. Votre santé est-elle enfin rétablie, Madame ?

– Je remercie Votre Majesté, mais ma santé a toujours été fort bonne.

– Alors comment se fait-il que vous ayez par trois fois décliné nos invitations ?

– Sire, pardonnez-moi, mais elles ne m'ont jamais été communiquées.

– Vous m'étonnez, Madame. J'ai moi-même averti M. du Plessis de mon désir de vous voir participer aux fêtes de la Cour. Je doute qu'il ait pu être assez distrait pour l'oublier.

– Sire, mon mari a peut-être jugé que la place d'une jeune femme était en sa demeure à tirer l'aiguille plutôt que d'être détournée de ses austères devoirs par le spectacle des merveilles de la Cour.

D'un même mouvement tous les chapeaux emplumés se tournèrent, avec celui du roi, vers Philippe, qui sur son cheval blanc était la statue même d'une rage impuissante et glacée. Le roi comprit à demi. Il avait de l'esprit, et l'art de tourner avec tact les situations embarrassantes. Il éclata de rire.

– Oh ! Oh ! marquis, est-ce possible ! Votre jalousie est-elle si grande que vous n'hésitez devant aucun moyen pour soustraire à nos yeux le charmant trésor dont vous êtes propriétaire ? C'est pousser trop loin l'esprit d'avarice, croyez-moi. Je pardonne pour cette fois, mais je vous condamne à faire bonne figure aux succès de Mme du Plessis. Quant à vous, Madame, je ne veux pas vous pousser trop loin dans le chemin de l'insoumission conjugale en vous félicitant d'avoir passé outre aux décisions d'un époux par trop autoritaire. Mais votre esprit d'indépendance me plaît. Prenez donc part sans réticence à ce que vous appelez les merveilles de la Cour. Je me porte garant que M. du Plessis ne vous fera pas reproche.

Philippe, le chapeau à bout de bras, s'inclina profondément, d'un mouvement ample presque outré de soumission. Autour d'elle Angélique ne voyait plus que des sourires empressés sur des masques qui, trois secondes plus tôt, ne respiraient qu'une curiosité avide à la déchirer en mille pièces.

– Félicitations ! lui dit Mme de Montespan. Vous avez l'art de vous mettre dans des situations impossibles, mais aussi celui de vous en tirer à merveille. Cela ressemblait aux tours d'adresse des baladins du Pont-Neuf. Au visage du roi j'ai cru que vous alliez avoir toute la meute à vos trousses. L'instant d'après vous faisiez figure de victime audacieuse qui a franchi les mille obstacles et jusqu'aux murs d'une prison pour répondre coûte que coûte à l'invitation de Sa Majesté.

– Vous ne croyez pas si bien dire !

– Oh ! racontez-moi cela.

– Peut-être... un jour.

– Racontez. Ce Philippe est donc tellement épouvantable ? Quel dommage ! Lui si beau...

Angélique détourna la conversation en donnant le galop à son cheval. Par un chemin creux, cavaliers, chiens et valets descendaient le coteau de Fausse-Repose, tandis que les cors sonnaient à l'arrière pour guider les retardataires. Bientôt, dans une éclaircie, apparut le carrefour encombré par les équipages.

À l'orée du bois se tenait la compagnie de militaires loqueteux dont le commandant avait secouru Angélique et Mlle de Parajonc. Lorsque le cortège royal parut, deux joueurs de fifres et de tambourins qui se tenaient en tête commencèrent à jouer une marche militaire. Derrière eux s'ébranlèrent les deux porte-bannières, puis le chef suivi de ses officiers et de leurs petites troupes.

– Grands dieux, dit une voix de femme, quels sont ces épouvantails en loques qui osent ainsi se présenter devant le roi ?

– Remerciez le ciel de n'avoir pas eu affaire aux épouvantails de trop près dans ces dernières années, s'exclama en riant un jeune seigneur au teint vigoureux. Ce sont les révoltés du Languedoc !

Angélique demeura comme frappée par la foudre.

Le nom ! Le nom qu'elle cherchait depuis qu'elle avait distingué dans la pénombre du sous-bois le visage balafré du gentilhomme gascon, lui sautait à l'esprit :

– Andijos !

C'était Bernard d'Andijos, le gentilhomme toulousain, le joyeux pique-assiette du Gai Savoir, toujours promenant sa bedaine satisfaite d'une partie de chansons à une partie de bal. Et c'était lui qui soudain avait galopé à travers le Languedoc, semant le brandon d'une des plus terribles révoltes provinciales du temps !...

Elle revoyait, dans l'aube sale d'un triste matin, cet autre compagnon des jours heureux, le jeune Cerbaland, à demi ivre, tirant son épée et s'écriant :

– Mordious ! Vous ne connaissez pas les Gascons, Madame. Écoutez tous. Je pars en guerre contre le Roi.

Était-il là aussi, Cerbaland, parmi ces fantômes émergés d'un autre temps et qui semblait à Angélique extrêmement lointain, bien que sept années à peine se fussent écoulées depuis la condamnation inique du comte de Peyrac1, qui avait été à l'origine de tous ces troubles ?

– Les révoltés du Languedoc, répétait près d'elle la voix un peu sosotte de la jeune femme. Mais n'est-ce pas dangereux de les laisser approcher du roi ?

– Non, rassurez-vous, répondit le gentilhomme au teint coloré, qui n'était autre que le jeune Louvois, ministre de la Guerre. Ces messieurs viennent faire leur soumission. Après six années de brigandages, pillages et escarmouches contre les troupes royales, on peut espérer que notre belle province du Sud-Ouest va rentrer dans le sein de la couronne. Mais il n'a fallu rien moins qu'une campagne personnelle de Sa Majesté pour faire comprendre à ce seigneur d'Andijos l'inutilité de sa rébellion. Notre prince lui a promis la vie sauve et l'oubli de ses fautes passées. En échange, il doit s'entremettre pour calmer les capitouls2 des grandes villes du Sud. Gageons que Sa Majesté n'aura désormais de plus fidèles sujets.

– N'empêche, ils me font peur ! dit la petite dame avec un frisson.

Le roi avait mis pied à terre, imité en cela par tous les cavaliers et cavalières de son entourage.

Andijos arrivé à quelques mètres du groupe fit de même. Ses vêtements déteints, ses bottes usées, son visage barré d'une cicatrice fraîche, tout en lui contrastait avec la brillante société vers laquelle il s'avançait. Il était l'image du vaincu auquel il ne reste que l'honneur, car il gardait les yeux bien droits et la tête haute.

Arrivé devant le roi, il tira vivement son épée. Il y eut un mouvement des courtisans, qui voulaient s'interposer. Mais le Toulousain ayant appuyé son arme au sol, la brisa d'un coup sec et jeta les deux tronçons aux pieds de Louis XIV. Puis s'avançant encore d'un pas il s'agenouilla et baisa la cuisse du roi.

– Le passé est le passé, mon cher marquis, dit celui-ci en posant légèrement sa main sur l'épaule du rebelle en un geste qui n'était pas dénué d'amitié. Il est permis à chacun de se tromper, et les sujets y sont plus enclins que les rois. Ceux-ci ont reçu l'investiture divine et peuvent avec une clarté plus certaine guider les peuples. Mais ne croyez pas que ce droit soit sans devoirs ; il comporte notamment celui de pardonner. Mes sujets rebelles, lorsqu'ils ont eu l'audace de prendre les armes contre moi, m'ont donné peut-être moins d'indignation que ceux qui, se tenant près de ma personne, me rendaient devoirs et assiduités alors que je savais qu'en même temps ils me trahissaient et n'avaient pour moi ni véritable respect, ni véritable affection. J'aime la franchise des actions. Relevez-vous, donc, marquis. Je regrette seulement que vous ayez brisé votre vaillante épée. Vous m'obligerez à vous en offrir une autre, car je vous nomme colonel et vous confie quatre compagnies de dragons. Maintenant accompagnez-moi jusqu'à mon carrosse. Vous y prendrez place, et je vous invite à Versailles.

– Votre Majesté m'honore, dit le brave Andijos dont la voix tremblait, mais je ne suis pas en état de me montrer à ses côtés. Mon uniforme...

– Qu'à cela ne tienne ! J'aime une livrée qui sent la poudre et la guerre. La vôtre est glorieuse. Je vous la rendrai. Vous porterez aux prochaines fêtes le même justaucorps bleu à revers rouges, mais qui sera brodé d'or au lieu d'être troué par les balles. Et cela me donne une idée... Savez-vous, messieurs, continua Louis XIV en se tournant vers ses familiers, que depuis longtemps j'ai dans l'esprit de créer un habit pour ceux que je tiendrai plus particulièrement en estime. Qu'en dites-vous ? L'Ordre des Justaucorps bleus ?... M. d'Andijos en serait le premier chevalier.

Les courtisans applaudirent à cette trouvaille. On pouvait déjà deviner que les justaucorps bleus feraient l'objet de compétitions acharnées... Bernard d'Andijos présenta ses trois principaux officiers.

– J'ai donné ordre pour que votre compagnie soit reçue cordialement ce soir et puisse faire bombance, dit le roi. M. de Montausier, veuillez prendre en charge tous ces braves. Ensuite chacun courut vers son équipage.

Assoiffés, les chasseurs appelaient les limonadiers, petits marchands attitrés de la Cour et qui la suivaient dans ses moindres déplacements. Le temps de s'envoyer un gobelet au fond du gosier, il fallait déjà repartir. La nuit tombait. Le roi était impatient de regagner Versailles. Les lanternes et les torches s'allumèrent.

Angélique, tenant Cérès par la bride, ne savait à quel parti se résoudre. Elle était encore sous le coup de l'émotion que lui avait causée l'apparition d'Andijos et des révoltés du Languedoc. La voix du roi qui lui était parvenue – voix très belle et qui, malgré sa jeunesse, avait parfois des inflexions paternelles – était tombée sur son cœur effrayé et endolori, comme un baume. Elle avait pris pour elle certaines paroles. Se ferait-elle reconnaître d'Andijos ? Lui parlerait-elle ? Que pourraient-ils se dire ? Un nom serait entre eux. Un nom qu'ils n'oseraient prononcer. Et la grande ombre noire du supplicié planerait sur eux, éteignant l'éclat des lampions de la fête... Un carrosse, en tournant, la frôla.

– Que faites-vous ? lui cria Mme de Montespan par la portière. Où est votre équipage ?

– À vrai dire je n'en ai point. Ma voiture a versé dans un fossé.

– Montez donc avec moi.

Un peu plus loin elles chargèrent Mlle de Parajonc et Javotte, et tout le monde s'en revint sur Versailles.

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