Chapitre 5
On ne dansa point car la musique du roi, dont ses vingt-quatre violons, n'était pas encore parvenue de St-Germain. Mais tout autour du grand salon du rez-de-chaussée des gaillards aux poitrines larges soufflaient dans des trompettes. Ces fanfares martiales étaient destinées à soulever l'émulation des estomacs. Des officiers de la Bouche commençaient à défiler apportant d'innombrables bassins d'argent fin emplis de friandises, de parfums, de fruits. Déjà sur quatre grandes tables enjuponnées de nappes damassées, on avait dressé des plats, les uns abrités de cloches de vermeil ou d'or, les autres maintenus au chaud sur des coupes de métal remplies de braise ; d'autres encore étalaient à la convoitise des regards ; perdreaux en gelée, faisans en macédoine, rôts de chevreuil, pigeons à la cardinal, cassolettes de riz au jambon. Au centre de chaque table il y avait un grand plat de fruits d'automne autour desquels étaient huit porte-assiettes garnis de figues et de melons. Angélique qui apportait un œil professionnel aux choses gastronomiques dénombra huit entrées dans les intervalles des rôtis et quantités de salades dans les vides. Elle admira la beauté du linge, parfumé à l'eau de nèfle, l'art des serviettes pliées en toutes sortes de formes. Et il ne s'agissait que d'une « simple » collation !
Le roi s'y assis seul avec la reine, Madame et Monsieur. Le prince de Condé voulut à toute force les servir la serviette à l'épaule, ce qui mit M. de Bouillon, le grand chambellan chargé de ces fonctions, hors de lui : Il n'osa pas trop manifester étant donné la haute parenté du prince.
À part cet incident tout le monde se pourlécha de bon cœur. Les couvercles soulevés révélaient quatre hures de sanglier, énormes et noires, nageant dans un ragoût de truffes vertes et dégageant une odeur divine, des coqs de bruyère avec toutes leurs plumes rouges et bleues, des lièvres farcis de dragées au fenouil, et tant de potages qu'on ne pouvait les goûter tous. On leur préférait les vins rouges agréablement choisis parmi des crus mineurs mais bien corsés, et qu'on venait de tiédir dans les jarres en y plongeant une barre de métal rougie. Angélique se régala d'une caille à la poêle et de quelques salades que le marquis de La Vallière lui passait avec empressement. Elle but un verre de vin de framboise. Le marquis insistait pour qu'elle prît du rossoli, « la liqueur du badinage ». Un page leur porterait deux verres dans l'encoignure d'une fenêtre et l'on badinerait. Elle se déroba. Sa curiosité et sa gourmandise satisfaites, elle songea de nouveau à Mlle de Parajonc assise sur sa borne dans les brouillards marécageux du soir. Dérober pour sa vieille amie les reliefs de la table royale était du dernier commun ; pourtant c'est ce qu'elle fit avec dextérité. Dissimulant dans les larges plis de sa robe un pain sablé d'amandes et deux belles poires elle se glissa hors de la cohue. À peine avait-elle fait quelques pas au-dehors qu'elle fut hélée par Flipot. Il lui apportait son manteau, une lourde cape de satin et velours qu'elle avait laissée tantôt dans le carrosse de Léonide.
– Te voilà donc ! La voiture a pu être réparée ?
– Bernique ! Y a plus rien à en tirer. Quand on a vu que la nuit venait, nous deux le cocher et moi, on a regagné la grand-route et on s'est fait véhiculer jusqu'ici par des tonneliers qui montaient sur Versailles.
– As-tu rencontré Mlle de Parajonc ?
– Par là-bas, fit-il avec un geste vers les bas-fonds obscurs où s'agitaient des lanternes. Elle parlait avec une autre de vos frangines de Paris et j'ai entendu qu'elle lui disait qu'elle pourrait l'emmener dans son carrosse de louage.
– J'en suis bien aise. Pauvre Léonide ! Il faudra que je lui offre un nouvel équipage.
Pour plus de sûreté elle demanda à Flipot de la conduire à travers l'invraisemblable cohue de voitures, de chevaux et de chaises à porteurs jusqu'à l'emplacement où il avait aperçu Mademoiselle de Parajonc. Elle la vit de loin et reconnut dans « l'autre frangine de Paris » la jeune Madame Scarron, cette veuve si pauvre et digne, qui venait souvent à la Cour en solliciteuse, dans l'espoir d'obtenir un jour un emploi ou une charge modeste la tirant enfin de sa perpétuelle misère.
Elles montaient toutes deux dans un carrosse public déjà bondé, occupé surtout par des petites gens dont beaucoup aussi étaient des solliciteurs. Ceux-ci s'en retournaient bredouilles de leur journée versaillaise. Le roi avait fait dire qu'il ne recevrait pas aujourd'hui les placets. Demain, après la messe.
Certains quémandeurs demeuraient sur place, quitte à dormir dans un coin de cour ou dans une écurie du hameau. D'autres, regagnant Paris, prendraient au petit matin le coche d'eau du Bois de Boulogne, puis coupant à travers bois, se retrouveraient, tenaces, dans l'antichambre du roi, leurs suppliques à la main.
La voiture publique s'ébranlait lorsque Angélique l'atteignit et elle ne put se faire voir de ses deux amies. Celles-ci repartaient enchantées de leur journée à la Cour où elles connaissaient tout le monde bien que personne ne les connût. Elles étaient de ces abeilles actives qui gravitent autour de la ruche souveraine et font leur miel du moindre incident passant à leur portée. Elles « savaient » mieux la Cour que bien des femmes qui y étaient admises d'emblée par leur haut lignage, mais manquaient d'expérience, ignorant les arcanes compliquées de l'étiquette, des prérogatives auxquelles donnaient droit le rang mais aussi parfois le favoritisme, la protection du roi ou d'un grand. Elles étaient déjà au courant sans doute de l'affront que M. le prince de Condé avait fait à M. de Bouillon en prenant la serviette pour servir le Roi. M. de Bouillon devait-il en demander réparation ? M. le Prince était-il en droit d'agir du fait de son titre et de son passé glorieux ? La Ville et la Cour allaient en discuter longuement. Léonide de Parajonc trancherait après de longs débats ce cas épineux. Mme Scarron écouterait, réfléchirait, approuverait ou ne dirait rien... Angélique se promit de les visiter sous peu. Elle avait besoin de leurs conseils. Elle mit son manteau sur ses épaules, puis donna le pain et les fruits qu'elle avait apportés au petit laquais.
– C'est rudement beau ici, marquise, chuchota le gamin, les yeux brillants. Avec les tonneliers nous avons débarqué du côté des cuisines. La Bouche du Roi, qu'ils appellent ça. Oui, la Bouche du Bon Dieu qu'on pourrait dire. Le Paradis ça ne peut pas être mieux. Il y fait chaud et il y sent bon. Tant de volailles sur les broches que ça vous donne le tourniquet... Tu marches dans la plume jusqu'aux genoux... Et tous ces cuisiniers qui vous bichonnent leurs sauces avec des manchettes de dentelles jusqu'aux phalanges, l'épée au côté, le grand ruban de je ne sais quoi sur le ventre...
N'était son titre d'invitée du roi, Angélique aurait volontiers suivi son petit domestique pour jouir à son tour du spectacle décrit. En regardant vers l'aile droite du château au rez-de-chaussée duquel étaient installées les cuisines on devinait l'animation pittoresque dans un grand flamboiement de fours et de braseros en plein air qui s'avançaient jusqu'au bord des jardins du Midi.
– J'ai vu Javotte aussi par là, dit Flipot. Elle montait installer les appartements de Mme la Marquise.
– Mes appartements ? fit Angélique surprise.
Elle n'avait pas encore envisagé dans quelles conditions elle allait passer la nuit ici.
– Paraît que c'est là-haut.
De ses grands bras toujours en girouette il désignait le ciel profondément noir où les combles du palais ne se distinguaient plus que par leurs rangées de lucarnes illuminées.
– Y avait aussi La Violette, le valet de chambre de M. le marquis, qui disait qu'on avait déjà dressé là-haut le lit du maître. Alors la Javotte voulait y porter votre baluchon. M'est avis qu'elle voulait aussi s'en faire conter un brin par La Violette...
Des claquements de fouet et des appels les contraignirent à se ranger contre le parapet qui fermait la grande cour d'entrée. Ils virent passer des fourgons et plusieurs fiacres puis deux carrosses d'où descendirent une nuée d'abbés en perruque poudrée, rabat de dentelles, redingote et bas noirs, souliers à bouclés.
On dit que c'était la Chapelle du Roi qui arrivait. Peu après ce furent les musiciens avec leurs instruments, et les choristes, un groupe d'adolescents emmitouflés jusqu'aux yeux, qu'un petit homme sanguin et agité poursuivait de recommandations hargneuses :
– N'ouvrez pas la bouche que vous ne soyez à couvert. Je vous assomme à coups de canne si vous respirez. Rien n'est plus dangereux pour la voix que le brouillard de ce maudit coin.
Angélique reconnut M. Lulli, celui qu'on appelait le Baladin du Roi et qu'elle avait plusieurs fois été entendre à Paris, dirigeant des ballets charmants dont il se prétendait l'auteur. On le soupçonnait d'imposture tant son caractère exécrable s'accordait mal avec ses œuvres.
– Déniche-moi Javotte, dit Angélique à Flipot, et quand tu l'auras trouvée tu me l'enverras ; ou plutôt reviens toi-même pour me guider vers la chambre qui m'est réservée. Je crains de me perdre.
– M'sieur le marquis vous l'a pas montrée ?
– J'ignore même où est M. le marquis, répliqua-t-elle sèchement.
– Ce mec-là... commença Flipot qui avait ses idées personnelles sur la façon dont le mari de sa maîtresse se comportait envers celle-ci.
Elle le fit taire d'une bourrade et avant de le laisser aller lui tâta par habitude les poches de sa livrée. Elle aimait bien Flipot et en aurait volontiers fait son page s'il avait pu se débarrasser de son parler argotier, de son nez morveux et de sa détestable manie de « vendanger » autour de lui de menus objets qui ne lui étaient pas destinés. Mais chacun sait qu'on se débarrasse difficilement d'une première éducation. Angélique trouva dans ses poches une tabatière, une bague, deux colliers de verroterie que devaient pleurer en ce moment quelques filles de cuisine, un mouchoir de dentelle.
– Ça va pour cette fois, lui dit-elle, sévère, mais que je ne t'y prenne jamais avec de l'or ou des montres.
– Des montres ? Pouah ! dit Flipot d'un air dégoûté. J'aime pas ces bêtes-là. Ça vous regarde et ça jaspine comme si c'était vivant.
Tandis qu'elle revenait vers les salons, l'animation ambiante ne pouvait plus la distraire de son souci. D'un instant à l'autre il lui faudrait se retrouver devant Philippe. Elle ne parvenait pas à décider d'une attitude : Furieuse ? Indifférente ? Conciliatrice ? Debout au seuil des grandes salles illuminées elle le chercha des yeux et ne le vit pas. Apercevant à une table Mme de Montausier et diverses dames dont Mme de Roure qu'elle connaissait, elle alla s'y asseoir avec l'intention de tenir une partie. Mme de Montausier la regarda d'un air saisi puis se levant elle lui dit qu'elle ne pouvait se mettre là, qu'à cette table il n'y avait que les dames qui pouvaient monter dans le carrosse de la reine et manger avec elle.
La jeune femme s'excusa. Elle n'osa plus s'asseoir à une autre table de peur de commettre un nouvel impair, et décida de partir elle-même à la recherche de sa chambre. Aux premiers étages, il n'y avait point de logements pour les courtisans. Hors les appartements royaux, d'immenses pièces de réception étaient en cours d'aménagement. Par contre les greniers offraient de multiples chambrettes grossièrement cloisonnées et réservées en principe pour la valetaille, mais où les plus grands seigneurs étaient trop contents de trouver ce soir un refuge. Il y régnait une activité de ruche, chacun allant de cellule en cellule parmi le désordre des coffres et des garde-robes qu'apportaient les domestiques, l'énervement des dames à leur toilette houspillant des servantes encombrées d'énormes robes et l'inquiétude de la plupart des invités guettant au hasard des couloirs étroits, le « trou » qui leur était réservé.
Des maréchaux-des-logis en uniforme bleu, préposés à cette tâche, achevaient d'écrire à la craie sur les portes les noms des occupants de chaque chambre. Des groupes émus les suivaient dans un murmure de déception ou de cris satisfaits. Angélique fut hélée par le malin Flipot :
– Psst ! par ici, Marquise.
Il ajouta, méprisant :
– Elle est pas grande votre « carrée ». C'est-y possible d'être logé comme ça dans le palais du Roi !
Toutes ses idées sur le luxe des grands étaient bouleversées. Javotte se présenta, les joues rouges et l'air troublé.
– J'ai là votre nécessaire, Madame. Je ne l'ai point lâché.
En pénétrant plus avant Angélique découvrit la cause de ce trouble. C'était La Violette, le premier valet de chambre de son mari.
Ce solide gaillard n'avait de modeste que son nom, La Violette. C'était un géant, jovial comme un soldat, déluré comme un Parisien, quoiqu'il fût du Poitou, et roux comme un Anglais, parmi lesquels il devait compter des ancêtres, de ceux qui occupèrent l'Aquitaine aux XIVe et XVe siècles. Bien à son aise, malgré sa taille de débardeur, dans sa livrée et dans son rôle de valet, il était souple, alerte, industrieux, toujours bavard et renseigné. Mais sa faconde disparut d'un coup lorsqu'il aperçut Angélique, et il la considéra bouche bée comme une apparition. Était-ce la même femme que quelques heures plus tôt il avait roulée comme un saucisson et remise aux bonnes sœurs du couvent des Augustines de Bellevue ?
– Oui, c'est moi, pendard de valet ! hurla Angélique, flambante de colère. Hors de ma vue immédiatement, misérable, qui as failli étrangler la femme de ton maître !
– Maâme... Maâme la marquise, bégaya La Violette, retrouvant dans son désarroi un accent paysan, c'est point ma faute. C'est M. le marquis qui... qui...
– Hors d'ici ! t'ai-je dit.
Le bras tendu, elle se mit à l'accabler du plus grand choix d'insultes qu'elle tenait à sa disposition dans le patois de son enfance. C'en était trop pour La Violette, qui s'effondra. Presque tremblant, les épaules basses, il passa devant elle et se dirigea vers la porte. Sur le seuil, il se heurta au marquis.
– Que se passe-t-il ?
Angélique savait faire face.
– Bonsoir, Philippe, dit-elle.
Il abaissa sur elle un regard d'aveugle. Mais soudain elle vit son visage se convulser, ses yeux s'agrandir dans une expression de consternation stupéfaite, puis d'effroi et peu à peu presque de désespoir.
Elle ne put s'empêcher de se retourner, persuadée qu'elle apercevrait au moins le diable derrière elle.
Elle ne vit que le vantail branlant de la porte sur lequel un des fourriers bleus avait inscrit en blanc le nom du marquis.
– Voilà ce que je vous dois ! explosa-t-il tout à coup en frappant du poing à plusieurs reprises contre la porte, voilà l'affront que je vous dois... La déconsidération, l'oubli, l'abandon du Roi... la disgrâce...
– Mais... comment cela ? fit-elle, persuadée qu'il devenait fou.
– Vous ne voyez donc pas ce qu'il y a d'écrit sur cette porte ?
– Si fait... votre nom.
– Oui, mon nom ! C'est bien cela, ricana-t-il, mon nom. Et c'est tout.
– Mais que voudriez-vous donc qu'il y ait d'autre ?
– Ce que j'y ai vu depuis des années dans toutes les résidences où j'ai suivi le Roi, et ce que votre sottise, vos insolences, vos... imbécillités me valent de voir supprimer aujourd'hui. Le POUR... Le POUR !
– Le pour... ? Pourquoi ?
– POUR monsieur le marquis du Plessis-Bellière, fit-il les dents serrées, blême de rage et de douleur. « POUR... » le mot, l'invite spéciale de Sa Majesté. Avec lequel le roi marque son amitié comme si lui-même vous accueillait au seuil de cette chambre.
Le geste avec lequel il désignait l'étroite mansarde encombrée, rendit à Angélique son sens de l'humour :
– Moi, je trouve que vous vous frappez beaucoup trop pour votre « POUR », dit-elle en se retenant d'éclater de rire. C'est un oubli d'un des fourriers, voyons, Philippe. Sa Majesté a toujours pour vous la plus grande estime. N'est-ce pas vous qui avez été désigné pour porter ce soir « le bougeoir » au coucher du Roi ?
– Eh bien, non, fit-il, et voilà bien la preuve du mécontentement du roi à mon égard. Cet insigne honneur vient de m'être retiré il y a quelques instants à peine !
Les éclats de voix du jeune homme avaient attiré dans le couloir les occupants des chambres voisines.
– Votre femme a raison, marquis, intervint le duc de Gramont, vous vous frappez à tort. Sa Majesté a pris Elle-même la peine de vous avertir que si Elle vous demandait de renoncer ce soir au « bougeoir » c'était pour en honorer le duc de Bouillon qui ne se remettait pas d'avoir été obligé de céder son service à Monsieur le Prince pendant la collation.
– Mais le POUR ? Pourquoi pas de POUR ? cria Philippe en frappant de nouveau la porte avec désespoir. C'est à cause de cette garce-là que je vois diminuer ma faveur !
– Et en quoi suis-je fautive pour votre sacré POUR ? cria à son tour Angélique gagnée par la colère.
– Vous mécontentez le roi par vos retards à ses invitations, vos arrivées intempestives...
Angélique suffoquait.
– Vous osez me reprocher cela, alors que c'est vous qui... qui... Tous mes carrosses, tous mes chevaux partis...
– En voilà assez, dit froidement Philippe.
Il leva la main. La jeune femme sentit que sa tête éclatait et elle vit papillonner l'éclat des chandelles sur un fond sombre. Elle porta la main à sa joue.
– Allons ! Allons ! marquis, dit le duc de Gramont, ne soyez pas brutal.
Angélique avait l'impression de n'avoir jamais subi pareille mortification. Giflée ! Devant ses domestiques et devant les courtisans, au cours d'une scène de ménage sordide. Le rouge de la honte au front, elle appela Javotte et Flipot, qui sortirent de la pièce un peu ahuris, l'un portant la « layette » et l'autre le manteau.
– C'est cela, dit Philippe, allez coucher où vous voudrez et avec qui vous voudrez.
– Marquis ! Marquis ! Ne soyez pas grossier, intervint une fois de plus le duc de Gramont.
– Monseigneur, « charbonnier est maître en sa cassine », répliqua l'irascible gentilhomme en fermant sa porte au nez de l'attroupement.
Angélique se fraya un passage et s'éloigna sous les commentaires faussement apitoyés et les sourires ironiques. Un bras surgissant d'une porte la happa.
– Madame, dit le marquis de La Vallière, il n'y a pas une femme dans Versailles qui ne souhaiterait recevoir de son époux l'autorisation que vous a donnée le vôtre. Prenez donc au mot ce grossier personnage et acceptez mon hospitalité.
Elle se dégagea avec impatience.
– Je vous en prie, Monsieur...
Elle voulait fuir au plus vite. En descendant les vastes escaliers de marbre, deux larmes de dépit perlaient à ses yeux.
« C'est un sot, un esprit mesquin sous des airs de grand seigneur... Un sot ! Un sot ! »
Mais c'était un sot dangereux et elle avait forgé elle-même les chaînes qui la liaient à lui, elle lui avait donné des droits redoutables, ceux d'un époux sur son épouse. Acharné à se venger d'elle, il ne lui ferait aucune grâce. Elle devinait avec quelle ténacité sournoise et quelle satisfaction il poursuivrait le but de l'asservir, de l'humilier. Elle ne connaissait qu'un défaut à son armure : le sentiment extraordinaire qu'il portait au roi et qui n'était ni de la crainte, ni de l'amour mais une fidélité exclusive, un dévouement invincible. C'était sur ce sentiment qu'il fallait jouer. Se faire du roi un allié, obtenir de lui une charge permanente à la Cour, qui obligerait Philippe à s'incliner devant ses obligations, peu à peu mettre Philippe dans l'alternative ou de déplaire au roi, ou de renoncer à tourmenter sa femme. Et le bonheur, dans tout cela ? Ce bonheur auquel, malgré tout, elle avait rêvé timidement lorsqu'un soir, dans le silence de la forêt de Nieul, la lune s'était levée toute ronde au-dessus des tourelles blanches du petit château Renaissance, pour célébrer sa nuit de noces... Amère défaite ! Amer souvenir !
Près de lui tout avait échoué.
Elle douta de ses charmes et de sa beauté. De ne pas se sentir aimée une femme ne se sent plus aimable. Pourrait-elle poursuivre le combat dans lequel elle s'était engagée ? Elle savait ses propres faiblesses. C'était de l'aimer et aussi de lui avoir fait du mal. Dans son âpre ambition, sa volonté forcenée de triompher de l'adversité, elle l'avait contraint, acculé, lui mettant en main le marché ou de l'épouser ou de jeter son nom et celui de son père à la colère du roi. Il avait préféré l'épouser, mais il ne pardonnait pas. Par la faute d'Angélique, la source sur laquelle ils auraient pu se pencher tous deux était polluée, la main qu'elle aurait pu lui tendre lui faisait horreur.
Angélique regarda ses deux mains blanches, ouvertes devant elle, avec découragement et tristesse.
– Quelle tache ne pouvez-vous y effacer, ô ravissante Lady Macbeth ? demanda près d'elle la voix du marquis de Lauzun.
Il se pencha.
– Où est le sang de votre crime ?... Mais vos menottes sont glacées, ma jolie. Que faites-vous dans cet escalier à courants d'air ?
– Je n'en sais rien.
– Esseulée ?... Avec de si beaux yeux ? C'est impardonnable. Venez donc chez moi.
Un groupe de jeunes femmes les joignit avec des exclamations. Mme de Montespan était parmi elles.
– Monsieur de Lauzun, nous vous cherchions. Ayez pitié de nous.
– Voici une pitié bien facile à faire naître en mon cœur. En quoi puis-je vous être agréable, mesdames ?...
– Logez-nous. Il paraît que le roi vous a fait construire un hôtel dans le hameau. Ici nous n'aurons même pas droit à un carreau dans l'antichambre de la reine.
– Mais n'êtes-vous pas filles de la reine vous-mêmes ainsi que Mme du Roure et Mme d'Artigny ?
– Si fait, mais notre chambre habituelle a été toute démolie par les peintres. Il paraît qu'on veut y mettre Jupiter et Mercure... au plafond. En attendant, ces dieux nous chassent...
– Eh bien, ne vous désolez pas. Je vous conduis toutes à mon hôtel.
Ils sortirent. Dehors le brouillard devenait de plus en plus dense, apportant l'odeur de la forêt proche.
Lauzun appela un laquais avec une lanterne et guida le groupe des jeunes femmes en contrebas de la colline.
– C'est ici, dit-il en s'arrêtant devant un amoncellement de pierres blanches.
– Ici ? Quoi donc ?
– Mon hôtel. Il est bien vrai que le roi m'en fait bâtir un, mais on n'a encore posé que la première pierre.
– Vous êtes un mauvais plaisant ! siffla Athénaïs de Montespan furieuse. Nous faire geler jusqu'aux moelles, patauger dans les gravats...
– Prenez garde de ne pas tomber aussi dans un trou, prévint Péguilin obligeant. On a beaucoup remué de terre par ici.
Mme de Montespan repartit, trébucha à plusieurs reprises et se tordit la cheville. Elle éclata de nouveau en imprécations et jusqu'au château décerna au marquis des épithètes que n'eussent pas désavouées les soldats du corps de garde.
Lauzun riait encore lorsque le marquis de La Vallière, en passant, lui cria qu'il allait être en retard pour « la chemise ». Le roi gagnait sa chambre et les gentilshommes se devaient d'être présents au « petit coucher » lorsque le premier valet donnerait la chemise au Grand Chambellan, qui lui-même la passerait à Sa Majesté. Le marquis de Lauzun quitta précipitamment ces dames, non sans leur confirmer qu'il leur offrait quand même l'hospitalité... dans sa chambre, qui était située « quelque part là-haut ». Les quatre jeunes femmes, suivies de Javotte, regagnèrent donc les combles où la presse était, selon l'expression de Mme de Montespan, « à faire craquer les boiseries ». Après bien des recherches elles finirent par découvrir l'inscription honorifique sur une petite porte basse :
« POUR le marquis Péguilin de Lauzun. »
– Heureux Péguilin ! soupira Mme de Montespan. Il a beau faire toutes les sottises du monde le roi continue à le traiter en favori. C'est pourtant un homme d'une taille peu avantageuse et d'une mine médiocre.
– Mais il compense ces deux défauts par deux grandes qualités, dit Mme du Roure. Il a beaucoup d'esprit et un je ne sais quoi qui fait que quand une dame le connaît une fois elle ne le quitte pas volontiers pour un autre.
C'était sans doute aussi l'avis de la jeune Mme de Roquelaure, que l'on trouva dans la chambre en très simple appareil ; sa servante achevait de lui passer une chemise de linon brodée de dentelles arachnéennes et destinée à ne voiler aucun des avantages de la belle. Après un moment de trouble elle se ressaisit et dit très gracieusement que, puisque M. de Lauzun envoyait de ses amies se mettre à couvert chez lui elle aurait tort de le prendre en mauvaise part. C'était bien le moins qu'on s'entraidât en une circonstance aussi exceptionnelle qu'un séjour à Versailles.
Mme du Roure était enchantée car elle avait depuis longtemps soupçonné Mme de Roquelaure d'être la maîtresse de Péguilin et elle en avait enfin la certitude. La chambre n'avait de vaste que sa lucarne ouverte sur les bois. Le lit à courtines que les valets achevaient d'y dresser l'emplissait tout entière. Lorsque tout le monde fut entré il n'y avait plus moyen d'y tourner. Heureusement, vu son exiguïté, il y faisait chaud et le feu dans la petite cheminée flambait joyeusement.
– Ça, fit Mme de Montespan en retirant ses souliers boueux, débarrassons-nous un peu de l'esprit de ce maudit Péguilin.
Elle roula aussi ses bas trempés, et ses compagnes l'imitèrent. Elles s'assirent toutes quatre sur le carreau dans leurs grandes jupes et tendirent leurs jolis pieds à la flamme.
– Si l'on mangeait des croquignoles rôties ? proposa encore Athénaïs.
La servante fut envoyée aux cuisines, en revint avec un marmiton en bonnet blanc qui portait une corbeille remplie de pâte crue et une longue fourchette à deux dents. On l'installa dans un coin de l'âtre avec ses ustensiles. Mme d'Artigny tira de son aumônière un petit tapis en peluche qu'elle étala et un jeu de cartes qu'elle se mit à battre prestement.
– Jouez-vous ? demanda-t-elle à Mme du Roure.
– Volontiers.
– Et vous, Athénaïs ?
– Je n'ai plus un sol. J'ai tout perdu hier soir chez Mme de Créqui.
Angélique se récusa. Elle voulait parler avec Mme de Montespan. Mme d'Artigny insistait ; il fallait être quatre pour sa partie. En désespoir de cause elle embaucha l'un des valets et le gâte-sauce.
– J'savions point jouer avec des cartes, M'dame, fit le gamin intimidé.
– Alors faisons une bassette, dit la comtesse en prenant un cornet à dés.
– Et moi, M'dame la Comtesse, j'avions point trop d'argent à perdre, dit le valet sournois.
Mme d'Artigny leur jeta à tous deux une bourse, tirée de son inépuisable aumônière.
– Voilà pour commencer. Et vous n'avez pas besoin de vous fendre la bouche jusqu'aux oreilles. Je m'en vais vous regagner ça en quelques coups.
Ils commencèrent à jeter les dés. Le marmiton tenait d'une main le cornet et de l'autre sa fourchette à croquignoles.
M. de Lauzun revint, accompagné d'un gentilhomme de ses amis. Celui-ci prit la place du valet. M. de Lauzun et Mme de Roquelaure s'allèrent mettre au lit. Une fois qu'ils eurent tiré les courtines on ne s'occupa plus d'eux.
Angélique prenait du bout de ses doigts les friandises brûlantes et les grignotait mélancoliquement en songeant à Philippe. Comment le réduire, comment le vaincre, ou tout au moins comment échapper à sa vindicte et ne pas lui permettre de gâcher sa destinée si péniblement échafaudée ?
Elle se rappelait les conseils de ce philosophe de la pègre Cul-de-Bois, lorsque du fond de son antre où il trônait dans son plat de bois il lui disait :
– Ne te laisse pas dominer par Calembredaine, sinon tu mourras... De l'autre mort, la pire, celle de toi-même...
Mais pouvait-on comparer le grossier Calembredaine au marquis raffiné ?... Angélique en arrivait à se demander si ce n'était pas ce dernier qui était le plus redoutable ?... Un jour viendrait où ses tracasseries stupides, comme celle des carrosses dérobés, céderaient peut-être à des voies de fait plus dangereuses. Il savait, lui, comment l'atteindre. En ses fils, ou en sa liberté. S'il lui prenait la fantaisie cruelle de torturer Florimond et Cantor ainsi qu'il l'avait déjà fait, comment pourrait-elle les défendre ?... Heureusement les deux petits garçons étaient à l'abri à Monteloup où ils se faisaient du bon sang en courant la campagne avec les petits croquants du Poitou. Leur sort n'était pas pour elle un souci immédiat. Elle se dit qu'elle était bien sotte de se morfondre en terreurs imaginaires, alors qu'elle vivait sa première nuit à la Cour, à Versailles.
Le feu devenait vif. Elle demanda à Javotte de lui passer son nécessaire et y prit deux écrans à feu en parchemin délicatement décoré. Elle offrit l'un d'eux à Mme de Montespan. La belle jeune femme admirait le coffret, qui était de cuir rouge doublé de damas blanc et ferré d'or. L'intérieur contenait, séparés par des cloisonnements, un bougeoir d'ivoire, un sac de satin noir avec dix bougies de cire vierge, un carrelet à mettre les épingles, deux petits miroirs ronds et un autre plus grand en forme d'ovale, garni de perles, deux bonnets de dentelles accompagnant une chemise de toile fine, un étui d'or à trois peignes, un autre pour les brosses.
Ces derniers objets étaient des chefs-d'œuvre, d'écaillé blonde et rouge rehaussée d'arabesques d'or.
– Je les ai fait tailler dans les carapaces de ces tortues que l'on pêche dans les mers chaudes, expliqua Angélique, il ne s'agit pas de corne de bœuf, encore moins de sabot d'âne.
– Je vois, soupira avec envie la marquise de Montespan. Ah ! que ne donnerais-je pour posséder d'aussi charmants accessoires ! Alors que c'est tout juste si je n'ai pas dû mettre mes bijoux en gage pour acquitter ma dernière dette de jeu. Je ne l'ai pas fait. Comment aurais-je pu paraître ce soir à Versailles ? Monsieur de Ventadour, auquel je dois mille pistoles, attendra. C'est un galant homme.
– Mais n'avez-vous pas été nommée fille d'honneur de la reine ? Cette charge n'est pas sans vous apporter des avantages...
– Peuh ! Une misère ! J'ai vu doubler les frais que je devais consacrer à mes toilettes. J'ai dépensé deux mille livres pour ce déguisement que je portais au ballet d'Orphée que M. Lulli a composé et qu'on a dansé à Saint-Germain. Oh ! c'était une chose charmante. Mon travesti surtout. Le ballet aussi d'ailleurs. J'étais en nymphe avec toutes sortes de fanfreluches imitant les herbes d'une source.
« Le roi était en Orphée naturellement. Il a ouvert le branle avec moi. Benserade en a parlé dans sa chronique. Le poète Loret aussi.
– On parle beaucoup en général des attentions que le roi a pour vous, fit remarquer Angélique.
Les sentiments que Mme de Montespan lui inspirait étaient assez mitigés. Elle enviait en elle, sinon sa beauté un peu semblable à la sienne, toutes deux étant poitevines de belle race, du moins sa radieuse audace d'allure et de paroles. Près d'Athénaïs, Angélique, malgré ses dons de répartie facile, se sentait inférieure et se taisait de préférence. Elle avait conscience de la grande séduction du langage de la jeune marquise : tout ce qu'il y avait d'exagéré dans ses idées était fondu et lié par une élocution délicieuse, de sorte que l'on était tout surpris de n'en être nullement choqué. Ce genre d'éloquence, où le naturel et la grâce faisaient passer, admirer même une conversation presque cynique, était un talent de famille : on l'appelait la langue Mortemart.
Les deux sœurs de Mme de Montespan, Mme de Thianges et Marie-Madeleine, la ravissante abbesse de Fontevrault, leur frère, le duc de Vivonne, en étaient, chacun, abondamment pourvus. On les redoutait, tout en se régalant de leurs discours. C'étaient aussi une famille considérable que celle des Mortemart de Rochechouart. Angélique de Sancé, possédant, comme il se doit, l'armorial de sa province, ne laissait pas d'être impressionnée par la magnificence des souvenirs qui se rattachaient à l'une des plus grandes maisons du Poitou. Jadis Edouard d'Angleterre avait donné une sienne fille à un seigneur de Mortemart. Et l'actuel duc de Vivonne avait eu pour parrain et marraine le roi et la reine mère.
Dans les yeux d'un bleu splendide de Mme de Montespan ou pouvait évoquer l'orgueil de leur un peu folle devise :
Avant que la mer fût au monde Rochechouart portait les ondes
Cela ne l'avait pas empêchée d'arriver à Paris fort pauvre, sans autres biens qu'un vieux carrosse, et de se débattre depuis son mariage dans d'odieux embarras d'argent. La jeune femme, très fière et plus sensible qu'on ne le croyait, en souffrait à pleurer. Angélique connaissait, mieux que quiconque, les humiliants problèmes dans lesquels la glorieuse Montespan se débattait. Elle avait eu maintes fois l'occasion, depuis qu'elle connaissait le ménage, de calmer à point les créanciers irascibles, en prêtant une somme qu'elle ne reverrait jamais et dont on ne songeait même pas à la remercier. Ce qui n'empêchait pas Angélique d'éprouver un plaisir certain à obliger les Montespan. Parfois elle s'interrogeait sur cette amitié singulière, se disant qu'Athénaïs était au fond très peu sympathique, et que la plus élémentaire prudence aurait même dû lui conseiller de s'écarter d'elle. Mais la vitalité de la jeune femme l'attirait. Le flair d'Angélique l'avait toujours conduite d'instinct vers ceux qui étaient destinés à réussir. Athénaïs était de ceux-là. Son ambition débordait comme la mer dont elle se prévalait ; il valait mieux la suivre et se laisser porter par le flot, que d'essayer d'aller à contre-courant.
De son côté, Athénaïs devait trouver commode d'avoir dans ses relations une amie aussi généreuse, dont la fortune était solide car due à des affaires commerciales, amie que l'on pouvait cependant fréquenter sans déchoir. Angélique, malgré sa beauté, ne lui portait pas ombrage.
À l'allusion qu'avait faite son amie sur la faveur du roi, le visage de Mme de Montespan, qui reflétait ce soir un souci profond, se détendit un peu.
– La reine achève une grossesse, Mlle de La Vallière en commence une autre Le moment paraît propice pour attirer l'attention du roi, fit-elle avec son sourire étincelant toujours piqué au coin d'un peu de méchanceté. Oh ! Angélique, que m'entraînez-vous à dire, et même à penser ! Je serais bien marrie et bien honteuse si le roi voulait faire de moi sa maîtresse ; je n'oserais plus me représenter devant la reine, qui est une si bonne femme.
Angélique ne fut pas tout à fait dupe de cette protestation vertueuse. Il y avait pourtant certains aspects du caractère d'Athénaïs qui l'étonnaient, sans qu'elle pût démêler s'il s'agissait d'une apparence hypocrite ou d'un sentiment sincère : sa piété entre autres. La frivole Montespan ne manquait pas une messe, ni un office, et la reine répétait à qui voulait l'entendre qu'elle était bien satisfaite d'avoir enfin une suivante qui montrât de la ferveur.
– Vous souvenez-vous, reprit Angélique en riant, de cette visite que vous avions faite ensemble avec Françoise Scarron chez la devineresse Mauvoisin ? Vous vouliez déjà, me semble-t-il, lui demander si vous réussiriez à vous faire aimer du Roi...
– Amusettes ! fit la marquise avec un geste qui se moquait de ses propres caprices. D'ailleurs je n'avais pas encore été nommée dans la suite de Sa Majesté et je cherchais les moyens de m'élever à la Cour. La Voisin ne nous a dit que des sottises...
– Que nous serions toutes trois aimées du Roi !
– Même Françoise !
– Oh ? pardon. Si j'ai bonne mémoire, le destin de Françoise doit être plus brillant encore. Elle épousera le Roi !
Ensemble elles rirent de bon cœur.
– Françoise Scarron !... Reine de France !
Les joueurs ne prenaient pas garde à leur gaîté. On n'entendait que le bruit des dés remués dans les cornets, celui des écus que les gagnants glissaient dans leurs bourses. Le gâte-sauce laissait brûler ses croquignoles.
Angélique prit une bûche et la disposa dans l'âtre.
– J'ai aperçu Françoise ce soir même. Elle quittait Versailles après avoir attendu vainement l'occasion de remettre une nouvelle supplique au Roi. Pauvre Françoise !
– Elle exagère avec ses suppliques. On la voit partout. Elle était aussi mardi à Saint-Germain. Le Roi lui a tourné promptement le dos, et je l'ai entendu dire au duc de Saint-Aignan : « Il pleut en vérité des mémoires de Mme Scarron ; quand cessera-t-elle de m'obséder ? »
– Heureusement que cette réflexion n'est pas tombée dans l'oreille de la pauvre suppliante !
– Oh ! Quand elle aurait eu l'oreille affligée de ce mauvais compliment, cela ne l'eût pas dégoûtée de solliciter ; je connais Françoise, rien ne lasse sa prévenance. Il y a deux ans qu'elle demande sans succès. Savez-vous ce qu'il en est résulté ? C'est qu'elle se présente de plus en plus fréquemment. On va finir par la confondre avec un personnage des tapisseries de St-Germain, de Versailles ou de Fontainebleau.
– C'est une façon de se faire remarquer. Et Françoise a de beaux yeux, un teint séduisant et la plus jolie tournure du monde.
– Elle est un peu trop brune, vous ne trouvez pas ? Mais je reconnais qu'elle a de l'obligeance, de la capacité. Elle mériterait d'obtenir une petite charge modeste. Il est rare de rencontrer une dame de bonne éducation et pourtant si souple.
« Oui... souple comme la pauvreté apprend à l'être », se dit Angélique. Athénaïs de Montespan avait dépensé en ce petit panégyrique sur son ancienne amie de pension Françoise d'Aubigné toutes ses possibilités de s'intéresser à quelqu'un d'autre qu'à son étincelante personne.
– Que je suis malheureuse ! soupira-t-elle brusquement. Figurez-vous que je dois 1 800 livres à mon maître-carrossier, qui est aussi sellier et qui m'a procuré mon harnachement d'aujourd'hui. Je ne sais pas si vous avez remarqué la beauté du cuir ? Je l'ai voulu doré à croire qu'il était brodé, comme une étoffe. Une vraie merveille !
– De 1 800 livres...
– Oh, la dette n'est pas énorme ! Je ferais fi volontiers des plaintes du sieur Gaubert et le prierais d'attendre au même titre que ses confrères, maître-tailleur, ou brodeur, ou joaillier. Mais mon insupportable Pardaillan de mari s'est, entremis avec lui pour engager une paire de pendants d'oreilles à trois branches garnie de trois gros diamants, à laquelle je tiens beaucoup. Si je n'ai pas payé demain, je perds ma parure ! Avez-vous jamais vu un mari se mêler de toutes ces affaires avec autant de maladresse et d'inconscience ? Il ne sait pas retenir l'argent... Il joue ! Il joue ! Je ne peux lui faire entendre raison pour le jeu. Avec cela les idées les plus extravagantes... Je vois le moment où je vais finir ma vie comme ma tante de Bellegarde, vous savez, la duchesse ?... Elle est de sa famille, non de la mienne, je m'empresse de le dire... Son mari s'est pris de jalousie contre elle. Il a 75 ans et elle 55. Il la séquestre dans son château, la prive du nécessaire et elle en est réduite à rompre ses draps pour s'en faire des chemises... Voilà ce qui m'attend pour avoir eu l'imprudence d'accepter cette alliance. Tous ces Pardaillan de Montespan ont quelque chose de bizarre.
Angélique, la joue encore brûlante de la gifle assenée par Philippe, ne trouvait pas les histoires de Mme de Montespan extrêmement drôles. Son expression réjouissait visiblement la maligne jeune femme.
– Ne remuez donc pas de sombres idées. Vous tenez votre Philippe par d'autres liens que l'affection conjugale. On dit que vous le laissez puiser sans mesure dans vos coffres de marchande.
À la Cour, Angélique voulait être la marquise du Plessis-Bellière et rien d'autre. L'allusion de Mme de Montespan à ses activités commerciales lui fit grincer des dents.
– Et vous, ne vous préoccupez donc pas de savoir si je me laisserai séquestrer ou non, fit-elle, en colère. Il sera bien temps de mesurer alors ce que vous aurez perdu. Si vous étiez une femme intelligente vous m'aideriez plutôt à m'attacher à la Cour, par exemple en m'indiquant une charge vacante que je pourrais acquérir. Athénaïs leva les bras au ciel.
– Ma pauvre petite, qu'imaginez-vous ! Une charge vacante à la Cour ? Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Tout le monde est à l'affût, et même à prix d'or on ne peut guère se pourvoir.
– Vous avez pourtant bien acquis celle de fille d'honneur de la reine.
– Le Roi m'a désignée lui-même. Souvent je l'avais fait rire lorsqu'il venait chez Mlle de La Vallière. Sa Majesté a pensé que je distrairais la reine. Le roi a beaucoup d'attentions pour sa femme. Il tenait tellement à ma présence près d'elle, qu'il a eu la délicatesse de payer le surplus d'une charge que j'aurais été bien en peine d'acquitter. Mais il faut des protections – et c'en est une que celle du Roi ! – Voyons un peu par qui vous pourriez passer ? Ou bien vous pourriez créer quelque chose à votre usage et présenter la requête à Sa Majesté. Votre proposition sera examinée par le Conseil d'En Haut. Si vous parvenez à la faire enregistrer au Parlement vous êtes en place.
– Cela m'a l'air bien difficile et compliqué. Que voulez-vous dire exactement par créer quelque chose à mon usage ?
– Eh bien, je ne sais pas, moi... Il suffit d'avoir un peu d'imagination... Tenez, voici un exemple récent. Je sais que le sieur du Lac, maître d'hôtel du marquis de La Vallière, s'est associé avec Collin, valet de chambre de la duchesse, pour demander la grâce de percevoir deux sols par arpent sur tous les terrains vagues compris entre la commune de Meudon, vers Saint-Cloud et le hameau de Chagny, situé près de Versailles. L'idée est géniale car avec le choix que le roi a fait de ce pays, on va acheter beaucoup de terres par là. Et que comprend-t-on au juste par terrains vagues ? Le placet étant recommandé par Mlle de La Vallière le Roi a immédiatement souscrit. Il ne lui refuse jamais rien. Le Parlement n'a pu qu'enregistrer. Ces deux petits messieurs nantis d'un tel privilège risquent de se retrouver un beau jour tout gonflés d'écus... C'est d'ailleurs un tort de notre favorite de faire la part si belle à la valetaille !
« Elle ne sait pas dire non. Le roi commence à être gêné de cette nuée de solliciteurs dont elle l'accable. Le premier en tête est son frère le marquis : un véritable génie dans l'art de la requête. Vous pourriez le consulter avec profit. Il vous conseillera d'autant plus volontiers que j'ai cru m'apercevoir que vous ne lui étiez pas indifférente...
« En attendant je peux vous présenter à la reine. Vous lui parlerez. Il se peut que vous reteniez son attention.
– Faites cela, dit Angélique avec élan. Et je vous promets que je trouverai dans mes coffres de marchande de quoi apaiser votre maître-sellier.
La marquise de Montespan était ravie et ne le cacha pas.
– Entendu. Vous êtes un ange... Vous seriez un archange si vous pouviez me procurer par-dessus le marché un perroquet. Oui, un de ces grands oiseaux des îles dont vous faites commerce... Vous savez, avec des plumes rouges et vertes... Oh ! J'en rêve.