Chapitre 7
Angélique avait vu défiler tous les « saints » ayant droit à l'accès du sanctuaire.
– Nous, nous sommes les « âmes du purgatoire », lui dit en riant une des dames qui étaient déjà là en grands atours, désireuses de se trouver les premières sur le passage du roi et de la reine lorsque ceux-ci se rendraient à la chapelle.
Le marquis du Plessis-Bellière avait fait partie de la seconde entrée. Angélique attendit d'être bien sûre de l'avoir vu pénétrer dans la chambre du roi. Elle s'élança ensuite dans les étages, eut toutes les peines du monde à se retrouver dans le dédale des couloirs encombrés d'un désordre innommable où régnait l'odeur de la poudre d'iris et des chandelles éteintes.
Le sieur La Violette fourbissait les épées de son maître en fredonnant une chanson. Il s'offrit humblement à lacer Mme la marquise. Angélique le mit dehors sans ambages. Elle s'habilla tant bien que mal n'ayant pas le temps de partir à la recherche de Javotte ou d'une chambrière. Puis elle repartit en courant et arriva à temps pour voir passer le petit cortège de la reine. Celle-ci avait le nez rouge, malgré la poudre dont elle avait fait couvrir son visage poupin. Elle avait passé toute sa nuit à pleurer... Le roi n'était pas venu, même pas « une petite heure », comme elle le confiait avec désolation à ses suivantes, et c'était une omission bien rare car Louis XIV avait toujours à cœur de sauvegarder les apparences en venant se glisser, ne serait-ce qu'une « petite heure », dans le lit conjugal. Pour y dormir le plus souvent, mais enfin, il venait. C'était encore cette La Vallière qui l'avait enflammé en jouant à l'amazone, à la Diane chasseresse, hier dans les bois.
Le groupe de la reine croisa celui de La Vallière, se rendant également à la chapelle. Marie-Thérèse passa très digne, sa lèvre espagnole tremblant sur des sanglots ou sur des injures contenues. La favorite fit sa révérence humblement. Quand elle se releva Angélique vit ses yeux bleus très doux et qui avaient une expression un peu traquée. Dans la lumière et l'éclat de Versailles elle n'était plus chasseresse, mais biche aux abois. Le jugement d'Angélique se confirmait. Elle n'était pas de force. Sa faveur déclinerait si ce n'était déjà fait !
Marie-Thérèse avait bien tort de la craindre. Il y avait non loin de là des rivales, toutes prêtes et bien plus redoutables...
Un peu plus tard le roi revint de la chapelle et sortit dans les jardins. On l'avait informé que quelques malades scrofuleux des environs, apprenant son séjour, s'étaient rassemblés derrière les grilles dans l'espoir d'obtenir le « toucher » miraculeux. Le roi ne pouvait leur refuser cela. Ils n'étaient pas nombreux. Ce ne serait qu'une cérémonie rapide, ensuite Sa Majesté recevrait les placets des solliciteurs dans le salon de Diane. Un jeune homme de la suite du roi fendit la foule et s'inclina devant Angélique.
– Sa Majesté fait rappeler à madame du Plessis-Bellière qu'elle compte sans faute sur sa présence à la chasse, demain, à la première heure.
– Remerciez Sa Majesté, dit-elle raidie d'émotion, et confirmez-lui que ma mort seule pourrait m'empêcher d'être présente.
– Sa Majesté n'en demande pas tant. Mais elle a bien spécifié que si vous aviez quelque empêchement, elle serait désireuse d'en connaître le motif.
– Je le ferai, vous pouvez l'en assurer, monsieur de Louvois. C'est bien vous, n'est-ce pas ?
– En effet.
– Je voudrais vous parler. Serait-ce possible ?
Louvois parut étonné et dit que si Mme du Plessis demeurait dans la galerie il pourrait peut-être la joindre au moment où le roi gagnerait son cabinet de travail après la remise des placets.
– Je vous attendrai. Et veuillez confirmer à Sa Majesté ma présence demain à la chasse.
– Non, vous n'irez pas, dit la voix de Philippe à son oreille. Madame, la femme doit obéissance à son mari. Je ne vous ai jamais donné l'autorisation de paraître à la Cour et vous vous y êtes introduite contre ma volonté. Je vous donne l'ordre de vous en aller et de regagner Paris.
– Philippe, vous êtes absurde, répondit Angélique du même ton bas, absurde et maladroit par-dessus le marché. Vous avez tout avantage à ce que je paraisse à la Cour. De quel droit me tracassez-vous ainsi ?
– Du droit que vous avez pris de me tracasser la première.
– Vous êtes puéril. Laissez-moi donc tranquille.
– À condition que vous quittiez immédiatement Versailles.
– Non.
– Vous n'irez pas demain à cette chasse.
– J'irai !
Louvois n'était pas témoin de leur discussion, car il s'était éloigné pour rejoindre la suite du roi. Leurs voisins les regardaient d'un air goguenard. Les scènes de ménage des Plessis-Bellière étaient en passe de devenir célèbres !
Le plus proche d'eux, faisant mine de regarder ailleurs, était le jeune marquis de La Vallière avec son profil d'oiseau moqueur.
Angélique rompit pour échapper au ridicule.
– C'est bon, Philippe. Je m'en vais. N'en parlons plus.
Elle le quitta et se contenta de traverser la galerie et de se réfugier dans un des grands salons où il y avait moins de monde.
« Si j'avais une charge officielle à la Cour, je dépendrais du roi et non de l'humeur de cet extravagant », se répétait-elle.
Comment se faire octroyer une telle charge, et surtout rapidement ? C'est pourquoi elle avait pensé brusquement à Louvois tandis qu'il lui parlait. Son imagination commerciale travaillait déjà. Elle s'était souvenue que du temps où elle avait monté son affaire des carrosses à cinq sous dans Paris, Audiger lui avait parlé de ce Louvois grand courtisan et homme politique, mais également propriétaire d'un privilège sur les diligences et les transports entre Lyon et Grenoble.
C'était certainement du même Louvois qu'il s'agissait. Elle ne le savait pas si jeune, mais il ne fallait pas oublier qu'il était fils de Le Tellier, Secrétaire d'État et Chancelier du Roi pour le Conseil d'En Haut.
Elle allait lui proposer un échange d'affaires, essayer d'obtenir son appui et celui de son père... Le marquis de La Vallière louvoyant de groupe en groupe cherchait à la rejoindre. Son premier mouvement fut de s'éclipser, puis elle se ravisa. On lui avait parlé de ce marquis de La Vallière, très à l'affût d'un tas de combinaisons pouvant lui rapporter. Il « savait la Cour » mieux qu'aucun autre. Elle pourrait se renseigner auprès de lui.
– Je crois que le roi ne vous a pas tenu rigueur de votre retard d'hier à la chasse, lui dit-il en l'abordant.
« Et voilà pourquoi vous osez poursuivre votre petite intrigue avec moi », pensa-t-elle. Mais elle s'obligea à lui faire bonne figure. Lorsqu'elle lui parla d'une charge à la Cour, il rit de pitié.
– Ma pauvre petite,... vous déraisonnez ! Ce n'est pas une mais dix personnes qu'il faudrait tuer pour mettre en vacation le moindre petit emploi. Songez donc que tous les offices de la chambre du roi et de la reine ne se vendent... que par quartiers.
– C'est-à-dire ?...
– Qu'on ne peut les acquérir que pour trois mois. Après quoi ils sont remis aux enchères. Le roi lui-même en est agacé, car il voit tout le temps des visages nouveaux dans des emplois où il aimerait bien conserver ses habitudes. Comme il ne veut à aucun prix se séparer de Bontemps, son premier valet de chambre, il doit sans cesse aider celui-ci non seulement à racheter sa charge mais encore à payer le droit de pouvoir la racheter. Et cela fait des mécontents.
– Seigneur, que de complications ! Le roi ne peut-il imposer sa volonté et interdire ces transactions bizarres ?
– Il faut bien essayer de contenter tout le monde, fit le marquis de La Vallière avec un geste qui montrait que, pour lui, ces mœurs étranges étaient aussi inéluctables que le retour des saisons.
– Mais vous-même, comment vous arrangez-vous ? On m'a dit que vous étiez très bien pourvu ?
– On exagère. Je possède la charge de lieutenant du roi, des plus modiques quant à la solde. Avec quatre compagnies à équiper et entretenir, mon rang à soutenir à la Cour, je n'en verrais pas le bout si je n'avais quelques idées personnelles qui...
Il s'interrompit pour arrêter par le bras quelqu'un qui passait.
– Ont-ils été condamnés ? interrogea-t-il avec anxiété.
– Oui.
– À la roue ?
– À la roue, avec décollation.
– Parfait, dit le jeune marquis avec satisfaction. C'est précisément une de mes spécialités, expliqua-t-il à Angélique dont l'étonnement naïf le flattait. Je m'occupe surtout des « biens en déshérence ». Vous ne savez pas ce que c'est, je parie.
– Je me suis occupée de beaucoup de choses, ma foi, j'avoue que...
– Eh bien, vous n'ignorez pas que lorsqu'un des sujets du royaume est condamné à la peine capitale, ses biens, quelle que soit leur importance, reviennent à la couronne. Le roi en dispose et généralement en fait présent à ceux qu'il désire favoriser. Ma spécialité est d'être à l'affût de ces affaires et d'être le premier à en faire la demande. Le roi aurait mauvaise grâce de me refuser. Cela ne lui coûte rien, n'est-ce-pas ? Ainsi je viens de suivre le procès du vicebailli de Chartres, un grand et franc voleur chargé de beaucoup de crimes. À force de rançonner la région il a fini par se faire arrêter ainsi que deux de ses complices en brigandage, les sieurs de Cars et de La Lombardière. Comme vous venez de l'entendre ils sont condamnés. On va leur trancher la tête. Bonne affaire pour moi !
Il se frotta les mains.
– C'était le renseignement que je guettais ce matin et pourquoi je n'ai pas suivi le roi pendant le « toucher des écrouelles ». J'espère qu'il ne se sera pas avisé de mon absence ; mais je ne pouvais manquer la nouvelle. Ces bandits ont de gros biens sans compter les produits de leurs larcins, j'ai rédigé à l'avance ma demande pour en être bénéficiaire. Je vais pouvoir présenter mon placet à l'instant même. Dans tout ceci c'est la rapidité qui compte. Et aussi le flair. Tenez, j'ai une autre piste, plus délicate, mais où je compte encore bien aboutir et arriver bon premier. C'est celle du comte du Retorfort, un Français qui vient d'être tué au service du roi d'Angleterre à Tanger. Si je parviens à prouver que ce Retorfort était anglais, je pourrai me mettre sur les rangs pour son héritage, car les biens des étrangers résidant en France retombent également dans le domaine royal, après leur mort...
– Mais comment pourrez-vous prouver que ce Français était anglais ?
– Je m'arrangerai. Il me viendra une idée. J'en suis fertile... Je vous laisse, toute belle, car je crois que Sa Majesté ne va pas tarder à remonter des jardins.
« Ce beau seigneur ne manque pas d'habileté en effet », se dit Angélique un peu déconcertée, « mais il a des façons de chat cruel et une mentalité de charognard. »
Louvois revenait et repassant auprès d'elle s'inclina légèrement et chuchota qu'à son grand regret il était obligé d'assister le roi dans une deuxième audience, suite à quoi il se ferait un plaisir de lui consacrer quelques instants « car après il était encore du service de la table de Sa Majesté et n'aurait vraiment pas de moment à lui ».
Angélique acquiesça avec résignation, se mettant à admirer la faculté de travail du jeune roi qui, couché disait-on vers 3 heures du matin, s'était trouvé debout pour la messe à 6 heures et était depuis « en affaires » sans désemparer !
Louvois en la quittant s'était dirigé vers un jeune homme habillé à la diable et qui avait l'air un peu déplacé dans l'élégante assemblée. Son visage tanné contrastait avec sa cravate de dentelle et sa perruque, qu'il semblait supporter malaisément. Il rendit un salut sec et confirma :
– Oui, je suis l'envoyé de l'Ile Dauphine.
Puis les deux personnages s'engouffrèrent dans le cabinet du roi, malgré les protestations indignées et véhémentes d'un autre gentilhomme d'allure militaire, qui venait d'arriver.
– Monsieur, le roi m'a convoqué pour cette heure et de toute urgence. Je dois passer en premier !
– Je sais, monsieur le Maréchal, mais je suis militaire aussi et je dois exécuter les ordres du roi qui, apprenant que Monsieur ici présent venait d'arriver, a donné l'ordre de le faire passer avant quiconque.
– J'ai préséance sur tous les maréchaux, et je ne souffrirai pas qu'un vulgaire officier de marine me dame le pion.
– Cet officier est l'invité du roi et il a donc toute préséance, à mon grand regret, monsieur de Turenne.
Turenne, un rude soldat de 52 ans, blêmit, puis se raidit.
– Sa Majesté ne semble guère avoir de considération pour la charge dont elle m'a elle-même gratifié. C'est bon. Elle me reconvoquera quand elle aura un peu plus de temps à consacrer aux vieux serviteurs – et aux gens utiles.
Turenne traversa la foule des courtisans comme s'il passait en revue ses troupes. Ses yeux très noirs fulguraient sous ses épais sourcils grisonnants. Deux jeunes enseignes qui se tenaient en faction à l'une des portes tirèrent aussitôt leurs sabres au clair et l'encadrèrent.
– Oh ! mon Dieu, est-ce qu'on va l'arrêter ? s'exclama Angélique bouleversée.
Le marquis de La Vallière, qui se retrouvait comme par hasard à ses côtés, éclata de rire.
– Qu'êtes-vous donc, chère amie, pour prêter à notre souverain d'aussi noirs desseins ? On dirait que vous n'avez jamais quitté votre province, pardi. Arrêter monsieur le maréchal ! Et pourquoi donc, grands dieux ?
– Ne vient-il pas de prononcer des paroles insultantes contre le roi ?
– Baste ! M. de Turenne a son franc-parler comme tous les militaires. Lorsqu'il est victime d'un passe-droit il enrage. En quoi il n'a pas tort. Et c'est fort juste qu'il ait le privilège de posséder une garde particulière de cavalerie et deux enseignes qui doivent l'accompagner sabre au clair partout où il tient son quartier, même chez le roi.
– S'il a des privilèges aussi importants, pourquoi se fâche-t-il pour peu de chose ? Le marquis se raidit.
– Je partage moi-même un peu l'irritation de notre maréchal. Comme chef suprême de l'armée il doit passer le premier partout. L'armée est le premier corps du royaume.
– Avant la noblesse ? demanda-t-elle taquine.
Le sourire dédaigneux du jeune La Vallière s'accentua :
– Votre question est d'une petite-bourgeoise. Dois-je vous rappeler que l'armée c'est la noblesse et que la noblesse c'est l'armée ? Quels sont ceux qui reçoivent l'obligation de payer l'impôt du sang, dans le royaume ? Les nobles ! Dès mon plus jeune âge, mon père m'a enseigné que je devais porter l'épée et que cette épée et ma vie étaient au service du roi.
– Vous n'avez pas besoin de me faire la leçon, dit Angélique, qui avait rougi. Mes origines sont au moins aussi nobles que les vôtres, Monsieur de La Vallière. Vous pouvez vous renseigner. Et de plus je suis l'épouse d'un maréchal de France.
– Nous n'allons pas nous brouiller pour si peu, dit le marquis en éclatant de rire. Vous êtes un peu naïve mais charmante. Je crois que nous serons d'excellents amis. Si vous m'avez vu prendre la mouche, c'est que nous trouvons à la Cour que mon royal « beau-frère » fait la part un peu trop belle aux bourgeois et aux gens du commun. Ainsi, faire passer avant M. de Turenne un navigateur mal dégrossi...
– Ce navigateur rapportait peut-être des nouvelles intéressant particulièrement Sa Majesté en ce moment ?
Une main se posant sur son épaule la fit tressaillir. Elle vit devant elle un personnage vêtu de sombre, et que tout d'abord, malgré ses efforts de mémoire elle ne parvint pas à situer. Une voix rauque, basse et cependant pleine d'autorité et d'intransigeance, retentit à ses oreilles :
– Précisément, madame, il faut que vous m'accordiez sur-le-champ un entretien urgent à ce sujet.
– Quel sujet, monsieur ? fit Angélique, troublée.
La Vallière, tout à l'heure fier gentilhomme, multipliait les révérences.
– Monsieur le ministre, je vous supplie de rappeler à Sa Majesté ma très humble supplique, concernant mon indication de la vacation de la succession du Vice-bailli de Chartres. Vous savez que ce grand bandit vient d'être condamné à avoir le col tranché.
L'austère personnage lui jeta un regard sans aménité.
– Hum-m... nous verrons, grommela-t-il.
Angélique venait de reconnaître en lui M. Colbert, le nouveau surintendant des Finances et membre du Conseil d'En Haut.
Colbert laissa le courtisan courbé et entraîna d'une poigne sans réplique Mme du Plessis dans un recoin de la galerie, au-dehors.
Entre-temps Colbert avait fait signe à un commis qui le suivait et il attira à lui le contenu d'un grand sac de velours noir dans lequel il y avait une masse de dossiers. Il en tira un feuillet jaune.
– Madame, vous savez, je pense, que je ne suis ni courtisan, ni un noble, mais un marchand drapier. Or, depuis les affaires que nous avons traitées ensemble j'ai appris que vous étiez, quoique noble, dans le commerce... C'est en somme à un membre des corporations marchandes que je m'adresse en votre personne, pour vous demander un conseil...
Il cherchait à donner un ton badin à ses paroles, mais il n'avait pas la manière. Angélique fut outrée. Quand donc, ces gens-là cesseraient-ils de lui jeter son chocolat à la tête ? Elle pinça les lèvres. Mais en regardant Colbert, elle s'avisa qu'il avait le front mouillé de sueur malgré le froid. Sa perruque était un peu de travers et il avait certainement bousculé son barbier ce matin.
La prévention de la jeune femme tomba. Allait-elle faire la pimbêche ? Elle dit très posément :
– J'ai en effet des affaires de commerce, mais de bien peu d'importance auprès de celles que vous traitez, monsieur le ministre. De quelle façon puis-je vous être utile ?
– Je ne sais encore, madame. Voyez vous-même. J'ai trouvé votre nom comme propriétaire à part entière sur une liste de la Compagnie des Indes Orientales. Ce qui a retenu mon attention, c'est que je n'ignore pas que vous faites partie de la noblesse. Votre cas est donc particulier et comme on m'a dit depuis que vos affaires étaient prospères, j'ai pensé que vous pourriez m'éclairer sur certains détails qui m'échappent au sujet de cette compagnie...
– Monsieur le ministre, vous savez comme moi que cette compagnie, de même que celle des Cent Associés qui la doublait et dont j'avais aussi cinq actions, travaillait au commerce des Amériques, qui aujourd'hui toutes ne valent plus un sol !
– Je ne vous parle pas de la valeur des actions, qui en effet ne sont plus cotées, mais de vos profits réels que vous avez pourtant dû tirer de ce commerce où d'autres perdaient de l'argent.
– Mon seul profit réel a été celui de m'instruire sur ce qu'il ne fallait pas faire et j'ai payé très cher cette leçon. Car ces affaires étaient gérées par des voleurs. Ils comptaient sur des gains miraculeux, alors que ces affaires qui se passent en pays lointains sont surtout le fruit du travail.
Le visage creusé de rides dues à l'insomnie de M. Colbert s'éclaira d'une sorte de sourire qui gagnait ses yeux sans détendre les lèvres.
– Ce que vous me révélez serait-il donc en quelque manière ma propre devise : « Le travail peut tout » ?
– ...« et c'est la volonté qui donne le plaisir à tout ce qu'on doit faire », récita Angélique d'une traite et en levant un doigt, « et c'est l'application qui donne la joie. »
Le sourire éclaira complètement le visage ingrat du ministre, au point de le rendre avenant.
– Vous connaissez même la phrase de mon rapport sur la dite compagnie de navigation lointaine, dit-il avec un étonnement et une précipitation passionnés. Je me demande s'il y en a beaucoup parmi les honorables actionnaires de la compagnie qui se sont donné la peine de lire ma phrase.
– J'étais intéressée de savoir ce que pensait du sujet le pouvoir que vous représentez. L'affaire en elle-même était viable et logique.
– Mais alors, vous croyez qu'une telle entreprise peut et doit marcher ? redemanda le ministre vivement.
Mais aussitôt il se calma et c'est d'un ton neutre et monocorde qu'il énuméra les avoirs secrets de Mme du Plessis-Bellière, alias Mme Morens :
– Part entière sur le vaisseau « le Saint-Jean-Baptiste » de 600 tonneaux, équipé pour la course avec 12 canons et en marchand et qui vous rapporte du cacao, du poivre, des épices et du bois précieux de la Martinique et de Saint-Domingue...
– C'est exact, confirma Angélique. Il fallait bien faire marcher mon commerce de chocolaterie.
– Vous y avez mis le corsaire Guinan, comme commandant ?
– En effet.
– Vous n'ignoriez pas, quand vous l'avez pris à votre service, qu'il avait appartenu à M. Fouquet, actuellement en prison ? Avez-vous songé, madame, à la gravité d'une telle conduite, ou est-ce Fouquet qui vous avait conseillée ?
– Je n'ai jamais eu l'occasion de parler à M. Fouquet, dit Angélique.
Elle était loin d'être rassurée. Colbert s'était toujours montré un ennemi acharné de Fouquet, et il avait sournoisement tissé la toile dans laquelle celui-ci avait fini par se laisser prendre. Tout ce qui avait trait à l'ancien surintendant menait sur un terrain brûlant.
– Et ce bateau, vous l'envoyez commercer en Amérique. Pourquoi pas aux Indes ? s'enquit brusquement Colbert.
– Aux Indes ? J'y ai songé. Mais un bateau français ne saurait faire cavalier seul, et je n'ai pas les moyens d'en acheter plusieurs.
– Pourtant vers l'Amérique votre « Jean-Baptiste » va son chemin sans histoires ?
– Il n'y a pas à craindre les corsaires barbaresques. Avec ceux-ci un navire seul n'a aucune chance de dépasser le Cap Vert et s'il n'est pas arraisonné à l'aller il le sera au retour.
– Mais comment font donc les navires des Compagnies des Indes Hollandaises et Anglaises, qui sont extrêmement florissantes ?
– Ils vont en groupe. Ce sont de véritables flottes de vingt à trente navires de gros tonnage qui quittent La Haye ou Liverpool. Et il n'y a jamais plus de deux expéditions par an.
– Mais alors pourquoi les Français n'en font-ils pas autant ?
– Monsieur le ministre, si vous ne le savez pas, comment le saurais-je ? Question de caractère peut-être ? Ou d'argent ? Moi seule pouvais-je m'offrir une flotte personnelle ? Il faudrait aussi, pour les navires français, une escale de ravitaillement, coupant en deux la longue route des Indes Orientales.
– À l'Ile Dauphine4, par exemple ?
– À l'Ile Dauphine, oui, mais à condition que ce ne soient pas des militaires et surtout pas les gentilshommes qui aient le commandement suprême dans une telle entreprise.
– Et qui donc alors ?
– Mais simplement ceux qui ont l'habitude d'aborder aux terres nouvelles, de commercer et de compter, je veux dire les marchands, répondit Angélique avec force et soudain elle éclata de rire.
– Madame, nous parlons de choses sérieuses, protesta M. Colbert offusqué.
– Excusez-moi, mais j'imaginais entre autres un gentil seigneur comme le marquis de La Vallière dans le rôle de chef de débarquement chez les sauvages.
– Madame, mettriez-vous en doute le courage de ce gentilhomme ? Je sais qu'il en a donné déjà des preuves au service du roi.
– Ce n'est pas une question de courage. Comment agirait M. le marquis de La Vallière débarquant sur une plage et voyant accourir à lui une nuées de sauvages tout nus ? Il en égorgerait la moitié et transformerait les autres en esclaves.
– Les esclaves représentent une marchandise nécessaire et qui rapporte.
– Je ne le nie pas. Mais lorsqu'il s'agit d'établir des comptoirs et de faire souche dans un pays, la méthode n'est pas bonne. C'est le moins qu'on puisse dire, et qui explique l'échec des expéditions et pourquoi les Français qui demeurent sur place sont massacrés périodiquement.
M. Colbert lui jeta un regard où il y avait de l'admiration.
– Du diable si je m'attendais...
Il gratta son menton mal rasé.
– J'en ai plus appris en dix minutes qu'en plusieurs nuits blanches passées sur ces rapports malheureux.
– Monsieur le ministre, mon avis est sujet à caution. J'écoute les récriminations des marchands et des navigateurs mais...
– Cet écho n'est pas à négliger. Je vous remercie, Madame. Vous m'obligeriez considérablement si vous consentiez à m'attendre encore une demi-heure dans l'antichambre ?
– Je n'en suis plus à une demi-heure près, Monsieur le ministre...
Elle revint dans l'antichambre où le marquis de La Vallière l'informa avec une mauvaise joie que Louvois avait demandé après elle, puis était parti déjeuner. Angélique réprima un mouvement de contrariété. C'était bien sa chance. Elle attendait spécialement cette entrevue avec le jeune ministre de la Guerre pour solliciter sa charge à la Cour et maintenant, par suite de cette rencontre inopinée avec Colbert qui lui avait parlé de commerce maritime, elle avait perdu l'occasion. Or, le temps pressait. Quelle idée saugrenue pouvait germer encore dans le cerveau de Philippe ? Si elle lui résistait trop ouvertement il serait bien capable de la faire enfermer. Les maris avaient une autorité absolue sur leur femme. Il fallait qu'elle s'implante ici avant qu'il ne soit trop tard... Angélique faillit trépigner de rage et son découragement redoubla lorsque des courtisans annoncèrent que Sa Majesté remettait ses audiences au lendemain et que tout le monde pouvait s'en aller.
Au moment où elle s'acheminait vers la sortie le commis de M. Colbert l'aborda :
– Si Madame la marquise veut bien me suivre. On l'attend.
La pièce où l'on venait d'introduire Angélique était de belles dimensions, mais moins spacieuse qu'un des salons. Seul le plafond très haut s'ouvrant sur les nuées bleues et blanches d'un paysage de l'Olympe, lui donnait des proportions intimidantes. Aux deux croisées, de lourds rideaux de soie bleu foncé, brochés de fleurs de lys d'or et d'argent étaient assortis à la même soie qui habillait les fauteuils à grands dossiers et les trois tabourets rangés le long du mur. Les boiseries étaient, comme toutes celles de Versailles, ornées d'élégants travaux de stuc représentant des fruits, des pampres, des guirlandes et brillant de tout l'éclat de l'or neuf soigneusement appliqué sur chaque moulure, feuille à feuille. L'accord entre l'or et le bleu profond conférait à l'ensemble un cachet à la fois grave et somptueux. Angélique jugea cela d'un coup d'œil. C'était une pièce d'homme, créée pour un homme.
M. Colbert était debout, lui. tournant le dos. Dans le fond de la pièce il y avait une table faite d'une seule lourde plaque de marbre noir, soutenue par des pieds de lion en bronze doré. De l'autre côté de la table il y avait le roi.
Angélique en resta bouche bée...
– Ah, voici mon agent de renseignement, dit le ministre en se retournant. Je vous prie, madame, approchez et veuillez mettre Sa Majesté au courant de votre expérience de... d'armateur en somme, à la Compagnie des Indes, qui éclaire si singulièrement bien des aspects de la question.
Louis XIV, avec la courtoisie dont il honorait chaque femme, même des plus modestes, s'était levé pour la saluer. Angélique, éperdue, s'avisa qu'elle n'avait même pas fait sa révérence de Cour et plongea dans une profonde génuflexion, en maudissant M. Colbert.
– Je sais que vous n'avez pas l'habitude de plaisanter, monsieur Colbert, dit le roi, mais je ne m'attendais pas à ce que cet agent de renseignement porte-parole des navigateurs que vous m'annonciez se présentât sous les traits d'une des dames de la Cour.
– Mme du Plessis-Bellière n'en est pas moins une actionnaire très importante de la Compagnie. Elle a armé un bateau avec l'intention de commercer aux Indes et a dû y renoncer, portant son effort plutôt vers l'Amérique. Ce sont les raisons de cet abandon qu'elle va nous exposer.
Angélique se demandait quelle attitude adopter. Le roi attendait patiemment. Son regard brun observait la jeune femme, et elle y lut cette sagesse minutieuse et prudente qui devait marquer la plupart des actions de Louis XIV, qualité si étonnante chez un souverain de vingt-sept ans, que bien peu encore, parmi ses ministres, s'en étaient avisés. Sa lèvre se détendit dans une expression souriante et il dit avec gentillesse.
– Pourquoi vous troublez-vous ?
– Je sais que Votre Majesté n'aime pas les réputations excentriques. C'en est une il me semble, que d'être dame de la Cour et de s'occuper de navigation, et je crains que...
– Vous n'avez pas à craindre de nous déplaire en nous parlant ouvertement. Navigation ou autre, vous verrez qu'à la Cour on trouve de tout, et pour ma part, je ne m'étonne plus de rien. Si M. Colbert estime que vos renseignements peuvent nous éclairer, parlez donc, Madame, avec le seul souci, qui j'espère est le vôtre, de bien servir nos intérêts.
Il la laissa debout, afin de marquer qu'il la recevait au même titre que ses collaborateurs qui, quels que soient leur âge et leurs dignités, ne devaient jamais s'asseoir devant lui, à moins qu'il ne les y invitât en particulier.
Elle dut expliquer au roi pourquoi son navire avait renoncé à trafiquer avec les Indes Orientales malgré les profits qu'elle escomptait en tirer. C'était à cause du danger que représentaient les Barbaresques croisant au large du Portugal et des côtes d'Afrique, et dont la seule industrie consistait à piller les navires isolés. N'exagérait-elle pas les désavantages représentés par ces pirates ? Bien des vaisseaux français naviguant seuls, revenaient glorieusement du long périple par le cap de Bonne-Espérance. Angélique fit remarquer qu'il ne s'agissait pas de bateaux marchands, mais de corsaires comptant sur leur vitesse pour échapper aux Barbaresques, et qui revenaient les cales presque vides, se contentant du trafic de l'or, des perles et des pierres précieuses. Mais un navire de gros tonnage, bourré de marchandises, était incapable de fuir les rapides galères algériennes ou marocaines. Il était comme un gros bousier assailli par des fourmis. Les canons souvent tiraient trop loin. Il ne restait alors à l'équipage que d'avoir le dessus au moment de l'abordage. C'était ainsi, grâce aux matelots de « Saint-Jean-Baptiste », que par deux fois son navire avait pu échapper aux rapaces. Cela n'avait pas été sans de sanglants combats. L'un s'était passé au large du Golfe de Gascogne, l'autre à l'escale de l'île de Corée. Beaucoup de marins avaient été tués ou blessés. Elle avait renoncé...
Le roi l'écoutait songeur.
– C'est donc une question d'escorte ?
– En partie, Sire. Les Anglais et les Hollandais partent en groupe, escortés par des navires de guerre, et parviennent ainsi à maintenir leur commerce.
– Je n'aime pas beaucoup ces marchands de harengs salés, mais il serait sot de ne pas prendre à nos ennemis leurs méthodes en ce qu'elles ont de bon. Vous allez mettre cela sur pied, Colbert. Départs importants de gros navires marchands, escortés par des navires de guerre...
Le roi et le ministre discutèrent un long moment sur les détails de ce projet, puis le souverain se tournant vers Angélique lui demanda brusquement pourquoi elle se montrait sceptique sur sa réalisation. Elle dut avouer que les voyages collectifs ne plaisaient pas au caractère français. Chacun aime mener son affaire à sa façon. Certains armateurs se trouveraient prêts à prendre la mer alors que d'autres manqueraient d'argent pour armer. On avait déjà cherché à faire l'union nécessaire pour former d'importants convois, et jamais on n'y était parvenu.
La main de Louis XIV se posa sur la table et s'y appuya avec force.
– Cette fois ils agiront sur l'ordre du Roi, dit-il.
Angélique regardait cette main où se trahissait le poids d'une volonté souveraine. Il y avait plus d'une heure qu'ils se trouvaient dans ce bureau, et elle avait la sensation que le roi ne la laisserait pas aller, qu'elle ne lui eût livré entièrement le fruit de ses expériences heureuses ou malheureuses d'armatrice. Il avait le don de poser les questions, d'obliger ses interlocuteurs à faire le point. Quelles étaient les autres raisons d'échec pour la navigation vers les Indes Orientales ? La longueur du voyage, le manque d'escale française sur la route... Il y avait déjà songé. N'avait-elle pas entendu dire que deux ans plus tôt, une expédition était partie pour s'assurer la possession de l'Ile Dauphine ? Oui, elle ne l'ignorait pas, mais personne ne comptait trop là-dessus car cette expédition était vouée à l'échec. Le roi sursauta et serra les dents.
– Comment savez-vous déjà cela ? Je viens de recevoir l'envoyé de M. de Montevergue, le chef de l'expédition. Son second a touché Bordeaux il y a quelques jours. Il était à Versailles ce matin et avait ordre de ne rien communiquer à quiconque avant de m'avoir vu. Je l'ai reçu toutes affaires cessantes, et il vient de sortir de mon cabinet. Se serait-il permis de bavarder ?
Il fallait tout dire. Comment les gens de mer étaient depuis longtemps au courant des difficultés de l'expédition de l'île Dauphine, certains navires ayant pris à leur bord des malades ravagés par le scorbut ou blessés par les sauvages... Comment les armateurs se trouvaient renseignés plus vite que le roi grâce au système des assurances payées entre navires de différentes nations et qui se chargeaient du courrier... Pourquoi l'expédition était vouée à l'échec, n'étant que militaire alors qu'il aurait fallu des marchands, etc... Elle parlait avec assurance de ces choses de la mer, car, ainsi que ceux qui possèdent une imagination vive, chaque mot pour elle créait un tableau précis, et l'attention soutenue du roi l'encourageait.
Aux portes de ce bureau s'arrêtaient les rumeurs frivoles, les papotages incoercibles de la Cour, et le sort du monde pouvait s'y jouer alors qu'au-dehors tournait la fête. Ainsi travaillait le roi, capable de s'isoler de tout pour ne poursuivre, à chaque moment, qu'un seul but. Lorsqu'il se leva, Angélique s'aperçut seulement qu'elle était fatiguée, qu'elle avait très faim et qu'elle venait de s'entretenir deux heures avec le roi comme avec un ami de longue date. M. Colbert se retira. Angélique allait l'imiter quand le roi la retint.
– Veuillez demeurer, Madame.
Il contourna la table pour venir la rejoindre. Il était détendu, affable. Il ouvrit la bouche, puis renonça à parler. Son regard errait sur ce visage de femme levé vers lui, et soudain, semblait découvrir au-delà des apparences séduisantes de cette féminité, ce qu'il n'y cherchait jamais : une âme, une pensée, une personnalité.
Il dit doucement, d'une façon rêveuse :
– Viendrez-vous à ma chasse demain ?
– Sire, j'en ai la ferme intention.
– Je parlerai au marquis du Plessis afin qu'il vous garde dans ces bonnes intentions.
– Sire, je vous remercie.
Le silence retomba. Le cœur d'Angélique cogna deux fois dans sa poitrine, sans qu'elle sût pourquoi, et elle eut conscience de rougir.
Sur ces entrefaites, le premier gentilhomme de la Chambre du Roi, le duc de Charost, se présenta. Sa Majesté assisterait-elle au Grand Couvert ou désirait-elle être servie en particulier ?
– Puisque le Grand Couvert est prévu, ne décevons pas les badauds qui ont fait le voyage de Versailles pour y assister, dit le roi. Allons dîner.
Angélique fit une révérence, qu'elle renouvela à la sortie du Cabinet du roi. Sa Majesté lui dit encore :
– Je crois que vous avez des fils ? Sont-ils en âge de servir ?
– Sire, ils sont bien jeunes : sept et neuf ans.
– Ils ont l'âge du Dauphin. Celui-ci va bientôt quitter le gouvernement des femmes et être remis à un précepteur. Je voudrais lui donner en même temps des compagnons qui partageraient ses jeux et le dégourdiraient un peu. Présentez-les-nous.
Sous le regard envieux des courtisans rassemblés, Angélique fit une troisième révérence.