10


Les événements du troisième jour

Quand Maigret descendit de sa chambre vers huit heures du matin, il avait la tête vide, la poitrine vague, comme quand on a trop bu.

— Ça ne marche pas comme tu voudrais ? lui avait demandé sa femme.

Il avait haussé les épaules et elle n’avait pas insisté. Mais voilà qu’à la terrasse de l’hôtel, face à la mer d’un vert perfide qui moutonnait, il tombait sur Marie Léonnec. Et la jeune fille n’était pas seule. Un homme était assis à sa table. Elle se levait précipitamment et elle balbutiait à l’adresse du commissaire :

— Permettez-moi de vous présenter mon père, qui vient d’arriver…

Le vent était frais, le ciel couvert. Les mouettes volaient au ras de l’eau.

— Croyez que je suis très honoré, monsieur le commissaire… Très honoré et très heureux…

Maigret le regarda d’un air morne. C’était un homme court en pattes, qui n’aurait pas été plus ridicule qu’un autre sans un nez disproportionné, de la grosseur de deux ou trois nez moyens, piqueté par surcroît comme une fraise.

Ce n’était pas sa faute ! C’était une véritable infirmité. N’empêche qu’on ne voyait que ce nez, que, quand il parlait, on ne regardait que lui, que tout pathétique lui était par le fait interdit.

— Vous prendrez bien quelque chose avec nous…

— Merci ! Je viens de déjeuner…

— Alors, un petit alcool pour vous réchauffer…

— Sans façon !

Il insistait. N’est-ce pas une politesse de faire boire les gens malgré eux ?

Et Maigret l’observait, observait sa fille qui, le nez à part, lui ressemblait. En la regardant de la sorte, on pouvait très bien prévoir ce qu’elle serait dans une dizaine d’années, lorsque le charme de la jeunesse aurait disparu.

— Je veux aller droit au but, monsieur le commissaire… C’est ma devise, à moi !… J’ai voyagé toute la nuit pour cela… Quand Jorissen est venu me trouver et me dire qu’il accompagnerait ma fille, j’ai accordé mon autorisation… Donc, on ne peut pas dire que je ne sois pas large d’idées…

Seulement, Maigret avait hâte d’être ailleurs ! Et il y avait ce nez ! Et une certaine emphase de petit bourgeois qui s’écoute parler.

— N’empêche que mon devoir de père est de me renseigner, n’est-ce pas ?… C’est pourquoi je vous demande, en votre âme et conscience, de me dire si vous pensez que ce jeune homme est innocent…

Marie Léonnec regardait ailleurs. Elle devait sentir confusément que cette intervention de son père n’avait aucune chance d’arranger les choses.

Seule, accourant au secours de son fiancé, elle avait un certain prestige. Tout au moins était-elle émouvante.

En famille, c’était différent. On sentait trop la boutique de Quimper, les discussions ayant précédé le départ, les cancans des voisins.

— Vous me demandez s’il a tué le capitaine Fallut ?

— Oui… Vous devez comprendre qu’il est essentiel que…

Maigret regardait droit devant lui de son air le plus absent.

— Eh bien…

Il vit les mains de la jeune fille qui frémissaient.

— …Il ne l’a pas tué… Vous permettez ? Une démarche urgente à faire… J’aurai sans doute le plaisir de vous revoir tout à l’heure…

C’était une fuite ! Au point qu’il renversa une chaise de la terrasse. Il devina que ses interlocuteurs étaient éberlués, mais il ne se retourna pas pour s’en assurer.

Sur le quai, il suivit le trottoir, loin de l’Océan. Mais il remarqua quand même que des hommes venaient d’arriver, leur sac de marin sur l’épaule, et faisaient connaissance avec le bateau. Une charrette déchargeait des sacs de pommes de terre. L’armateur était là, avec ses bottes vernies et son crayon sur l’oreille.

Beaucoup de bruit au Rendez-Vous des Terre-Neuvas, dont la porte était ouverte. Maigret distingua vaguement P’tit Louis qui pérorait au milieu du cercle de nouveaux.

Il ne s’arrêta pas. Il pressa le pas en voyant le patron lui adresser un signe. Cinq minutes plus tard, il sonnait à la porte de l’hôpital.


L’assistant était tout jeune. Sous sa blouse on apercevait un costume à la dernière mode, une cravate recherchée.

— Le télégraphiste ?… C’est moi qui ai pris sa température et son pouls ce matin… Il va aussi bien que possible…

— Il a sa lucidité ?

— Je pense ! Il ne m’a rien dit, mais il m’a suivi tout le temps du regard…

— On peut lui parler de choses sérieuses ?

L’assistant eut un geste vague, indifférent.

— Pourquoi pas ?… Du moment que l’opération a réussi et qu’il n’a pas de fièvre… Vous voulez le voir ?…

Pierre Le Clinche était seul dans une petite chambre ripolinée où régnait une chaleur moite. Il regarda Maigret s’avancer et ses prunelles étaient claires, exemptes de trouble.

— Vous voyez qu’on ne peut pas faire mieux… Dans huit jours, il sera debout… Par contre, il a des chances de boiter, car un tendon de la hanche a été sectionné… Et il devra prendre quelques précautions… Vous préférez que je vous laisse seul avec lui ?…

C’était assez troublant. La veille, on avait amené une véritable loque, sanglante, malpropre, où l’on eût juré qu’il n’y avait plus un souffle de vie.

Et Maigret retrouvait un lit blanc, un visage un peu tiré, un peu pâle, mais plus calme qu’il ne l’avait jamais vu. C’était presque de la sérénité qu’on lisait dans les prunelles.

C’est peut-être pourquoi il hésita. Il marcha de long en large dans la pièce, colla un instant son front à la double fenêtre d’où il aperçut le port et le chalutier où s’agitaient des hommes en vareuse rouge.

— Vous vous sentez la force de supporter une conversation ? grogna-t-il à brûle-pourpoint en se tournant vers le lit.

Le Clinche fit un léger signe d’assentiment.

— Vous savez que je ne suis pas officiellement mêlé à cette affaire ?… Mon ami Jorissen m’a demandé de prouver votre innocence… C’est fait ! vous n’avez pas tué le capitaine Fallut.

Il poussa un grand soupir. Puis, pour en finir, il fonça tête baissée sur son sujet.

— Dites-moi la vérité sur les événements du troisième jour, c’est-à-dire sur la mort de Jean-Marie…

Il évitait de regarder le blessé en face. Il bourrait une pipe, par contenance et, comme le silence s’éternisait, il murmura :

— C’était le soir… Il n’y avait que le capitaine Fallut et vous sur le pont… Étiez-vous ensemble ?…

— Non !…

— Le capitaine se promenait près du château arrière ?

— Oui… Je venais de sortir de ma cabine… Il ne me voyait pas… Je l’observais, parce que je sentais quelque chose d’anormal dans sa conduite…

— Vous ne saviez pas encore qu’il y avait une femme à bord ?

— Non ! Je croyais plutôt que, s’il fermait sa porte avec tant de soin, c’est qu’il y avait chez lui des articles de contrebande…

La voix était lasse. Et pourtant le ton s’éleva pour articuler :

— C’est la chose la plus affreuse que je connaisse, monsieur le commissaire… Qui a parlé… Dites-moi ?…

Et il fermait les yeux, comme il les avait fermés en attendant de se tirer une balle dans le ventre à travers sa poche.

— Personne… Le capitaine se promenait, nerveux sans doute, tel qu’il était depuis l’appareillage… Mais quelqu’un était à la barre ?…

— Un timonier ! Il ne pouvait nous voir, à cause de l’obscurité…

— Le mousse est survenu…

Le Clinche l’interrompit en se dressant à demi, les mains crispées à la ficelle qui pendait du plafond pour lui permettre de s’aider dans ses mouvements.

— Où est Marie ?…

— À l’hôtel. Son père vient d’arriver…

— Pour l’emmener !… Oui ! C’est bien !… Il faut qu’il l’emmène… Et surtout qu’elle ne vienne pas ici !…

Il s’enfiévrait. Sa voix était plus mate, le débit haché.

On sentait monter la température. Les yeux devenaient brillants.

— Je ne sais pas qui vous a parlé… Mais, maintenant, il faut que je dise tout…

Son animation était telle, et si brutale, qu’on pouvait croire qu’il délirait.

— Une chose inouïe… Vous ne connaissiez pas le gamin… Tout maigre !… Et avec ça un costume taillé dans un vieux complet de toile de son père… Le premier jour, il avait eu peur, il avait pleuré… Comment vous dire ?… Après, il se vengeait par des rosseries… Est-ce que ce n’était pas de son âge ?… Vous savez ce que veut dire un sale gosse ?… C’était cela… Je l’ai surpris deux fois en train de lire les lettres que j’écrivais à ma fiancée… Et il me disait avec effronterie :

— C’est pour ta poule ?…

— Ce soir-là… Je crois que le capitaine se promenait de long en large parce qu’il était trop nerveux pour dormir… Il y avait un clapotis assez fort… De temps en temps, un paquet d’eau passait par-dessus la rambarde et mouillait les tôles du pont… N’empêche que ce n’était pas une tempête…

— J’étais peut-être à dix mètres… Je n’ai entendu que quelques mots… Mais je voyais les silhouettes… Le gosse, dressé comme un coq sur ses ergots, qui riait… Et le capitaine, le cou engoncé dans la vareuse, les mains dans les poches…

— Jean-Marie m’avait parlé de « ma poule »… Il devait plaisanter de même avec Fallut… Sa voix était aiguë… Je me souviens d’avoir perçu :

— Et si je disais à tout le monde que…

— Je n’ai compris qu’après… Il avait découvert, lui, que le capitaine cachait une femme dans sa cabine… Il en était tout fier… Il faisait le faraud… Il était méchant, sans le savoir…

— Alors, il est arrivé ceci… Le capitaine a fait un mouvement pour le gifler… Le gosse, très souple, a évité le coup, a crié quelque chose qui devait être une nouvelle menace de parler…

— Et la main de Fallut a rencontré un hauban… Il a dû se faire mal… La colère l’a étranglé…

— La fable du lion et du moucheron… Il a oublié toute dignité… Il a poursuivi l’enfant… Celui-ci, au début, se sauvait en riant, mais la panique le gagnait…

— Un hasard, et n’importe qui pouvait entendre, tout apprendre du même coup… Fallut était fou d’angoisse…

— J’ai vu son geste pour happer Jean-Marie par les épaules, mais, au lieu de le saisir, il l’a fait tomber en avant…

— C’est tout… Il y a de ces fatalités… La tête a porté sur un cabestan… J’ai entendu un bruit effrayant, un son mat… Le crâne


Il se passa les deux mains sur le visage. Il était livide. La sueur ruisselait sur son front.

— Un paquet de mer a balayé le pont à ce moment… Si bien que c’est sur une forme toute mouillée que le capitaine s’est penché… En même temps il m’a aperçu… Sans doute oubliai-je de me cacher ?… J’ai fait quelques pas en avant… Je suis arrivé à temps pour voir le corps du gosse se recroqueviller, puis se raidir dans un mouvement que je n’oublierai jamais…

— Mort… Bêtement !… Et nous, nous regardions sans comprendre, sans parvenir à réaliser cette chose épouvantable…

— Personne n’avait rien vu, rien entendu… Fallut n’osait pas toucher l’enfant… C’est moi qui tâtai la poitrine, les mains, la tête fêlée… Pas de sang… Pas de plaie… C’était le crâne qui s’était fendu…

— Nous sommes peut-être restés un quart d’heure là, sans savoir que faire, lugubres, les épaules glacées, tandis que des embruns nous sautaient parfois au visage…

— Le capitaine n’était plus le même homme. On eût dit qu’en lui aussi il y avait quelque chose de cassé…

— Quand il a parlé, il l’a fait d’une voix incisive, sans chaleur.

— Il ne faut pas que l’équipage apprenne la vérité !… Pour la discipline !…

— Et c’est lui, devant moi, qui a soulevé le gamin… Il n’y avait qu’un geste à faire… Tenez ! Je me souviens qu’il lui a tracé, du pouce, une croix sur le front…

— Le corps, emporté par la mer, a heurté deux fois la coque. Nous étions toujours debout l’un et l’autre dans l’obscurité. Nous n’osions pas nous regarder. Nous n’osions pas parler…

Maigret venait d’allumer sa pipe, dont il serrait fortement le tuyau entre ses dents.

Une infirmière entra. Les deux hommes la regardèrent avec des yeux tellement absents, qu’elle se troubla, balbutia :

— C’était pour la température…

— Tout à l’heure !

Et, la porte refermée, le commissaire murmura :

— C’est alors qu’il vous a parlé de sa maîtresse ?

— Dès ce moment, il n’a plus jamais été le même… Il ne devait pas être fou à proprement parler… Mais il y avait quelque chose de faussé… Il a commencé par me toucher l’épaule… Il a murmuré :

— À cause d’une femme, jeune homme !…

— J’avais froid. J’étais fiévreux. Je ne pouvais m’empêcher de regarder la mer du côté où le corps avait été emporté…

— On vous a parlé du capitaine ?… Il était petit et sec, avec un visage énergique… Et il parlait volontiers par petites phrases inachevées…

— Voilà !… Cinquante-cinq ans… La retraite proche… Une réputation solide… Quelques économies… Fini !… Sapé !… En une minute !… En moins d’une minute… À cause d’un gamin qui… Ou plutôt à cause d’une fille…

— Et comme ça, dans la nuit, d’une voix sourde, rageuse, il m’a tout dit, bribe par bribe… Une femme du Havre… Une femme qui ne devait pas valoir grand-chose, il s’en rendait compte… Mais il ne pouvait plus s’en passer…

— Il l’avait emmenée… Et il avait eu au même moment la sensation que sa présence provoquerait des drames…

— Elle était là… Elle dormait…

Le télégraphiste s’agitait.

— Je ne sais pas tout ce qu’il m’a raconté… Car il éprouvait le besoin de parler d’elle… Avec haine et passion tout ensemble…

— Un capitaine n’a pas le droit de déclencher un scandale susceptible de ruiner son autorité…

— J’entends encore ces mots-là… C’était la première fois que je naviguais… Et je considérais maintenant la mer comme un monstre qui allait nous happer tous…

— Fallut me citait des exemples… En telle année, un capitaine qui avait emmené sa maîtresse… Il y avait eu de telles rixes à bord que trois hommes n’étaient pas revenus…

— Il ventait… Les embruns succédaient aux embruns… Parfois une lame venait lécher nos pieds qui glissaient sur le métal gras du pont…

— Il n’était pas fou, non !… Mais il n’était quand même plus Fallut…

— Finir seulement la campagne !… Après, on verra…

— Je ne comprenais pas ce qu’il voulait dire. Il me paraissait à la fois respectable et fantasque, raccroché au sentiment du devoir.

— Il ne faut pas qu’on sache… Un capitaine ne peut pas avoir tort…

— J’étais malade d’énervement. Je ne pouvais plus penser. Les idées se brouillaient dans ma tête et, à la fin, c’était un vrai cauchemar que je vivais debout…

— Cette femme, dans la cabine, cette femme dont un homme comme le capitaine était incapable de se passer… Cette femme dont le seul nom le faisait haleter…

— Moi, j’écrivais des lettres et des lettres à ma fiancée, mais je m’en étais séparé pour trois mois. Je ne connaissais pas ces transes… Et quand il me disait sa chair… ou son corps… je rougissais sans savoir pourquoi…

Maigret questionna lentement :

— Personne, hormis vous deux, à bord, n’a connu la vérité sur la mort de Jean-Marie ?

— Personne !

— Et c’est le capitaine qui, selon la tradition, a récité la prière des morts ?

— Au petit jour… Le temps était brouillé… On glissait dans une grisaille glaciale…

— L’équipage n’a rien dit ?

— Il y avait de drôles de regards, des chuchotements… Mais Fallut était plus volontaire que jamais et sa voix était devenue mordante… Il n’admettait plus la moindre réplique… Il se fâchait pour un regard qui ne lui plaisait pas… Il épiait les hommes, comme pour deviner le soupçon qui pourrait naître en eux…

— Et vous ?…

Le Clinche ne répondit pas. Il tendit le bras pour atteindre un verre d’eau qui se trouvait sur la table de nuit et il but goulûment.

— Vous avez rôdé de plus belle autour de la cabine, n’est-ce pas ?… Vous vouliez voir cette femme qui avait troublé à ce point le capitaine ?… C’est la nuit suivante ?…

— Oui… Je l’ai rencontrée un instant… Ensuite la nuit d’après… J’avais remarqué que la clef du poste de T.S.F. était la même que celle de la cabine… Le capitaine était de quart… Je suis entré, comme un voleur…

— Vous êtes devenu son amant ?…

Les traits du télégraphiste se durcirent.

— Je vous jure que vous ne pouvez pas comprendre !… Il régnait une atmosphère sans aucun rapport avec les réalités de tous les jours… Ce gosse… Et la cérémonie de la veille… N’empêche que quand j’y pensais c’était toujours la même image qui me revenait à l’esprit : celle d’une femme différente des autres, une femme dont le corps, dont la chair pouvaient rendre un homme si différent de lui-même…

— Elle vous a provoqué ?

— Elle était couchée, demi-nue…

Et il rougit violemment… Il détourna la tête.

— Combien de temps êtes-vous resté dans la cabine ?

— Peut-être deux heures… Je ne sais plus… Quand je suis sorti, les oreilles bourdonnantes, le capitaine était devant la porte… Il ne m’a rien dit… Il m’a regardé passer… J’ai failli me jeter à ses genoux, lui crier que ce n’était pas ma faute, lui demander pardon… Mais il avait un visage glacé… J’ai marché… J’ai regagné mon poste…

— J’avais peur… À partir de ce moment, j’ai toujours eu mon revolver chargé en poche, parce que j’étais persuadé qu’il allait me tuer…

— Il ne m’a jamais plus adressé la parole, sauf pour le service… Et encore ! la plupart du temps il me faisait porter des ordres écrits…

— Je voudrais mieux vous expliquer… J’en suis incapable… Chaque jour c’était pis… J’avais l’impression que tout le monde était au courant du drame…

— Le chef mécanicien rôdait, lui aussi, autour de la cabine… Et le capitaine y restait enfermé des heures durant…

— Les hommes nous regardaient avec des yeux interrogateurs, inquiets… Ils devinaient qu’il se passait quelque chose… Cent fois j’ai entendu parler du mauvais œil…

— Et je n’avais qu’une envie…

— Naturellement ! grommela Maigret.

Il y eut un silence. Le Clinche fixait le commissaire avec des yeux chargés de reproche.

— Il y a eu du vilain temps dix jours de suite… J’étais malade… Mais c’est à elle que je pensais… Elle était parfumée… Elle… Je ne peux pas vous dire !… Cela me faisait mal !… Oui !… Un désir capable de faire mal, capable de me faire pleurer de rage !… Surtout quand je voyais le capitaine entrer dans la cabine !… Parce que, maintenant, j’imaginais des choses… Tenez !… Elle m’avait appelé son grand gosse… Avec une voix spéciale, un peu rauque !… Et je répétais ces deux mots-là pour me torturer… Je n’écrivais plus à Marie… J’échafaudais des rêves impossibles : fuir avec cette femme, dès l’arrivée à Fécamp…

— Le capitaine ?…

— Était toujours plus glacé, plus tranchant… Peut-être que, quand même, il y avait de la folie dans son cas… Je ne sais pas… Il a ordonné de pêcher quelque part et tous les vieux marins ont prétendu que jamais on n’avait vu un poisson dans ces parages… Il n’admettait pas de réplique !… Il avait peur de moi… Est-ce qu’il savait que j’étais armé ?… Il l’était aussi… Quand nous nous rencontrions, il portait la main à sa poche… J’ai essayé cent fois de revoir Adèle… Mais il était toujours là !… Avec des yeux cernés, des lèvres tirées !… Et l’odeur de morue… Les hommes qui salaient le poisson dans la cale… Les accidents, coup sur coup…

— Le chef mécanicien rôdait aussi… Si bien que plus personne ne se parlait franchement… Nous étions comme trois fous… Il y a des nuits où je crois que j’aurais tué quelqu’un pour la rejoindre… Comprenez-vous ça ?… Des nuits où je déchirais mon mouchoir avec les dents en répétant, avec sa voix :

— Mon grand gosse !… Grand imbécile !…

— Et c’était long ! Et les jours succédaient aux nuits ! Puis encore les jours !… Avec rien que de l’eau grise autour de nous, des brouillards froids, et des écailles et des entrailles de morue partout…

— Un goût écœurant de saumure dans la gorge…

— Rien qu’une fois !… Je crois que si j’avais pu la rejoindre une seule fois encore j’aurais été guéri !… Mais c’était impossible… Il était là !… Il était toujours là, avec ses yeux de plus en plus enfoncés…

— Ce roulis, tout le temps, cette vie sans horizon… Puis on a aperçu des falaises…

— Est-ce que vous imaginez que cela avait duré trois mois ?… Eh bien, au lieu d’être guéri, j’étais plus malade… Ce n’est que maintenant que je me rends compte que c’était une maladie…

— Je détestais le capitaine qui était toujours sur mon chemin… J’avais horreur de cet homme déjà vieux qui tenait enfermée une femme comme Adèle…

— J’avais peur de rentrer au port… J’avais peur de la perdre pour toujours…

— À la fin, il me faisait l’effet d’un démon ! Oui ! Une sorte de génie malfaisant, qui gardait cette femme pour lui seul…

— Il y a eu des fausses manœuvres à l’arrivée… Les hommes ont sauté à terre, soulagés, se sont précipités vers les bistrots… Je savais bien, moi, que le capitaine n’attendait que la solitude de la nuit pour faire sortir Adèle…

— Je suis rentré dans ma chambre, chez Léon… Il y avait des vieilles lettres, des portraits de ma fiancée et, je ne sais pourquoi, pris de fureur, j’ai brûlé tout ça…

— Je suis sorti… Je la voulais !… Je vous répète que je la voulais !… Est-ce qu’elle ne m’avait pas dit qu’au retour Fallut l’épouserait ?…

— Je me suis heurté à un homme…

Il se laissa tomber lourdement sur l’oreiller et tout son visage crispé exprima une douleur atroce.

— Puisque vous savez… râla-t-il.

— Oui… Le père de Jean-Marie… Le chalutier était à quai… Il n’y avait plus que le capitaine et Adèle à bord… Il allait la faire sortir… Alors…

— Taisez-vous !…

— Alors, vous avez dit à cet homme qui venait regarder le bateau où était mort son enfant que le gosse avait été assassiné… Est-ce vrai ?… Et vous l’avez suivi !… Vous étiez caché derrière un wagon quand il s’est approché du capitaine…

— Taisez-vous !…

— Le crime a eu lieu devant vous…

— Je vous en supplie !

— Non ! Vous y avez assisté ! Vous êtes monté à bord ! Vous avez fait sortir la femme…

— Je ne la voulais déjà plus !

Il y eut dehors un grand coup de sirène. Les lèvres de Le Clinche tremblèrent tandis qu’il bégayait :

— L’Océan

— Oui… Il appareille à marée haute…

Ils se turent. On entendait tous les bruits de l’hôpital, y compris le roulement très doux d’un, brancard qu’on poussait vers la salle d’opération.

— Je ne la voulais plus !… répéta convulsivement le télégraphiste.

— Seulement, il était trop tard…

Le silence à nouveau. Puis la voix de Le Clinche…

— Et pourtant… maintenant… je voudrais tant…

Il n’osa pas prononcer le mot qu’il avait sur la langue.

— Vivre ?…

Et l’autre, alors :

— Vous ne comprenez donc pas ?… J’ai été fou… Je ne comprends pas moi-même… C’était ailleurs, dans un autre monde… On est revenu ici et je me suis rendu compte… Dites !… Il y avait cette cabine noire… On tournait autour… Et plus rien n’existait d’autre… Il me semblait que c’était toute ma vie… Je voulais, entendre répéter encore mon grand gosse… Je ne pourrais même pas dire comment ça c’est passé… J’ai ouvert la porte… Elle est partie… Il y avait un homme en souliers jaunes qui l’attendait et ils se sont jetés dans les bras l’un de l’autre, sur le quai.

— Je me réveillais… C’est le mot le plus juste… Et, depuis lors, je voudrais ne pas mourir… Marie Léonnec est venue, avec vous… Adèle est venue aussi, en compagnie de cet homme…

— Mais qu’est-ce que vous vouliez que je dise ?…

— Il est trop tard, n’est-ce pas ?… On m’a relâché… Je suis allé chercher un revolver à bord… Marie m’attendait sur le quai… Elle ne savait pas…

— Et l’après-midi cette femme qui parlait… Et lui, l’homme aux souliers jaunes…

— Qui est-ce qui est capable de comprendre tout cela ?… J’ai tiré… Il m’a fallu des minutes et des minutes pour me décider… À cause de Marie Léonnec qui était là !…

— Maintenant…

Il sanglota. Et il cria littéralement :

— Il va falloir que je meure quand même !… Et je ne veux pas mourir !… J’ai peur de mourir… Je… Je…

Son corps avait de tels soubresauts que Maigret appela une infirmière et celle-ci le maîtrisa, sans fièvre, avec des gestes qu’une longue habitude professionnelle rendait précis.

Pour la seconde fois le chalutier lançait son appel déchirant et les femmes couraient se masser sur la jetée.


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