5
Adèle et son compagnon
La sonnerie du téléphone retentit. Léon se précipita, appela bientôt Maigret à l’appareil.
— Allô ! fit une voix ennuyée au bout du fil. Le commissaire Maigret ?… Ici, le secrétaire du commissariat… Je viens de téléphoner à votre hôtel où l’on m’a dit que vous étiez peut-être au Rendez-Vous des Terre-Neuvas… Excusez-moi de vous déranger, monsieur le commissaire… Voilà une demi-heure que je suis suspendu à l’appareil… Impossible de joindre le patron !… Quant au commissaire de la Brigade mobile, je me demande s’il n’a pas quitté Fécamp… Or, j’ai deux drôles de cocos qui viennent d’arriver et qui ont, paraît-il, des déclarations urgentes à faire… Un homme et une femme…
— Avec une auto grise ?…
— Oui… Ce sont ceux que vous cherchiez ?…
Dix minutes plus tard, Maigret arrivait au commissariat, dont les bureaux étaient déserts hormis le bureau public divisé en deux par une barrière. Le secrétaire écrivait tout en fumant une cigarette. Assis sur un banc, les coudes sur les genoux, le menton entre les mains, un homme attendait.
Une femme, enfin, allait et venait en martelant le plancher de ses hauts talons.
Dès l’entrée du commissaire, elle marcha vers lui, en même temps que l’homme se levait avec un soupir de soulagement, grommelait même entre ses dents :
— Ce n’est pas trop tôt !…
C’était bien le couple d’Yport, un peu plus hargneux encore qu’au cours de la scène de ménage dont Maigret avait été le témoin.
— Voulez-vous me suivre à côté…
Et Maigret les introduisit dans le bureau du commissaire, s’assit dans le fauteuil de celui-ci, bourra une pipe, tout en observant ses clients.
— Vous pouvez vous asseoir…
— Merci ! fit la femme qui, des deux, était décidément la plus nerveuse. Je n’en ai d’ailleurs pas pour longtemps…
Il la voyait de face, éclairée par une forte lampe électrique. Il n’y avait pas besoin d’un long examen pour la classer. Le portrait dont il ne restait que le buste n’avait-il pas suffi ?
Une belle fille, dans l’acceptation populaire du mot. Une fille à la chair appétissante, aux dents saines, au sourire provoquant, au regard toujours allumé.
Plus exactement une belle garce, frôleuse, gourmande, prête à provoquer un scandale ou à rire aux éclats d’un grand rire peuple.
Son corsage était de soie rose, piqué d’une broche en or large comme une pièce de cent sous.
— Je tiens d’abord à vous dire…
— Pardon ! interrompit Maigret. Veuillez vous asseoir, comme je vous l’ai déjà demandé. Vous répondrez à mes questions.
Elle sourcilla. Sa bouche devint mauvaise.
— Dites donc ! Vous oubliez que je suis ici parce que je veux bien…
Son compagnon fit la moue, ennuyé par cette attitude. Ils étaient bien assortis. Il était exactement l’homme qu’on rencontre d’habitude avec des filles pareilles.
Sa mine n’était pas patibulaire à proprement parler. Il était habillé correctement, encore qu’avec mauvais goût. Il avait de grosses bagues aux doigts et une perle à sa cravate. N’empêche que l’ensemble était inquiétant. Peut-être parce qu’on le sentait en dehors des classes sociales établies.
C’était l’homme qu’on voit à toute heure dans les cafés et dans les brasseries, buvant du mousseux en compagnie de filles et logeant dans les hôtels de troisième ordre.
— Vous d’abord ! Votre nom, domicile, profession…
Il voulut se lever.
— Restez assis…
— Je vais vous expliquer.
— Rien du tout ! Votre nom…
— Gaston Buzier… Pour le moment, je m’occupe de vente et de location de villas… J’habite le plus souvent au Havre, à l’Hôtel de l’Anneau d’Argent…
— Vous êtes établi marchand de biens ?
— Non… Mais…
— Vous êtes au service d’une agence ?…
— C’est-à-dire…
— Suffit ! En deux mots, vous bricolez… Qu’est-ce que vous faisiez auparavant ?
— J’étais représentant d’une marque de bicyclettes… J’ai aussi placé des machines à coudre dans les campagnes…
— Combien de condamnations ?
— Ne réponds pas, Gaston ! intervint la femme. C’est un peu fort, à la fin ! C’est nous qui venons pour…
— Tais-toi ! Deux condamnations. Une avec sursis, pour chèque sans provision… Une autre à deux mois, pour n’avoir pas versé au propriétaire l’acompte que j’avais reçu sur une villa… Vous voyez que ce sont des peccadilles…
En tout cas, on sentait chez lui l’habitude d’être en face de la police. Il restait désinvolte, avec un rien de méchanceté dans le regard.
— À votre tour ! fit Maigret en se tournant vers la femme.
— Adèle Noirhomme… née à Belleville…
— Fille soumise ?…
— Il y a cinq ans, ils m’ont mise sur les registres, à Strasbourg, à cause d’une bourgeoise qui m’en voulait de lui avoir chipé son mari… Mais, depuis lors…
— …Vous avez échappé au contrôle de la police !… Parfait !… Voulez-vous me dire à quel titre vous vous êtes embarquée sur l’Océan ?
— Il faut d’abord qu’on vous explique ! répliqua l’homme. Parce que, si l’on est ici, c’est justement qu’on n’a rien à se reprocher… À Yport, Adèle est venue me dire que vous aviez sa photographie et que vous alliez sûrement l’arrêter… Notre première idée a été de filer pour éviter les histoires… Parce qu’on connaît quand même la musique !… À Étretat, j’ai aperçu de loin les gendarmes en faction et j’ai compris qu’on allait être traqués… Alors, j’ai préféré venir de moi-même…
— À vous, Madame ! Je vous ai demandé ce que vous faisiez à bord du chalutier…
— C’est bien simple ! Je suivais mon amant !
— Le capitaine Fallut ?
— Le capitaine, oui ! J’étais pour ainsi dire avec lui depuis le mois de novembre… On s’est rencontrés au Havre, dans un café… Il est tombé amoureux… Il est revenu deux ou trois fois par semaine… Même qu’au début je le prenais pour un maniaque, parce qu’il ne me demandait rien… Mais non ! il était pincé… Le grand jeu !… Il m’a loué une jolie chambre meublée et j’ai compris que, si je savais m’y prendre, il finirait par m’épouser… Les marins, ça ne roule pas sur l’or, mais c’est régulier, et il y a la pension…
— Vous n’êtes jamais venue à Fécamp avec lui ?
— Non ! Il me le défendait. C’est lui qui venait là-bas. Il était jaloux. Un bonhomme qui n’a pas dû avoir beaucoup d’aventures car, à cinquante ans, il était aussi timide avec les femmes qu’un collégien… Avec ça, quand il m’a eue dans la peau…
— Pardon ! Vous étiez déjà la maîtresse de Gaston Buzier ?
— Naturellement ! Mais j’avais présenté Gaston à Fallut comme mon frère…
— Compris ! En somme, vous viviez tous les deux des subsides du capitaine…
— Je travaillais ! protesta Buzier.
— On connaît ça ! Tous les samedis après-midi ! Qui est-ce qui a pensé à vous faire embarquer ?
— Fallut ! À l’idée de me laisser seule pendant toute la campagne, il se rongeait… D’autre part, il avait la frousse, parce que le règlement est sévère et que c’était un homme à cheval sur les règlements… Jusqu’au dernier moment, il a résisté… Puis il est venu me chercher… Il m’a fait entrer dans sa cabine, la nuit qui a précédé le débarquement… Moi, ça m’amusait, à cause du changement, mais si j’avais su ce que c’était, je l’aurais laissé tomber en vitesse !…
— Buzier n’a pas protesté ?…
— Il était hésitant… Vous comprenez ?… Fallait pas aller contre les idées du vieux… Il m’avait promis de prendre sa retraite tout de suite après la campagne et de m’épouser… Une jolie vie qu’il m’a réservée !… Enfermée toute la journée dans une cabine qui puait le poisson !… Et encore ! quand il entrait quelqu’un, je devais me cacher sous le lit !… On était à peine en mer que Fallut regrettait déjà de m’avoir emmenée… Je n’ai jamais vu un homme avoir les foies comme lui… Dix fois par jour il venait s’assurer que la porte était bien fermée… Si je parlais, il me faisait taire, par crainte qu’on m’entende… Il était maussade crispé… Il lui arrivait de me regarder pendant de longues minutes comme si la tentation le prenait de se débarrasser de moi en me lançant par-dessus bord…
Elle avait la voix criarde. Elle gesticulait.
— Sans compter qu’il devenait toujours plus jaloux ! Il me questionnait sur mon passé. Il essayait de savoir… Il restait des trois jours sans me parler, à m’épier comme une ennemie… Puis tout à coup, la passion le reprenait… Il y a eu des moments où j’avais peur de lui…
— Quels sont les membres de l’équipage qui vous ont vue à bord ?…
— C’était la quatrième nuit… Je voulais prendre l’air sur le pont… J’en avais assez d’être enfermée… Fallut est allé s’assurer qu’il n’y avait personne… C’est tout juste s’il m’a permis de faire cinq pas en long et en large… Il a dû monter un instant sur la passerelle et c’est alors que le télégraphiste est arrivé, qu’il m’a parlé… Il était tout intimidé, mais fiévreux… Le lendemain, il est parvenu à pénétrer dans ma cabine…
— Fallut l’a vu ?
— Je ne crois pas… Il ne m’a rien dit…
— Vous êtes devenue la maîtresse de Le Clinche ?
Elle ne répondit pas. Gaston Buzier ricana.
— Avoue donc ! lui lança-t-il d’une voix méchante.
— Est-ce que je ne suis pas libre ? Surtout que tu t’es privé de femmes pendant mon absence… Hein ?… La petite de la Villa des Fleurs !… Et cette photo que j’ai trouvée dans ta poche…
Maigret restait sérieux comme un augure.
— Je vous demande si vous êtes devenue la maîtresse du télégraphiste…
— Et moi, je vous dis zut !…
Elle le provoquait, avec un sourire humide. Elle se savait désirable. Elle comptait sur ses lèvres charnues, sur son corps savoureux.
— Le chef mécanicien vous a vue, lui aussi…
— Qu’est-ce qu’il vous a raconté ?
— Rien ! Je résume ! Le capitaine vous tenait cachée dans sa cabine… Tour à tour Pierre Le Clinche et le chef mécanicien venaient en cachette vous y retrouver… Est-ce que Fallut s’en est aperçu ?
— Non !
— N’empêche qu’il avait des soupçons, qu’il rôdait autour de vous, qu’il ne vous quittait que quand c’était strictement nécessaire…
— Comment le savez-vous ?
— Est-ce qu’il parlait encore de vous épouser ?
— Je ne sais pas…
Et Maigret revoyait le chalutier, les chauffeurs isolés dans les soutes, les hommes entassés dans le gaillard d’avant, la cabine du télégraphiste, celle du capitaine, à l’arrière, avec le lit surélevé.
La campagne avait duré trois mois !
Et trois hommes, pendant ce temps, avaient tourné autour de la cabine où cette femme était enfermée.
— Une belle sottise que j’ai faite ! lançait-elle. Je vous jure que si c’était à recommencer ! On devrait toujours se méfier des hommes timides qui vous parlent de mariage…
— Si tu m’avais écouté… intervint Gaston Buzier…
— Toi, ferme ça !… Si je t’avais écouté, je sais bien dans quel genre de maison je serais à l’heure qu’il est !… Je ne veux pas dire de mal de Fallut, puisqu’il est mort… N’empêche qu’il était piqué… Il se faisait des idées… Il se serait cru déshonoré rien que du fait d’avoir enfreint les règlements… Et ça a été de mal en pis… Après huit jours, il ne desserrait plus les dents, sauf pour me faire des scènes… Ou bien pour me demander si personne n’était entré dans la cabine !…
— Il était surtout jaloux de Le Clinche… Il me disait :
— Cela te plairait, hein ! un jeune homme !… Avoue !… Avoue que s’il entrait ici en mon absence tu ne le repousserais pas !…
— Et il ricanait au point que ça faisait mal…
— Combien de fois Le Clinche vous a-t-il rejointe ? questionna lentement Maigret.
— Eh bien, tant pis… Une fois… Le quatrième jour… Je ne pourrais même pas dire comment c’est arrivé… Après, ça n’a plus été possible, parce que Fallut me surveillait de trop près…
— Et le mécanicien ?…
— Jamais !… il a essayé… Il venait me regarder à travers le hublot… Et il avait alors une tête toute pâle… Vous croyez que c’est une vie ?… J’étais comme une bête en cage… Quand il y avait de la mer, j’étais malade et Fallut ne me soignait même pas… Il restait des semaines sans me toucher… Puis ça le prenait… Il m’embrassait comme il m’aurait mordue… Il me serrait comme pour m’étouffer…
Gaston Buzier avait allumé une cigarette qu’il fumait avec une moue ironique.
— Vous remarquerez, monsieur le commissaire, que je n’y suis pour rien !… Pendant ce temps-là, je travaillais…
— Toi, je t’en prie !… fit-elle avec impatience.
— Que s’est-il passé au retour ?… Fallut vous avait-il dit son intention de se tuer ?…
— Lui ?… Rien du tout !… Quand on est arrivé au port, il y avait quinze jours qu’il ne m’adressait pas la parole… D’ailleurs, je crois qu’il ne parlait à personne… Il était des heures à regarder fixement devant lui… Même que j’étais décidée à le lâcher… J’en avais marre, vous comprenez ?… J’aime encore mieux crever de faim, mais avoir ma liberté… J’ai entendu qu’on arrivait à quai… Il est entré dans la cabine et il ne m’a dit que quelques mots :
— Vous attendrez que je vienne vous chercher…
— Pardon ! il ne vous tutoyait pas ?…
— À la fin, non !
— Continuez…
— Je ne sais rien d’autre… Ou plutôt, le reste, c’est Gaston qui me l’a raconté… Il était sur le quai, lui…
— Parlez ! dit Maigret à l’homme.
— Comme elle dit, j’étais sur le quai… J’ai vu les matelots entrer au café… J’attendais Adèle… Il faisait noir… À un moment donné, le capitaine est descendu à terre, tout seul… Il y avait des wagons en stationnement… Il a fait quelques pas et c’est alors qu’un homme s’est jeté sur lui… Je ne sais pas au juste ce qui s’est passé, mais il y a eu le bruit d’un corps qui tombe à l’eau…
— Vous reconnaîtriez l’homme ?
— Non ! il faisait noir et il y avait les wagons qui me cachaient presque tout…
— Dans quelle direction est-il parti ?
— Je crois qu’il a suivi le quai…
— Et vous n’avez pas aperçu le télégraphiste ?
— Je ne sais pas… Je ne le connais pas…
— Alors, vous, comment êtes-vous sortie du bateau ?
— Quelqu’un a ouvert la porte de la cabine où j’étais bouclée… C’était Le Clinche… Il m’a dit :
— Filez vite !
— C’est tout ?
— J’ai voulu le questionner. J’entendais des gens courir sur le quai et un canot qui s’avançait dans le bassin avec un fanal…
— Filez ! a-t-il répété.
— Il m’a poussée sur la passerelle. Tout le monde regardait ailleurs. On n’a pas fait attention à moi… Je me suis bien doutée qu’il se passait du vilain, mais j’ai préféré m’en aller… Gaston m’attendait un peu plus loin…
— Et qu’avez-vous fait depuis lors ?
— Gaston était tout pâle. On a bu du rhum dans les bistrots. On a couché au Chemin-de-Fer… Le lendemain, tous les journaux parlaient de la mort de Fallut… Alors, on a commencé par filer au Havre, à tout hasard… On n’avait pas envie d’être mêlés à ces histoires…
— N’empêche qu’elle a voulu venir rôder par ici ! martela son amant. Je ne sais pas si c’est pour le télégraphiste ou…
— Toi, ferme ça !… Ça suffit !… Bien sûr que l’histoire m’intéressait… Alors, on est venus trois fois à Fécamp… Pour ne pas trop se faire remarquer, on couchait à Yport…
— Vous n’avez pas revu le chef mécanicien ?
— Comment le savez-vous ?… Un jour, à Yport… Même que le regard qu’il m’a lancé m’a fait peur… Il m’a suivie un bon moment…
— Pourquoi vous êtes-vous disputée tout à l’heure avec votre amant ?…
Elle haussa les épaules.
— Parce que !… Vous n’avez pas encore compris ?… Il est persuadé que je suis amoureuse de Le Clinche, que c’est pour moi que le télégraphiste a tué, et tout… Il m’a fait des scènes… Et moi, j’en ai marre !… J’en ai assez vu sur le bateau de malheur…
— N’empêche que quand je vous ai montré votre photographie, à la terrasse…
— C’est malin ! Bien sûr que j’ai compris que vous étiez de la police ! Je me suis dit que Le Clinche avait parlé… J’ai eu la frousse et j’ai conseillé à Gaston de filer… En chemin, seulement, on a pensé que ce n’était pas la peine, qu’on finirait par nous pincer au tournant… Sans compter qu’on avait tout juste deux cents francs en poche… Qu’est-ce que vous allez me faire ?… Vous ne pouvez pas me mettre en prison ?…
— Vous croyez que c’est le télégraphiste qui a tué ?
— Comment voulez-vous que je sache ?…
— Est-ce que vous possédez des souliers jaunes ? demanda brutalement Maigret à Gaston Buzier.
— Je… oui… pourquoi ?…
— Pour rien ! Une simple question ! Vous êtes sûr d’être incapable de reconnaître l’assassin du capitaine ?…
— Je n’ai vu qu’une silhouette dans l’ombre.
— Eh bien, Pierre Le Clinche qui était là, lui aussi, caché par les wagons, prétend que le meurtrier portait des souliers jaunes…
L’homme se leva d’une détente, le regard dur, les lèvres hargneuses.
— Il a dit ça ?… Vous êtes sûr qu’il a dit ça ?…
La rage l’étouffait, le faisait bégayer. Ce n’était plus le même personnage. Son poing s’abattit sur le bureau.
— C’est trop fort !… Conduisez-moi près de lui !… Il le faut !… Tonnerre de Dieu, oui !… Et l’on verra qui a menti !… Des souliers jaunes !… Alors, c’était moi, quoi ?… C’est lui qui me prend ma femme !… C’est lui qui la fait sortir du bateau !… Et il a le culot de dire…
— Doucement…
Il ne pouvait plus respirer. Il haleta :
— Tu entends, Adèle ?… Voilà comment ils sont, tes amants !…
Des larmes de rage lui jaillissaient des paupières. Ses dents claquaient.
— Malheur de malheur !… C’est moi qui ai… Ha ! Ha !… Ça, c’est plus fort que tout !… C’est plus beau que du cinéma !… Et, n’est-ce pas, du moment que j’ai déjà deux condamnations, c’est lui qu’on va croire… J’ai tué le capitaine Fallut !… Parce que j’étais jaloux de lui, peut-être ?… Et encore quoi ?… Est-ce que je n’ai pas tué le télégraphiste aussi…
Il se passa la main dans les cheveux d’un geste fébrile, ce qui mit sa chevelure en désordre. Et ainsi il semblait plus maigre. Ses yeux étaient plus cernés, le teint plus mat.
— Qu’est-ce que vous attendez pour m’arrêter, alors ?…
— Tais-toi ! gronda sa maîtresse.
Mais elle s’affolait, elle aussi. Ce qui ne l’empêchait pas de lancer à son compagnon des regards inquisiteurs.
Est-ce qu’elle doutait ? N’était-ce qu’une comédie ?
— Si vous devez m’arrêter, faites-le tout de suite ! Mais je demande à être confronté avec ce monsieur… On verra bien !…
Maigret avait pressé un timbre électrique. Le secrétaire du commissaire montrait son visage inquiet.
— Vous garderez monsieur et madame jusqu’à demain matin, en attendant que le juge prenne une décision.
— Crapule ! lui lança Adèle en crachant par terre. On m’y reprendra à dire la vérité… Et d’abord, tout ce que j’ai raconté, c’est de l’invention, là !… Et je ne signerai aucun procès-verbal… Tirez votre plan !… Ah ! c’est ainsi…
Et, tournée vers son amant :
— T’en fais pas, Gaston !… On tient le bon bout !… Et tu verras qu’en fin de compte, c’est encore nous qui les aurons… Seulement, une femme qui a figuré sur le registre des mœurs, n’est-ce pas ? c’est juste bon à fourrer au violon… Est-ce que ce ne serait pas moi, par hasard, qui aurais tué le capitaine ?…
Maigret sortit sans en entendre davantage. Dehors, il s’emplit les poumons d’air marin, secoua la cendre de sa pipe. Il n’avait pas fait dix pas qu’il entendait, dans le poste de police, Adèle qui lançait aux agents les mots les plus orduriers de son vocabulaire.
Il était deux heures du matin. La nuit était d’un calme irréel. La marée était haute et les barques de pêche balançaient leurs mâts plus haut que le toit des maisons.
Par-dessus tout, le bruissement régulier, vague après vague, du flot sur les galets.
Des lumières crues, autour de l’Océan. On déchargeait toujours, jour et nuit, et les hommes de peine poussaient en s’arc-boutant les wagons de morue à mesure qu’ils étaient pleins.
Le Rendez-Vous des Terre-Neuvas était fermé. À l’Hôtel de la Plage, le portier, un pantalon passé sur sa chemise de nuit, ouvrit la porte au commissaire.
Une seule lampe était allumée dans le hall. C’est pourquoi Maigret ne distingua pas tout de suite une silhouette de femme dans un fauteuil de rotin.
C’était Marie Léonnec. Elle dormait, la tête sur l’épaule.
— Je crois qu’on vous attend… souffla le portier.
Elle était pâle. On la devinait anémique. Ses lèvres manquaient de couleur et le cerne de ses paupières trahissait la fatigue. Elle dormait la bouche entrouverte, comme si elle eût manqué d’air.
Maigret lui toucha l’épaule, doucement. Elle sursauta, se dressa, le regarda, confuse.
— J’ai dormi… Oh !…
— Pourquoi n’êtes-vous pas couchée ?… Ma femme ne vous a pas conduite dans votre chambre ?…
— Oui… Je suis redescendue sans bruit… Je voulais savoir… Dites…
Elle était moins jolie que d’habitude parce que le sommeil lui avait rendu la peau moite. Et une piqûre de moustique mettait une tache rouge au milieu du front.
Sa robe, qu’elle avait dû tailler elle-même dans une serge résistante, était fripée.
— Vous avez découvert quelque chose de nouveau ?… Non ?… Écoutez… Moi, j’ai beaucoup pensé… Je ne sais pas comment vous dire… Avant que je voie Pierre, demain, je voudrais que vous lui parliez, que vous lui disiez que je sais tout au sujet de cette femme, que je ne lui en veux pas… Je suis sûre, voyez-vous, qu’il n’est pas coupable… Seulement, si je lui en parle la première, il sera gêné… Vous l’avez vu ce matin… Il se ronge… Est-ce que ce n’est pas naturel, s’il y avait une femme à bord, qu’il…
Mais non ! C’était au-dessus de ses forces ! Elle éclatait en sanglots. Elle ne pouvait plus s’arrêter de pleurer.
— Surtout, il ne faudrait pas que ce soit dans les journaux, que mes parents l’apprennent… Ils ne comprendraient pas… Ils…
Elle hoquetait.
— Vous devez trouver l’assassin !… Il me semble que si je pouvais, moi, interroger les gens… Pardon ! je ne sais plus ce que je dis… Vous savez mieux que moi… Seulement vous ne connaissez pas Pierre… J’ai deux ans de plus que lui… C’est comme un enfant… Et surtout, si on l’accuse, il est capable de se renfermer, par orgueil, de ne rien dire… Il est très susceptible… Il a souvent été humilié…
Maigret lui mit la main sur l’épaule, lentement, étouffa un profond soupir.
La voix d’Adèle lui bourdonnait encore dans la tête. Il la revoyait, provocante, désirable dans son épanouissement animal, magnifique de sensualité.
Et la jeune fille bien élevée, anémique, essayait de refouler ses sanglots, de sourire avec confiance.
— Quand vous le connaîtrez…
Mais ce qu’elle ne connaîtrait jamais, elle, c’était la cabine noire autour de laquelle rôdaient trois hommes, des jours, des semaines durant, là-bas, au milieu de la mer, tandis que ceux des machines et que ceux du gaillard d’avant devinaient confusément un drame, observaient la mer, discutaient des manœuvres, se laissaient gagner par l’inquiétude et parlaient de mauvais œil et de folie.
— Je verrai Le Clinche demain.
— Mais moi ?
— Peut-être… Probablement… Il faut que vous vous reposiez !…
Et Mme Maigret murmurait un peu plus tard dans son demi-sommeil :
— Elle est bien gentille ! Sais-tu qu’elle a déjà préparé tout son trousseau ? Entièrement brodé à la main… Tu as du nouveau ?… Tu sens le parfum…
Un peu du parfum violent d’Adèle, sans doute, qui s’était accroché à lui. Un parfum vulgaire comme le vin bleu des bistrots, et qui, des mois durant, à bord du chalutier, s’était mêlé à l’odeur rance de la morue tandis que des hommes tournaient en rond, obstinés et hargneux comme des chiens, autour d’une cabine.
— Dors bien ! dit-il en ramenant la couverture jusqu’à son menton.
Ce fut un baiser grave, profond, qu’il mit au front de sa femme déjà assoupie.