6
Les trois innocents
Une mise en scène toute simple : celle de la plupart des confrontations. Celle-ci avait lieu dans un petit bureau de la prison. Le commissaire Girard, du Havre, qui avait la direction de l’enquête, était assis dans l’unique fauteuil. Maigret, lui, s’accoudait à la cheminée de granit noir. Sur les murs, des graphiques, des avis officiels, une lithographie du président de la République.
Debout en pleine lumière, Gaston Buzier, chaussé de ses souliers jaunes.
— Faites entrer le télégraphiste !
La porte s’ouvrit. Pierre Le Clinche, qui n’avait pas été averti, s’avança, le front plissé, comme un homme qui souffre et qui s’attend à de nouvelles épreuves. Il vit Buzier. Mais il n’y prêta pas la moindre attention et il regarda autour de lui, se demandant vers qui il devait se tourner.
De son côté, l’amant d’Adèle l’examinait de la tête aux pieds, la lèvre dédaigneuse.
Le Clinche était fripé, son teint gris. Il ne cherchait pas à crâner ni à cacher son découragement. Il était triste comme une bête malade.
— Vous reconnaissez l’homme qui est devant vous ?
Il fixa Buzier, parut fouiller dans sa mémoire.
— Non ! Qui est-ce ?
— Examinez-le bien, de haut en bas…
Le Clinche obéit et, dès que son regard fut arrivé aux chaussures, redressa la tête.
— Eh bien ?…
— Oui…
— Que signifie ce oui ?…
— Je comprends ce que vous voulez dire… Les souliers jaunes…
— Justement ! s’emporta soudain Gaston Buzier qui n’avait rien dit jusque-là, mais dont la mine était hargneuse. Répète donc que c’est moi qui ai zigouillé ton capitaine !… Hein ?…
Tous les yeux étaient braqués sur le télégraphiste qui baissa la tête, esquissa un geste las de la main.
— Parlez…
— Ce n’étaient peut-être pas ces souliers-là…
— Ha ! Ha ! triomphait l’autre. Tu te dégonfles !…
— Vous ne reconnaissez pas l’assassin de Fallut ?
— Je ne sais pas… Non…
— Vous n’ignorez pas que vous êtes en présence de l’amant d’une certaine Adèle, que vous connaissez… Il a avoué qu’il se trouvait à proximité du chalutier au moment du crime… Or, il portait des souliers jaunes…
Pendant ce temps, Buzier le défiait du regard, frémissait d’impatience, de rage.
— Oui, qu’il parle !… Mais qu’il essaie de dire la vérité, sinon je jure que…
— Silence, vous ! Alors, Le Clinche ?
Celui-ci se passa la main sur le front, grimaça littéralement de douleur.
— Je ne sais pas ! Qu’il aille se faire pendre…
— Vous avez vu un homme portant des souliers jaunes se précipiter sur Fallut…
— J’ai oublié !
— C’est ce que vous avez déclaré lors de votre premier interrogatoire… Il n’y a pas si longtemps de ça… Maintenez-vous cette affirmation ?
— Eh bien, non là !… J’ai vu un homme avec des souliers jaunes… C’est tout… Je ne sais pas si c’est lui l’assassin…
À mesure que l’interrogatoire se poursuivait, Gaston Buzier, quelque peu défrisé lui aussi par sa nuit au poste, reprenait de l’assurance. Il se balançait maintenant d’une jambe à l’autre, une main dans la poche de son pantalon.
— Vous remarquerez qu’il se dégonfle ! Il n’ose pas répéter les mensonges qu’il vous a faits…
— Répondez-moi, Le Clinche… Jusqu’ici, nous sommes sûrs de la présence de deux personnes près du chalutier, lors du meurtre du capitaine… Vous d’une part… Buzier de l’autre… Après avoir accusé votre compagnon, vous semblez vous rétracter… Il y aurait donc eu une troisième personne ?… Dans ce cas, cette personne, vous ne pouvez pas ne pas l’avoir vue !… Qui est-ce ?…
Silence. Pierre Le Clinche fixait le plancher.
Maigret, toujours accoudé à la cheminée, n’avait pas pris part à l’interrogatoire, laissant parler son collègue, se contentant d’observer les deux hommes :
— Je répète ma question : y avait-il une troisième personne sur le quai ?
— Je ne sais pas… soupira le prévenu brisé.
— Cela veut dire oui ?
Un haussement d’épaules, qui signifiait :
— Si vous voulez…
— Qui ?…
— Il faisait noir…
— Alors, dites-moi pourquoi vous avez prétendu que l’assassin portait des souliers jaunes… N’était-ce pas pour détourner les soupçons du vrai coupable, que vous connaissez ?…
Le jeune homme s’étreignit le front à deux mains.
— Je n’en peux plus !… gémit-il.
— Répondez !…
— Non… Faites ce que vous voudrez…
— Introduisez le témoin suivant…
La porte une fois ouverte, ce fut Adèle qui s’avança, avec une assurance exagérée. D’un coup d’œil, elle fit le tour de l’assemblée, pour se rendre compte de ce qui s’était passé. Elle lança un long regard au télégraphiste qu’elle parut étonnée de trouver aussi accablé.
— Je suppose, Le Clinche, que vous reconnaissez la femme que le capitaine Fallut a tenue cachée dans sa cabine pendant toute la campagne et dont vous avez été l’amant…
Il la regarda froidement. Et pourtant les lèvres d’Adèle s’entrouvraient déjà pour un sourire engageant.
— C’est elle.
— En somme, à bord, vous étiez trois à tourner autour de sa personne : le capitaine, le chef mécanicien et vous… Vous l’avez eue, une fois tout au moins… Le chef mécanicien n’a pas réussi… Est-ce que le capitaine a su que vous l’aviez trompé ?…
— Il ne m’en a jamais parlé.
— Il était très jaloux, n’est-ce pas ?… C’est à cause de cette jalousie qu’il est resté trois mois sans vous adresser la parole…
— Non…
— Comment ? il y a donc une autre raison ?…
Et voilà qu’il était pourpre, qu’il ne savait où regarder, qu’il balbutiait trop vite :
— C’est-à-dire que c’est peut-être à cause de cela… Je ne sais pas…
— Quel autre sujet de haine ou de méfiance y avait-il entre vous ?
— Je… Il n’y en avait pas… Vous avez raison… Il était jaloux…
— À quel sentiment avez-vous obéi en devenant l’amant d’Adèle ?
Silence.
— Vous l’aimiez ?
— Non ! laissa-t-il tomber d’une voix sèche.
Et la femme de glapir :
— Merci bien ! Du moins, tu es poli, toi !… N’empêche que, jusqu’au dernier jour, tu as tourné autour de moi… Est-ce vrai ?… Il est vrai aussi qu’une autre t’attendait sans doute à terre…
Gaston Buzier affectait de siffloter, les doigts passés dans les entournures du gilet.
— Dites-moi encore, Le Clinche, si, quand vous êtes remonté à bord après avoir assisté à la mort du capitaine, Adèle était bien enfermée dans sa cabine.
— Enfermée, oui !
— Donc, elle n’a pas pu tuer…
— Non ! Ce n’est pas cela, je vous jure…
Le Clinche s’énervait. Mais le commissaire Girard continuait pesamment.
— Buzier affirme que vous n’avez pas tué… Vous, après l’avoir accusé, vous vous rétractez… Une autre hypothèse est que vous soyez tous deux complices…
— Merci bien ! éclata Buzier avec un violent mépris. Quand je me mêlerai de commettre un crime, ce ne sera pas avec un… un…
— Cela suffit ! L’un et l’autre vous pouvez avoir tué par jalousie, puisque l’un et l’autre vous avez eu Adèle pour maîtresse.
Un ricanement de Buzier.
— Moi, jaloux !… et de quoi ?…
— Avez-vous encore des déclarations à faire ?… À vous, Le Clinche…
— Non !
— Buzier ?…
— Je tiens à dire que je suis innocent et je demande à être remis en liberté…
— Et vous ?…
Adèle se mettait du rouge aux lèvres.
— Moi… – coup de bâton gras – je… – regard à son miroir – n’ai rien à dire du tout… Tous les hommes sont des mufles !… Vous avez entendu ce gamin-là, pour qui j’aurais peut-être été capable de faire des bêtises ?… Pas la peine de me regarder comme ça, Gaston… Maintenant, si vous voulez mon avis, c’est que dans toute cette histoire de bateau, il y a des choses que nous ne savons pas… Du moment qu’on a appris qu’il y avait une femme à bord, on a cru que cela expliquait tout… Et s’il y avait autre chose ?…
— Par exemple ?…
— Je ne sais pas moi !… Je ne suis pas de la police…
Elle tassait ses cheveux sous sa toque de paille rouge. Maigret remarqua que Pierre Le Clinche détournait la tête.
Les deux commissaires échangèrent un coup d’œil. Girard prononça :
— Le Clinche va rentrer dans sa cellule… Vous deux, vous attendrez au parloir… Dans un quart d’heure, je vous ferai savoir si vous êtes libres ou non…
Les policiers restèrent seuls, soucieux l’un comme l’autre.
— Vous voulez proposer au juge d’instruction de les remettre en liberté ? questionna Maigret.
— Oui ! Je crois que c’est le mieux à faire ! Ils sont peut-être mêlés au drame. N’empêche qu’il y a d’autres éléments qui nous échappent…
— Parbleu !
— Allô !… Donnez-moi le palais de justice du Havre, mademoiselle… Allô !… Le Parquet, oui…
Pendant qu’un peu plus tard le commissaire Girard parlait au magistrat, il y eut une rumeur dans les couloirs. Maigret se précipita, aperçut Le Clinche, par terre, qui se débattait au milieu de trois hommes en uniforme.
Il était dans un état d’exaltation terrifiant. Ses yeux, injectés de sang, lui sortaient de la tête. La bouche bavait. Mais, tenu de toutes parts, il ne pouvait plus remuer.
— Qu’est-il arrivé ?
— On ne lui avait pas mis les menottes, vu qu’il était toujours calme… Alors, en passant dans ce couloir, il a essayé de prendre mon revolver à ma ceinture. Il y est arrivé… Il voulait se tuer… J’ai pu l’empêcher de tirer…
Couché sur le sol, Le Clinche regardait fixement au-dessus de lui et ses dents s’enfoncèrent dans la chair de ses lèvres, mêlant du sang à la salive.
Le plus touchant, c’étaient les larmes qui roulaient sur ses joues ternes.
— Peut-être qu’un médecin…
— Non ! Lâchez-le ! commanda Maigret.
Et quand l’autre fut seul sur les pavés :
— Debout !… Allons !… Plus vite que ça !… Et tranquille !… Sinon, vous recevez ma main sur la figure, sale gosse que vous êtes…
Le télégraphiste obéit, docilement, peureusement. Tout son corps pantelait de fièvre. Il s’était sali en tombant.
— Qu’est-ce que vous faites de votre fiancée, dans tout ça ?…
Le commissaire Girard arrivait.
— Entendu ! dit-il. Ils sont libres tous les trois, mais ils n’ont pas le droit de quitter Fécamp… Que s’est-il passé ?…
— Cet imbécile a voulu se tuer !… Si vous le permettez, je vais m’en occuper…
Ils marchaient tous les deux le long du quai. Le Clinche s’était passé de l’eau fraîche sur le visage, qui restait marqué de plaques rouges. Les yeux étaient fiévreux, les lèvres colorées.
Il portait un complet gris de confection, à trois boutons, qu’il fermait sans souci d’élégance. Sa cravate était mal faite.
Maigret, les mains dans les poches, allait d’un air obstiné en grommelant comme pour lui-même :
— Vous devez comprendre que je n’ai pas le temps de vous faire de la morale… Une seule chose : votre fiancée est ici… C’est une brave petite, qui est accourue de Quimper et qui a remué ciel et terre… Ce n’est peut-être pas la peine de la désespérer…
— Elle sait ?…
— Il est inutile de lui parler de cette femme…
Maigret ne cessait de l’observer. Ils atteignaient les quais. Les couleurs vives des barques de pêche éclataient dans le soleil. Les trottoirs étaient animés.
Or, tantôt Le Clinche semblait reprendre goût à la vie, regarder le décor avec espoir et tantôt ses prunelles se durcissaient, fixaient hargneusement gens et choses.
Il leur fallait passer tout près de l’Océan, dont c’était le dernier jour de déchargement. Il restait trois wagons en face du chalutier.
Sans insister, le commissaire murmura en désignant des points dans l’espace :
— Vous étiez là… Gaston Buzier ici… Et c’est à cette place qu’un troisième a étranglé le capitaine…
Son compagnon respira profondément, détourna la tête.
— Seulement, il faisait noir et vous ne pouviez vous reconnaître les uns les autres… En tout cas, le troisième n’était ni le chef mécanicien ni le second officier, qui se trouvaient tous les deux avec les hommes au Rendez-Vous des Terre-Neuvas…
Le Breton, qui était sur le pont, aperçut le télégraphiste, alla se pencher à l’écoutille d’où trois marins sortirent pour regarder Le Clinche.
— Venez !… lui dit Maigret. Marie Léonnec nous attend…
— Je ne peux pas…
— Qu’est-ce que vous ne pouvez pas ?…
— Aller là-bas… Je vous en supplie, laissez-moi !… Qu’est-ce que cela peut vous faire que je me détruise ?… Surtout si cela doit être mieux pour tout le monde !…
— Le secret est si lourd, Le Clinche ?
L’autre se tut.
— Et vous ne pouvez vraiment rien dire, n’est-ce pas ?… Si ! une chose : est-ce que vous désirez encore Adèle ?…
— Je la déteste !
— Je n’ai pas dit cela ! J’ai dit désirer, comme vous l’avez désirée pendant toute la campagne… Nous sommes entre hommes… Vous avez eu beaucoup d’aventures, avant de connaître Marie Léonnec ?…
— Non… des choses sans importance…
— Et jamais la passion, l’envie d’une femme au point d’en pleurer…
— Jamais…, soupira-t-il, en détournant la tête.
— Alors, c’est à bord que c’est arrivé… Il n’y avait qu’une femme, dans un décor rude, monotone… De la chair parfumée dans le chalutier empestant le poisson… Vous dites ?…
— Rien…
— Vous avez oublié votre fiancée ?
— Ce n’est pas la même chose…
Maigret le regarda en face et fut stupéfait du changement qui venait de se produire. Son compagnon avait soudain un front buté, un regard fixe, la bouche amère. Et pourtant, malgré tout, il restait de la nostalgie, du rêve dans l’expression.
— Marie Léonnec est jolie… poursuivit Maigret qui suivait son idée.
— Oui…
— Et beaucoup plus distinguée qu’Adèle… En outre, elle vous aime… Elle est prête à tous les sacrifices pour…
— Mais taisez-vous donc ! gronda le télégraphiste. Vous savez bien que… que…
— …Que c’est autre chose !… Que Marie Léonnec est une jeune fille sage, qu’elle sera une épouse modèle, qu’elle soignera bien ses enfants mais que… qu’il manquera toujours quelque chose, pas vrai ?… Quelque chose de plus violent… Quelque chose que vous avez connu à bord, caché dans la cabine du capitaine, la peur vous serrant un peu la gorge, dans les bras d’Adèle… Quelque chose de vulgaire, de brutal… L’aventure… Et l’envie de mordre, de faire un geste définitif, de tuer ou de mourir…
Le Clinche le regarda avec étonnement.
— Comment sa…
— Comment je sais ?… Parce que cette aventure-là, chacun l’a vue passer au moins une fois dans sa vie… On pleure ! On crie ! On râle !… Puis, quinze jours après, en regardant Marie Léonnec, on se demande comment on a pu se laisser émouvoir par une Adèle…
Tout en marchant, le jeune homme fixait l’eau miroitante du bassin. On y voyait s’étirer le reflet du liseron blanc, rouge ou vert des bateaux.
— La campagne est finie… Adèle est partie… Marie Léonnec est ici…
Il y avait eu un moment de calme. Maigret continua :
— La crise a été dramatique, un homme est mort, parce que la passion était à bord et…
Déjà Le Clinche était empoigné à nouveau par sa fièvre :
— Taisez-vous ! Taisez-vous ! répéta-t-il d’une voix sèche. Non !… Vous voyez bien que ce n’est pas possible…
Il avait les yeux hagards. Il se retourna pour voir le chalutier qui, presque vide maintenant, était monstrueusement haut sur l’eau.
Ses terreurs le reprenaient.
— Je vous jure… Il faut me laisser…
— Le capitaine aussi, à bord, pendant toute la campagne, était angoissé, n’est-ce pas ?…
— Que voulez-vous dire ?
— Et le chef mécanicien ?…
— Non.
— Il n’y avait que vous deux !… C’était bien de la peur, Le Clinche ?…
— Je ne sais pas… Laissez-moi, de grâce !…
— Adèle était dans la cabine… Trois hommes rôdaient… Et pourtant le capitaine ne voulait pas céder à son désir, restait des jours et des jours sans parler à sa maîtresse… Et vous, vous la regardiez à travers les hublots, mais, après une seule rencontre, vous ne l’avez plus touchée…
— Taisez-vous…
— Les hommes, dans les soutes, dans le poste, parlaient du mauvais œil et la campagne allait de mal en pis, de fausse manœuvre en accident… Un mousse à l’eau, deux hommes blessés, la morue avariée et l’entrée ratée dans le port…
Ils tournaient l’angle du quai et la plage s’étalait devant eux, avec sa digue bien propre, ses hôtels, les cabines et les fauteuils multicolores sur les galets.
Dans une tache de soleil, on reconnaissait Mme Maigret, assise dans un fauteuils transatlantique, près de Marie Léonnec qui portait un chapeau blanc.
Le Clinche suivit le regard de son compagnon, s’arrêta net, les tempes moites.
Et le commissaire continuait :
— Il n’a pas suffi d’une femme… Venez !… Votre fiancée vous a vu…
C’était vrai. Elle se levait. Elle restait un instant immobile, comme si l’émotion était trop forte. Et maintenant elle se précipitait le long de la digue, tandis que Mme Maigret déposait son ouvrage de couture et attendait.