Chapitre XIX

L’herbe à éléphants défilait de chaque côté de la route qui s’était transformée en piste de latérite. Ils croisaient de moins en moins de véhicules. Ils avaient dépassé une dizaine de villages, sans rencontrer aucun barrage… Malko conduisait le plus vite possible, zigzaguant entre les trous.

Un panneau apparut… Slow down. Border.

Bill Hodges s’agita, nerveux, caressant le riot-gun. Des cases sur la gauche, puis une esplanade, avec des baraquements. La douane, des policiers, des soldats. Trois véhicules attendaient déjà. L’un d’eux avait toute sa cargaison par terre.

— Oh là, là ! fit l’Irlandais, je n’aime pas ça. Ils ont faim, ici. Ils vont nous faire ouvrir. Et s’ils voient ce qu’on transporte, on est bons…

— Qu’est-ce qu’on fait ?

— Vous voyez la barrière là-bas ? De l’autre côté, c’est la Guinée. Foncez au dernier moment. Maintenant, appuyez vers la droite, comme si vous alliez vous arrêter.

Malko s’exécuta. Les douaniers lui firent signe de stopper. Il leur sourit et accéléra brusquement, traversant la place dans un nuage de poussière. La barrière – un simple poteau de bois – se cassa comme un fétu de paille sous le pare-chocs du Leyland. Dans le rétro, Malko vit des gens courir dans tous les sens, des soldats qui se précipitaient dans une jeep. Bill Hodges ricana.

— De toute façon, ils ne peuvent rien faire. Nous sommes déjà en territoire guinéen.

Ils traversèrent le no man’s land et débouchèrent dans ce qui semblait être un cimetière de voitures… Un minuscule poste de douane et de police.

— Ici, je les connais, annonça l’irlandais. Pas de problèmes.

Il descendit du camion et fila vers la baraque en bois qui abritait la police. Malko attendit, moteur en route. Bambé ouvrit de grands yeux effrayés.

— Ils ne vont pas nous mettre en prison ? demanda-t-elle.

Bill Hodges revint cinq minutes plus tard, radieux. Il remonta dans le camion.

— On y va. Ici, ce sont les dollars qui marchent…

Un soldat en guenilles leva l’inévitable barrière de bois et ils pénétrèrent en Guinée… La route n’était pas meilleure, mais il n’y avait aucune circulation. Après trente ans de marxisme avec Sekou Touré, le pays était saigné à blanc… Dans deux heures ils seraient à Conakry et Malko retrouverait la civilisation et la CIA.


* * *

Les contours violets du massif montagneux du Fouta Djalon occupaient tout l’horizon à l’est de la piste menant à Conakry. Bambé et Wild Bill somnolaient. Ils n’avaient pas croisé un véhicule en une heure. La piste défoncée sinuait au milieu d’une savane maigre parsemée de villages qui semblaient abandonnés. Pas de boutiques, pas cette animation habituelle de l’Afrique… La Guinée était sinistrée. Le nez sur la route, Malko se demandait comment il allait parvenir à Abidjan. Il ne serait tranquille qu’une fois certain que l’alerte y aurait été donnée. Le Fouta Djalon, qui ne mesurait pourtant que mille mètres, semblait de plus en plus envahissant, mangeant tout l’horizon… Bill s’ébroua.

— On n’est plus loin.

Effectivement, après un contrôle de police, un ruban asphalté superbe, en bon état, remplaça la piste. Ils se traînèrent longtemps dans les faubourgs de Conakry avant de se trouver en face de l’hôtel Independance, le seul de Conakry… Bambé ouvrait des yeux immenses devant les vitrines.

— Qu’allez-vous faire ? demanda Malko à Bill Hodges.

L’irlandais sourit.

— Si vous me laissez le camion, je repars…

— Où ?

— Acheter des diamants. Moi aussi je connais les coins, mais je n’avais pas l’argent…

— Vous allez retourner en Sierra Leone ?

L’Irlandais haussa les épaules.

— Je ne passerai pas par la piste principale. En Afrique on peut toujours s’arranger, surtout avec un tel tas de pognon…

— Le camion est à vous, dit Malko.

Le mercenaire irlandais l’avait bien mérité.

— OK, dit Bill. Dans ce cas, je vais dormir dedans… Je n’ai pas envie de me le faire piquer.

Le hall de l’Independance grouillait d’hommes d’affaires de tous les pays. La Guinée repartait. Malko prit une chambre pour Bambé et lui et se jeta sur le téléphone. Tandis que la sonnerie grelottait, il avait du mal à maîtriser les battements de son cœur.

On décrocha et une voix annonça :

— Ici, l’ambassade des États-Unis.

— Passez-moi Mr Mac Bain, fit Malko. De la part de Jim.

Trente secondes plus tard, il avait en ligne le chef de Station de la CIA à Conakry. Qui semblait tout aussi anxieux que lui.

— Où êtes-vous ? Nous avons reçu le message annonçant votre possible arrivée hier soir.

— À l’Independance, fit Malko.

Holy God ! fit l’Américain, je pensais que vous ne pourriez jamais franchir la frontière. J’ai capté la radio de Freetown. Ils vous recherchent comme des fous là-bas.

— Et Abidjan ?

— Ils sont prévenus. Relax. J’ai fait venir un jet privé qui va vous y emmener demain matin. Il n’y a pas d’avion régulier. Avez-vous besoin de quelque chose ?

— De dormir et de prendre une douche, dit Malko.

— OK, je vous donne le numéro de chez moi, mais attention, le téléphone fonctionne mal. Je passerai vous voir à l’hôtel tout à l’heure…

Malko raccrocha. Indiciblement soulagé. Tout cela n’avait pas été inutile. Les deux terroristes chiites allaient débarquer en terrain miné… Bambé l’observait avec une drôle d’expression. Une petite fille devant un magasin de jouets.

— Je voudrais que tu me donnes de l’argent, fit-elle. Il y a tant de belles choses ici… Tu as vu ces magasins… Même dans l’hôtel.

Malko lui tendit une poignée de billets de cent dollars qu’elle prit, émerveillée, avant de disparaître… Encore une heureuse. Il se déshabilla et se jeta sous la douche anémique. L’air conditionné ne marchait pas.

En dépit des assurances de Mac Bain il avait hâte d’être à Abidjan. Il se méfiait de la ruse des Iraniens.


* * *

Tous les hommes présents dans la salle à manger de l’Independance posèrent leurs couverts en même temps, les yeux fixés sur la porte. Bambé était resplendissante. Une princesse d’ébène. Une robe noire très ajustée moulait son corps admirable comme un gant, elle avait mis des bas sur sa peau sombre et marchait difficilement sur des escarpins de douze centimètres. Mais le plus étonnant était sa voilette accrochée à un petit chapeau. Sa grande bouche peinte en carmin luisait dessous comme un phare érotique. Même ses talons hauts n’empêchaient pas le balancement de ses hanches, plus sensuel que jamais…

Elle se laissa tomber à la table de Malko.

— Est-ce que je suis belle ?

Wild Bill avait les yeux hors de la tête. À la table voisine, un Japonais solitaire faillit s’enfoncer sa fourchette dans l’œil. Bambé croisa les jambes dans un crissement de nylon. Malko vit que l’un de ses bas s’était détaché… Tranquillement, elle releva sa robe sur sa cuisse charnue et le rajusta.

— C’est la première fois que j’en mets, expliqua-t-elle, ils m’ont montré dans la boutique, mais c’est difficile…

Ses seins pointus semblaient prêts à crever la soie. Ses ongles avaient été faits et elle s’était trempée dans du parfum. Malko leva son verre de château-margaux.

— Tu es absolument superbe !

Elle eut beaucoup de mal à manger avec la voilette, refusant obstinément de la relever. Elle croisait et décroisait tout le temps les jambes, ce qui produisait une suite de crissements d’un érotisme délicieux. Les serveuses en boubou, effarées, ne la quittaient pas des yeux.

À la fin du dîner, Wild Bill demanda du cognac et on lui apporta une bouteille de Gaston de Lagrange. Il emplit trois verres et leva le sien :

— Il y a longtemps que je ne m’étais pas autant amusé.

Bambé, sans même le réchauffer, but bravement son cognac. Peu habituée à l’alcool, elle manqua s’étouffer, mais ses yeux marron s’allumèrent encore plus. Sous la table, sa jambe pressait celle de Malko, impérieusement. Ce dernier se leva, abandonnant Bill Hodges en tête-à-tête avec la bouteille de Gaston de Lagrange… Dans l’ascenseur, la jeune Noire entreprit contre Malko une danse du ventre endiablée.

À peine arrivés dans la chambre, elle tomba à genoux devant lui et s’empara fiévreusement de son érection… Relevant délicatement sa voilette, elle engloutit le sexe avec componction, puis, au bout d’un moment, releva la tête et demanda avec une anxiété touchante :

— C’est bien comme ça que font les Blanches ?

Malko l’assura aussitôt qu’une Noire valait largement une Blanche… Encouragée, Bambé continua. C’est Malko qui l’écarta et la coucha sur le lit.

— Ne m’enlève pas ma robe ! supplia-t-elle.

Du coin de l’œil, elle se regardait dans la glace au-dessus de la table. Il fit glisser le triangle de dentelle et s’enfonça en elle, qui le retint de toutes ses forces, se démenant sous lui, avec des petits cris extasiés, jusqu’à ce qu’elle donne un violent coup de reins accompagné d’un cri bref.

Malko la quitta doucement et elle poussa un petit gémissement de reproche.

— Non, attends, ne t’en vas pas.

Il n’allait pas loin. Avec douceur, il l’aida à se mettre debout, face à la grande glace. Bambé s’y mira, ravie, la voilette à peine dérangée. Malko admirait la courbe ronde de ses reins superbement cambrés. Un profil de reine… Très lentement, il glissa son membre tendu à l’extrême entre les deux globes d’ébène à la fermeté élastique. Bambé gloussa, continuant à s’observer dans la glace. Le sillon était si profond, en raison de la cambrure de Bambé que Malko avait déjà l’impression d’être en elle, alors qu’il ne faisait encore que l’effleurer.

Par jeu, Bambé s’amusa à le serrer, tandis qu’il montait et descendait, comme s’il ignorait encore où s’enfoncer. C’est elle qui, passant une main entre leurs deux corps, se saisit de son sexe roide et le plaça de façon telle que Malko n’eut plus qu’à appuyer de tout son corps pour entrer dans ses reins.

Bambé poussa un cri et ses fesses se durcirent, comme pour empêcher le membre qui la violait d’aller plus loin. Puis, d’un coup, sa croupe devint toute molle et Malko s’enfonça sans effort jusqu’à la garde. La jeune Noire haletait, poussait de petits gémissements de douleur, puis, insensiblement les mouvements désordonnés de ses hanches firent place à un balancement rythmé. D’une voix languissante, elle soupira :

— Ah, c’est bon, tu sais, tu me casses le cabinet…

Debout, appuyée au mur, elle ne perdait pas une, miette du spectacle de son propre viol, renvoyé par la glace.

Malko ne put surfer très longtemps sur cette extraordinaire vague de plaisir. D’un ultime et puissant coup de hanches, il se vida dans les reins complaisants de Bambé qui salua son explosion d’un coup de croupe provocant. Plus tard, lorsqu’ils se détachèrent, encore titubants d’ex :

— Oh, tu es gentil ! J’avais peur que tu m’empêches…

Une dernière fois, elle se colla contre lui, murmurant à son oreille.

— Tu reviendras à Freetown ?

— Peut-être, dit Malko.

Il n’y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas.


Wild Bill Hodges lui broya les phalanges, avec un sourire grinçant.

— Quand je pense que je vais passer le restant de mes jours en paix grâce au pognon de ce fumier de Libanais, fit-il, je bande… On s’est bien amusés. Peut-être un jour, je débarquerai dans votre château…

Malko les regarda monter dans le Leyland. Bambé avait emmené dans sa valise toute neuve sa tenue de ville. Il faisait confiance à l’Irlandais pour la lui faire sortir en pleine brousse… Le camion s’éloigna et il fit demi-tour. Les affaires reprenaient…

Lorsque le Falcon décolla, il aperçut un tout petit point sur la piste s’enfonçant dans la brousse. Le camion chargé à ras bord de leones, filant vers la Sierra Leone. Malko se demanda comment vieillissait un homme comme Wild Bill Hodges. Le moment viendrait où il ne pourrait plus se lancer dans ses histoires de folie. Comme pour les éléphants, il devait y avoir des cimetières où les vieux aventuriers allaient se cacher pour mourir. Car ils disparaissaient tous à un moment donné…


* * *

L’aéroport d’Abidjan grouillait d’activité. Plusieurs 747 et DC 10 décollaient ou atterrissaient. Un ciel lourd et nuageux laissait filtrer une chaleur étouffante. Dès que le Falcon stoppa près de l’aérogare, une Ford grise s’approcha et deux hommes en descendirent. Quand Malko émergea de la passerelle, le premier se présenta.

— Stanley Parker.

Celui qui avait lancé l’opération. Il semblait euphorique. Malko prit place dans la voiture qui sortit de l’aéroport sans passer par les formalités d’immigration grâce à une autorisation spéciale.

— Quelles nouvelles ? demanda Malko.

— Excellentes. La police ivoirienne a arrêté Nabil Moussaoui ce matin, au moment où il se préparait à acheter son billet, annonça l’Américain.

« Nous avions alerté les autorités ivoiriennes sur tous les porteurs de passeports sierra-leonais. Le sien était authentique mais à un nom qui ne correspondait pas à la photo que nous possédons. Dans ses bagages, on a trouvé un pistolet et plusieurs pains d’explosifs avec des détonateurs. Après une conversation avec les policiers ivoiriens, il a avoué avoir projeté le détournement du DC 10 qui part ce soir d’Abidjan, à destination de Paris, avec une correspondance sur New York.

Malko imaginait ce qu’avait pu être la « conversation ».

— Et son complice, Mansour Kadar ?

— Il a franchi la frontière avec lui, avec également un passeport sierra-leonais. Nabil Moussaoui jure ignorer sous quel nom il voyageait et qu’ils se sont séparés en arrivant en ville. L’autre, d’après lui, avait une mission différente. Les Ivoiriens le recherchent activement.

C’est-à-dire qu’ils avaient une chance de le retrouver avant la fin du siècle.

— C’est ennuyeux, remarqua Malko.

Stanley Parker balaya ses états d’âme.

— Pas de problème : aucun porteur d’un passeport sierra-leonais ne montera à bord de cet appareil sans avoir été vérifié jusqu’à l’intérieur de ses os. Maintenant, souriez, le chef de Station tient à vous féliciter lui-même.

Malko ne voulut pas gâcher sa joie. Pourtant, une petite voix lui murmurait que c’était trop beau, trop carré. Il devait y avoir un piège quelque part. Mais où ?

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