Chapitre IV

Malko, instinctivement, plongea à terre en une fraction de seconde. Une détonation assourdissante secoua la pièce et un trou gros comme le poing apparut dans la porte du jardin juste derrière sa tête. Roulant sur lui-même, il bondit hors de la pièce. Pas encore revenu de sa surprise… Son agresseur avait contourné le bar et fonçait derrière lui. Impossible de regagner sa voiture. L’autre aurait le temps de le réduire en charpie. Malko détala le long de la piscine, poursuivi par les glapissements de l’homme au fusil.

Arrivé au fond du jardin, il sauta par-dessus une rambarde de pierre le séparant de la plage. Au moment où il retombait, une nouvelle détonation claqua et des éclats de pierre jaillirent au-dessus de sa tête. Accroupi sur le sable, il regarda autour de lui. La plage s’allongeait à perte de vue, déserte. L’autre allait le tirer comme un lapin… Malko prit sa décision en une fraction de seconde, se recroquevillant derrière un arbre rabougri, tendu, prêt à bondir. Il n’eut pas longtemps à attendre. Avec des grognements, son poursuivant se hissa sur la margelle de pierre blanche et toucha lourdement le sol, serrant son shot-gun de la main droite.

Il aperçut Malko au moment où ce dernier lui expédiait une poignée de sable en plein dans les yeux… Il tituba, s’essuyant de son bras gauche… Le pied de Malko partit comme un missile, visant la main qui tenait le fusil… L’impact arracha l’arme, déclenchant un nouveau coup, qui creusa un entonnoir dans la plage… Malko plongea et ramassa le shot-gun Beretta. Il appuya l’extrémité du canon sur la gorge de son agresseur qui s’apprêtait à se jeter sur lui.

— On se calme ! dit-il. Si je me souviens bien, il y a encore cinq cartouches là-dedans…

L’homme au Beretta essuyait ses yeux pleins de sable en rugissant des injures. Malko l’examina. Etrange personnage. Tout son avant-bras gauche était tatoué d’un Christ en croix bleu. Le droit offrait une statue de la Vierge Marie… Son jean retenu par une ceinture de cow-boy disparaissait dans des bottes texanes… Le visage marbré de plaques rouges, les cheveux gris très courts et les yeux enfoncés lui donnaient un air nettement inquiétant.

— Bill Hodges ? demanda-t-il.

— Vous savez foutrement bien qui je suis ! grommela l’Irlandais. Qu’est-ce que vous attendez pour me foutre les tripes en l’air ?

Il avait la voix d’un homme qui s’est gargarisé avec de la fonte en fusion. Plus un accent bizarre, entre le Texas et New York… Fixant Malko avec une haine pas possible.

— Calmez-vous, dit Malko, je ne suis pas libanais et je ne vous veux aucun mal…

Wild Bill lui jeta un regard méfiant et stupéfait.

Who the hell are you ?

Malko baissa le shot-gun et lui tendit la main.

— Malko Linge. Je viens de la part de Jim.

Les traits de l’Irlandais se détendirent.

— Jim ! Mais alors vous êtes un des « boys[22] »…

— Si vous voulez…

Wild Bill eut une mimique affligée :

— Merde ! J’ai failli vous tuer. Je suis vraiment désolé. Mais je ne pouvais pas savoir…

— Vous accueillez toujours les gens comme ça ? demanda Malko, en s’époussetant.

Wild Bill enleva encore quelques grains de sable de son œil gauche avant de répondre.

— Non, mais j’ai piqué une Libanaise à un gars. Depuis, ils font tout pour la récupérer. Ils ont envoyé des flics que j’ai virés, puis ils sont venus eux-mêmes. Ils m’ont menacé… Moi, William Hodges, comme si j’avais peur d’un enculé de Libanais ! Et j’ai appris qu’ils voulaient l’enlever. Alors, dimanche a la messe, j’ai prévenu mon copain Songu qui dirige la police : « Si ces enculés viennent, je vais m’en payer deux ou trois. » Il a répondu : « Dieu reconnaîtra les siens… » Faut dire qu’il n’aime pas les Libanais. Alors j’ai cru que c’était eux… J’avais laissé ouvert pour qu’ils ne se méfient pas.

« Venez, on va se réconcilier.

— Je ne suis pas fâché, remarqua Malko.

L’irlandais lui envoya une claque dans le dos à lui faire cracher ses poumons.

— Tiens, vous mériteriez d’être irlandais…

Ils regagnèrent le jardin. Deux domestiques noirs apparurent, craintifs, et l’Irlandais se mit à les houspiller en créole. L’un d’eux disparut et revint s’installer derrière le bar, avec une veste blanche. Malko tendit le shot-gun à l’Irlandais qui le jeta sur un canapé et lança :

— S’ils arrivent, nous serons deux pour les recevoir. Je vomis les Libanais… Ils viennent tout de suite après le crapaud. Figurez-vous que j’avais dit à mes boys que si on égorgeait un Libanais et qu’on répandait son sang dans la terre, cela faisait pousser les diamants… Ces cons m’ont cru, mais ils ont pas osé essayer… Ils sont trop gentils.

Il ouvrit une bouteille de Moët, remplit deux coupes et choqua la sienne contre celle de Malko.

Tout l’arrière du bar était tapissé de billets de cinq livres émis par l’état éphémère du Biafra.

Surprenant le regard de Malko, Wild Bill soupira :

— Ils m’avaient payé avec ça… Bienvenue à Lakka. Je vais vous présenter ma beauté.

Il se retourna aussitôt et hurla :

— Yassira !

Quelques instants plus tard, une jeune femme apparut, drapée dans une longue robe d’hôtesse blanche aux incrustations d’or, l’air apeuré. Malko s’attendait à voir une brune : Yassira était blonde comme les blés avec d’immenses yeux bleus ; le corps était plus oriental, avec ses seins épanouis, ses hanches en amphore et une chute de reins somptueuse. La bouche, grande et bien dessinée, s’ouvrit sur des dents régulières.

— Bonjour monsieur ! fit-elle d’une voix timide.

Bill Hodges adressa un clin d’œil à Malko.

— Vous comprenez pourquoi je ne veux pas la rendre à son porc de mari… Ce n’était pas tes copains, ajouta-t-il.

— Je comprends.

Ils burent le Moët en silence. Yassira s’était servi un Cointreau. L’Irlandais reposa son verre et lança :

— Bon, vous allez m’expliquer pourquoi vous êtes venu. Yassira, je te retrouve dans ta chambre.

Docilement, la Libanaise s’éclipsa, emportant son verre de Cointreau.

Malko ne voulait pas finasser. Wild Bill Hodges avait été dans trop de coups pourris pour qu’on le mène en bateau.

— Je travaille bien pour la CIA, dit-il. Nous avons des raisons de penser que les Iraniens préparent une action terroriste à partir d’ici. Avec la complicité d’un Libanais chiite, Karim Labaki.

— Labaki !

Il manqua s’étrangler.

— C’est l’oncle de Yassira. Un enculé. Qu’est-ce qu’il fout là-dedans ?

— Je l’ignore encore.

L’irlandais fit le tour du bar et se planta devant Malko, martelant !

— Même si je ne gagne pas un leone, je suis avec vous. Du moment qu’il faut faire chier ces fumiers de Libanais. Mais attention, Labaki est un Big Shot ici, il faut faire gaffe.

— Je sais, dit Malko.

Il raconta à l’irlandais toute l’histoire, mais sans lui parler des Israéliens. Bill Hodges remplissait inlassablement sa coupe de Moët et la vidait. Peu à peu, son regard devenait vitreux. Il bâilla à se décrocher la mâchoire.

— Je suis sûr que je peux vous aider, conclut-il, mais c’est l’heure de la sieste. On va continuer cette discussion tout à l’heure… Je vais vous installer.

Il se retourna vers le couloir menant aux chambres et appela :

— Seti !

Une fille aussi brune que Yassira était blonde surgit du couloir. De longs cheveux cascadaient sur ses épaules, entrelacés de fils d’or, de grands yeux noirs impénétrables illuminaient un visage rond et sensuel. Pakistanaise ou indienne. Elle posa sur Malko un regard lourd et effronté.

— Mon ami veut se reposer, dit-il. Conduis-le dans la chambre jaune.

Une lueur lubrique flottait dans ses petits yeux gris. Il s’apprêtait visiblement lui aussi à une sieste active.

Décidément, la visite au mercenaire irlandais était pleine de surprises…

Qui était cette Seti ? Vraisemblablement l’ancienne maîtresse de Wild Bill. Qui méritait bien son surnom. Malko examina la jeune fille, tout en finissant sa coupe de Mœt.

Elle était pieds nus, avec un pantalon bouffant en soie presque transparente, un bracelet à la cheville et un boléro de soie grège très ajusté.

— Venez, dit-elle.

Au bout du couloir, elle s’effaça pour laisser entrer Malko dans une chambre tendue de soie jaune où se dressait un lit à baldaquin.

— Voilà, dit-elle. Reposez-vous bien.

Au moment où elle se retournait, un cri traversa la cloison. Un cri de femme, rauque, bref, qui se prolongea en un halètement caractéristique. Malko sentit son sang se transformer en plomb brûlant… Il croisa le regard de Seti.

La jeune femme s’était figée, le regard trouble, ses prunelles noires démesurément agrandies. Ils demeurèrent immobiles quelques secondes, puis elle passa la langue sur ses lèvres. Il voyait sa poitrine se soulever comme pour écarter la soie du boléro. Le silence était retombé mais Seti semblait collée au sol, à quelques centimètres de Malko. Celui-ci était fasciné par les pointes tendues des seins moulés par la soie grège.

Il n’était certes pas venu pour un intermède érotique, mais sa réaction après un danger était toujours la même : une irrépressible envie de faire l’amour. Les prunelles noires de Seti le fixaient intensément. D’une main légère, il effleura l’une après l’autre les pointes des seins dressées.

La jeune femme fut secouée d’un bref frisson, mais ne se déroba pas. Malko s’enhardit, caressant tour à tour les deux seins à travers la soie du boléro. De l’autre côté de la cloison, il y eut une série de halètements, puis encore un cri vrillé de femme qui prend son plaisir. Seti tourna la tête, la bouche entrouverte, comme si son regard pouvait percer le mur. Malko sentait son ventre le brûler. Il l’entraîna à l’intérieur de la chambre et referma la porte. Puis doucement, il posa les mains sur ses hanches, écarta l’élastique retenant le pantalon de la taille fine. Il y avait une légère marque sur la peau brune. Il le tira sur les jambes de Seti, découvrant le ventre nu.

Seti n’avait pas bronché. Quand ses doigts se posèrent entre ses cuisses, il réalisa son état. Elle en tremblait. Le contact de ses doigts l’arracha à son rêve éveillé. Elle tourna la tête vers lui et dit d’une voix atone :

— Il la baise comme ça tous les jours…

Il la poussa sur le lit à baldaquin et elle se laissa faire, abandonnant son pantalon à terre. Malko, après s’être libéré, s’engloutit d’une seule poussée dans le ventre brûlant… Seti ferma les yeux et murmura :

Please, slowly.[23]


* * *

Il allait et venait doucement dans le miel de son ventre. Seti avait croisé ses jambes dans son dos, le bassin basculé pour qu’il puisse s’enfoncer en elle à la transpercer. Elle ne criait pas, ne gémissait pas, se mordant parfois les lèvres. Malko savait qu’elle n’avait pas encore joui. Sa peau cuivrée était inouïe de douceur, ses seins fermes et pleins ; ils faisaient l’amour comme s’ils s’étaient connus depuis toujours, sans un mot. Son érection semblait grandir à chaque seconde, mais il retenait l’explosion. La clim’ ne marchait pas et ils étaient en sueur. Soudain, il sentit que Seti allait jouir et il accéléra ses coups de reins. Son corps fut parcouru de frissons, elle étouffa de petits cris et retomba, épuisée, les yeux clos. Malko en profita pour retirer de son ventre son sexe encore dur et la faire rouler sur le côté.

Dans cette position, il plongea en elle, caressant sa poitrine pleine, ses hanches, le ventre plat, les cuisses moites et fermes.

Un cri violent, venu de l’autre pièce, le figea. Bref et sauvage. Seti se raidit. Le silence retomba. Elle dit d’une voix absente :

— Il vient d’entrer dans ses fesses. Il est très grand et il fait très mal.

Encore une plage de silence, puis une série de cris, moins violents, mais saccadés, mêlés de sanglots. Seti annonça de la même voix :

— Il continue. Il est à la moitié maintenant.

Elle commentait le viol de Yassira comme un match de foot… Malko ne bougeait plus. Soudain, il sentit les doigts de Seti se refermer autour de son sexe, l’arrachant d’elle pour le guider habilement plus haut. Elle s’était cambrée, presque agenouillée. Il n’eut qu’à donner un léger coup de reins pour imiter Wild Bill. Seti se prêta avec souplesse à cette fantaisie, bougeant doucement jusqu’à ce qu’il la prenne entièrement.

Tout à coup, des cris éclatèrent de l’autre côté de la cloison, brefs, déchirants, rapprochés. Seti murmura, d’une voix rauque :

— Il la défonce.

Il y avait un rien d’envie dans sa voix trop calme. Malko, à son tour, se déchaîna. Seti gémissait à coups brefs, envoyant sa croupe vers lui, le soulevant presque, jusqu’à ce qu’il explose au fond de ses fesses.

De l’autre côté de la cloison, le silence était revenu. Un peu plus tard, Seti remarqua d’une voix lasse :

— Cela fait trois semaines qu’il ne m’a pas touchée ! Avant, il me baisait tous les jours…

Elle descendit du lit, ramassa ses affaires et sortit de la chambre, nue. Laissant Malko perplexe. Wild Bill se doutait-il de ce qui s’était passé ? L’Irlandais était décidément un personnage bizarre… Après l’invisible Rugi, le second allié offert par la CIA semblait d’une fiabilité douteuse. Durant les explications de Malko, il pensait visiblement plus à ce qu’il allait faire à Yassira qu’aux terroristes iraniens.

Enfin… Malko était obligé de prendre ce qu’il trouvait.


* * *

Après une douche, les tatouages de Wild Bill semblaient presque neufs… L’Irlandais avait remis sa tenue de cow-boy et replongé dans le reste du Mœt. Yassira, les traits un peu marqués, un nouveau verre de Cointreau à la main, pour se remettre de ses émotions, regardait un film égyptien en cassette sur un magnétoscope Samsung couplé à une superbe télé Akai, importés sûrement en contrebande.

— J’ai parlé de votre problème avec Yassira, annonça l’irlandais. Elle connaît tous les Chiites de ce putain de pays. Mais elle n’a jamais entendu parler des deux types que vous cherchez.

— Tant pis, fit Malko, déçu.

— Il n’y a qu’une chose à faire, conclut Wild Bill. Aller parler à Labaki. Il n’y a qu’une douzaine de Palestiniens. On peut les avoir par surprise. Et si vos types sont là, on se les paie…

— Et sinon ?

Wild Bill eut un sourire carrément sinistre, tout en caressant le Christ en croix bleu sur son bras gauche.

— Il nous avouera bien où ils se trouvent, ce gros porc… D’après ce que vous me dites, il devrait le savoir.

— Et les conséquences ?

L’irlandais haussa les épaules.

— Je commence à en avoir assez de ce pays. Nous nous tirerons ensemble. Par la piste. Au Liberia ou en Guinée. Pas de problème…

C’était une solution extrême et peu fiable. Yassira se mêla soudain à la conversation et dit de sa voix douce :

— J’ai entendu dire que Forugi, le directeur du Centre Culturel iranien, a une maîtresse sierra-leonaise.

— Vous savez son nom ? demanda Malko.

— Non. Mais Freetown est une petite ville. Cela doit être facile à trouver. Officiellement, elle est standardiste à la Résidence des Iraniens dans Hillcot Road.

— C’est une Chiite ?

— Je ne crois pas.

— Comment l’avez-vous su ?

— Mon oncle en a parlé à plusieurs reprises. Il se moquait des iraniens qui donnent des leçons de morale à tout le monde.

Enfin une brèche dans le système chiite. Même si c’était sujet à caution. Wild Bill semblait tout triste d’abandonner son projet d’attaque frontale, mais fit contre mauvaise fortune bon cœur. Seti entra dans la pièce et n’eut pas un regard pour lui. Traversant comme un fantôme. Malko comprenait mal l’irlandais. Elle était beaucoup plus belle que Yassira… Enfin, sa rencontre avec le mercenaire n’avait pas été inutile.

Il ne restait plus qu’à commencer son enquête à Freetown. L’informatrice de Jim Dexter, la mystérieuse Rugi, pourrait peut-être l’aider. Si on remettait la main dessus.

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