CHAPITRE VIII À prendre ou à lécher

— C’est bien « ça », n’est-ce pas ? demande le brigadier Narcisse en présentant à Pinuche une pauvre chose tordue, terreuse et grimaçante.

Pinaud sourit à ce rictus infâme lové au creux de la monstrueuse poigne.

— Merci, Narcisse, vous avez eu toute la peine, dit-il en fourbissant la chose avec sa jupe avant de se la tant bien que mal rajuster in the clapoir.

Le gendarme-chef remarque mon visage détendu. L’estimant de bonne augure, il s’enhardit :

— Vous accepteriez de dîner avec nous, monsieur le commissaire ?

— Sans façon, refusé-je. J’aimerais téléphoner.

— Comment donc ! La ligne est à vous !

Il me filerait même sa mégère en supplément, plus sa belle-doche, son canari et ses brodequins de cérémonie.

Je demande le 69 à Caducet et je l’obtiens si rapidement que, pendant une pincée de secondes, j’ai l’impression de ne pas être en France.

Une voix féminine, pas désagréable du tout, répond à mon appel.

— Allô ! J’écoute…

Le « ô » est traînant comme une robe de mariée.

— Qui est à l’appareil ? m’enquiers-je, surpris, croyant à un faux numéro.

— La gouvernante du docteur Bérurier, rétorque la voix.

En v’là un qui n’a pas perdu de temps pour remplacer la mère Pinuche. Je vous parie ce que vous savez contre n’importe quoi plié dans du papier de soie, que Sa Majesté a embauché une luronne du pays.

— Je voudrais parler au docteur.

— Il n’est pas revenu de ses visites, y a une commission ?

— Dites-lui que son cousin Antonio lui demande de l’appeler sitôt qu’il rentrera au numéro que je vais vous donner…

Je place ma main chevaleresque sur le turlu :

— C’est le combien, ici ?

Narcisse me file son tube et j’annonce la couleur à la camériste du Gravos.

— J’ai idée que le Mastar t’a trouvé une remplaçante, dis-je à Pinuchard, après avoir raccroché.

Puis, sèchement, au brigadier.

— Laissez-nous, je vous prie !

Il a beau se sentir en faute, il n’en revient pas, le brigadinche. C’est la première fois qu’on le vire de son propre bureau. Il m’interprète un moment la première figure de « Miarka-la-fille-à-l’Ourse » avant de s’emmener promener.

— Tu l’as vexé, déplore l’Attendri.

— M’en fous. Écoute, raclure, j’ai l’impression que nous tenons le bon bout, il s’agit de ne pas le lâcher.

— Je te suis mal, avoue le Frêle.

— Aussi mal que tu as suivi hier tes déménageurs, hein ?

Mon ami hausse ses maigres et fatalistes épaules.

— J’ai fait de mon mieux.

— Une fracture du crâne et un passage à tabac, plus deux bagnoles embouties, c’est déjà un résultat, reconnais-je. En tout cas, le comportement de tes déménageurs me donne à penser que ces messieurs trempent jusqu’aux moustaches dans cette ténébreuse affaire, aussi vais-je sans plus tarder me lancer à leurs trousses.

— Je t’accompagnerai car j’ai deux mots à leur dire !

— Je les leur dirai de ta part. Toi, tu retournes à Caducet…

— J’ai plus de bagnole !

— Je vais dire à Narcisse qu’il t’y fasse reconduire. Une fois là-bas, tu remonteras la nationale en direction de Paris sur une quinzaine de kilomètres. Il y a des panneaux signalant des arrêts d’autobus le long de la route. Sur une distance variant de huit à quinze bornes. César, tu te rendras dans les localités correspondant à ces poteaux indicateurs et tu chercheras à savoir si une jeune femme blonde, d’environ vingt-cinq berges, ayant les yeux bleus et une petite cicatrice en étoile à la tempe gauche y habite. Dans l’affirmative, je veux son identité et un rapport détaillé sur ses fréquentations, compris ?

Docile, le Redenté répète mes instructions :

— Blonde, les yeux bleus, vingt-cinq ans, une cicatrice en étoile…

— J’ai idée que ce petit lot a une liaison avec un monsieur possédant une D.S. bicolore dans les tons gris.

— Je te promets une enquête approfondie sur le personnage, assure la Relique.

La porte du bureau gendarmier s’ouvre à la volée. La poignée de cuivre va creuser d’un nouveau centimètre le trou qu’à force de le percuter, elle a foré dans le mur. Une môme d’une vingtaine d’années, belle comme le jour où il faisait soleil, entre dans la pièce, habillée en tennis-woman, une raquette sous le bras, les cheveux collés par la sueur. Elle est brune-à-reflets-roux, elle a le regard presque vert et un ovale pareil à un rectangle dont on aurait arrondi les coins. Sa jupette blanche découvre une paire de cuisses fantastiques, elles-mêmes annonciatrices d’un popotin qui flanquerait des idées salaces au patriarche d’Antioche. Elle nous considère, bouche bée, fronce ses sourcils soigneusement épilés et demande :

— Mon père n’est pas là ?

Moi, vous me connaissez ? Je lui décerne de toute urgence un sourire qui ferait sécréter les mannequins aux gestes suffisants qu’on peut admirer dans les vitrines des grands magasins.

Mais ça n’a pas l’air de la toucher.

— Voudriez-vous parler du brigadier ? roucoulé-je.

— Évidemment.

Elle hausse les épaules et appelle à pleine et intelligible voix :

— Narcisse !

Ce qui indiquerait qu’elle a un sens très personnel du respect filial.

Le gros pandore surgit.

— Voyons, Édith, laisse ces messieurs ! sermonne-t-il.

— Mademoiselle ne nous dérange pas, nous en avions terminé, m’empressé-je.

Et je me présente, à la blanche personne :

— Commissaire San-Antonio !

Elle marque le coup. Je dois dire que ça file une secousse lorsqu’on ne s’y attend pas[13].

— Le célèbre San-A. ? demande-t-elle[14]. Qu’est-ce que vous fichez dans cette gendarmerie pourrie ?

— Édith, mon petit ! tente de sermonner le mammouth en uniforme. Elle est espiègle, l’excuse-t-il.

J’arrive pas à décoller mes rétines de ce brillant sujet. Que voulez-vous, on ne se refait pas. D’ailleurs, pourquoi me referais-je, réussi comme je l’ai été, hmm ? Pour vous confidencer, mes drôles, sachez qu’avec ce tintouin ça fait près de huit jours que j’ai pas eu l’occase de plumer une poulette. Or, il y a trois trucs au monde que je supporte pas : la méchanceté, les oignons et la chasteté prolongée. Me prenant en pitié, je décide séance tenante de faire quelque chose pour moi. Quand votre métabolisme réclame, inutile de rechigner. L’homme est tributaire de ses glandes ; il doit s’incliner devant cette réalité. D’une manière générale, la nature est plutôt chouette avec moi. Quand une souris me plaît, onze fois sur dix je lui plais aussi. Et quand on est deux à se plaire, les circonstances deviennent dociles comme des chiens dressés. Suffit que je mette une œillade dans l’engrenage d’une pépé pour être happé jusqu’aux coudes, avec arrêt facultatif à l’étage au-dessus ! Happez-vous s’il en reste ! La plupart des gens, ce qui les arrête, c’est la timidité. Et aussi leur inconscience géographique. Un monsieur et une dame qui se prennent à la chouette s’imaginent sottement que le plumard final se trouve à des années-lumière de leur désir commun, alors qu’en réalité ils sont environnés de couches pleines d’odeurs légères. Dans un autre ordre d’idée, sur le plan international c’est kif-kif. On se figure par exemple que l’Amérique et la Russie se trouvent aux antipodes l’une de l’autre, alors qu’en réalité seul un malheureux bras de mer de cinquante kilomètres les sépare. Et il est gelé, la plupart du temps, si bien qu’on peut donc aller à pince de Washington à Moscou.

En amour, comme en beaucoup de domaines, les hommes oublient le détroit de Béring ! Moi, jamais, et c’est ce qui fait ma force.

Je vais vous démontrer comme ça carbure vite, mes jolies. En quatre répliques je me place sur mon orbite. Suivez bien la mise à feu !

La fifille à Narcisse (au fait, comment s’est-il débrouillé pour ciseler un tel objet d’art, ce gros veau !) s’exclame :

— Tu peux me cracher à la gare, Narcisse ? Mon train part dans vingt minutes, je n’ai que le temps de me changer.

— Où allez-vous, mademoiselle ? galantine le beau San-A.

— À Angers, je dois rentrer à l’Institution ce soir !

Qu’est-ce que je vous disais, hein ? L’harmonie des conjonctures pour les personnes en instance de rentre-dedans ! On croit rêver. Imaginez, le commissaire, ce ton nonchalant qu’il prend pour déclarer, très paternaliste :

— C’est amusant, mon petit, j’y vais aussi, je me ferai un plaisir de vous y emmener, ce sera pour vous moins triste et que le train, du moins je l’espère…

En quatre répliques, je vous disais !

Et bien entendu, le papa Narcisse est ravi. Il roucoule des « Faut pas vous déranger, m’sieur le commissaire ; vraiment j’ ne sais comment t’est-ce vous remercier, etc. »

Il existe une catégorie d’hommes qui sont cocus à tous les échelons. On les trouve fils-cocu, mari-cocu, père-cocu, amant-cocu, Français-cocu, fonctionnaire-cocu, automobiliste-cocu, contribuable-cocu, cocu-cocu.

Je l’arrête d’un petit signe suffisant, style « Laissons ça là, si on ne rendait pas service à son prochain, de temps en temps, faudrait passer par Cook pour retenir sa place de paradis ».

La gosse, quant à elle, est parfaite :

— Vous alors, vous êtes chouette ! s’écrie-t-elle. Je fonce me préparer…

Elle sort en cabriolant, ce qui fait voleter simultanément sa jupe et mes idées roses.

— Elle est espiègle ! répète le brigadier.

Il est tout heureux de me « revaloir ÇA » en trimbalant Pinocchio à Caducet. Maintenant, il sent que sa cruelle méprise est écartée et qu’il va poursuivre la marche glorieuse qui le conduit à la retraite de brigadier-chef.

Le téléphone sonnaille, et la voix rocailleuse de Sa Majesté réclame son chef vénéré. Il paraît au sommet de l’optimisme, Béru. Je vous parie une caisse d’horloge contre une caisse d’épargne qu’il en a un léger coup dans l’aileron, le gueux.

— R.A.S. ? lui demandé-je.

— Non, mon pote. Ça baigne dans l’huile de foie de morue ! Figure-toi que le gars Pinoche étant pas rentré, j’ai embauché une autre portière. C’est la dame qu’était venue m’ausculter rapport à sa gorge, si tu te rappelles, tu sais, ma toute première cliente ?

— Je vois très bien, fulminé-je ; c’est la grosse orgie, quoi !

— Qu’est-ce tu imagines ! Le boulot avant tout, mec. Naturliche je lui fais une petite fleurette de printemps entre deux clilles, faut bien que jeunesse s’espace !

— Tu n’as pas fait beaucoup de conneries, médicalement parlant ?

— Au contraire ! Je soigne tout le patelin avec une énergie que mon cabinet désemplit pas. J’ai eu juste un petit turbin avec la belle-doche au percepteur, dont à laquelle j’ai démis le genou en lui sonnant les réflexes avec mon maillet. Que veux-tu : elle réagissait pas, mémère. Sa guibole jouait relâche. Pour en avoir le cœur net, je l’ai maillochée un peu trop fort, ce qui lui a occasionné un épandage de si beau vis. Mais c’t’ une très brave femme qui m’en a pas tenu vigueur. Au contraire. Elle gondolait un peu de la moulinette. Maintenant qu’elle a un genou comme un tonneau, ça lui occupe le mental. Avec l’enveloppement d’orties que j’y ai ordonné, d’ici huit jours elle sera gingembre[15]. C’est les alinéas du métier, ça, mon biscuit.

L’Éminent part de son grand rire robuste qui ressemble aux bruits d’une métaierie dans le matin clair.

Je n’arrive pas à lui en vouloir. C’est un peu mon talon d’Achille (Zavata) Béru. Il est la joie du monde. Sa santé. Il doit les mettre en confiance, ses patients. Leur donner envie de vivre. Colmater leurs organes défaillants. Ce qu’il y a de bien, chez l’homme, c’est qu’il craque rarement de partout à la fois. Comme l’a dit Jean Rostand, certains de ses organes se comportent comme s’ils étaient immortels, alors que d’autres aspirent à cesser de fonctionner. Suffit de mettre ces derniers en confiance en leur montrant combien il est aisé d’exister, à quel point elle coule toute seule, la vie ! Elle n’a qu’à suivre sa pente naturelle. Le Mastar est une espèce de cours d’eau vagabond, qui en rencontre d’autres, les capte, les assimile, les amplifie, leur transmet l’énergie et la fougue de son propre courant. Médecin ? Il l’est, parbleu, de naissance.

— Tu verrais la frite du pharmacien, derrière sa vitrine. On dirait un suppositoire en exercice.

— Pas de nouvelle à propos des meubles qu’on est venu chercher ?

— Aucune.

— Pinuche n’a pas pu récupérer le coffre en question, aussi tout est à craindre. En cas de coup dur, joue la stupeur, hein ?

— Laisse flotter les rubans, San-A., tu sais qu’y a pas plus diplomate que moi !

— Je sais. La Vieillasse sera de retour ce soir.

— Je peux tout de même garder Mariette ? s’inquiète l’Insatiable.

— Tu peux.

— Jockey, bébi ! D’autant plus qu’elle est précieuse à tout point de vue.

Il se ramone le tout-à-l’égout et, mystérieux, enchaîne :

— Il se pourrait que j’eusse du neuf à propos de l’enquête.

Je dresse les oreilles comme un berger allemand qui entend miauler un chat.

— Je t’ouïs.

— Grâce à Mariette qu’habite tout près et qu’a pas les carreaux dans la poche revolver de son slip, espère, j’ai obtenu un indice.

— De quoi s’agit-il ?

Alexandre-Benoît observe quinze secondes d’un silence savant avant de répondre :

— Ce serait rapport au premier médecin. Quéque temps avant sa mort il aurait reçu la visite d’un étrange bonhomme. Un gars blessé au volant d’une voiture sport. Paraîtrait que la bagnole aurait stationné trois jours devant chez mon pré des censeurs, ce qui indiquerait que le type que je te cause serait resté cloquemuré chez le toubib, vu qu’on ne l’aurait aperçu nulle part dans le village.

Mon petit lutin intime soubresaute dans ma pensarde. Il m’avertit que le Gros vient de lever un lièvre important.

— Je vais de plus te filer une précision qui vaut ce qu’elle vaut, mais qui me semble intéressante, San-A.

— Envoie la came, mon Gros !

— Les meubles qu’on est venu chercher… Ce ne sont pas ceux du DERNIER médecin bousillé, mais ceux du PREMIER. Je ne sais pas si ce détail t’intéresse, toujours est-il…

— Toujours est-il que tu es un crack, Alexandre-Benoît, lancé-je joyeusement. Continue, tu tiens le bon bout. Le visiteur blessé, à quoi ressemblait-il ?

— Bouge pas, je vais me rancarder auprès de mon petit trésor…

Pendant qu’il va aux informations, Édith radine, en grande tenue de voyage. Elle porte une extrêmement minijupe, à côté de laquelle sa jupette de tennis ressemblait à une robe à traîne, et une veste en ciré noire.

— Je suis à vous ! me dit-elle, ce qui me donne envie de la prendre au mot.

— Tu as des éléments intéressants ? demande Pinaud d’un air contrit, car une sourde rivalité l’oppose parfois à son acolyte.

— Mon petit doigt me dit que oui.

— T’es toujours là ? reprend Gras-du-Bide.

— Avec l’oreille béante, réponds-je.

— Paraîtrait que l’individu pouvait avoir une cinquantaine d’années. Il était large, trapu. Il portait un pull à col roulé, une casquette, des lunettes noires et il traînait la jambe. De plus il avait un sérieux pansement à une main que Mariette se rappelle plus laquelle était-ce. Un pansement rouge de sang. Ça t’excite ?

— Terriblement. Je pense rentrer demain à Caducet. Continue de réunir un maximum de renseignements.

Je raccroche, le cœur enrubanné.

— En route ! décidé-je.

Je serre la loube pantelante de Pinuche, celle du vigoureux Narcisse, et je m’empare de la petite valoche de la môme.

Je vous ai précisé qu’elle porte des bas noirs ?

Moi, je ne peux pas résister aux bas noirs.

Lorsqu’une gamine dont le tour de flotteurs dépasse cent centimètres se hasarde dans mon espace vital avec des bas noirs, y a pas, faut que je lui dépose à la chambre la motion de confiance dans l’heure qui suit.

C’est à prendre ou à lécher.

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