— Il a de la clientèle, le bougre ! murmure le docteur Longuant.
C’est un solide gaillard, terriblement enveloppé pour son âge. Trop de tortore et pas assez d’exercice. Déjà sanguin à pas trente ans, avec un bide de bouvreuil, un cou de taureau, des yeux de batracien et des petits bras de pingouin.
Il laisse retomber le rideau de la fenêtre et va prendre une poignée d’amandes salées dans une boîte en fer-blanc. C’est son vice, l’amande salée. Il en bouffe à longueur de journée, comme d’autres sucent des bonbons. Par pleines poignées. Vraoum ! Il s’emplit le clapoir et ça se met à craquer sous ses crocs comme les rouages d’un vieux moulin à café.
Un gars très sympa au demeurant. Placide, bon vivant. Un défaut toutefois : il fait des vents. Pas des petits soupirs avortés, non : de bons gros pets sonores de spadassin. J’ai connu des pétomanes ; plusieurs. Ça leur venait d’une opération postérieure généralement. Chez Longuant, c’est plutôt un genre de performance à établir. Une manière de s’affirmer. Il pète plus fort qu’un cheval, sans s’excuser.
Quand vraiment il en balai un tonitruant, il se tourne vers vous et vous considère d’un œil ravi. Pas vantard, y a même de la modestie dans ses prunelle. Mais il a besoin de quêter votre admiration, de s’assurer que vous appréciez le concert. Il pourrait faire partie d’un orchestre car il parvient à être mélodieux à sa façon. J’imagine d’ici comment il figurerait dans le programme de Pleyel : « Premier violon, M. Stanislas Bouillemol, à la batterie Eugène Rentanplant, au cassoulet toulousain, le Dr Longuant. »
La gêne, il connaît pas, le toubib. Autant en emporte le vent ! Autant en colporte l’auvent. C’est plus un homme, mais un courant d’air !
— Remarquez, dit-il en concassant ses amandes, dans ces petits bleds, l’arrivée d’un nouveau toubib c’est comme l’arrivée d’une nouvelle négresse au clandé du coin : tout le monde veut l’essayer.
Là-dessus, il m’en tire un à bout portant.
Je braque mes jumelles sur la maison d’en-face. Ça carillonne ferme chez Béru. La vieille bonne n’arrête pas de délourder. Y a des femmes, essentiellement : des vieilles, des jeunes, des qu’ont un môme, des bien loquées, des modestes. Et puis des vieux bonshommes. Le mâle devient un peu gonzesse dans ses marottes en prenant du carat.
Le pavillon de l’appareil de phonie nous transmet une rumeur creuse. Ces allées et venues composent un fond sonore qui craque comme les amandes salées sous la dent du médecin.
— Entre nous, commissaire, me dit l’homme de l’art en pianotant son Codex, il eût été beaucoup plus simple que je prenne la place de votre gars, en face.
— Trop dangereux, tranché-je. Je n’ai pas le droit de jouer avec votre vie, docteur.
Il en loufe de rire.
— Un homme prévenu en valant deux, si vous croyez que je me serais laissé faire…
— L’assassin est probablement un maniaque qui frappe avec soudaineté, dis-je. Pour le contrer, il ne faut pas être médecin.
— Expliquez un peu pourquoi ?
— Parce que vous seriez pris par vos occupations professionnelles, mon cher ami. Au bout de quatre ou cinq malades, automatiquement votre vigilance se relâcherait.
Comme si le mot lui soulevait l’intestin, il en profite pour lâcher un chapelet-surprise.
— Tandis que mon inspecteur n’étant pas toubib, lui, il reste disponible, achevé-je.
— Et s’il lui arrive un méchant truc ?
— Les risques du métier, docteur…
Il reprend une poignée d’amandes.
— Vous croyez vraiment que mes collègues ont été bousillés ?
— Tout ce qu’il y a de vraiment. Le premier était installé à Caducet depuis vingt ans. Un homme tranquille, estimé, sans histoires. Une nuit il a été appelé pour une urgence. Il est parti à trois heures du matin. Sa femme dormait. On ignore où il s’est rendu. Le lendemain il gisait dans son cabinet, mort d’une balle dans la tête, un pistolet à la main. Sa famille ignorait qu’il possédât un pistolet… Le deuxième était célibataire. Il n’avait pas encore déniché de bonne à demeure. Une nuit qu’il se trouvait seul dans la maison, il est tombé dans l’escalier et s’est ouvert le crâne sur le carrelage du hall, mais le médecin légiste prétend qu’il avait reçu plusieurs coups sur la tête. On a repéré quelques éclaboussures de sang au premier étage. Là, sans erreur possible, on est certain qu’il y a eu meurtre. Quant au troisième, il est mort en fin d’après-midi. Il venait d’arriver, sa femme s’occupait de leur installation, au premier étage. Elle n’a entendu aucun coup de sonnette. Quand elle est allée chercher son mari pour le dîner, celui-ci était mort depuis plus d’une heure, étranglé. On l’avait suspendu à la poignée de la croisée. Je dis qu’on l’avait suspendu, car il n’avait, lui aussi, aucune raison de se supprimer. Par ailleurs, mes collègues de la région ont cru déceler des traces de lutte dans le cabinet : un cadre à photographie brisé, des objets épars. Vous continuez de douter ?
Un profond soupir issu de son hémisphère sud me répond. Presque immédiatement, le haut-parleur se déclenche, riche de l’organe béruréen.
— Alors c’est vous qui me débutez, ma petite dame ! Asseyez-vous et direz-moi ce qui vous amène.
— Depuis plusieurs jours je souffre de la gorge, répond une voix mélodieuse.
— Déshabillez-vous, on va voir ça, fait le médecin improvisé.
Mon compagnon de guet tressaille et s’en déchire le soubassement.
— Il est dingue, votre gars ! Faire dessaper cette dame pour un mal de gorge !
Je lui fais signe de ne pas perturber l’écoute.
— Que… que je me déshabille ! bredouille la patiente, également surprise.
— Textuel, répond le Gravos avec bonhomie. Ma petite, vous avez deux sortes de mals de gorge. Çui qui provient de la gorge, et çui qui origine d’aut’ part, comprenez-vous ? Le mal de gorge de gorge, c’est de la babiolerie que le simple gargarise vous guérit ; mais le mal de gorge d’aut’ part, faut le combattre avec rudesse et décision si on veut pas qu’il se mettrait à amplifier, vu ? Vous avez quel age, mon petit cœur ?
— Vingt-huit ans…, soupire la dame.
— C’est l’âge des mal de gorge qui viennent d’aut’ part, ma gosse. Allez, au décarpillage, et que ça saute, faut obéir à son médecin sans faire de rififi.
Un bruit d’étoffe froissée nous rend compte de la docilité de la malade et un sifflotement avantageux de l’émoi qu’en éprouve Béru.
— Si votre gugus se met à jouer ce petit jeu, nous allons droit au scandale, mon bon commissaire, m’avertit charitablement Longuant.
Il croque une pincée d’amandes. Je suis sur le point d’intervenir téléphoniquement, mais la curiosité m’exhorte à la patience.
— Hé ! hé ! beau châssis ! s’exclame le Malséant. Vous êtes mariée, mon petit loup ?
— Oui, souffle la dame.
— J’en connais un qui doit pas faire le jeu des sept erreurs quand il est au plumard : hein, mignonne ? Oh, pardon : ces melons d’Israël ! Ils sont pas gonflés avec une pompe à vélo. Faites voir… Charogne ! Vous y faites des injections de ciment, on quoi t’est-ce ? Étendez-vous là que je m’assure, pour votre gorge…
Un silence suit.
— Ça vous fait mal quand j’appuie ici ? demande le docteur Bérurier.
— Non.
— Et quand je vous caresse à c’t’ endroit, mon enfant ?
— Non plus, coasse la dame.
— Si j’insiste ? insiste le praticien.
— Nnnon !
— Vous êtes sûre ?
— Oui, docteur.
— Bon, v’là déjà un point d’acquis, grommelle Sa Majesté d’une voie qui donne de la bande. Mettez-vous à genoux, maintenant ma poule, que je continuasse mon exact-main.
— C’est une honte ! tonne le pétomane.
— Il va m’entendre, promets-je.
Béru, continue sa séance :
— Quand je pose mes deux mains comme ça et que vous toussez, ça vous fait-il plus souffrir ?
Une petite toux en cascade retentit.
— Si je tousse, oui, renseigne la malade.
— Parfait. Et si je les pose ici mes deux mains, sans que vous toussassiez ?
— Ça me fait moins mal…
— Conclusion, vous avez juste un mal de gorge de gorge, diagnostique Alexandre-Benoît.
— Vous croyez, docteur ?
— Comment si je crois !.. Dites voir, quand votre brigand vous joue son solo-voyou, est-ce que, consécutivement, vous avez des étourdissements ?
— Je… je n’ai pas remarqué…
— C’est très important que je susse. Bougez pas, on va se rendre compte tout de suite, rallongez-vous.
Un temps. Une voix plaintive que féminine proteste (pour la bonne et due forme) :
— Mais qu’est-ce que vous faites, docteur ?
— Mon travail ! bafouille le Mastar.
Mon voisin est déjà en train de composer le numéro de téléphone de notre vis-à-vis. C’est marrant parce qu’on entend la sonnerie. Elle retentit, une fois, deux fois…
— Téléphone ! râle la cliente du Gros.
— T’occupe pas, chérie, rétorque sobrement ce dernier.
— Et si c’est une urgence ? émet cette courageuse femme qui, dans les instants les plus délicats, conserve des réserves d’altruisme.
— Y a rien de plus urgent que ce qu’on fait ! riposte le noble animal-humain.
Longeant raccroche rageusement.
— J’y vais ! dit-il en prenant son veston sur le dossier d’un siège.
Je le retiens :
— Non, laissez, nous interviendrons après !
Il tonitrue de la soupape et se met à tourner en rond autour de la baffe d’où s’échappent des gémissement, des ahanements, des grincements et des silences plus évocateurs que tout le reste.
— Ah ! le sombre dégueulasse ! vocifère le médecin (le vrai) ; abuser ainsi de la situation ! C’est une infamie !
— Bast, jurez-moi que ça ne vous est jamais arrivé, doc, coupé-je.
Il se tait.
Quelques minutes plus tard, l’organe clair et vibrant de Bérurier retentit :
— Mon lapin, vous êtes dans une forme éblouissante. Gargarisez-vous à l’eau salée et dans deux jours ce sera râpé.
— Vous ne regardez pas ma gorge ? bêle la pauvrette.
— À quoi bon, pour une simple angine ! Tapez-vous un bon grog ce soir, avant de vous pieuter, bébi. Ça fait cinquante francs.
Pendant que la donzelle se refringue, j’appelle le docteur. Cette fois, il se décide à décrocher.
— Docteur Bérurier, j’écoute ! déclare-t-il sentencieusement.
— Il est frais, le docteur Bérurier ! grondé-je.
— Oh ! c’est toi…
— Tu me fais honte, Gros. Je te jure que tu me le payeras.
Il ricane :
— À ma place, mec, t’en aurais fait autant, alors m’écrase pas les arpions avec tes vannes. Je suis perspicologue et je sais pertinemment ce dont je peux me permettre.
« Au revoir, ma gosse, lance-t-il à sa cliente. Si ça persistait, revenez me voir, je vous ferais des prix. »
Un claquement de porte. Il reprend, à mon intention :
— Maintenant, écoute-moi, San-Antonio ! C’était une luronne pétroleuse qui ne demandait que ça. Tu sais, c’est un beau métier toubib. On s’expédie en l’air et on se fait payer. C’est la première fois que j’ai une séance de tringle remboursée par la Sécurité sociable.
Il rigole et raccroche. Un nouveau temps mort. Cette fois il introduit un vieux bonhomme à béret. Je l’ai vu arriver tout à l’heure en seconde position.
— Alors, mon brave, l’attaque-t-il, c’est au sujet de quoi t’est-ce ?
— L’estomac, gémit le vieillard. L’estomac… Sitôt que je mange, il me prend des brûlures…
Longuant compose hâtivement le numéro et Béru décroche, maussade :
— Docteur Bérurier, j’écoute ?…
— Je suis votre « collègue » d’en face. Envoyez cet homme se faire une radio de l’estomac dans un laboratoire, vous m’entendez, espèce de goret !
Le Gros déteste foncièrement qu’on lui parle sur ce ton.
— Je connais mon métier, bougre de mal poli, éructe-t-il. Et peut-être mieux que vous !
Il coupe la communication et, pour avoir la paix, s’abstient de raccrocher, si bien que nous sommes désormais dans l’impossibilité de lui parler. D’un simple geste, Béru nous confine dans un rôle purement passif.
— Est-ce que vous bouffez beaucoup, pépère ? demande-t-il à son interlocuteur.
— Seulement des bouillons, des laitages, je peux rien garder !
— Depuis longtemps ?
— Des années, docteur. Je suis très frugal.
— Ça viendrait de là que j’en serais pas autrement surpris, déclare le médecin.
— Vous croyez ?
— Je vais vous passer à la scopie, enlevez votre veste et suivez-moi.
Leurs pas se dirigent vers la salle de radio où le second micro les prend en relais.
— Mettez-vous là derrière, pépé, et bougez plus, on va s’assurer du pourquoi du comment.
Des déclics… Des raclements de gorge.
— Ah yaïe yaïe ! s’exclame le Gros.
— C’est grave ? demande le vieux.
— Y aurait comme du chou-fleur dans l’air que ça m’étonnerait pas, assure le radiologue.
— Qu’entendez-vous par là ? n’ose comprendre le pauvre homme.
— Je vous aperçois une de ces taches noire que c’est rien de le dire !
— Où ça, docteur ? blêmit le futur agonisant.
— À la hauteur de la poitrine. Sur la gauche… Ça cache une partie du cœur…
— Mais c’est à l’estomac que je souffre, docteur !
— Et après, pépère ? Moi, quand je m’enrhume, c’est aux pieds que j’ai eu froid, mais c’est de la tête que j’éternue. Respirez voir un grand coup…
On perçoit un sifflement amplifié par l’appareil, et qui évoque le vent aigre de l’hiver s’engouffrant dans la cheminée.
— La tache demeure fixe, déclare Béru. Je voudrais pas vous frapper, mon pauvre monsieur, mais il vous reste tout juste un bout de cœur gros comme une noix.
— C’est pas possible, gémit le vieillard, qui s’écroulerait probablement s’il n’était coincé entre le bloc radio et l’écran.
— On voit de ces choses, dans la médecine, je vous jure, continue Bérurier. Le cœur qui se dilue, dites, qu’est-ce qu’irait penser à ça ? Faut le voir pour le croire ! Je voudrais que vous puissiez mordre le spectacle par-dessus mon épaule !
— Mais c’est dû à quoi ?
Sa Majesté, ainsi questionnée, rassemble son savoir :
— Selon moi, vous faites une décalcification du muscle cardiaque à force de ne pas becqueter potablement. Tout doucettement, vot’ cœur est parti en brioche, c’est fatal. De ce fait, pouvant plus remplir sa mission, il est remplacé par l’estomac vous me suivez ? Lequel estomac, dont c’est pas le boulot, fatigue ! Rapprochez-vous davantage de la vitre… C’est dommage, vos soufflets sont encore convenables…
« Tel quel, vous étiez parti pour en prendre cent piges facile ! »
— Vous croyez que je suis condamné ? flageole le malheureux.
Un silence, au cours duquel le pseudo ex-interne des Hôpitaux de Pantruche se concentre.
— Je voudrais pas avancer une date à l’improviste, se retranche-t-il.
— Mais enfin, selon vous, docteur, ce serait imminent ?
— On va faire ce qu’on peut, mon brave. L’essentiel, c’est de se préserver le moral. Ce qui me chiffonne, aussi, pour rien vous cacher, c’est ces quatre z’autres taches qu’on vous aperçoit sur la cage. Ça forme chapelet, pour ainsi dire, vu qu’elles sont à des intervaux réguliers. Des taches bien rondes comme des trous de balles. Mon avis c’est que vous avez dû effacer une rafale de mitraillette pendant la dernière guerre, non ?
— Jamais de la vie !
— Si la mitraillette avait un silencieux, vous vous en êtes p’t’être pas rendu compte. Pour peu qu’en plus, les balles fussent été indolores. Ces Chleuhs, si vous vous rappelez, ils pratiquaient toutes les ruses…
On entend pleurnicher.
— Allons, voyons, pépère ! sermonne le Gros. Vous allez pas vous démanteler l’optimisme, hein ! Moi qui vous vois avec un bout de cœur gros comme mon pouce et l’advitamsternum tout charançonné, est-ce que je pleurniche ?
Brusquement, la Gonfle se tait :
— Qu’est-ce que vous regardez, docteur ? demande l’Incurable.
— Je crois qu’a maldonne, les quatre trous, ça doit être les boutons de votre limace, et la grosse tache noire votre étui à lunettes que vous avez gardé dans la poche de votre gilet. Déloquez-vous en plein, qu’on recommence…
Nouvelles manipulations. Puis, joyeuse exclamation de Bérurier, qui redonne vie à son client.
— J’ai vu juste, grand-père… Votre intérieur est correct. Vous possédez un beau battant drôlement gaillard pour son âge et un vitam-æternam impec.
— Et mon estomac ? espère le ressuscité.
— On va y faire sa fête, bougez pas. Maintenant refringuez-vous, je voudrais pas que vous prissiez froid. Quel âge vous avez ?
— Septante-huit, docteur.
— Tiens, l’âge de mon père !
— Et monsieur votre père se porte bien ? enquête le client.
— Oh, lui, il est mort depuis belle lurette.
— Ah ! fait le vieillard, douché.
Béru le cornaque à son cabinet.
— Dites-moi, pépère, confidentiellement, en ce qui concerne l’asperge folâtre, ça marche toujours ?
— Je suis veuf, élude le patient (oh ! combien patient).
— Raison de plus pour que popaul fasse sa petite gymnastique, décrète Sa Majesté. À votre place j’essaierais de me farcir une bonne gaillarde de quarante piges, bien dodue et bien salingue. J’ai idée que votre pauvre scoubidou en a marre de toujours regarder vos godasses, faut lui organiser d’urgence une soirée de bienfaisance. Vous verrez comment qu’il vous fichera la paix, l’estomac, quand vous aurez bien rassasié le voisin d’en dessous. Le régime jockey pour la boîte à ragout, le régime chartreux pour les bijoux de famille ! Ça vous mène droit à la tombe !
— Vous croyez, docteur ?
— Aussi, décrète l’étrange de Caducet-sur-Parbrise, voilà ce que je vais vous prescrire ; à partir de dès ce soir vous allez vous cogner une choucroute garnie mémorable et tout de suite après, vous filez chez les filles, y a sûrement des dames radasses dans la contrée ?
— Oui, il y en a.
— Je vais en profiter pour noter leur adresse, à toutes fins utiles.
— 3, rue des Enfants de Mutins, révèle le vieillard.
— Merci. J’espère qu’y a des lots intéressants ? Allez-y et tâchez moyen de rappeler vos souvenirs.
— Mais, vous n’avez pas peur que ce régime me fatigue, à mon âge, docteur ? s’inquiète le miraculé.
— Écoutez, décrète ce prince de la thérapeutique moderne, si c’est de la choucroute qui vous fatigue, prenez du bicarbonate de soude, si c’est la dame, buvez un bol de vin sucré, ca remet en jambes.
Dans notre chambre du Plat d’Etain, Longeant ressemble à un ours en chaleur. Il tourne autour du haut-parleur en donnant des coups de poing dans les meubles de bois blanc véritable.
— Je ne laisserai pas perpétrer plus longtemps de tels crimes contre la médecine, dit-il. Maintenant, ce ne sont plus les docteurs, mais les malades qu’on trucide dans ce bled !
Il part en faisant claquer si fort la lourde que celle-ci se lézarde comme le maquillage d’une douairière visionnant un film de de Funès.
Un obscur accablement me point.
Quelle idée saugrenue ai-je eue là !
J’ai voulu faire de Béru un piège à assassin, mais ce piège n’est, en définitive, qu’une tarte à la crème. Et cette tarte, c’est moi qui la prends en pleine poire ! Mon plan fait dérisoirement faillite, il se retourne contre votre aimable serviteur, mes toutes tendres. On fonce à tombeau ouvert dans le plus sinistre des fiascos.
Le dos rond, je regarde la baffe.
— Merci bien, docteur, que fait le vieux.
Je guette l’intrusion en force du pétomane. C’est un colérique et Béru est un coléreux. Deux pôles positifs, mes gredins ! Ça va barder. On va recueillir des bruits de voix, des bris de clôture, des débris de verre, des débits de soissons (je parle pour Longuant), des dépits à foison, des épris de boisson et des prix de boisson.
Comme dans les missions minutieuses, je compte les secondes. Je chapelète le temps, le saucissonne, le tronçonne, l’emperle. Mon sub, qui va plus vite que ma parole, se dit qu’à vingt le bigntz éclatera. Mais à vingt-cinq il n’a pas éclaté.
À vingt-huit, la voix paisible et déjà professionnelle de Bérurier retentit.
— Assistez-vous, je vous prie. Alors, chère maâme, quel bovin vous amène ?
— Eh bien, voilà, docteur, je me suis piquée la semaine dernière avec une arête de poisson et ma main s’est infectée…
— C’était quoi t’est-ce comme poisson ?
— De la morue, docteur.
Rire béruréen :
— Pas étonnant qu’une morue vous file la chatouille, chère maâme.
Sa cliente doit être du genre pincée car la boutade du Gros ne la fait pas rire.
— Vous lui avez fait quoi ? continue l’Imperturbable.
— À ma main, docteur ?
— Non : à vot’ morue. Branlade, court-bouillon, friture ? Si vous êtes matrice, je peux vous refiler la recette de la morue, sauce tomate. Un nectar, chère maâme ! Vous prenez des échalotes que vous hachez menu…
— Mais, docteur, je suis venue vous trouver pour ma main…
Ce genre d’interruption n’a pas l’agrément du Gros qui fulmine :
— Quoi, vot’ pogne ! Un peu d’infection… Faut quand même pas venir péter une pendule ! Qu’est-ce que c’est ces femmelettes qui s’écoutent !
— Je m’écoute ! enrage la blasphémée, je m’écoute, avec une main qui a doublé de volume !
Elle produit l’objet de sa douleur et celui-ci doit être impressionnant car, instantanément, le docteur Bérurier se calme.
— Fectivement, c’est pas laubé, ma petite fille, dit-il infiniment paternaliste. On va y aller au traitement choc !
— Antibiotiques, naturellement ? espère la souffrante.
Le Mahousse bondit.
— Vous rigolez, j’espère, pour vous pernicier les sangs !
Il rumine sa science et demande d’un ton plus hermétique qu’un coffre-fort de la Banque d’Écosse :
— Connaissez-vous quelqu’un de votre connaissance qu’ait des pigeons ?
— Des pigeons ? balbutie l’infectée de frais.
— Yes, maâme, des pigeons !
— Mais… nous en avons personnellement dans notre propriété…
— Alors vous allez ramasser dès tout de suite de la merde bien fraîche, bien onctueuse et vous vous en tartinez la main.
— Quelle horreur !
— Soyez pas bêcheuse, c’est pas sale ; les pigeons ne bouffent que des graines. Une fois ceci fait, vous vous enveloppez la paluche dans une belle toile d’araignée. Par-dessus vous mettez des feuilles de vigne, et vous bandez bien le tout avec de la toile. Au bout de trois jours vous ôtez le bonheur, et si vot’ menotte est pas guérie, moi, docteur Bérurier, je vous rembourse le prix de ma consultation, banco ?
— C’est une plaisanterie ! glapit la dame.
— Maâme, je plaisante jamais dans l’exercice de mes fonctions !
— Ce sont des méthodes de guérisseur !
— Non, madame, c’est celles de ma défunte mère qui a soigné plus de gens dans sa vie que tout l’hôpital Beaujon réuni. Si je vous disais : papa… Avec une fourche, il s’était piqué. Il avait un panard plus gros que ma tronche, qu’on se demandait si on allait pas lui sectionner le paturon. Y se voyait déjà avec une jambe gauche taillée dans du chêne, le cher homme. Le médecin de not’ village voulait le driver sur l’hosto pour qu’on l’unijambise. Ma vieille aurait pas pris l’affaire en main, il maigrissait de quelques kilos sur un simple coup de scie, parole !
Je n’en écoute pas davantage.
La réaction vient de s’opérer en moi. Je me dis : « Arrête tout de suite le massacre, San-A. Il y a une progression dans les catastrophes. Enraye, mec, enraye d’urgence ! »
Je fonce hors de la turne. Tout en dévalant l’escalier bien ciré du Plat d’Etain, je me demande pourquoi Longuant n’est intervenu encore. J’appréhendais un esclandre mais il s’est retenu. Je l’imagine dans le salon d’attente, pérorant du haut et ponctuant du bas, devant un auditoire d’éclopés auquel il révèle l’imposture du faux docteur.
Je traverse la rue, escalade le perron de la maison drapée dans le lierre. Je sonne. La Pinasse m’ouvre. Elle a noué un mignon tablier blanc sur sa robe grise. Coquette comme une reine de beauté, elle s’est autorisé un soupçon de rouge à lèvres dans quoi son éternel mégot s’enlise.
— Où est le docteur Longuant ? demandé-je.
— Qui ça ?
— Le toubib qui tient la planque, en face, avec moi ?
— Le pétomane ?
— Oui ?
Pinuchette hausse les épaules et rajuste son soutien-gorge.
— Je l’ai pas vu.
— Il a dû entrer au moment où un malade sortait.
— Je peux te jurer que non : je n’ai pas bougé du hall. Je lis en attendant les clients… Mais qu’est-ce qui se passe, San-A., tu as l’air tout chose ?
Au lieu de répondre, je délourde le salon d’attente. Une population avariée parlotte dans une ambiance douillette en attendant les soins du nouveau toubib. On me défrime curieusement. Je virgule un sourire général et je me retire. Effectivement : y a pas de docteur Longuant ici.
— Écoute, Pinuche, murmuré-je, je suis en train de me demander si je n’ai pas la berlue…
— Tu devrais consulter le docteur, plaisante la mère Pinaud.
— Déconne pas, Médiocre.
Je lui raconte la ruée du médecin, fermement décidé a balayer Béru de son cabinet.
Là-dessus, le Gros paraît, escortant une dame abasourdie dont la main droite est empaquetée dans de la gaze. Il la conduit à la porte.
— Faites ce que je vous cause, chère maâme, et dans quatre jours vous pourrez jouer du piano !
La cliente (une personne maigre, qui sent la sacristie mal tenue) disparaît sans mot dire, mais non sans maudire.
— Qu’est-ce que tu branles ici ? demande l’abrupte brute en me faisant front.
Je les refoule, Pinaud et lui dans le cabinet.
— Je sens qu’il s’est passé quelque chose, leur dis-je.
— Quoi donc ?
Je m’assieds sur le bureau, une jambe ballante. Un gros flacon à demi plein d’un liquide blanc est posé sur le sous-main. Machinalement, je m’en saisis et le débouche.
Il s’agit d’alcool à 90°. Furax je chope le médecin par son revers.
— T’as biberonné l’alcool à 90°, dis, Polak ! explosé-je.
Bérurier se trouble.
— Juste une gorgée pour me doper le mental, mec. Quand on interprète un rôle pareil, faut dominer son tract.
Son élocution fait la colle, ses yeux bredouillent, ses lèvres dérapent, sa langue vaseline.
— T’es rond comme un rouleau à pâte, voilà pourquoi tu débloques avec la clientèle, espèce de sombre incapable !
— Je débloque avec la clientèle, moi ! s’indigne l’Effrayant.
— Tu sautes les clientes jeunes, tu ordonnes de la choucroute aux vieux ulcéreux et tu barbouilles de crotte de pigeon les phlegmons des chaisières !
— Minute, y a que les résultats qui comptent, attends-les.
— Tais-toi donc, misère humaine…
Je le balance vers la table d’auscultation. Il y tombe à la renverse et, le nez morveux, la babine dégoulinante, l’œil béchamélien, se met à bredouiller des choses intramédicales.
Je me prends la physionomie à deux mains.
— Nous étions dans la chambre en face. Longuant, noir de colère, est parti comme une fusée…
— Ça n’a pas dû lui être difficile, glisse le plaisant Pinaud.
Je continue :
— Je l’ai vu s’engager dans la rue en direction de cette maison. À cet instant, j’ai amorcé un mouvement vers la porte pour intervenir. Et puis j’y ai renoncé, comprenant qu’il était trop tard pour éviter la crise. J’ai alors attendu les éclats devant le haut-parleur. Mais rien ne s’est produit. Alors je suis venu à mon tour et tu m’affirmes qu’il n’a pas sonné…
— Il se sera ravisé, tout simplement, émet le sage Pinuche en rallumant son mégot. Sa colère est tombée. Il n’a pas voulu te foutre dans la panade, et il s’est contenté de filer.
— Après tout, murmuré-je, ça doit être ça…
Bérurier reprend du poil de la bête.
— Y se monte ! Y se monte ! dit-il. Je trouve bien sous Paulette en ce moment !
Sa remarque me touche, me douche, me couche, me bouche, me souche, car elle est le pendant de celle que la Pinaud (des champs) m’a faite naguère. Me mettrais-je à acariâtrer en prenant de l’âge ? Deviendrait-il grincheman, le Sana-Tonio ? Père-larouscaille, ergoteur, poildecuteur, découpeur de tifs, punisseur, juteux, con-j’ai-payé, sodomiseur de mouches, masturbeur d’eunuques, j’étais-là-avan-vouiste ? Faut qu’il se surveille, le petit frelaté ! Qu’il s’étudie le comportement, qu’il se fasse prendre la tension (par un vrai doc), analyser le raisin, le pipi et la moelle substantifique que causait François. Il me semble que je suis en manque d’affection. J’ai une nostalgie amoureuse, mes drôles. Un de ces quatre il va se faire alpaguer par une bergère, le Cent ans Tonio. L’happé, des ménages ! Et la paix déménage ! Réagis, guignol ! Vaut mieux être goret que truffe !
Je leur rayonne un sourire beau comme un arc-en-ciel.
— Mais non, les aminches, c’est cette merderie d’affaire qui me tarabuste, me flanque l’hypersensibilité fillette. Ainsi, tout à coup, dans la carrée d’en face, j’ai eu la gargante serrée par un funeste pressentiment. Une sorte de vision Borniol.
— T’as le retour d’âge précoce, mon mec, diagnostique le docteur Bérurier, mais c’est pas le tout, t’as pas vu les branques qu’y me reste à visionner ? Si tu voudrais bien déblayer le terrain, plize !
— O.K., mais tu vas me faire le plaisir de raccrocher ton bignou et de suivre mes indications, hein ?
— Pourquoi, t’es médecin, toi ?
— L’autre va revenir. Et s’il tarde, j’apprécierai sûrement mieux que toi ce qu’il convient de faire dans certains cas, vu ? Ne me rebrousse pas le poil, sinon tu finiras ta brillante carrière de flic comme garde-champêtre à Plouk-les-Vaches.
Là-dessus, je fais comme la mer à l’heure de la marée basse : je me retire !