CHAPITRE PREMIER L’étrange aventure du très honorable Pinaud. La nouvelle vocation du très dévoué Bérurier

— Ça beau être du bidon, ça fait tout de même quelque chose, déclare Béru, rouge d’émotion, en amorçant un pas en arrière.

Il hoche sa noble tête de boxer aviné et ajoute :

— Ma pauvre mère voyait ça, elle en pleurerait d’émotion.

Il faut dire que « la chose » est impressionnante, en effet. Sur la porte de cette maison délicieusement provinciale, une large plaque de cuivre, minutieusement fourbie, brille dans le soleil de septembre. En caractères gras (comment en serait-il autrement, vu là personne à laquelle elle s’applique) la plaque annonce :

Sa Majesté sort un chiffon harassé de sa poche pour balayer les quelques pleurs qui lui débordent :

— Remets-toi, Pépère, conseillé-je en lui endolorant les endosses d’une claque réaliste ; si la fonction crée l’organe, une plaque de cuivre ne créée pas la fonction !

— Tout de même, bafouille mon valeureux camarade, tout de même, de lire un truc pareil, ça dope ! Remarque, que si j’eusse été doué pour les études, je me serais volontiers fait toubib !

— Ça tombe bien, gouaillé-je, mais dis-moi, Hippocrate, qu’as-tu fait de Pinaud ? Il était convenu que tu l’amènerais avec toi ?

Le Gros consent enfin à détacher son globuleux regard de la plaque fascinante.

— Parle-moi z’en pas, c’est toute une histoire…

Soucieux de l’écouter dans des conditions favorables, j’entraine le Mastar dans la maison. C’est une construction ancienne qui disparait sous le lierre. Elle comporte deux étages. Le rez-de-chaussée est consacré à l’usage professionnel, avec son cabinet d’auscultation, sa salle de radiographie et son vaste salon d’attente. Le premier constitue les appartements privés du nouveau médecin de Caducet-sur-Parbrise (Cher et Tendre).

Nous nous abattons dans les fauteuils surmenés du salon, de part et d’autre d’une table de verre fumé où des numéros de Match datant de 1952 et des fascicules du Mercure de France, datant de 1852, sont en train de parler chiffons (de papier).

— Alors, raconte !

— Tu peux pas savoir toutes les périphéries que ça a tété, commence le docteur Béru en s’éventant la façade au moyen de son pauvre bitos.

« Figure-toi poursuit l’Inexorable, qu’à trente bornes de Paname j’éclate de l’arrière. Bon, on change la roue, la Vieillasse et moi, et on repart. Dix kilomètres plus loin, c’est de l’avant qu’on pète. Ma tire fait une embardée, grimpe le talus et se paie un pommier. Vlan ! mon radiateur est en miettes. On essaie de colmater les trous avec du swing-d’homme, mais un panier à salade, ça ne se mastique pas. Alors on se prend par la main et on abandonne Célestine. (c’est le nom de sa vieille Citroën) pour faire du stop. On est pris en charge par un brave bétailler, lequel nous fait grimper avec ses gorets, vu qu’il avait déjà deux curés dans sa cabine. On a eu toutes les peines du monde à repousser les méchants assauts des cochons qui voulaient absolument nous bouffer le vestiaire. Dans les chauds fourrés, Pinuche y a laissé son cache-nez de laine. Passons. Le camionneur nous largue, devant la gare de Pithiviers. Très bien. Justement, on avait un train cinq minutes plus tard pour Caducet-sur-Parbrise. On dit bravo. On se prend des premières, siouplait, et on se vautre sur nos banquettes comme des pachas à la chambre des lords, lorsque voilà-t-il pas que le père Pinuche se met à trémousser du fion. « Qu’est-ce qui t’arrive ? » je lui demande… Il se farfouille dans le grimpant et m’annonce qu’il a dû s’asseoir sur une fourmilière. Ces demoiselles sont en train de faire les polissonnes sur ses valseuses, et il n’y tient plus, la vieille fripe. « Vas aux cagoinces je lui préconise, tu te déculottes, mec, tu retrousses ton futale à l’envers et tu le passes par la portière des gogues, comme ça le courant d’air te plumeautera les frivoles. »

« Il me répond merci, comme quoi je suis de bon conseil, et le voilà parti. Là-dessus, tu me connais, je me pique un roupillon… Je sais pas combien de temps dure ma ronflette, dans tous les cas, c’est le casse-noisette’man qui me réveille. « Billet ! » qu’il s’égosille. Je me frotte les vasistas, je me fouille. Et je me rappelle que c’est Pinaud qu’a les biftons. Pour le coup je constate que mon pote n’est pas revenu des chiottes. J’explique mon inquiétude au mironton et on va tambouriner à la porte des Walter.

« Occupé ! bêle la pauvre voix de la Vieillasse.

« C’est moi, je le rassure, qu’est-ce qui t’arrive, Pinuche, elles ont établi une tête de pont entre tes noix, les fourmis, ou prendraient-elles ton recteur pour un abri anti-anatomique !

« Non, mais c’est mon pantalon, pleurniche le chéri.

« Quoi, ton pantalon ?…

« Pendant que je le tenais à la fenêtre, un train est passé dans l’autre sens et me l’a arraché des mains, idem que mes caleçons. Je suis cul nu, Gros. Je peux plus sortir. Et v’là une heure que je me morfonds. »

Bérurier tique devant mon fou rire.

— J’ vois pas ce qu’y a de drôle dans tout ça, reproche-t-il. Si tu eusses été à la place de Pinaud…

D’un geste, j’abrège sa leçon de morale consacrée à l’altruisme et il repart.

— Moi, dans les cas graves, je me flatte d’être à la hauteur !

« Glisse les billets sous la porte. On arrive dans vingt minutes. Immediately j’irai trouver le chef de la gare pour qu’il me prête une blouse et un bleu de mécano. En attendant, reste assis sur la lunette.

« C’était pas la peine de se payer des premières, il gémit.

« Quand on est aussi glandu que toi, en effet, je lui rétorque. » Bonne âme, je reste devant les tinettes, pour lui faire la converse. Entre parenthèse, j’ai maille à partir avec un adjudant de la coloniale en pleine dysenterie qui braille que les autres gogues sont entre les mains d’un horrible constipé et qu’il n’a pas pris un billet de première pour aller se ramoner la boyasse dans les vouatères des deuxièmes. J’y réponds que s’il veut, il peut aller se mettre à jour dans mon compartiment. Le juteux veut ergoter, mais son intestin est plus fort que sa rogne. Après un début de calamité dans son falzar, il s’évacue vers les secondes. Là-dessus, on arrive à Caducet-sur-Parbrise.

« Fidèle à ma promesse, je bombe comme un dératé chez le chef de gare. Un vilain grincheux, soit maudit en passant. Le cornard me bloque mes explications dans le clapoir.

« Un instant, je vous prie, il m’interrompt, j’ai quelque chose de très urgent à faire. » Là-dessus, il sort sur le quai. Tu sais ce que s’était son urgence ? Siffler pour faire déhoter le train. Quand je pige, il est déjà trop tard : le wagon de mon Pinaud défile juste devant moi, avec la Vieillasse à sa fenêtre de gogues qui gesticule comme un guignol, en me criant des trucs que j’entends pas.

Le Dodu dénoue sa cravate.

— On pourrait pas téléphoner à la gare de Vierzon pour que là-bas, ils attendent Pinaud avec un pantalon ?

— Non, oh surtout non ! pouffé-je. C’est trop passionnant. Je veux savoir comment, en pareil cas, un vieux pingouin comme Pinaud peut se tirer seul du merdier.

— Merdier, c’est bien le mot, murmure Béru, pourtant laisse-moi te dire que t’as pas plus de cœur qu’un crocodile empaillé, mec !

Je sourcille, haïssant les critiques, surtout lorsqu’elles sont fondées.

— Écoute, Gros, la race des connards est en perpétuel accroissement, vu la rapidité, avec laquelle la population du globe augmente. Il est donc intéressant d’étudier son comportement dans toutes les situations. Je juge le problème posé d’une rare qualité : un vieux jeton est enfermé, le dargif nu, dans les toilettes d’un train express roulant à quatre-vingt-quinze de moyenne en direction de Vierzon. Où, quand et comment ce vieux jeton ci-dessus indiqué trouvera-t-il la possibilité de réaffronter ses contemporains ? Devant un cas pareil, l’intérêt l’emporte sur la compassion. Cela étant dit, nous ne sommes point réunis céans pour épiloguer à propos des tristes fesses de la Vieillasse.

La fin de ma diatribe a rétabli cette belle autorité sans laquelle aucun civil ne consentirait à se faire militaire, ni aucun militaire à se faire tuer.

Primo, visite des locaux ! tranché-je en me levant. Voulez-vous me suivre, docteur ?

Sa Majesté oublie illico son ami le sans-culotte pour me filer le train. Il adopte une démarche docte et compassée : celle de certains grands patrons inspectant leur service, le matin.

Médecin !

Pour le Gravos, ce rôle nouveau est une apothéose !

— Ici, fais-je avant de quitter la pièce, tu l’auras deviné : le salon d’attente… En face, ton cabinet de consultation.

Je pousse une porte peinte en blanc crémeux. Le cabinet comprend un grand bureau ministre, une table d’auscultation, une vitrine encombrée de bocaux et d’instruments chirurgicaux, une bibliothèque Empire, deux chaises et une table d’émail où s’empilent des cuvettes en forme de rognon (ou de haricot, le rognon ayant la forme d’un haricot).

— Vu ? demandé-je.

— Vu, apprécie-t-il.

— J’espère que tu seras à la hauteur de tes fonctions ?

— Tu charries ou quoi ! s’offusque le Copieux… Ce serait malheureux que je vinsse de suivre huit jours de cours médical pour ne pas être paré, mon pote !

— Ce serait malheureux qu’une truffe de ton acabit puisse apprendre en huit jours ce que des gens un tantinet plus intelligents apprennent en huit ans, riposté-je.

Il me chope le bras.

— San-A., murmure-t-il, qu’est-ce qui te prend ? Je te trouve drôlement teigneux, aujourd’hui. T’as la nervouze qui débloque ou quoi ?

Je le calme d’un sourire.

— On joue une partie délicate, Gros. Je ne sais pas si tu réalises la quantité de bla-bla qu’il m’a fallu déverser dans les étiquettes du Vieux pour obtenir carte blanche. Ce que nous faisons là est très grave.

Je ne sais pas si vous l’avez déjà remarqué, mais le mot « grave » est un mot qui rend grave.

— Grave ? s’étonne donc gravement Béru.

— Dame, rends-toi compte. Dès l’instant où nous avons vissé cette plaque sur la porte, nous sommes entrés à pieds joints dans l’usurpation de fonctions et l’abus de confiance, mon gros loup.

« Nous sommes à la merci de la population de ce pays. Qu’un grincheux, mécontent de tes services, se livre à une enquête à ton propos et on découvre que tu n’es pas plus docteur que je ne suis archevêque. C’est la grosse tuile ! Le Vieux nous désavoue vigoureusement et on se retrouve démissionnaires à part entière. J’espère que tu as bien conscience de tout ça ? »

— J’ai conscience, mais j’ai confiance, San-A., affirme le Recueilli. Je possède à bloc l’A.B.C. du métier. Je sais prendre la pension de quelqu’un, compter ses répulsions, contrôler ses réflexions avec le maillet de caoutchouc, lui palper la brioche pour m’assurer que son foie monte pas en mayonnaise, lui mater le buffet à la radio et reconnaître s’il a les soufflets percés, et t’essaieras, et t’essaieras… Je t’assure que dorénavant, ma Berthe ne reverra jamais plus un vrai toubib, sauf si elle aurait de la perturbation dans les bas morcifs, vu que je suis trop galant pour lui mater la cage d’ascenseur à la lorgnette chromée.

— Enfin nous verrons bien, coupé-je. Maintenant, regarde…

Je lui désigne la suspension.

— Il y a un micro planqué dans la calbombe. Il est relié à l’hôtel voisin. Pendant tes heures de consultation, un interne en vacances se tiendra en permanence à l’écoute ; quand le malade aura exposé son cas, il te téléphonera immédiatement pour t’indiquer l’ordonnance à faire.

Je lui montre sur le bureau un énorme livre rouge de format carré : le Codex.

— Cet ouvrage comporte la liste de tous les médicaments existants. Nous les avons numérotés. L’interne te dira par exemple : « Prescrivez trois comprimés du 26, avant les repas, dix gouttes du 187 au moment d’aller au lit, une application du 965 deux fois par jour… Et toi, bonne pomme, t’auras qu’à feuilleter ton petit bottin médicamental et écrire sur l’ordonnance le nom des produits et la quantité à administrer. C’est pas sorcier. Enveloppe le tout de bonnes paroles et ça ira… Il suffit de ne pas faire d’erreurs.

— Je m’y vois déjà, certifie le Monumental.

— Parfait. Ce que je te recommande surtout, c’est de ne jamais relâcher un seul instant ta vigilance, camarade ; n’oublie pas ce qui est advenu à tes prédécesseurs…

— Tu parles que je serai toujours sur le pied de grue ! J’ai pas envie de me laisser repasser. De quoi t’est-ce qu’ils sont clamsés, mes pauvres collègues, déjà ?

— Le premier a été trouvé mort d’une olive dans la tignasse. On a d’abord conclu au suicide, mais avec des arrière-pensées.

— C’est ça, coupe mon ami. Je sais aussi que le troisième a été étranglé ; c’est la mort du second que je me rappelle plus très bien.

— Le deuxième docteur a été découvert le crâne éclaté au pied de son escalier. Une de ses savates était restée coincée dans une barre de cuivre du tapis, à mi-étage, et là encore on pouvait penser à de la malchance. Seulement, quand son successeur, le jour de son entrée en fonction, a été trouvé accroché à l’espagnolette de cette fenêtre, on s’est dit que trois médecins morts de mort violente dans la même maison, en moins de quinze jours, ça faisait un peu beaucoup.

— Et comment ! Y a sûrement dans le village un dégourdi qui déteste le corps médicinal.

Il ricane :

— Ne te bile pas, San-Antonio, il m’est arrivé de faire le quatrième à la belote, mais jamais encore pour ce genre de Père-Lachaise parti.

Je pousse une petite porte laquée, au fond du cabinet.

— Ici, la salle de radiographie. Tu sais te servir de cet appareil ?

— Tu veux une petite démonstration, Bébé-Rose ! Déloque-toi de la partie nord, je t’offre une scopie à l’œil.

Soucieux de tester le nouveau praticien de Caducet-sur-Parbrise, je pose mes fringues et vais me glisser derrière l’écran de verre.

— À vous de jouer, doc !

Béru rejette son bada en arrière et se penche sur les boutons de commande de l’appareil. L’obscurité se fait, l’écran s’éclaire. À sa lumière laiteuse, je vois vivre la bonne trogne du Gros dans la pénombre. Il a les sourcils froncés et fait avec le nez un bruit de locomotive haut-le-pied. Il déplace l’écran, lentement, d’un geste professionnel. Un large sourire éclaire sa bouille boursouflée.

— Oh ! madame, cette cage trop raciste ! admire l’Éminent. Oh ! pardon, c’est pas de la nasse à homard ! Et ces éponges, baronne ! On en mangerait ! Pas la moindre taverne ! C’est clair comme de l’auroch. Y a pas de poitringue dans vot’ famille depuis Henri IV, mon ami. Et ce battant : ni trop petit ni trop gros, juste à la pointure ! Vot’ rime cardiaque est excellente. J’ai jamais vu un guignol aussi pépère. Mes compliments à maâme votre mère : elle vous a drôlement payé du surchoix !

Sur ce véhément certificat de bonne santé, il redonne la lumière.

— Alors ? me demande-t-il, j’ai les capacités, ou je les ai pas ?

— Un peu moins de familiarité dans tes commentaires et ça pourra coller, approuvé-je, histoire de ne pas décourager son apostolat. Montons au premier, visiter tes appartements.

Il me suit d’un pas de plus en plus magistral.

Le haut se compose d’une salle à manger, d’une cuisine, et de trois chambres.

— Tu choisiras celle de droite, recommandai-je, car elle est reliée par phonie à la mienne.

— Tu crèches où ?

— À l’hôtel du Plat d’Étain, en face.

— Là où ce que se planquera le vrai toubib ?

Exactly, boy !

Comme nous achevons le tour du propriétaire, on carillonne à la porte. Je vais ouvrir et j’ai la surprise de me trouver nez à nez avec un vieil Écossais.

— Pinuche ! m’écriai-je, toi, déjà !

Le faux Écossais se jette littéralement dans la maison.

— Ouf ! soupire-t-il, quelle histoire !

Il veut s’abattre dans un fauteuil, mais la couverture à carreaux rouge et bleu qui lui sert de kilt tombe à ses pieds et la Vieillasse se retrouve en veston.

— Pour une fois que je mets un polo ! lamente-t-il. J’aurais eu une chemise ordinaire, je m’arrangeais avec les pans…

— Comment que t’as fait pour radiner aussi vite ? admire le Gros. Je t’attendais plus avant demain, tel que c’était parti…

La Pinuche prend une goulée d’air et ramasse sa couvrante, ce qui nous offre une vue étourdissante sur son fondement.

— C’est simple, dit-il ; après que j’eus brûlé ma gare de destination, le train s’est engagé dans un tunnel. Dès lors, me suis-je dit : « L’instant est venu de jouer ton va-tout. » J’ai tiré la sonnette d’alarme et sauté par la fenêtre… Puis j’ai couru dans le sens contraire à celui du convoi. Une fois hors du tunnel, j’ai vu une petite route secondaire à main gauche. Une 2 CV s’y trouvait stationnée. Par bonheur, il y avait ce plaid sur la banquette. Au moment où j’allais m’en emparer, une voix de femme m’interpelle : « Hé ! vous là-bas, qu’est-ce que vous cherchez ? » Et je vois rappliquer une religieuse, un panier d’œufs au bras. Sur le moment, elle ne savait pas dans quelle fâcheuse position je me trouvais, vu que l’auto se dressait entre nous.

« Pouvez-vous me prêter votre couverture, ma sœur ? lui demandé-je.

« Et puis quoi encore ! Il faudrait aussi vous faire la charité peut-être pendant que vous y êtes ! riposte la sainte femme qui m’avait pris pour un pauvre. Solide personne, entre parenthèses. Elle m’avance dessus et contourne sa voiture bien que je la supplie de ne pas approcher. Soudain elle m’aperçoit, lâche son panier d’œufs et se sauve en retroussant ses jupes et en perdant sa cornette. Vraiment, ça m’a navré. Mais que pouvais-je faire d’autre ? Je me suis emparé de sa couverture, mes amis, et j’ai galopé à travers champs… »

— Le Seigneur te le pardonnera, promets-je un peu hâtivement. Entre ce larcin et le scandale, tu as choisi le moindre mal, Pinaud, si on en croit l’Écriture.

— Heureux de te l’entendre dire, murmure le cher homme. Il ne me reste plus maintenant qu’à trouver un pantalon de rechange.

— Que non pas, objecté-je.

Ses pauvres yeux en guidon de course clignent dans ma direction.

— Je te suis mal, San-A. ?

— Suis-moi au moins jusqu’à ta chambre…

Nous regagnons le premier étage et je drive mon compère déculotté dans une chambre où des effets ont été préparés à son intention.

Ces effets lui en font (de l’effet), je peut vous le certifier.

— Qu’est-ce que c’est ! bêle le Plaintif.

— Ta nouvelle garde-robe, Pépère. Que tu aies perdu ton grimpant, c’est un signe du destin.

— Mais ce sont des vêtements féminins !

— Faut bien, puisque tu vas devenir la vieille bonne du Docteur Béru !

— Hein ! s’exclame le cher débris en mettant à son « hein » trois « h » de plus que ne le ferait un Anglais.

— Textuel, mon trognon. Alexandre-Benoît Bérurier, tu l’auras peut-être lu sur la porte d’entrée, est le nouveau toubib de Caducet-sur-Parbrise, et toi tu seras sa bonne nounou attentive ! Regarde la mignonne perruque grise qu’on t’a choisie, mon biquet, et dis-moi si, avec son beau chignon, elle ne va pas te transformer en sœur cadette de Pauline Carton !

— C’est insensé !

— Aussi insensé que les trois meurtres qui furent commis sous ce toit, ma vieille capsule ! Mais à crime insensé, enquête insensée, comme l’a si justement écrit La Rochefoucauld dans son « Traité sur la germination instantanée du soja sur le sol lunaire ».

— Voyons, San-Antonio. Et ma moustache ?

— L’affaire d’un instant, dis-je en m’emparant d’un rasoir mécanique.

Il se rebiffe drôlement, le Pinaud des Charentes.

On peut exiger tout de lui, sauf cette mutilation. Depuis l’âge de 18 ans, il porte cette moustache, et il entend décéder avec. Elle a bravé tous ses mégots, tous ses briquets. Elle protège sa lèvre supérieure des frimas. Elle éponge ses rhumes tenaces. Elle calme la fébrilité de ses doigts. Elle le virilise, le décore, le ponctue, l’affirme, l’achève. Elle est signalée sur ses papiers d’identité. Elle appartient à l’histoire. Il vit derrière elle comme derrière un buisson. Ces poils maigrelets ont fini par constituer pour lui un rempart. Sa personnalité, sa sécurité morale dépendent d’elle. Tout son être n’est que le support de sa moustache, le pot de terre qui alimente la plante rare. Il n’a pas eu d’enfant, Pinaud, il n’a eu qu’une moustache. C’est sa floraison glorieuse, sa moisson d’homme.

Je le stoppe du geste…

— Tu sais que ça repousse ?

L’argument ne l’ébranle pas. Il prétend qu’une vieille moustache, une fois rasée, peut ne pas repousser. Y a eu des cas. Il a connu un barbu dans son enfance… Un jour, en lui faisant un brûlage des cheveux, le coiffeur a laissé tomber une mèche enflammée dans le piège à macaroni du bonhomme. L’ornement pileux a brûlé en deux secondes. Jamais la barbe n’a repoussé. L’ex-barbu n’a obtenu par la suite, qu’un ridicule duvet frisotté de collégien pubère. Non, on ne joue pas avec ces choses-là. C’est trop risqué, trop lourd de conséquences. L’ablation de la rate, il veut bien ; ça réussit merveilleusement avec les techniques actuelles. L’estomac, il préférerait se voir enlever, tenez, les testicules même, si besoin était, car avec des balles de ping-pong, on restitue des apparences convenables (pour Béru il faudrait des balles de tennis). On peut, lui couper les jambes, à Pinuche, mais pas sa moustache. Il est des mutilations inacceptables.

— C’est tout ! clamé-je brusquement, horripilé par des jérémiades de Baderne-Baderne.

— Écoute, San-A., notre amitié ne date pas d’hier, plaide misérablement le Navré. Raser ma moustache, ce serait raser par la même occasion notre amitié.

L’avertissement est solennel. À moi de prendre mes responsabilités. Je les prends. Elles sont en forme de ciseaux. Clic clac, clic clac…

Je complète mon acte attilien à l’aide du rasoir. En moins d’une minute Pinaud ressemble à un curé pour la grand-messe. Des larmes dégoulinent sur sa frime comme la flotte sur l’ardoise d’une pissotière publique.

— Qu’as-tu fait, mais qu’as-tu fait ! lamente le Démoustaché.

— Un merveilleux élagage, Pinaud. En vérité je te le dis, ta moustache repoussera plus drue, plus noble et plus fournie que celle qui gît sur le plancher.

— Sans compter, murmure Béru qui vient d’arriver, que tu fais vingt ans de moins comme ça. Tu parais tout juste la petite cinquantaine bien tassée.

— Charmant, aigrise le Sénile.

— Maintenant, enchaîné-je, enfile ces bas, cette robe et ce corsage !

En rechignant il obéit. Nous suivons sa transformation avec des yeux fascinés. Quelque chose s’opère. De curé en civil, le voici devenu chaisière en uniforme. Lorsqu’il coiffe la perruque à chignon, c’est l’apothéose.

— Ma concierge tout craché ! estime le Gros.

— Je voudrais me voir, demande l’intéressé.

Nous escortons la bonne du docteur Bérurier jusqu’au miroir qui va la renseigner sur sa mutation, guettant ses réactions, espérant enfin un éclat de rire.

En se découvrant, en pied, Pinaud marque un temps d’arrêt. Puis il pousse un cri semblable à un éternuement de pintade et murmure en se tendant les bras :

— Maman !

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