CHAPITRE XI Dans lequel je continue ma ronde de nuit

Les déménageurs se nomment respectivement Valoche et Le Bossu et, chose admirable, ils crèchent tous deux dans la même H.L.M, en bordure de la ville.

Leurs blases vigoureux s’étalent, en caractères tremblés, sur les boîtes à lettres de l’entrée. Je fais du slalom parmi des amoncellements de voitures d’enfants, poucettes et autres vélos et je gravis deux étages de ciment brut. La minuterie ne fonctionnant plus, j’utilise ma propre électricité de poche afin d’éviter les détritus jonchant l’escadrin. De temps à autre, le maigre faisceau de ma loupiote me révèle les juvéniles graffiti décorant les murs. Tous les mômes de l’immeuble ont gravé leurs noms dans le plâtre et les littéraires se sont même permis des « merde à çui qui l’ lira » pleins d’invention.

Charles Valoche !

C’est écrit à même la lourde, au crayon bille bleu.

Je sonne, déclenchant des ondes d’inquiétude de l’autre côté de l’huis. Je perçois des murmures, des raclements de pantoufles, des bruits de sièges bousculés.

Enfin une voix de femme, tout ce qu’il y a de peu cordial, demande :

— Ce que c’est ?

— Je voudrais parler à m’sieur Valoche, réponds-je.

— Au sujet de quoi ?

— De la part de son patron.

On actionne la clé. Une dame de quarante ans, mais qui fait le triple de son âge, m’apparaît. Elle est en chemise de nuit bleu sale, elle a les pieds nus sur le lino de l’entrée. Ses seins ont tendance à se débiner et ils tomberaient bien bas si son gros bide ne les retenait. Cette personne pue le rance et le sommeil. Son visage bouffi s’encadre de cheveux huileux qui sentent la friture. D’ailleurs, tout l’appartement renifle la pomme frite froide.

— Y a quèque chose de cassé ? demande-t-elle après m’avoir étudié d’un œil cloaqueux.

— Sait-on jamais ! lui dis-je. Votre mari est ici ?

— Y se lève. On venait juste de s’endormir, après la fin des émissions, reproche-t-elle.

Du menton elle me montre un magistral poste de T.V. encore fumant.

Quelque part, venant d’une pièce voisine, j’entends crier merde par un monsieur qui, vraisemblablement, vient de se cogner le gros orteil contre un pied de son lit. En écho, un moutard se met à sangloter.

— Allons, bon, Géger est réveillé, maintenant, continue la fée du logis en dardant sur moi des éclats vénéneux. C’t’ un gamin que les vers l’empêchent de faire ses nuits. Pour un coup qu’il roupillait convenablement.

À la cantonade, elle lance :

— Eh ben, t’arrives, Charlot, quoi, merde !

— Oh, merde, y a pas le feu, quoi, merde ! rétorque l’interpellé.

D’où je conclus que chez les Valoche, le mot de Cambronne tient une place prépondérante, et qu’il facilite les échanges culturels entre époux.

Apparition du surnommé Charlot. Au premier coup d’œil, je suis déçu, et au deuxième, navré. Jamais le gars Valoche n’a été ni ne sera un malfrat. C’est la bonne bouille de manard, un peu soufflée et colorée par le vin rouge et les calvas. Mettre dans sa fouille les truites non-réglementaires qu’il attrape, constitue sans doute pour lui le plus noir des délits.

— Salut, m’sieur Charlot, lui lancé-je d’une voix engageante.

Sa chemise ouverte jusqu’au nombril passe par-dessus son pantalon tire-bouchonnant. Derrière, ses bretelles pendent comme une queue époilée. Valoche caresse son cou râpeux, renifle et murmure, avec une certaine inquiétude :

— Qu’est-ce qui se passe ? C’est vrai que vous venez de la part de m’sieur Coursyvite ?

Je sors ma carte professionnelle. Il recule pour la lire, vu qu’il est un brin presbyte.

— Quoi donc ? bredouille-t-il. Quoi donc ?

— On peut discuter en tête à tête ?

— Si je vous gêne faut le dire ! ronchonne la dame Valoche.

— Je ne me permettrais pas, riposté-je.

Les cris du moutard réveillé lui fournissent un argument pour sauver la face. Elle s’évacue en grommelant des désagréments.

J’aime bien cueillir les gens au débotté, la noye, alors qu’ils dégustaient leur premier sommeil. Vous ne sauriez croire combien ils sont vulnérables, à merci. Leurs idées font la colle et leurs gestes sont mous. Ils subissent l’effroi de la nuit. L’homme est fait pour la lumière du jour ; seuls les tourmentés, les refoulés, les anormaux s’épanouissent dans l’obscurité.

— Charlot, je voudrais que vous me racontiez votre voyage à Caducet, en compagnie de votre voisin et ami Le Bossu !

Il cligne des yeux.

— Le patron est au courant ? demande-t-il en réprimant mal une grimace.

— Pas encore, mais ça pourrait venir assez vite.

Las de danser d’une flûte sur l’autre, je m’avance jusqu’à la table du livinge où serpentent encore des épluchures de pomme et m’assois.

Un kil de vin rouge, à moitié vide, lance sous l’ampoule nue des reflets de rubis.

Dans la chambre, ça braille de plus belle. Le sein maternel ne paraît point calmer les affres nocturnes du marmot véreux.

— Qu’est-ce c’est ce bordel, Ninette ? bêle une vieillarde dans une pièce contiguë. Y a pas moyen de dormir, quoi, merde !

Ninette réapparaît, tenant dans ses bras une petite chose morveuse, scrofuleuse, chieuse, pleureuse et décalcifiée qu’elle fait danser sur l’arrondi de son bras.

— V’là que vous avez réveillé aussi môman, me dit-elle en passant dans la seconde chambre. Une femme qui s’est cassé le col du fémur !

— J’espère qu’elle en crèvera, la vache ! soupire aimablement Charlot.

— Quel âge a-t-elle ? m’intéressé-je.

— Quatre-vingt-deux !

— Alors c’est mathématique, le rassuré-je, aucun vieillard, fût-il général on académicien, ne survit à la fracture au col du fémur. Les vieux les plus coriaces, on se les fait avec une peau de banane dans les familles bourgeoises, quelquefois en savonnant bien le carreau de la sale de bains…

— Nous, c’est l’escalier qui l’a eue, confie Charlot, toujours plein de merde, qu’est-ce vous voulez. Vous disiez donc, nôtre voyage à Caducet… Bon, pour être franc, c’est Figure de Fifre qui nous a demandé d’opérer ce boulot en dehors de nos heures, Le Bossu et moi.

— C’est Maurice Coursyvite que vous appelez Figure de Fifre ?

— Je suis pas le parrain. Ce petit gars il fait le désespoir de son père : une vraie cloche. Puceau, timide et tout.

— J’ai vu. Alors ?

— Il nous a dit qu’il voulait dépanner une amie sans que le vieux soye an courant. On a accepté vu qu’après tout, hein ?

— Ben voyons, confirmé-je.

— Alors on a été chercher les meubles et on les a livrés à une dame.

— Elle vous avait fait un topo des lieux ?

— Non, elle nous avait juste expliqué où qu’ils étaient remisés… Ça nous a permis de charger le fourbi alors qu’y avait personne. On a eu un peu de renaudage de la part d’une vieille bonniche, au moment de repartir. Elle voulait qu’on attende. Tu parles, nous, fallait qu’on remette le quinze tonnes en place avant la nuit, comment qu’on a gerbé !

— Et après ?

Il écarquille les yeux.

— Quoi, après ?

— Que s’est-il passé ?

— Que voulez-vous qu’il se passe ? On est revenu à Angers, on a déchargé chez Mme Favier, puis on a reporté le camion au garage.

— En cours de route, il n’est rien arrivé de particulier, vous êtes certain ?

Il ouvre la bouche, rougit…

— Vous n’avez pas été suivis ?

Charlot referme sa bouche et dérougit.

— Pas du tout.

Il semble sincère. M’est avis que Pinuche s’est berluré au sujet de sa filature. Il s’est cru repéré alors que les deux camionneurs menaient leur petite vie peinarde sans s’inquiéter de la circulation ambiante.

— Voyons, Charlot, insisté-je, vous ne vous seriez pas arrêtés dans un virage, par hasard ?

Là, il cramoisite nettement, Valoche. Sa conscience fait des nœuds.

— Écoutez… Pour tout vous dire… C’est vrai qu’on a calé dans un tournant. J’ai dû freiner brusquement pour éviter un clébard qui traversait en courant. Moi, les bêtes, c’est sacré.

— Mais la suite, Charlot ! La suite, mon bonhomme, vous la connaissez ?

Silence. Il louche si fort sur son kil de rouge qu’il finit par s’en saisir et s’emplir un verre au bord violacé.

Voix de la grande vioque qui n’est pas sourdingue :

— Ninette ! Y a ce con de Charlot qu’est en train de « tupiner », quoi, merde ! En pleine nuit !

— Morue ! grogne Valoche en éclusant hâtivement son godet.

C’est chouette la vie de famille.

Le déménageur s’ébroue. Il me fait front, loyalement.

— Y a eu un accident derrière nous, hein ? balbutie-t-il. Je l’ai dit à Auguste, mais il m’a répondu que c’était juste un peu de tôle froissée. Comme on se servait du camion dans des conditions illégales, on a eu les foies, vous comprenez, quoi, merde ?

— C’est ça, lâché-je, juste un peu de tôle froissée, et à l’intérieur de cette tôle un type avec le crâne fracturé.

— Dites pas ça ! s’enroue Charlot.

— C’est pas moi qui le dis, mais le chirurgien de l’hosto où l’on a conduit le blessé. Vous êtes deux jolis chevaliers de la route, Le Bossu et vous, mes compliments ! Blessures involontaires, délit de fuite, non assistance… Ça va chercher dans les trois mois de bigntz, mon pote ! Et encore vous pourrez dire que le tribunal vous aura fait une drôle de fleur !

Il s’abat en chialant sur le coin de la table. C’est fou ce qu’on a la larme facile aux Établissements Coursyvite !

— Ninette ! glapit grand-maman, ce serait pas ton abruti qui chialerait, quoi, merde !

Réapparition de Ninette, toujours lestée de son marmot.

— C’est vrai, qu’il pleure ! Qu’est-ce t’as, Charlot ! Qu’est-ce qu’on t’a fait, mon grand ?

— C’est un cœur d’or, m’empressé-je, avant que le larmoyant ne réponde. Il se fait un sang d’encre à propos de votre maman. Il a peur que son fémur ne se recolle pas !

— De quoi y se mèle, c’t’ andouille, quoi, merde ! tonne la blessée depuis son boudoir.

Sa fille la rejoint et les deux ogresses chuchotent sur fond de lardon braillard.

Charlot se redresse.

— Valoche, coupé-je, compte tenu de ce que tu m’as l’air d’un bon zig, je vais essayer de t’arranger les gamelles. Après tout, les assureurs des deux autres chignoles n’auront qu’à casquer…

Il n’en revient pas, va pour me déclarer des trucs humides que je jugule de la main et de la voix :

— Écrase. Maintenant tu vas bien réfléchir avant de répondre à la question suivante : est-ce qu’à partir du moment ou vous avez chargé les meubles, jusqu’au moment où vous les avez livrés, votre camion est resté seul ?

Il est spontané dans sa réponse.

— Pas une seule fois. On s’est juste arrêtés sur le bord de la route pour pisser. Je vous dis qu’on devait bousculer les kilomètres vu le peu de temps qu’on disposait.

— J’ai ta parole ?

— Demandez à Le Bossu, il habite juste en haut de moi !

— Ce ne sera pas la peine. Allez, tchao, je me taille, tu peux retourner calcer bobonne !

Il me raccompagne jusqu’à la porte. Avant que je ne sorte il me saisit le bras.

— Qu’est-ce que je lui dis, à Ninette, à propos de votre visite ? Vous pensez bien que sa saloperie de mère et elle vont drôlement me tirer les vers du pif !

Je lui pose la main sur l’épaule.

— Faut rien exagérer, camarade. Si t’as pas suffisamment de phosphore pour leur inventer une belle histoire, suce des allumettes !

Toujours téméraire, j’entreprends de redescendre l’escalier.

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