Pinaud cherche une cigarette dans le salon. N’en trouvant pas, il rallume le cigare brisé de feu-Haben. Après tout n’est-ce pas surtout d’un mégot qu’il a besoin ?
— J’ai idée qu’ils ont touché une drôle de série de toubibs, les caducparbrisontins, bavoche le Patriarche en allumant son moignon de havane.
Dans sa bouche en cul de vieux corbeau plumé, le plantureux cigare est aussi à sa place qu’une tiare pontificale sur la tête d’un accordéoniste de bal musette.
— On a vachement déblayé le terrain, réfléchis-je.
« Nous savons déjà que Berthoux a assassiné le premier médecin pour l’empêcher d’appeler la police et que Haben a tué le second pour s’approprier le mégatzornium. Reste plus à solutionner que la mort du troisième… »
Une voix pinuchienne, noyée dans un odorant nuage de fumée bleue, murmure :
— Je te demande pardon, San-A., mais j’ai eu un lapsus, tout à l’heure.
— Quand donc ?
— Lorsque tu m’as demandé si c’est moi qui avais dit non, je t’ai répondu non, je voulais dire oui.
— Ah oui ?
— Oui, je voulais te répondre : oui, j’ai dit non, tu me suis, oui ?
— Non !
Patient comme les marées, cette loque fumigène reprend :
— Tu demandais à M. Haben s’il avait étranglé le troisième docteur. C’est pas lui qui t’a répondu « non », c’est moi ! Cela dit, peut-être a-t-il voulu dire « non », lui aussi ? Là-dessus, tu me demandes : « C’est toi, qui as dit non ? » Moi je pense « Oui, c’est moi qui ai dit non, mais distraitement, j’ai répondu non au lieu de oui, voilà ! »
Nos yeux s’accrochent, puis se perdent dans une nouvelle émission de fumée cubaine.
— Mais alors, si tu as répondu non quand je demandais à Haben s’il avait tué le troisième docteur, vieille abomination, c’est que tu sais, toi, qui l’a tué !
— Naturellement ! rétorque le Paisible.
Des bruits de voiture se succèdent devant le hangar.
— Je crois que voilà les gendarmes et les infirmiers, assure le Sagace.
Franchement, la véritable ambulance est beaucoup moins confortable que la fausse. Elle offre toutefois l’avantage d’être pilotée par un joyeux garçon sachant entièrement le répertoire de M. Salvatore Adamo, des concerts Coca-Triste, et qui ne me conduit pas vers un lieu d’équarrissage, lui.
Le cigare de Pinaud s’est éteint. Son mégot est déjà devenu le mégot-type de la silhouette pinuchienne. Si Dieu nous prête vie, on va en avoir pour deux ou trois mois à le lui voir téter. Est-ce un effet de la forte fièvre ? Je trouve que ses bacchantes ont déjà repoussé ? L’intègre se réintègre.
— Je t’écoute, Flétrissure. Et si tu n’as pas terminé avant mon arrivée à l’hosto, je me laisse mourir…
— Ne parle pas ainsi, mon petit, paternalise l’Impondérable.
Il cherche du bois à toucher. Las, cette ambulance est métallique jusqu’à la pipe que fume le conducteur à travers sa chanson.
Renonçant à sacrifier aux exigences de la plus élémentaire superstition, le Ramoné attaque son rapport différé.
— Ce matin, très tôt, on s’est réveillé, Narcisse et moi. Je lui ai expliqué que je devais enquêter, sur tes directives, et il m’a proposé de me piloter, vu qu’il n’a pas grand-chose à fiche en ce moment. Avant de se mettre en chasse, il a téléphoné à sa gendarmerie pour prévenir où il était, et tu vas voir que c’est grâce à cette précaution que tu es encore en vie…
Un temps. Il se fait une petite vidange-graissage de la gorge et repart.
— On a parfaitement repéré les arrêts de car, le long de la route. Effectivement, à dix kilomètres cinq cents de Caducet, il s’en trouve un qui dessert la petite localité de Bellechagate-sur-Bidet. En un rien de temps, nous sûmes… (Il me laisse apprécier son magnifique passé simple sous prétexte de toussoter en sa main repliée).
— Vous sûtes ? le contré-je.
— Nous sûmes l’identité de ta jeune-femme-blonde-à-la-cicatrice-en-forme-d’étoile termine le Morose. J’en fis aux indigènes de l’endroit…
Nouveau temps mort pour laisser miroiter l’emploi du terme indigène.
Je ne lui fais pas observer qu’il y a flagrant délit de pléonasme, des indigènes étant forcément « de l’endroit », mais je l’incite à parler en le fouettant d’un vocabulaire plus rare.
— Tu en fis aux autochtones ?…
Il soupire, vaincu.
— J’en fis une description si précise que tous s’écrièrent : mais c’est Mme Blaisin.
— Mme Blaisin ? Ce nom me dit quelque chose…
Sa main flétrie s’étend sur moi pour une imposition sur le revenu (car je n’en reviens pas).
— À moi aussi ce nom dit quelque chose, San-A. Je questionnai donc plus avant les naturels du pays…
— Et que t’apprirent les sédentaires, de Bellechagate-sur-Bidet, César ?
— Que cette Mme Blaisin était la veuve du troisième docteur, mon cher.
Et v’lan, passe-moi l’éponge ! Je profite de la circonstance pour vous adresser mes meilleures veuves, mes amis, car j’en ai à revendre, à retendre, à refendre, à rependre, à répandre, des veuves !
— Voyez-vous ! gazouille le San-Antonio-tout-meurtri.
— Tel que je te le dis, s’épanouit Pinaud. Le docteur Blaisin exerçait à Bellechagate-sur-Bidet avant de s’installer à Caducet. Au reste (comme dit Oreste) il n’a pas eu le temps d’emménager là-bas, tu le sais, puisqu’il est mort le jour de son arrivée. Sa veuve continue d’habiter Bellechagate…
— Tu l’as vue ?
— Ben voyons… Narcisse l’a énormément impressionnée… La magie de l’uniforme, mon cher. Ce que nous autres, civils de la police, gagnons en discrétion, nous le perdons en autorité.
« Tu connais ma perspicacité ? Dès lors que je m’aperçus de son trouble, je sus que cette ravissante personne, car elle est ravissante, avait un secret. Je fis part de cette impression à Narcisse et nous procédâmes aussitôt par intimidation. Une heure d’interrogatoire, et l’affaire était dans le sac, petit ! »
L’ambulancier vient de nous terminer « Vous permettez, Monsieur ». Sans même renouveler sa salive, il attaque « La Nuit ». Nous roulons maintenant sur une nationale. La densité de la circulation et la fréquence des maisons me font pressentir l’imminence de notre arrivée. Dans quelques minutes ce sera l’hosto, le billard, les drogues, les bistouris, les religieuses bien nonnettes, le haricot pour faire pipi…
— Grouille, grouille, Pinaud !
— Oh ! merde ! glapit-il inconsidérément.
Il ouvre de grands yeux couleur de belons gâtées.
— J’ai oublié ma voiture à l’aéro-club, et c’est celle de Narcisse !
— Tu prendras un taxi pour retourner la chercher, termine !
Il réfléchit, crachote un morceau de cigare mâchouillé contre la vitre et poursuit :
— Le docteur Blaisin, selon ses concitoyens, était un homme d’humeur sombre, et selon sa propre épouse hyper-jaloux. Figure-toi qu’à la faveur de leur déménagement en cours, Blaisin a découvert un paquet de lettres que sa femme dissimulait dans un tiroir secret de leur secrétaire. Lettres prouvant son infortune conjugale…
— Ah ben dis donc, ils avaient marrida de fameuses luronnes, nos toubibs.
— Il paraît que Blaisin n’a rien dit. Il est descendu dans son cabinet. Il a écrit une lettre d’adieu à sa femme. Il a brisé le cadre contenant leur photographie de mariage, puis s’est pendu en gardant dans sa main le paquet de lettres compromettantes.
Un suicide ! Un vrai, perdu dans cette série de meurtres…
— Pourquoi sa femme n’a-t-elle rien dit ?
— Elle prétend qu’elle voulait éviter le scandale. Honnêtement, je crois plutôt qu’elle voulait toucher l’assurance-vie de son cocu, dont une clause précise que le versement de la prime ne saurait avoir lieu en cas de suicide. Sa stupeur surmontée, Mme Blaisin a récupéré ses lettres ainsi que le mot d’adieu du docteur.
— Qui te dit qu’elle ne ment pas ?
— Pas folle, la petite dame : elle a conservé tous ces documents afin de pouvoir se disculper le cas échéant. Je les ai en ma possession. À cause des précédents meurtres, nos collègues de la Sûreté n’ont pas envisagé, un instant la thèse du suicide, et nous non plus d’ailleurs… que je te dise : l’autre matin, c’est bien son julot qu’elle allait retrouver, sais-tu qui c’est ? Le pharmacien de Caducet. Elle pourrait trouver mieux !
Nous roulons en ville. L’ambulancier a branché sa musiquette. Je reconnais les maisons… Chartres, sa cathédrale dressée au milieu des blés… Péguy…
— Bravo, Pinaud, complimenté-je. Parle-moi vite de la façon dont tu m’as retrouvé avant qu’on me penthotale totalement.
— Comme nous rentrions de Bellechagate, nous avons trouvé un Béru dans tous ses états. La fille à Narcisse venait d’appeler, après avoir déjà téléphoné chez son père, pour annoncer qu’il t’était arrivé un accident. J’ai foncé à Angers, tu penses… Et la petite Édith m’a tout raconté…
— Tout quoi ?
Il se renfrogne.
— Je te désapprouve de tromper la confiance d’un père. Narcisse est un homme bon et généreux…
— Tu raconteras ça à ta crémière, elle pleurera sûrement dans ses pots de yaourt ; ensuite ?
Le Chétif ôte son riche mégot pour se débrindetabacter la langue.
— Elle m’a dit qu’elle t’avait attendu toute la nuit. Au petit jour, folle d’inquiétude, elle est allée voir le fils Coursyvite en compagnie duquel tu étais parti de chez elle.
« Il a raconté que tu t’intéressais, à la veuve Favier. Édith s’est rendue chez cette dernière. Comme elle y parvenait, elle a vu deux hommes qui te soutenaient chacun par un bras et te chargeaient dans un fourgon dont elle a relevé le numéro et noté les caractéristiques. Cette jeune fille me semble très dévergondée, mais je reconnais qu’elle a beaucoup d’initiative. Je n’ai eu qu’à suivre la piste…
« J’ai failli la perdre au changement de véhicules. C’est un cantonnier qui a éclairé ma lanterne. Il avait vu le fourgon pénétrer dans le bois, et une ambulance en ressortir. Très honnêtement j’ai eu de la chance ! »
— Et moi donc, soupiré-je !
Le chauffeur à la voix adamesque arrête sa brouette à viande tiède.
— Terminus ! clame-t-il, arrêt-buffet, tout le monde descend !
Un joyeux, je vous dis !