Je n’ai jamais été un homme violent. Du plus loin que je remonte, je n’ai jamais voulu tuer personne. Des coups de colère par-ci par-là, oui, mais jamais de volonté de faire mal vraiment. De détruire. Alors là, forcément, je me surprends. La violence c’est comme l’alcool ou le sexe, ce n’est pas un phénomène, c’est un processus. On y entre sans presque s’en apercevoir, simplement parce qu’on est mûr pour ça, parce que ça arrive juste au bon moment. Je savais bien que j’étais en colère, mais jamais je n’aurais pensé que ça se transformerait en fureur froide. C’est ça qui me fait peur.
Et que ça se porte sur Mehmet, franchement…
Mehmet Pehlivan.
C’est un Turc.
Il est en France depuis dix ans, mais il a moins de vocabulaire qu’un enfant de dix ans. Il n’a que deux manières de s’exprimer : il gueule ou il fait la gueule. Et quand il gueule, il mélange du français et du turc. Personne ne comprend rien, mais tout le monde voit très bien pour qui il nous prend. Aux Messageries pharmaceutiques, où je travaille, Mehmet est « superviseur » et, selon une règle vaguement darwinienne, chaque fois qu’il monte en grade, il se met aussitôt à mépriser ses anciens collègues et à les considérer comme des sortes de lombrics. J’ai souvent rencontré ça dans ma carrière, et pas seulement avec des travailleurs migrants. Avec beaucoup de gens qui venaient du bas de l’échelle, en fait. Dès qu’ils montent, ils s’identifient à leurs patrons avec une force de conviction dont les patrons ne rêveraient même pas. C’est le syndrome de Stockholm appliqué au monde du travail. Attention : Mehmet ne se prend pas pour le patron. C’est presque mieux, il l’incarne. Il « est » le patron dès que le patron n’est pas là. Évidemment, ici, dans une entreprise qui doit employer deux cents salariés, il n’y a pas de patron à proprement parler, il n’y a que des chefs. Or Mehmet se sent trop important pour s’identifier à un simple chef. Lui, il s’identifie à une sorte d’abstraction, un concept supérieur qu’il appelle la Direction, ce qui est vide de contenu (les directeurs, ici, personne ne les connaît) mais lourd de sens : la Direction, autant dire le Chemin, la Voie. À sa façon, en montant l’échelle de la responsabilité, Mehmet se rapproche de Dieu.
Je commence à 5 heures du matin, c’est ce qu’on appelle un petit job (quand on emploie le mot « job », on ajoute toujours petit, à cause du salaire). La tâche consiste à trier des cartons de médicaments qui partent ensuite vers des pharmacies de banlieue. Moi, je n’étais pas là pour le voir, mais il paraît que Mehmet a fait ça pendant huit ans avant de devenir « superviseur ». Aujourd’hui il a la fierté de commander trois lombrics, ce qui n’est pas rien.
Le premier lombric s’appelle Charles. Drôle de prénom pour un SDF. Il a un an de moins que moi, il est maigre comme un clou et il boit comme un trou. On dit qu’il est SDF pour faire court mais en fait il a un domicile. Et sacrément fixe. Il vit dans sa voiture, elle ne roule plus depuis cinq ans. Il dit que c’est son « immobile home », c’est son genre d’humour, à Charles. Il porte une montre de plongée large comme une assiette avec des tas de cadrans. Et un bracelet vert fluo. Je ne sais pas du tout d’où il vient ni ce qui l’a conduit dans cette situation extrême. Il a des côtés marrants, Charles. Par exemple, il ne sait pas combien de temps il est resté inscrit sur les listes d’attente des HLM, mais il compte avec précision le délai écoulé depuis qu’il a renoncé à renouveler sa demande. Cinq ans, sept mois et dix-sept jours au dernier décompte. Ce qu’il calcule, Charles, c’est le temps qui s’est écoulé depuis qu’il n’a plus aucun espoir d’être relogé. « L’espoir, dit-il en levant l’index, est une saloperie inventée par Lucifer pour que les hommes acceptent leur condition avec patience. » Ça n’est pas de lui, j’ai déjà entendu ça quelque part. J’ai cherché la citation, je ne l’ai pas retrouvée. Ça montre quand même que derrière ses allures de pochtron, Charles a de la culture.
L’autre lombric est un jeune type, Romain, un gars de Narbonne. Comme il avait connu un certain succès au club théâtre de son lycée, il a rêvé de devenir acteur et, juste après le bac, il est monté à Paris, mais n’a jamais trouvé le moindre cachet parce qu’il roule les r comme d’Artagnan. Comme Henri IV. Avec cet accent rocailleux, il me dit que : « Nous partîmes cinq cents mais par un prompt renfort… », ça fait marrer tout le monde. Il a pris des cours pour ça qui n’ont donné aucun résultat. Il a enchaîné les petits boulots lui permettant de se présenter à tous les castings où on ne voulait jamais de lui. Un jour, il a compris que son fantasme ne deviendrait jamais réalité. Romain, acteur de cinéma, c’était cuit. Et puis, la plus grande ville qu’il connaissait était Narbonne. Paris l’a vite écrasé, anéanti. Il a commencé à ressentir des spleens d’enfance et des tristesses régionalistes. Sauf qu’il n’a pas voulu revenir chez lui les mains vides. Il tâche de faire sa pelote et ne rêve plus que d’un seul rôle, celui du fils prodigue. Dans ce but, il cumule tous les petits boulots qu’il peut trouver. Une vocation de fourmi. Les heures qui lui restent, il les passe sur Second Life, MSN, MySpace, Twitter, Facebook et un tas d’autres réseaux, des endroits, je suppose, où on n’entend pas son accent. D’après Charles, il est très doué en informatique.
Je travaille trois heures chaque matin, ce qui me rapporte 585 euros brut (quand on parle d’un petit salaire, on ajoute toujours le mot brut, à cause des charges). Je rentre à la maison vers 9 heures. Si Nicole part un peu en retard, on a la chance de se croiser. Quand on y arrive, elle me dit : « Je suis en retard » et elle m’embrasse sur le nez avant de refermer la porte derrière elle.
Ce matin donc, Mehmet était furieux. Comme sous pression. J’ai imaginé que sa femme lui avait fait des misères. Sur le quai où sont alignés les caisses et les cartons, il marchait rapidement, à pas saccadés. Il tenait son listing tellement serré que ses articulations étaient toutes blanches. On sent que ce gars-là a d’énormes responsabilités et que ses problèmes personnels tombaient mal. J’étais pile à l’heure, mais dès qu’il m’a vu, il a hurlé une suite de borborygmes. Être à l’heure, à mon avis, n’est pas une preuve suffisante de motivation. Lui, il arrive au moins une heure à l’avance. Ses hurlements n’étaient pas intégralement compréhensibles, mais j’ai saisi l’essentiel, à savoir que pour lui, je suis un trou-du-cul.
Bien que Mehmet en fasse tout un plat, le boulot en soi n’est pas très compliqué. On trie des paquets, on les met dans d’autres cartons, sur des palettes. Normalement, les codes des pharmacies sont inscrits en gros sur les paquets, mais quelquefois, je ne sais pas pourquoi, le numéro est absent. Romain dit qu’une imprimante doit être mal réglée. Dans ce cas-là, on peut retrouver le code dans une longue suite de caractères imprimés en tout petit sur une étiquette. Ce sont les onzième, douzième et treizième caractères. Moi, il me faut mes lunettes et c’est tout un bordel. Je dois les attraper dans ma poche, les chausser, me baisser, compter les caractères… Ça fait perdre du temps. Et si on me voyait faire, ça fâcherait la Direction. Or justement, ce matin, le premier paquet que j’ai attrapé n’avait pas de code. Mehmet s’est mis à hurler. Je me suis penché. C’est à ce moment-là qu’il m’a botté le cul.
Il était un peu plus de 5 heures du matin.
Je m’appelle Alain Delambre, j’ai cinquante-sept ans.
Je suis cadre au chômage.
Au début, ce boulot du matin aux Messageries pharmaceutiques, je l’ai pris pour m’occuper. Du moins, c’est ce que j’ai dit à Nicole mais ni elle ni les filles n’ont été dupes. À mon âge, on ne se lève pas à 4 heures du matin pour 45 % du SMIC dans le seul but de faire bouger ses articulations. C’est compliqué, cette histoire. Enfin non, pas tant que ça. Au début, on n’avait pas besoin de ce salaire, maintenant si.
Il y a quatre ans que je suis au chômage. Ça fera quatre ans en mai (le 24 mai, je me souviens bien de la date).
Comme ce boulot n’est pas suffisant pour arrondir des fins de mois parfois très aiguës, je fais d’autres petites choses. Durant quelques heures, ici ou là, je porte des cagettes, j’emballe des trucs dans du papier bulle, je distribue des prospectus, un peu de ménage industriel la nuit dans des bureaux. Quelques boulots saisonniers aussi. Depuis deux ans, je fais le Père Noël chez Trouv’tout, un supermarché spécialisé dans les appareils ménagers d’occasion. Je ne dis pas toujours à Nicole ce que je fais, parce que ça lui ferait du mal. Pour justifier mes absences, je varie les prétextes. Comme c’est moins facile quand c’est un job de nuit, je me suis fabriqué de toutes pièces un groupe de copains chômeurs avec qui je suis censé jouer au tarot. Je dis à Nicole que ça me détend.
Avant, j’étais DRH dans une entreprise de près de deux cents salariés. Je m’occupais du personnel, de la formation, je supervisais les salaires, je représentais la direction devant le comité d’entreprise. Je travaillais chez Bercaud, une entreprise de bijoux fantaisie. Dix-sept ans à enfiler des perles. C’était la blague favorite de pas mal de gens, ça, on disait : « Chez Bercaud, on enfile des perles. » Il y avait tout un tas de blagues très marrantes sur les perles, les bijoux de famille, etc. C’était de la plaisanterie corporatiste, si on veut. La rigolade a cessé en mars, quand on nous a annoncé que Bercaud était racheté par les Belges. J’aurais pu être en compétition avec le DRH du groupe belge, mais quand j’ai su qu’il avait trente-huit ans, j’ai commencé mentalement à rassembler mes affaires. Je dis « mentalement », parce qu’au fond je vois bien que je n’étais pas du tout prêt à le faire matériellement. Il a pourtant fallu que je m’y mette : ça n’a pas traîné. L’annonce du rachat a été faite le 4 mars. La première charrette a eu lieu six semaines plus tard, j’ai fait partie de la seconde.
En quatre ans, à mesure que mes revenus se sont liquéfiés, mon état d’esprit est passé de l’incrédulité au doute, puis à la culpabilité, et enfin au sentiment d’injustice. Aujourd’hui, je me sens en colère. Ça n’est pas un sentiment très positif, ça, la colère. Quand j’arrive aux Messageries, que je vois le sourcil broussailleux de Mehmet, la longue silhouette chancelante de Charles et que je pense à tout ce que j’ai dû traverser jusqu’ici, une colère terrible se met à gronder en moi. Il ne faut surtout pas que je pense aux années qui m’attendent, aux points de retraite qui vont me manquer, aux allocations qui s’amenuisent, à l’accablement qui nous saisit parfois, Nicole et moi. Il ne faut pas que je pense à ça parce que, malgré ma sciatique, je me sens des humeurs de terroriste.
Depuis quatre ans qu’on se connaît, forcément, je considère mon conseiller du Pôle emploi comme l’un de mes proches. Il m’a dit récemment, avec une sorte d’admiration dans la voix, que j’étais un exemple. Ce qu’il veut dire, c’est que j’ai renoncé à l’idée de trouver du travail, mais que je n’ai pas renoncé à en chercher. Il croit voir là le signe d’un fort caractère. Je ne veux pas le démentir, il a trente-sept ans et il faut qu’il conserve ses illusions le plus longtemps possible. Mais en fait, je suis plutôt soumis à une sorte de réflexe d’espèce. Chercher du travail, c’est comme travailler, comme je n’ai fait que ça toute ma vie, ça s’est incrusté dans mon système neurovégétatif, quelque chose m’y pousse par nécessité, mais sans projet. Je cherche du travail comme les chiens reniflent les réverbères. Sans illusion, mais c’est plus fort que moi.
C’est comme ça qu’il y a quelques jours, j’ai répondu à une annonce. Un cabinet de consultants cherche à recruter un assistant RH pour une grosse boîte. Le travail consiste à participer au recrutement du personnel cadre, à établir les profils de poste, conduire les évaluations et rédiger les bilans des tests, participer à l’établissement du bilan social, etc., c’est exactement ce que je sais faire, ce que j’ai fait pendant des années chez Bercaud. « Polyvalent, méthodique, rigoureux, il sera doté de véritables qualités relationnelles. » C’est tout mon portrait professionnel.
Quand j’ai lu ça, j’ai rassemblé mes photocopies et envoyé mon CV. Sauf évidemment qu’ils ne précisent pas s’ils sont prêts à embaucher un type de mon âge.
Parce que ça tombe sous le sens : c’est non.
Tant pis. J’ai quand même envoyé ma candidature. Je me demande si ce n’est pas pour continuer de mériter l’admiration de mon conseiller du Pôle emploi.
Quand Mehmet m’a botté le cul, comme j’ai poussé un cri, tout le monde s’est retourné. Romain en premier, Charles avec beaucoup plus de difficulté parce que, lorsqu’il arrive le matin, il a déjà plusieurs blancs secs dans le cornet. Je me suis relevé d’un bond. Comme un jeune homme. C’est là que je me suis rendu compte que je dépassais Mehmet de presque une tête. Jusqu’ici, comme il était chef, je n’avais jamais fait attention à sa taille. Mehmet lui-même n’en revenait pas de m’avoir botté le cul. Il semblait totalement dégrisé de sa colère, j’ai vu ses lèvres trembler, il clignait des yeux et cherchait ses mots, je ne sais pas dans quelle langue. Et là, j’ai fait un truc pour la première fois de ma vie : j’ai penché la tête en arrière, très lentement, comme si j’admirais le plafond de la chapelle Sixtine, et je l’ai ramenée en avant d’un grand coup sec. Comme je l’ai vu faire à la télévision. Un coup de boule, ça s’appelle. Charles, en tant que SDF, s’est souvent fait tabasser, il s’y connaît. « Un beau geste technique », m’a-t-il dit. Pour un débutant, il paraît que c’était très bien. Mon front a écrasé le nez de Mehmet. Avant de ressentir le choc dans mon crâne, j’ai entendu un craquement sinistre. Mehmet a hurlé (en turc, cette fois, j’en suis sûr), mais je n’ai pas pu profiter réellement de mon initiative, parce qu’il s’est tout de suite pris la tête dans les mains et il est tombé à genoux. Normalement, dans un film, j’aurais pris un peu d’élan et je lui aurais allongé un grand coup de pied en pleine gueule, mais j’avais tellement mal au crâne que moi aussi je me suis pris la tête dans les mains et que je suis tombé à genoux. Nous étions tous les deux à genoux, face à face, la tête dans les mains, penchés vers le sol. Tragédie dans l’univers du travail. Tableau grandiose.
Romain s’est précipité, il ne savait plus où donner de la tête. Mehmet pissait le sang. Le samu est arrivé en quelques minutes. On a fait des déclarations. Romain m’a dit qu’il avait vu Mehmet me botter le cul, qu’il serait témoin et que je n’avais pas à m’en faire. Je n’ai rien dit, mais mon expérience me fait penser que ça ne sera certainement pas aussi simple que ça. J’avais envie de vomir. Je suis allé aux toilettes. Pour rien.
Enfin, non, pas pour rien : dans le miroir, j’ai vu que j’avais une entaille et un gros hématome sur le front. J’étais livide, égaré. Pitoyable. Un instant, j’ai eu l’impression que je commençais à ressembler à Charles.
— Bah…! Qu’est-ce que tu t’es fait ? a demandé Nicole en touchant l’énorme hématome sur mon front.
Je ne lui ai pas répondu. Je lui ai tendu la lettre d’un geste que j’ai voulu très détaché, puis je suis allé dans mon bureau, où j’ai fait mine de farfouiller dans les tiroirs. Elle a regardé la lettre un long moment : « Pour faire suite à votre courrier, j’ai le plaisir de vous informer que votre candidature au poste d’assistant RH a été retenue en première instance. Vous recevrez très prochainement une convocation pour un test professionnel qui, s’il s’avère concluant, sera suivi d’un entretien. »
Au temps que ça lui a pris, je pense qu’elle l’a lue plusieurs fois. Elle avait encore son manteau sur le dos quand je l’ai vue s’avancer jusqu’au seuil de mon bureau et poser son épaule contre le chambranle de la porte. Elle tenait la lettre dans la main. Elle a penché la tête sur le côté droit. C’est un de ses gestes habituels et de loin celui que je préfère, avec deux ou trois autres. On dirait qu’elle le sait. Quand je la vois dans cette posture-là, je me vois conforté dans l’idée que cette femme a été touchée par la grâce. Il y a quelque chose de dolent chez elle, une souplesse, je ne sais pas comment dire, une lenteur extraordinairement sexuelle. Elle tenait la lettre dans la main et me fixait. Je l’ai trouvée très belle, ou très désirable, enfin j’ai eu une furieuse envie de la sauter. Le sexe a toujours été pour moi un puissant antidépresseur.
Au début, quand je ne voyais pas encore le chômage comme une fatalité mais seulement comme une calamité, j’étais très anxieux, je sautais sur Nicole en permanence. Dans la chambre, dans la salle de bains, dans le couloir. Nicole n’a jamais dit non. Elle est très psychologue, elle comprenait que c’était ma manière à moi de vérifier que j’étais encore vivant. Depuis, l’anxiété est devenue de l’angoisse et le premier effet visible de ce changement a été de me rendre à peu près impuissant. Nos relations sexuelles sont devenues rares, difficiles. Nicole fait preuve de gentillesse et de patience, ce qui me rend encore plus malheureux. Notre baromètre sexuel est totalement détraqué. Nous faisons semblant de ne pas nous en apercevoir ou de croire que ça n’a aucune importance. Je sais que Nicole m’aime toujours, mais notre vie est devenue beaucoup plus difficile et je ne peux pas m’empêcher de penser que ça ne pourra pas durer comme ça éternellement.
Pour l’heure, elle tient la lettre de BLC–Consulting à la main :
— Mais mon amour, dit-elle, c’est extraordinaire !
Je me suis dit qu’il fallait absolument chercher l’auteur de la citation de Charles sur Lucifer et l’espoir. Parce que Nicole avait raison. Une lettre comme celle-là, ça sortait de l’ordinaire et j’avais beau, à mon âge, en n’ayant pas travaillé dans mon domaine depuis plus de quatre ans, n’avoir pas une chance sur trois milliards d’obtenir ce poste, Nicole et moi, on s’est mis à y croire à la seconde même. Comme si les mois, les années passés, ne nous avaient rien appris. Comme si nous étions tous les deux des incurables de l’espoir.
Nicole s’est avancée vers moi et m’a donné un de ces baisers mouillés dont je suis fou. Elle est courageuse. Vivre avec un dépressif, c’est ce qu’il y a de plus difficile. En dehors d’être dépressif soi-même, évidemment.
— On ne sait pas pour qui ils recrutent ? a demandé Nicole.
J’ai touché l’écran : la page internet de BLC–Consulting s’est affichée. Le sigle vient de son fondateur, Bertrand Lacoste. Gros pedigree. Le genre de consultant à facturer 3 500 euros la journée. Quand je suis entré chez Bercaud avec tout l’avenir devant moi (et même quelques années plus tard, quand je me suis inscrit aux cours du CNAM pour passer un certificat universitaire de coaching), le consultant de haut niveau genre Bertrand Lacoste, c’était exactement le type que je rêvais de devenir : efficace, toujours en avance sur son interlocuteur, proposant des analyses fulgurantes et des batteries de solutions managériales pour toutes les situations. Je n’ai pas terminé le CNAM parce que nos filles sont arrivées à ce moment-là. C’est la version officielle. La version de Nicole. Dans la réalité, je n’avais pas assez de talent pour ça. Au fond, j’ai une mentalité de salarié.
Je suis le prototype du cadre intermédiaire.
J’ai répondu à Nicole :
— L’annonce est vague. Ils parlent d’une entreprise « leader industriel de dimension internationale ». Avec ça… Le poste est à pourvoir à Paris.
Nicole a vu défiler les pages web sur la réglementation du travail et les nouvelles lois sur la formation continue que j’avais passé l’après-midi à lire. Elle a souri. Mon bureau était jonché de Post-it, de notes, j’avais scotché des feuilles volantes sur la tranche des étagères de la bibliothèque. Elle a semblé s’apercevoir seulement à cet instant que j’avais travaillé toute la journée d’arrache-pied. Pourtant, elle est de ces femmes qui repèrent immédiatement le moindre détail de la vie quotidienne. Si je change la place d’un objet, au premier pas dans la pièce, elle s’en aperçoit. La seule fois où je l’ai trompée, il y a longtemps (les filles étaient encore jeunes), elle l’a décelé le soir même. J’avais pourtant pris toutes les précautions. Elle n’a rien dit. La soirée a été lourde. Quand on est allés se coucher, elle s’est contentée de me dire d’un air fatigué :
— Alain, on ne va quand même pas rentrer là-dedans…
Puis elle s’est lovée contre moi dans le lit. Nous n’avons jamais échangé un mot de plus sur le sujet.
— Je n’ai pas une chance sur mille.
Nicole pose la lettre de BLC–Consulting sur mon bureau.
— Ça, tu n’en sais rien, dit-elle en retirant son manteau.
— Quelqu’un de mon âge…
Elle se retourne vers moi.
— Ils ont reçu combien de candidatures, d’après toi ?
— À mon avis, dans les trois cents.
— Et tu penses que vous êtes combien à être convoqués pour un test professionnel ?
— Je dirais, dans les quinze…
— Alors explique-moi pourquoi ils ont sélectionné TA candidature sur plus de trois cents. Tu penses qu’ils n’ont pas vu ton âge ? Tu penses que ça leur a échappé ?
Bien sûr que non. Nicole a raison. J’ai passé la moitié de l’après-midi à tourner et à retourner toutes les hypothèses. Toutes butent sur ce truc impossible : mon CV pue le quinquagénaire à trente pas et s’ils me convoquent, c’est qu’il y a quelque chose dedans qui les intéresse.
Nicole est très patiente. Tandis qu’elle épluche les oignons et les pommes de terre, elle m’écoute détailler toutes les raisons techniques qu’ils ont de me sélectionner. Nicole entend dans ma voix l’euphorie que je tente de maîtriser, mais qui me déborde. Je n’ai pas reçu une lettre comme celle-ci depuis plus de deux ans. Au pire, on ne me répond pas, au mieux on me répond d’aller me faire voir. On ne me convoque plus, parce qu’un type comme moi n’intéresse personne. Sur la réponse de BLC–Consulting, j’ai donc fait toutes sortes d’hypothèses. Je pense avoir trouvé la bonne.
— Je pense que c’est à cause de la prime.
— Quelle prime ? a demandé Nicole.
Le plan de sauvetage des seniors. Il paraît (si le gouvernement m’avait interrogé, j’aurais pu lui éviter des études sûrement très coûteuses) que les seniors ne travaillent plus assez longtemps. Là, évidemment, on parle de ceux qui travaillent encore. Il paraît qu’ils s’arrêtent de travailler alors que le pays a encore besoin d’eux. C’est déjà terrible, mais il y a pire. Il y a les seniors qui voudraient travailler, mais qui ne retrouvent pas d’emploi. Entre ceux qui ne travaillent pas assez et ceux qui ne travaillent plus du tout, les seniors posent un gros problème à la société. Le gouvernement va donc aider tout ce petit monde. Les entreprises qui accepteront d’héberger des vieillards toucheront de l’argent.
— Ce qui les intéresse, ce n’est pas mon expérience, c’est qu’ils vont être exonérés de charges et toucher des primes.
Parfois, Nicole fait un truc avec la bouche pour mimer le scepticisme, elle avance un peu le menton. Quand elle fait ça, j’aime beaucoup aussi.
— Moi, dit-elle, je pense que de l’argent, dans ces entreprises-là, il n’en manque pas et que des primes gouvernementales, ils s’en foutent comme de l’an quarante.
La seconde partie de mon après-midi a été consacrée à clarifier cette histoire de primes. Et Nicole, là encore, a raison, cet argument tient difficilement : l’exonération de charges ne dure que quelques mois, la prime ne couvre qu’une petite partie du salaire d’un cadre de ce niveau. Et, de plus, elle est dégressive.
Non, en quelques minutes Nicole est arrivée à la même conclusion que moi en une journée : si BLC me convoque, c’est que mon expérience les intéresse.
Depuis quatre ans, je me tue à expliquer aux employeurs qu’un homme de mon âge est aussi actif qu’un plus jeune et que son expérience est synonyme d’économies. Mais c’est un argument de journaliste, c’est bon pour les suppléments « Emploi » des grands magazines, les employeurs, eux, ça les fait marrer. Et là, j’ai l’impression que, pour la première fois, quelqu’un a réellement lu mon courrier et étudié ma candidature. Quand je pense à ça, j’ai l’impression que je vais casser la baraque.
Je voudrais que l’entretien se déroule là, tout de suite, j’ai envie de hurler.
Je m’en garde bien.
— On n’en parle pas aux filles, d’accord ?
Nicole pense aussi que c’est mieux. Les filles, de voir leur père courir le cacheton, ça leur fait mal. Elles n’en disent rien, mais je sais que c’est plus fort qu’elles : l’image qu’elles ont de moi s’est dégradée. Pas à cause du chômage, non, à cause des effets que le chômage a eus sur moi. J’ai vieilli, je me suis tassé, j’ai des tristesses. Je suis devenu chiant. Et encore, elles ne savent rien de mon emploi aux Messageries pharmaceutiques. Leur faire espérer que je vais retrouver un emploi pour annoncer ensuite que j’ai encore raté mon coup, c’est une contre-performance dont je n’ai plus les moyens.
Nicole se serre contre moi. Elle pose délicatement son index sur la bosse de mon front.
— Tu m’expliques ?
Je fais de mon mieux pour donner à l’anecdote un ton savoureux. Je suis même certain d’être très marrant. Mais l’idée que je me sois fait botter le cul par Mehmet ne fait pas du tout rire Nicole.
— Il est pas bien, ce con de Turc !
— C’est pas très européen comme réaction.
Mais, là encore, ma blague n’est pas aussi efficace que j’espérais.
Nicole passe sa main sur ma joue d’un air pensif. Je vois bien qu’elle a de la peine pour moi. Je tente de me montrer philosophe. N’empêche, j’ai le cœur lourd moi aussi et je comprends, au seul contact de sa main, que nous sommes entrés dans une situation émotionnelle délicate.
Nicole regarde mon front et dit :
— T’es sûr que ça va s’arrêter là, cette histoire ?
C’est décidé, la prochaine fois, j’épouse une idiote.
Mais Nicole pose ses lèvres sur les miennes.
— On s’en fout, dit-elle. Je suis sûre que ce job est pour toi. J’en suis certaine.
Je ferme les yeux et je prie pour qu’avec ses histoires sur l’espoir et sur Lucifer, mon copain Charles ne soit qu’un sinistre connard.
Cette convocation par BLC–Consulting a été une vraie bombe. Je n’en dors plus. Je passe de l’euphorie au pessimisme. Quoi que je fasse, mon esprit revient dessus en permanence et construit toutes sortes de scénarios, c’en est épuisant.
Vendredi, Nicole a passé une partie de sa journée sur le site internet de son centre de documentation et elle a imprimé pour moi des dizaines de pages d’information juridique. Depuis quatre ans, j’ai pas mal perdu pied. La réglementation a beaucoup évolué dans mon domaine, surtout en ce qui concerne les licenciements où ça s’est drôlement assoupli. Dans le domaine du management, il y a aussi plein de choses nouvelles. Les modes changent sacrément vite. Tout le monde était fou d’analyse transactionnelle il y a cinq ans, aujourd’hui c’est antédiluvien. Maintenant les trucs, c’est le « management de la transition », la « réactivité sectorielle », l’« identité corporate », le développement des « réseaux interpersonnels », le « benchmarking », le « réseautage »… Mais avant tout, on parle des « valeurs » de l’entreprise. Travailler n’est plus suffisant, il faut « adhérer ». Avant, il fallait être d’accord avec l’entreprise, aujourd’hui, il faut fusionner avec elle. Ne faire qu’un. Moi, je ne demande pas mieux : on m’embauche, et je fusionne.
Nicole a trié et sélectionné les documents, j’ai fait des fiches et depuis ce matin, elle me pose des questions. On bachote. Je fais les cent pas dans le bureau, j’essaye de me concentrer. À force d’inventer des moyens mnémotechniques, je finis par les confondre tous.
Nicole fait du thé et revient se vautrer sur le canapé avec des papiers partout autour d’elle. Elle est restée en peignoir. Ça lui arrive parfois, surtout en hiver, quand elle n’a aucun projet pour la journée. Un tee-shirt hors d’âge, de vieilles chaussettes de montagne dépareillées, Nicole sent le sommeil et le thé, elle est chaude comme un croissant et belle comme le jour. J’adore son abandon. Si je n’étais pas aussi tendu à cause de cette histoire, je lui sauterais dessus. Vu mes résultats actuels en matière de sexualité, je préfère m’abstenir.
— N’y touche pas, dit Nicole en me voyant palper mon hématome.
Cette bosse, je n’y pense pas souvent, mais elle se rappelle cruellement à moi dès que je me retrouve devant une glace. Ce matin, elle a pris une vilaine couleur. Mauve au milieu et jaune sur les bords. J’espérais que ça ferait viril, mais ça fait plutôt sale. Le médecin du samu m’a dit que j’en avais pour une huitaine. Mehmet, lui, a le nez cassé, dix jours d’arrêt.
Les équipes jour-nuit ont été rapidement modifiées pour pallier nos absences. J’ai appelé mon collègue Romain au téléphone. J’ai eu Charles.
— Ça bouscule les plannings, m’explique-t-il. Romain a fait la nuit, moi je vais passer d’après-midi pendant deux ou trois jours.
Un superviseur fait des heures supplémentaires pour remplacer Mehmet, qui a déjà informé la boîte qu’il espérait rentrer plus tôt au travail. En voilà un qui n’a pas eu besoin des séminaires de management pour adhérer aux valeurs. Le contremaître qui le remplace momentanément a expliqué à Charles que la Direction ne pourrait pas tolérer des bagarres sur le lieu de travail. « Si les chefs d’équipe se retrouvent à l’hosto quand ils réprimandent un subordonné, où va-t-on ? » aurait dit le gars. Je ne sais pas concrètement ce que ça veut dire, mais ça ne me dit rien qui vaille. Je n’en parle pas à Nicole pour ne pas l’inquiéter : si j’ai la chance d’obtenir le boulot proposé par BLC, les emmerdements d’avant, je vais les affronter en rigolant.
— Demain je te mettrai du fond de teint, s’amuse Nicole en regardant mon front. Non, sérieusement ! Juste un peu, tu verras.
On verra. Je me dis que demain, c’est le test professionnel et pas l’entretien. D’ici là, l’hématome aura presque disparu. Si je vais jusque-là, bien sûr.
— Mais bien sûr que tu vas aller jusque-là, assure Nicole.
La vraie foi, c’est confondant.
Je tente de le cacher, mais mon excitation est au summum. Ce n’est pas la même qu’hier ou avant-hier : à mesure que je m’approche de l’heure du test de connaissances, le trac me gagne. Vendredi, quand on a commencé les révisions, je n’avais pas idée du retard que j’avais accumulé. Quand j’en ai pris conscience, ça m’a paniqué. Du coup, la venue des filles, qui m’avait contrarié parce qu’elle me faisait perdre du temps dans ma préparation, n’a pas été une mauvaise diversion.
Dès qu’il est entré, Gregory a désigné mon front en disant :
— Eh ben, Bon Papa ? On tient plus sur ses jambes ?
« Bon Papa », c’est sa blague personnelle. Généralement, dans ces cas-là, Mathilde, ma fille aînée, lui donne du coude dans les côtes, parce qu’elle pense que je suis susceptible. À mon avis, elle ferait mieux de lui foutre carrément sa main dans la gueule. Je dis ça parce qu’elle est mariée avec lui depuis quatre ans et qu’il y a quatre ans que j’ai envie de le faire à sa place. De toute manière, un type qui s’appelle Gregory… En plus, il a les cheveux en arrière, c’est un signe qui ne trompe pas. Ma fille, ça ne la dérange pas de copuler avec une gueule d’empeigne, moi, je suis désolé, ça me vexe. Nicole a raison. Je suis devenu susceptible. Elle dit que c’est un effet de l’inaction. J’aime bien ce mot, même si ce n’est pas le premier qui me vient à l’esprit quand je me lève à 4 heures du matin pour aller me faire botter le cul.
Mathilde est professeur d’anglais, c’est une fille très normale. Elle entretient une passion inexplicable pour la vie quotidienne. Ça l’enthousiasme de faire les courses, d’imaginer ce qu’elle va préparer à manger, de penser, huit mois plus tôt, à trouver une location pour les vacances, de se souvenir du prénom des enfants de toutes ses copines, des dates de naissance de tout le monde, de planifier ses grossesses. Cette facilité à remplir sa vie me stupéfie. L’exaltation que lui procure la gestion de la banalité a quelque chose de réellement fascinant.
Son mari, Gregory, est directeur d’agence d’une compagnie de crédit à la consommation. Il prête aux gens pour qu’ils achètent des tas de trucs, des aspirateurs, des voitures, des téléviseurs. Des salons de jardin. Sur les brochures, les taux d’intérêt semblent très corrects, mais on rembourse quand même trois ou quatre fois ce qu’on emprunte. Et si on a des difficultés à rembourser, c’est très facile, on vous prête de nouveau, mais là, on rembourse trente fois ce qu’on a emprunté. Normal. Avec mon gendre, on a passé des soirées entières à s’étriper. Il représente à peu près tout ce que je déteste, c’est un vrai drame familial. Nicole n’en pense pas moins, mais elle est mieux éduquée que moi et comme elle travaille, elle ne passe pas toutes ses heures à ruminer. Moi, une soirée avec mon gendre, c’est trois jours de fureur solitaire. Je refais la conversation de la veille comme d’autres refont le match.
Quand elle est à la maison, Mathilde vient souvent discuter avec moi dans la cuisine pendant que je finis de préparer. Généralement, elle en profite pour laver ce qui traîne dans l’évier. C’est plus fort qu’elle, elle ne peut pas s’en empêcher. Comme si elle était chez elle. Chez ses copines, elle doit trouver sans les chercher le bon placard pour les verres, le bon tiroir pour les couverts. Ça doit être une sorte de sixième sens. Je suis franchement admiratif.
Elle passe derrière moi et me pose un baiser derrière l’oreille, comme une amoureuse.
— Alors, tu t’es cogné ?
Sa compassion pourrait me faire du mal, mais elle est exprimée avec gentillesse, ça me fait plutôt du bien.
Je vais pour répondre, mais on sonne à la porte. C’est Lucie. Ma seconde fille. Elle a des seins très petits, dont elle souffre beaucoup. Tous les hommes sensibles les trouvent émouvants, mais allez donc expliquer ça à une fille de vingt-cinq ans. Elle a une silhouette mince, nerveuse, impatiente. La raison, chez elle, ne prend pas toujours le dessus, c’est une fille qui agit de façon passionnelle. Elle se met vite en colère, elle dit vite des mots qu’elle regrette aussitôt, elle a bien plus d’anciens amis que sa sœur qui ne se fâche jamais avec personne. Lucie serait assez bien du genre à mettre un coup de boule à Mehmet, Mathilde serait plutôt du genre à lui proposer du fond de teint.
Lucie est seule ce soir. Elle a une vie compliquée. Elle embrasse sa mère et débarque dans la cuisine comme un ouragan domestique. Elle soulève le couvercle.
— T’as mis un filet de citron ?
— Je ne sais pas. La blanquette, c’est ta mère.
Lucie plonge le nez dans la casserole. Pas de citron. Elle se propose pour la béchamel. Je refuse avec diplomatie.
— Je préfère quand c’est moi.
En fait, tout le monde le sait, la béchamel, je ne sais faire que ça. Alors pour me la prendre…
— Je crois qu’on a enfin trouvé, dit Mathilde d’un ton gourmand.
Lucie lève un sourcil étonné. Elle ne voit absolument pas de quoi on parle. Pour lui donner un peu de répit, je fais semblant d’être stupéfait.
— Nooooooon !?
Lucie fait mine d’être affligée, mais elle se marre à l’intérieur.
Nos filles sont le résultat d’un vrai croisement entre leurs parents. Lucie me ressemble physiquement, mais elle a le tempérament de sa mère, Mathilde, c’est l’inverse. Lucie est vive et aventureuse. Mathilde est une travailleuse qui se résigne rapidement. Elle a du courage et de l’énergie et elle n’en demande pas trop à la vie. Il suffit de voir son mari. Elle était douée en anglais, elle n’a pas cherché plus loin, elle est devenue professeur d’anglais. Tout mon portrait. Lucie, elle, est plus fantasque. Elle a fait des études d’histoire de l’art, de psychologie, de littérature russe et de je ne sais plus quoi, elle ne savait pas où se diriger, tout la passionnait. Elle réussissait des études qu’elle n’achevait jamais, elle changeait de projet comme d’amant. Mathilde réussissait ses études parce qu’elle les avait commencées et elle a épousé un copain de terminale.
À la surprise générale, alors qu’on la croyait peu douée pour les exercices intellectuels demandant rigueur et minutie (ou justement à cause de cela), Lucie est devenue avocate. Elle défend principalement des femmes battues. Ce secteur-là, c’est comme les pompes funèbres ou les impôts, il y aura toujours du boulot, mais elle n’est pas près de faire fortune.
— C’est un trois-quatre pièces dans le XIXe, poursuit Mathilde, toute à son affaire. Près de Jaurès. C’est pas tout à fait le coin qu’on espérait, mais bon… C’est très lumineux, je trouve. Et pour Gregory, c’est sur sa ligne, c’est pratique.
— Combien ? demande Lucie.
— Six cent quatre-vingt mille.
— Ah oui, quand même…
J’apprends qu’ils n’ont que 55 000 euros pour leur apport et que, malgré les relations de Gregory dans le secteur bancaire, ça va être difficile de boucler le dossier de prêt.
Ce sont des choses qui me font mal. Avant, j’étais un « papa qui aide ». On me demandait volontiers, je prenais un air froid, je m’abandonnais à des soupirs d’esclave, je prêtais des sommes qu’on ne me rendait jamais et on savait que j’étais ravi. C’est bon d’être utile. Aujourd’hui, Nicole et moi avons réduit notre train de vie au minimum et ça se voit à tout : à ce que nous avons, à ce que nous portons, à ce que nous faisons à manger. Nous avions deux voitures parce que ça nous semblait plus pratique, mais surtout parce qu’on ne se posait pas la question. Au fil des années, notre niveau de vie s’était élevé par le jeu conjugué de nos promotions respectives et des augmentations successives. Nicole est devenue directrice adjointe de son centre de doc, moi, responsable RH du groupe Bercaud et filiales. On envisageait avec confiance les années à venir, qui verraient s’achever le crédit de notre appartement. Par exemple, depuis le départ des filles, Nicole avait envie de faire des travaux dans l’appartement : ne conserver qu’une chambre d’amis, abattre la cloison du salon pour avaler la seconde chambre, faire un double living et déplacer la colonne d’eau pour retourner la cuisine afin que l’évier soit sous la fenêtre, etc. Donc on a mis de l’argent de côté. Le plan était simple. On termine le crédit de l’appartement, on paie cash les travaux et on part en vacances. On avait même tellement confiance qu’on a anticipé sur ce plan. Il restait encore quelques années de crédit sur l’appartement, mais on avait l’argent, on a commandé les travaux. En commençant par la cuisine. Question date, c’est très facile à reconstituer : les ouvriers ont commencé les démolitions le 20 mai, j’ai été viré le 24. On a tout de suite arrêté les travaux. Ensuite, la flèche s’est inversée, la pointe a piqué du nez vers le sol et ça ne s’est plus arrêté. Comme la cuisine était déjà entièrement démontée, de la plomberie au carrelage, j’ai dû bricoler moi-même. J’ai remonté un évier sur deux jambages en carreaux de plâtre, réinstallé une plomberie de fortune. Et comme c’était provisoire, nous avons acheté trois éléments de cuisine que j’ai fixés au mur. Nous avons pris les moins chers, donc les plus moches. Donc les moins solides. J’ai toujours peur d’y mettre trop de vaisselle. J’ai aussi étendu un lino sur le ciment brut. On le remplace tous les ans. Généralement, je fais la surprise à Nicole. J’ouvre la porte d’un geste large en disant : « On a changé de cuisine. » En général, elle répond un truc du genre : « On ouvre un quart de mousseux ! » On sait tous les deux que ça n’est pas terrible comme humour, mais on fait comme on peut.
Lorsque les indemnités de chômage n’ont plus été suffisantes pour payer les traites de l’appartement, on a pris sur les réserves prévues pour les travaux. Et quand ces réserves ont été épuisées, on a vu qu’il restait encore quatre ans de crédit pour que l’appartement soit à nous et Nicole a dit qu’il allait falloir le vendre pour en acheter un plus petit qu’on pourrait payer comptant. J’ai refusé. J’ai travaillé vingt ans pour avoir cet appartement, je n’arrive pas à me résigner à le vendre. Et plus le temps passe, moins Nicole se sent autorisée à m’en reparler. Pour le moment. Mais elle va finir par avoir raison. Surtout si mon affaire avec les Messageries tourne au vinaigre. Je ne sais pas si nous parviendrons à conserver notre dignité face à nos filles. Aujourd’hui, elles se débrouillent toutes seules. Elles ne peuvent même plus me faire le cadeau de me demander de l’argent.
J’ai réussi la béchamel. Elle est comme d’habitude. Et tous autour de la table, nous sommes comme d’habitude. Avant, nos conversations prévisibles, nos blagues répétitives, ça m’allait bien, mais depuis un an ou deux, tout m’insupporte. Je le reconnais moi-même, je n’ai plus de patience. D’autant que ce soir, je grille d’envie d’anticiper, de dire aux filles : je suis convoqué pour un job absolument dans mes cordes, je n’ai pas eu une chance comme ça depuis quatre ans, dans deux jours je vais passer haut la main les tests professionnels, et ensuite c’est l’entretien, je vais casser la baraque et dans un mois, mes enfants, le père qui vous désole ne sera plus qu’un souvenir. Au lieu de ça, je ne dis rien. Nicole me sourit. Elle est superstitieuse. Et heureuse. Il y a une telle confiance dans son regard.
— Et donc ce gars, explique Gregory, s’est inscrit en droit. Et la première chose qu’il a faite, c’est… vous savez quoi ?
Personne ne sait. Sauf Mathilde, qui ne veut pas gâcher les effets de son mari. Moi, je n’ai pas vraiment écouté, je sais que mon gendre est un con.
— Il a attaqué sa fac en justice ! annonce-t-il avec admiration. Il a comparé ses droits d’inscription avec ceux de l’année précédente et il a estimé que l’augmentation était illégale parce qu’elle n’était pas justifiée par une « augmentation significative des prestations offertes aux étudiants ».
Il part ensuite d’un grand rire destiné à souligner la saveur de l’anecdote.
Mélange intime de convictions de droite et de fantasmes de gauche, mon gendre adore ce genre d’histoire. Il fourmille d’anecdotes où des patients gagnent contre leur psychanalyste, où des frères jumeaux s’écharpent devant un tribunal, ou des mères de famille nombreuse attaquent leurs enfants. Dans certaines variantes, les clients gagnent contre leur supérette ou se font rembourser une contravention par un fabricant automobile. Mais mon gendre atteint un niveau quasi orgasmique quand les usagers gagnent contre l’administration. Ici, la SNCF est condamnée pour un composteur en panne, là, le fisc est contraint de rembourser le timbre ayant servi à une déclaration d’impôts, ailleurs, l’Éducation nationale perd contre un parent qui, ayant effectué un comparatif des notes entre les élèves, estime que son fils a été lourdement discriminé dans une dissertation sur Voltaire. La jubilation de Gregory est proportionnelle à la futilité du prétexte. Il démontre ainsi que le droit permet de renouveler à l’infini la juste lutte de David contre Goliath. Selon lui, ce combat est grandiose. Il est convaincu que le droit est le bras armé de la démocratie. Quand on le connaît un peu, on est sacrément content qu’il soit dans la banque. Magistrat, ce type aurait fait des dégâts inimaginables.
— Moi, je trouve ça inquiétant, commente Lucie.
Gregory, nullement gêné de tenir une conférence sur le droit devant Lucie qui est avocate, se ressert un verre du saint-émilion qu’il a apporté, visiblement ravi d’être à l’origine d’une conversation passionnante au cours de laquelle sa théorie va démontrer son indiscutable supériorité.
— Au contraire, dit-il doctement. C’est rassurant de savoir qu’on peut gagner même si on est le plus faible !
— Ça veut dire que tu peux m’attaquer parce que tu trouves que la blanquette manque de sel ?
Tout le monde se tourne vers moi. C’est peut-être ma voix qui les a alertés. Mathilde me supplie silencieusement. Lucie commence à jubiler.
— Elle manque de sel ? demande Nicole.
— C’est un exemple.
— Tu pourrais choisir autre chose.
— Pour la blanquette, ça me semble un peu difficile, consent Gregory. Mais c’est le principe qui compte.
Malgré l’attitude de Nicole, franchement inquiète, je décide de ne rien céder.
— Moi, c’est justement le principe qui me gêne. Je le trouve complètement con.
— Alain…, tente Nicole en posant sa main à plat sur la mienne.
— Quoi, « Alain » ?
Je suis très énervé, mais personne ne comprend pourquoi je le suis à ce point.
— Tu as tort, reprend Gregory, qui n’est pas homme à abandonner un sujet quand il se sent de première force. Cette histoire démontre que n’importe qui (il appuie sur le « n’importe qui » pour que chacun prenne bien conscience de l’importance de la conclusion), absolument n’importe qui peut gagner s’il a suffisamment d’énergie pour le faire.
— Gagner quoi ? demande Lucie pour calmer le jeu.
— Eh bien, bredouille Gregory, qui ne s’attendait pas à une attaque aussi basse, eh bien, gagner…
— Autant d’énergie pour un timbre ou pour trente euros de frais d’inscription, je doute un peu de l’intérêt. C’est de l’énergie qu’on pourrait consacrer à des causes plus généreuses, non ?
Voilà globalement le schéma. À partir de là, Mathilde vient au secours de son con de mari, Lucie s’entête et, quelques minutes plus tard, les deux sœurs s’étripent. Nicole finit par taper du poing sur la table, mais toujours avec un petit peu de retard sur le bon timing. Et quand nous sommes de nouveau seuls, elle me fait la gueule jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus. Alors elle explose à son tour et, après les enfants, ce sont les parents qui s’engueulent.
— T’es vraiment chiant ! dit Nicole.
En sous-vêtements, elle claque la porte de l’armoire de la chambre et disparaît dans la salle de bains. Je ne vois que ses fesses à travers le slip, mais c’est déjà sacrément bien.
— J’étais en forme, je reconnais.
Mais mes sketchs ne la font plus rire depuis une bonne vingtaine d’années.
Lorsqu’elle regagne la chambre, je suis à nouveau plongé dans mes fiches. Nicole revient sur terre. Elle sait qu’avec cette annonce miraculeuse, nous vivons un enjeu fondamental. Pour moi, cette chance, c’est à peu près tout ce qui me reste. Me voir répéter mes fiches dans le lit, ça la calme. Elle sourit de nouveau.
— Prêt pour le grand moment ?
Elle s’allonge près de moi.
Elle attrape très délicatement les fiches, me les retire lentement comme on enlève les lunettes d’un enfant qui vient de s’endormir. Puis elle glisse sa main sous les draps et me rencontre tout de suite.
Prêt pour le grand moment.
De : Bertrand Lacoste [b.lacoste@BLC–Consulting.fr]
À : Alexandre Dorfmann [a.dorfmann@Exxyal-Europe.com]
Le : lundi 27 avril — 9 h 34
Objet : Sélection et recrutement.
Bonjour Président,
Je reprends les principaux points de notre récent entretien.
Votre groupe doit procéder dans le courant de l’année à venir à la fermeture de son site de Sarqueville et au vaste plan de licenciement consécutif.
Vous souhaitez choisir celui de vos cadres qui sera chargé de cette mission difficile.
Pour cela, vous m’avez demandé de réfléchir à une épreuve d’évaluation afin de sélectionner le plus solide, le plus fiable, en un mot le plus compétent.
Vous avez retenu mon projet Simulation d’une prise d’otages au cours duquel les cadres à évaluer seront, à leur insu, surpris par un commando armé.
L’épreuve qu’ils subiront permettra de mesurer leur sang-froid, la qualité de leur comportement en situation de stress intense et leur fidélité aux valeurs de leur entreprise, notamment quand les preneurs d’otages exigeront qu’ils les trahissent.
En accord avec vous, nous relierons cette opération à votre recrutement d’un assistant RH : ce sont les candidats à ce poste RH qui seront chargés de conduire le jeu de rôle, ce qui nous permettra d’évaluer leurs qualités professionnelles.
Joindre ces deux opérations ne présente que des avantages : en même temps que vos cadres seront évalués, les candidats au poste RH pourront démontrer leur talent d’évaluateur.
Je me charge de recruter les personnes dont nous aurons besoin et de préparer matériellement le jeu de rôle. C’est, vous le devinez, assez complexe : il faut des armes, des acteurs, un lieu, un scénario solide, un dispositif matériel, des grilles d’observation de comportement, etc.
Il faut par ailleurs trouver une circonstance de convocation qui semble indiscutable. Pour cela, Président, vos lumières seront nécessaires. Et votre complicité. En temps et en heure.
Je vous propose de programmer cette double opération le jeudi 21 mai (il nous faut choisir un jour où les bureaux sont fermés et ce jeudi de l’Ascension me semble bien convenir, si vous en êtes d’accord).
Je vous soumettrai prochainement une proposition.
Bien à vous,
Nicole dit que je suis toujours très négatif et qu’en fait les choses se passent toujours mieux que prévu. Elle a encore raison. Il y a deux jours, j’étais totalement déprimé. Il faut dire : onze adultes dans une salle, à plancher comme à l’école… Ça n’est rien en soi (somme toute, dans la vie, on est évalué en permanence). Non, ce qui me fiche un coup, c’est de m’apercevoir, en entrant dans la salle, que je suis le plus vieux. Que je suis même le seul vieux. Trois femmes, sept hommes, entre vingt-cinq et trente-cinq ans, qui me toisent comme si j’étais une erreur de casting ou une curiosité paléontologique. C’était prévisible, mais quand même, ça démoralise.
Nous sommes reçus par une fille au nom polonais, Olenka je ne sais quoi. Jolie, le type polonais, brillante. Glaciale. Glaçante. Je ne sais pas ce qu’elle fait chez BLC, elle n’a rien expliqué. Mais à voir son attitude autoritaire, son style très directif, on sent qu’elle donne tout ce qu’elle a, qu’elle vendrait son âme pour être crédible. Elle doit être en stage non rémunéré. Derrière elle, on voit des dossiers empilés : les épreuves qu’elle va distribuer dans quelques minutes.
Elle commence par nous faire un topo : nous sommes onze sélectionnés sur cent trente-sept candidats. Pendant une milliseconde, il règne dans la salle une légère atmosphère de triomphe silencieux. Grisant. Elle présente ensuite le poste à pourvoir, sans dévoiler le nom de la société qui recrute. Le job qu’elle décrit me convient tellement bien que pendant sa courte prestation, je me projette entièrement dans la situation où je suis l’heureux élu.
Mais je redescends rapidement sur terre lorsqu’on nous distribue un dossier de trente-quatre pages avec des questions ouvertes, fermées, semi-ouvertes, à moitié fermées, trois quarts ouvertes (je ne sais pas comment ils vont dépouiller ça) et trois heures devant nous.
Je suis pris au dépourvu.
J’ai surtout bûché la législation, mais le questionnaire est très orienté « management, formation et évaluation ». Je dois puiser dans mes réserves, j’essaye de faire remonter des informations qui me semblent dater du Déluge. Depuis ma mise sur la touche, je n’ai plus les réflexes. Les nouvelles méthodes et les gadgets dernier cri que j’ai découverts deux jours plus tôt avec Nicole, je ne les ai pas encore intégrés. Je n’arrive pas à les placer en situation, dans les cas concrets qui nous sont proposés. Parfois, je me lance dans une réponse où je case les expressions à la mode du mieux que je peux, c’est tout ce que je peux faire. Du remplissage.
En cours d’épreuve, je me rends compte que j’écris mal, je suis à peine lisible parfois, il faut que je m’applique pour les questions ouvertes. Je suis presque soulagé quand on doit répondre avec des croix. Un vrai chimpanzé. Enfin… un vieux chimpanzé.
À ma droite, il y a une fille d’une trentaine d’années à qui je trouve une vague ressemblance avec Lucie. Au début, j’ai tenté un sourire complice. Elle m’a toisé comme si je lui avais proposé la botte.
À la fin de l’épreuve, je suis épuisé. Tous les candidats sortent, on se fait juste un signe de tête, comme des voisins distants qui se croisent un peu par accident.
Dehors, il fait beau.
Ça aurait pu être un beau temps pour une victoire.
Je marche en direction de la station de métro et je sens que chaque pas m’enfonce davantage, c’est comme une lente prise de conscience, couche par couche. J’ai laissé des tas de questions sans réponse. Pour les autres, les bonnes réponses m’arrivent seulement maintenant, toutes différentes de celles que j’ai données. Les plus jeunes, dans ce genre de concours, sont comme des poissons dans l’eau. Pas moi. C’était une compétition destinée à une classe d’âge à laquelle je n’appartiens pas. Je tente de dénombrer précisément les questions où j’ai eu faux, mais j’en perds le compte.
En sortant, j’étais seulement fatigué. En arrivant au métro, j’ai replongé dans une détresse terrible. J’en pleurerais. Je comprends que je ne m’en sortirai jamais. Finalement, le coup de boule dans la gueule de Mehmet me semble la seule bonne solution, la seule adaptée à tout ce qui m’arrive. Des terroristes balancent des camions bourrés d’explosifs sur des écoles, d’autres placent des bombes à fragmentation dans des aéroports, je me sens une étrange connivence avec eux. Mais au lieu de faire ça, je me fais avoir. Chaque fois, je joue leur jeu. Une annonce ? Je réponds. Des épreuves ? Je passe les épreuves. Des entretiens ? Je viens aux entretiens. Il faut attendre ? J’attends. Il faut revenir ? Je reviens. Je suis conciliant. Avec des types comme moi, le système a l’éternité devant lui.
Me voici dans le métro, totalement abattu. C’est la fin d’après-midi, les rames sont plus chargées. D’habitude, je remonte la station en longeant les distributeurs automatiques. Je ne sais pas pourquoi, cette fois, je marche sur l’autre bord du quai, sur la bande blanche qu’on ne doit pas dépasser sans risquer de se faire happer par le train qui arrive. Je suis comme ivre, la tête me tourne. Soudain, un énorme souffle sur ma gauche. Je n’ai pas senti, pas entendu le train entrer en gare. Il m’a longé de tous ses wagons, à quelques centimètres. Personne n’a fait un geste dans ma direction. De toute manière, ici, tout le monde vit dangereusement. Mon téléphone vibre dans ma poche. C’est Nicole qui m’appelle pour la troisième fois. Elle veut avoir des nouvelles, mais je n’ai pas suffisamment de force pour lui répondre. Je passe une heure sur un banc de la station, à lorgner des milliers de voyageurs qui s’entassent pour rentrer chez eux. Je me décide enfin à monter dans une rame.
Un homme, assez jeune, entre juste derrière moi, mais il reste debout au bout du wagon. Dès le départ de la rame, il se met à hurler pour couvrir le bruit du train qui siffle dans les virages. Il récite son histoire à une telle vitesse que n’émergent plus que certains mots. On entend « hôtel », « travail », « maladie », il sent l’alcool, il parle de tickets restaurant, de tickets de métro, il dit qu’il veut du travail mais que le travail ne veut pas de lui, et d’autres mots encore émergent à la surface de son discours précipité : il a des enfants, il n’est « pas un mendiant ». Les voyageurs observent fixement leurs chaussures ou s’immergent soudain dans leur journal gratuit quand il passe devant eux en tendant un gobelet en polystyrène à l’enseigne de Starbucks Coffee. Puis il quitte le wagon pour monter dans le suivant.
Sa prestation me donne à penser. Parfois on donne, parfois on ne donne pas. Parmi tous les SDF, on donne à ceux qui nous touchent le plus, à ceux qui trouvent les mots capables de nous remuer. La conclusion me frappe de plein fouet : finalement, même chez les exclus, ceux qui survivent sont les plus performants, parce qu’ils parviennent à trancher sur la concurrence. Si je termine SDF, je ne suis pas du tout certain d’être de ceux qui arrivent à subsister, comme Charles.
Le soir à la maison, je suis censé être très fatigué parce que, levé à 4 heures, j’ai fait ma matinée aux Messageries avant d’aller passer le test de BLC–Consulting. En fait, je ne l’ai pas dit à Nicole, mais aux Messageries, je ne vais pas y aller de sitôt. Le lundi qui a suivi le coup de boule à Mehmet et mes deux jours d’arrêt de travail, j’ai été accueilli par une lettre « remise en main propre contre signature ». Je suis viré. C’est une tuile parce que cet argent, on en a rudement besoin.
J’ai filé aussitôt au Pôle emploi pour voir si mon conseiller avait quelque chose dans mes cordes. Normalement, je relève de l’APEC, l’Agence pour les cadres, mais elle ne propose pas de petits boulots. Je préfère la section des employés et ouvriers. C’est deux crans en dessous, et du coup, on a un peu plus de chance de survivre.
Comme je n’ai pas de rendez-vous, il me reçoit dans le sas situé entre la salle d’attente et les box qui servent de bureau. Je lui explique simplement que les Messageries n’ont plus besoin de moi.
— Ils ne m’ont pas appelé, me dit-il, surpris.
Il a l’âge d’être mon fils, mais vraiment je n’aimerais pas. Il est gentil avec moi comme si j’étais son père.
— Ils vont vous appeler. En attendant, vous n’auriez pas quelque chose pour moi rapidement ?
Il me désigne les panneaux des petites annonces.
— Tout est là. En ce moment, on n’a quasiment rien.
Si j’avais un CAP de cariste ou un BEP de cuisinier, j’aurais moins de mal à me maintenir à flot. Je dois chercher parmi les emplois non qualifiés, mais là, c’est ma sciatique qui me disqualifie pour les rares offres. En repartant, je lui adresse un petit signe à travers la vitre de son bureau. Il est en entretien avec une fille d’une vingtaine d’années. En réponse, il me regarde, un peu gêné, comme s’il me connaissait vaguement et qu’il avait du mal à me reconnaître.
Le lendemain, je reçois une lettre recommandée de l’avocat des Messageries. J’ai étudié les textes pour comprendre cette affaire et il n’y a rien de compliqué : j’ai frappé mon chef qui nie m’avoir botté le cul. Il dit qu’il est passé tout près de moi, qu’il m’a frôlé. Être viré n’est pas le plus grave : je vais surtout me retrouver au tribunal pour violence volontaire. Mehmet a un certificat en béton qui détaille des douleurs gravement invalidantes et les éventuelles séquelles que l’on peut craindre. On évoque ses difficultés d’équilibre et d’orientation et un choc post-traumatique grave dont il est difficile d’évaluer les répercussions.
Il réclame 5 000 euros de dommages-intérêts.
À près de soixante ans, je me suis fait botter le cul par un caporal-chef, mais il paraît que j’ai porté « gravement atteinte au principe de la hiérarchie dans l’entreprise ». Rien que ça. J’ai ébranlé l’ordre social. De leur côté, les Messageries demandent 20 000 euros de dommages-intérêts. Cinquante mois du salaire que je ne perçois plus.
Nicole, mon amour, est à rude épreuve avec moi. Elle a déjà sa dose. Je choisis de ne pas lui en parler. Le compte rendu que je lui fais de l’épreuve de recrutement la contraint à puiser dans ses réserves de fin de journée pour m’encourager à attendre les résultats, on n’est pas bon juge de soi-même, d’abord on ne sait pas si les plus jeunes ont fait mieux, ce n’est pas parce qu’ils ont l’air sûrs d’eux qu’ils ont mieux répondu, d’autant que sur les questions ouvertes c’est l’expérience qui fera la différence, et eux l’expérience, ils ne l’ont pas, et d’ailleurs si les recruteurs t’ont convoqué, toi, c’est bien qu’ils attendent une approche plus réfléchie, plus confirmée. Je connais tous ces mots par cœur. Nicole, je l’aime désespérément, mais ces mots, je les hais.
La nuit, elle a fini par trouver le sommeil. Je me suis levé tout doucement pour ne pas la réveiller. Je fais ça quand je n’arrive pas à dormir, je m’habille et je sors, je fais le tour du quartier. Ces dernières années, c’est devenu une sorte de rituel. Cette fois, je vais un peu plus loin que d’habitude. Mon inconscient doit recomposer des scènes traumatiques. Celle du métro de ce soir peut-être : je me retrouve loin de la maison, près de la gare RER. Les portillons sont ouverts, le froid s’engouffre avec le vent dans les tunnels piétonniers. Les poubelles débordent, des canettes de bière jonchent le ciment brut. Des néons pâteux inondent la gare. Je pousse de la main une petite plaque en tôle marquée « réservé au service », je descends par un petit escalier. Me voici sur la voie, en pleine lumière. Je n’ai pas l’impression de pleurer, mais les larmes se mettent tout de même à couler. Je suis debout. Les pieds plantés dans le ballast, les jambes écartées. J’attends le train.
Tout ça pour rien.
Ce matin, quand j’ai vu l’enveloppe à l’en-tête de BLC–Consulting, ça m’a fait un choc. Je n’attendais rien avant une semaine, ça a mis moins de trois jours. J’ai ouvert l’enveloppe avec tellement de précipitation que j’ai déchiré une partie de la lettre.
Bordel de merde.
Je remonte à l’appartement, je redescends en courant et très vite il est midi, ça fait presque une heure que j’attends en faisant les cent pas dans la rue, nerveux comme un chat, Nicole arrive enfin, elle me voit de loin, mon attitude lui fait pressentir une bonne nouvelle, elle sourit en s’approchant, je lui tends la lettre, elle la lit à peine et tout de suite elle dit mon amour et sa voix s’arrête là. J’ai subitement l’absolue conviction qu’un miracle vient de se produire dans notre vie. On a les larmes aux yeux tous les deux. Je vais résister, mais j’ai déjà envie d’appeler les filles. Mathilde surtout, je ne sais pas pourquoi. Sans doute parce que des deux, c’est la plus normale, celle qui juge le plus vite.
Contre toute attente, j’ai réussi les tests.
Je suis qualifié.
Entretien individuel : jeudi 7 mai.
C’est incroyable, je suis qualifié !
Nicole me serre dans ses bras, mais elle ne veut pas qu’on se donne en spectacle devant la porte de son centre de doc. Je fais la bise à quelques-unes de ses collègues qui sortent pour le déjeuner, je serre des mains. Chacun connaît ma situation de demandeur d’emploi. Alors, quand je vais là-bas, je tâche de faire bonne figure, d’être le genre de type qui prend bien les choses, qui ne se laisse pas abattre. Pour un chômeur, assister à la sortie des bureaux est toujours un sale moment. Pas à cause de la jalousie, non. Ce qui est difficile, ce n’est pas d’être chômeur, c’est de continuer à vivre dans une société fondée sur l’économie du travail. Où que vous tourniez les yeux, il n’est question que de ce qui vous manque.
Mais là, ma position n’est plus du tout la même, j’ai l’impression que ma poitrine s’est ouverte, que je respire pour la première fois depuis quatre ans. Nicole ne dit rien, elle jubile, elle prend mon bras et le serre pour descendre la rue.
Et le soir, on fête ça Chez Paul même si, sans en parler ouvertement, chacun de nous se dit que c’est une grosse dépense. On fait comme si ça n’avait pas d’importance, mais on choisit quand même les plats en fonction de leur prix sur la carte.
— Je vais faire plat-dessert, dit Nicole.
Mais quand la serveuse arrive, je commande deux entrées, des œufs en gelée, je sais que Nicole adore ça. Et une bouteille de saint-joseph. Nicole avale sa salive, puis elle sourit avec fatalisme.
— J’ai beaucoup d’admiration pour toi, me dit-elle.
Je ne sais pas pourquoi elle me dit ça, mais c’est toujours bon à prendre. J’ai hâte d’en venir à l’essentiel à mes yeux :
— J’ai réfléchi à la manière dont je vais prendre l’entretien. À mon avis, ils en ont convoqué trois ou quatre. Il faut que je fasse la différence. Mon idée…
Me voilà parti. J’ai un enthousiasme d’adolescent qui raconterait sa première victoire sur un adulte.
De temps en temps, Nicole pose sa main sur la mienne, pour me faire comprendre que je parle trop fort. Je baisse le ton, mais j’oublie dans les cinq minutes. Ça la fait rire. Bon Dieu, ça fait des années qu’on n’a pas été heureux comme ce soir. En fin de repas, je vais me rendre compte que je n’ai quasiment pas cessé de parler. J’essaye de me taire, mais c’est plus fort que moi.
La rue de Lapp est animée comme en été, nous marchons enlacés, en amoureux.
— Et tu vas pouvoir arrêter ce boulot aux Messageries, dit Nicole.
J’ai accusé le coup, Nicole hausse un sourcil interrogateur. Je fais une mimique que je juge crédible. Je pâlis un peu. Si je ne suis pas embauché ce coup-là et que je me retrouve au tribunal avec 25 000 euros de dommages-intérêts à payer… Mais Nicole n’a rien remarqué.
Au lieu de prendre le métro à Bastille, je ne sais pas pourquoi, elle continue de marcher puis elle s’arrête sur un banc et s’assoit. Elle fouille dans son sac et en retire un petit paquet qu’elle me tend. J’ouvre. C’est une petite boule en tissu à motifs orangés. À l’autre bout de la petite ficelle rouge qui la retient, il y a une minuscule clochette.
— C’est un porte-bonheur. C’est japonais. Je l’ai acheté le jour où tu as été convoqué pour les tests. Il est très efficace, comme tu vois.
C’est bête mais ça m’émeut. Pas le cadeau en soi. Enfin, si… je ne sais plus très bien, mais je suis ému. J’ai dû vider la bouteille de saint-joseph à peu près tout seul. Ce qui m’émeut, c’est notre vie. Cette femme, après tout ce que nous avons traversé, mérite tous les bonheurs. En enfournant le talisman dans ma poche de pantalon, je me sens indestructible.
À partir de maintenant, j’entre dans la dernière ligne droite.
Personne ne pourra plus se mettre en travers de ma route.
Charles dit souvent : « La seule chose certaine, c’est que rien n’arrive jamais comme on l’a prévu. » Il est comme ça, Charles, il a une prédilection pour les phrases historiques, les postures de patriarche. Je me demande s’il n’est pas orphelin. Bref. J’ai fait des rêves épouvantables concernant cet entretien, mais en fait tout s’est très bien passé.
J’étais convoqué au siège de BLC–Consulting, à la Défense. J’attendais dans le salon d’accueil, un grand espace avec de la moquette de luxe, des éclairages indirects, une hôtesse asiatique belle à se damner et de la musique d’ascenseur sacrément bien choisie pour un endroit où on s’emmerde. J’étais en avance d’un quart d’heure. Nicole m’avait passé une très fine couche de fond de teint sur le front pour cacher les traces de mon hématome. J’avais sans arrêt l’impression que ça coulait et je devais résister à la tentation de vérifier. Dans ma poche, je triturais le porte-bonheur japonais.
Bertrand Lacoste est arrivé à grands pas et m’a serré la main. C’est un homme dans les cinquante ans, sûr de soi au-delà du raisonnable, très avenant.
— Vous voulez un café ?
J’ai répondu que non, que ça irait comme ça.
— Nerveux ?
Il a demandé ça avec un petit sourire. En glissant des pièces dans le distributeur, il a ajouté :
— Oui, c’est toujours difficile de chercher du travail.
— Difficile mais honorable.
Il a levé les yeux vers moi d’un air interrogateur, comme s’il me regardait vraiment pour la première fois.
— Donc pas de café ?
— Merci, non.
Et on est restés là, devant le distributeur, pendant qu’il sirotait son expresso de synthèse. Il s’est adossé et il a considéré le hall d’accueil autour de lui d’un air fataliste mais navré.
— Putain, les décorateurs, il ne faudrait jamais leur faire confiance !
Ça a tout de suite allumé un clignotant en moi. Et là, je ne sais pas ce qui s’est passé exactement. J’étais tellement gonflé à bloc que c’est venu tout seul. J’ai laissé passer quelques secondes puis j’ai lâché :
— Je vois.
Il a sursauté.
— Qu’est-ce que vous voyez ?
— Vous allez me la jouer « informel ».
— Pardon ?
— Je dis : vous allez me la jouer « détendu », genre « la circonstance est professionnelle, mais avant tout, restons humains ». C’est pas ça ?
Il m’a foudroyé. Il semblait franchement furieux. Je me suis dit que j’étais assez bien parti.
— Vous jouez sur le fait qu’on a à peu près le même âge pour voir si je vais tomber dans le panneau de la familiarité, et comme je m’en aperçois, vous me foudroyez du regard pour voir si je vais paniquer et passer en rétropédalage.
Son visage s’est éclairé. Il a souri largement :
— Bon… On a bien déblayé le terrain, vous ne trouvez pas ?
Je n’ai rien répondu.
Il a jeté son gobelet dans la grande poubelle.
— Alors on passe aux choses sérieuses.
Il m’a précédé dans le couloir, à grands pas là encore. Je me faisais l’effet d’un soldat confédéré dans les minutes qui précèdent la charge de l’ennemi.
Il connaît bien son boulot et il étudie les dossiers avec acuité. Dès qu’il y a une faiblesse dans le CV, il la repère, dès qu’il pressent une faiblesse chez le candidat, il l’exploite.
— Il a continué à me tester, mais ça n’était plus la même tonalité.
— Il t’a dit pour qui il recrutait ? demande Nicole.
— Non, bien sûr… J’ai juste deux ou trois éléments. C’est assez vague, mais je vais peut-être réussir à trouver. Parce que j’ai intérêt à anticiper. Tu vas comprendre. À la fin de l’entretien, je lui dis :
— Je suis quand même étonné que la candidature d’un homme de mon âge vous intéresse.
Lacoste hésite à jouer la surprise, mais finalement, il pose les coudes sur son bureau et me fixe.
— Monsieur Delambre, me dit-il, nous sommes dans une société purement concurrentielle où chacun de nous doit faire la différence. Vous, vis-à-vis des employeurs, moi vis-à-vis de mes clients. Vous êtes mon joker.
— Mais… ça veut dire quoi ? demande Nicole.
— Mon client attend de jeunes diplômés, je vais lui en donner, il n’attend pas une candidature comme la vôtre, je vais le surprendre. Et puis, de vous à moi, dans la dernière ligne droite, à mon avis, la sélection va se faire toute seule.
— Il y a encore une sélection ? fait Nicole. Je croyais…
— Vous êtes quatre dans la short-list. Vous serez départagés par un dernier test. Je ne vous le cache pas, vous êtes le plus âgé des quatre, mais il n’est pas du tout impossible que ce soit justement votre expérience qui fasse la différence.
Nicole commence à se méfier. Elle penche la tête sur le côté.
— Et c’est quoi, cette sélection ?
— Notre client doit évaluer quelques-uns de ses cadres supérieurs. Votre mission consistera à conduire cette épreuve d’évaluation. Vous serez testés… dans votre capacité à tester, si je puis dire.
— Mais… (Nicole ne voit toujours pas où il veut en venir), ça consiste en quoi ?
— Nous allons simuler une prise d’otages…
— Quoi ? demande Nicole.
J’ai l’impression qu’elle va s’étrangler.
— … et votre mission consiste à placer ces cadres dans une situation de stress suffisamment intense pour nous permettre de mesurer leur sang-froid, leur capacité à résister à des pressions violentes, à rester fidèles aux valeurs de l’entreprise à laquelle ils appartiennent.
Nicole est abasourdie.
— Mais, c’est dingue ! s’écrie-t-elle. On va faire croire à ces gens qu’ils sont pris en otage ? À leur travail ? C’est ça ?
— Il y aura des acteurs pour jouer le commando, des armes chargées à blanc, des caméras pour filmer les réactions, et vous conduirez les interrogatoires en dirigeant les actions du commando. Je vous conseille de vous montrer imaginatif.
Nicole est debout, outrée.
— C’est ignoble, dit-elle.
C’est tout Nicole, ça. L’âge venant, on aurait pu espérer que sa capacité d’indignation s’émousserait, mais pas du tout. Quand elle est scandalisée, c’est plus fort qu’elle et rien ne l’arrête. Dans ces cas-là, il faut essayer de la calmer tout de suite, avant que ça prenne trop d’ampleur.
— Faut pas voir les choses comme ça, Nicole.
— Il faut les voir comment ? Un commando armé fait irruption dans ton bureau, te menace, t’interroge, ça dure quoi, une heure ? Deux heures ? Tu penses que tu vas peut-être mourir, qu’on va peut-être te tuer ? Et tout ça, c’est pour amuser ton patron ?
Sa voix est vibrante. Il y a des années que je ne l’ai pas vue comme ça. Je tâche d’être patient. Sa réaction est normale. En fait, je n’ai pas vraiment réfléchi, je suis déjà dix jours plus tard, et tout entier tendu vers cette seule réalité palpable : quelle qu’elle soit, il faut réussir cette épreuve.
J’essaye d’arrondir les angles.
— Je reconnais, c’est pas très… Mais, il faut voir la situation autrement, Nicole.
— Parce que toi, tu trouves ça normal comme méthode ? Pourquoi on ne les fusille pas, juste pour rire ?
— Attends…
— Ou mieux ! On met des matelas sur le trottoir mais on ne leur dit pas ! Et on les balance par la fenêtre. Pour voir comment ils réagissent ! Mais, Alain… T’es complètement malade ?
— Nicole, faut pas…
— Et tu vas te prêter à ça ?
— Je comprends ton point de vue, mais il faut aussi que tu comprennes le mien.
— Ça, c’est hors de question, Alain. Je peux tout comprendre, mais je ne peux pas tout excuser !
Elle est debout dans la cuisine dévastée.
J’observe les deux jambages en plâtre qui, depuis des dizaines de mois, supportent l’évier de récupération. Le lino de cette année est encore moins résistant que celui de l’an dernier et se soulève déjà dans les coins de manière pitoyable. Furieuse, au milieu de ce désastre, Nicole porte ce gilet de laine éculé qu’elle n’a pas les moyens de remplacer et qui lui donne l’air étriqué. L’air pauvre. Et elle ne s’en rend même plus compte. Je prends ça comme une injure personnelle.
— Tout ce que je sais, bordel de merde, c’est que je suis encore dans la course !
Je me suis mis à hurler. Ma violence la cloue sur place.
— Alain…, dit-elle, paniquée.
— Quoi « Alain » ! Mais, putain de merde, tu ne vois pas qu’on est en train de devenir des clodos ? On crève à petit feu depuis quatre ans et on va finir par crever tout court ! Alors, oui, c’est dégueulasse, mais notre vie aussi, elle est dégueulasse ! Oui, ces gens-là sont des pourris, mais je vais le faire, tu entends ? Je vais faire ce qu’ils demandent. Tout ce qu’ils demandent ! Et même s’il faut leur tirer dessus pour avoir ce boulot, je vais le faire parce que j’en ai marre de crever et… que j’en ai marre, à soixante balais, de me faire botter le cul !
Je suis hors de moi.
Je saisis le meuble mural qui est à ma droite et je tire dessus si violemment qu’il se détache. Tout s’écroule, les assiettes, les tasses, dans un bruit terrible.
Nicole pousse un cri puis se met à pleurer entre ses mains. Mais je n’ai plus la force de la consoler. Je ne peux plus. C’est ça, au fond, qui est terrible. On lutte ensemble depuis quatre ans pour se tenir la tête hors de l’eau et un beau jour on s’aperçoit que c’est fini. Sans le savoir, chacun s’est replié sur soi. Parce que même dans le meilleur des couples, chacun voit la réalité à sa manière. C’est ça que j’essaye de lui dire. Mais je suis tellement furieux que je le fais mal.
— Tu as les moyens d’avoir des scrupules et de la morale parce que tu as du boulot. Moi, c’est l’inverse.
Ça n’est pas formidable comme phrase, mais dans la circonstance, je ne peux pas faire mieux. Je pense que Nicole a saisi le sens général, je ne prends pas le temps de le vérifier. Je sors en claquant la porte.
En bas de l’immeuble, je me rends compte que j’ai oublié de prendre ma veste.
Il pleut. Il fait assez froid.
Je relève le col de ma chemise.
Comme un clodo.
C’est le 8 Mai, jour férié. Chez nous, c’est fête des Mères parce que dimanche prochain, Gregory veut le passer chez sa mère à lui. Nicole a expliqué vingt mille fois à Mathilde que la fête des Mères était une occasion dont elle se foutait totalement mais rien n’y fait. Mathilde, elle, y tient. À mon avis, elle veut que plus tard ses enfants ne l’oublient pas. Elle s’entraîne.
Les filles doivent arriver vers midi, mais à 9 heures, Nicole est toujours dans le lit, tournée vers le mur. Depuis sa réaction scandalisée à l’épreuve de sélection que je m’apprête à passer, nous n’avons pas échangé trois mots. Pour Nicole, ça ne passe pas.
Je pense que ce matin, elle pleurait, je n’ai pas eu le courage de la toucher. Je me suis levé, je suis allé jusqu’à la cuisine. Hier soir, elle n’a pas ramassé les débris de vaisselle, elle les a simplement poussés en tas dans l’angle de la pièce. C’est très volumineux, j’ai dû casser une grande partie de la vaisselle que nous avions. Je ne peux pas ramasser maintenant, ça va faire un bruit d’enfer.
Je tourne et je vire sans trop savoir quoi faire, alors j’allume l’ordinateur, je regarde si j’ai des messages.
Je mesure mon utilité sociale au nombre de mails que je reçois. Au début, d’anciens collègues de chez Bercaud m’envoyaient des petits mots auxquels je répondais tout de suite. On papotait. Et puis, je me suis rendu compte que les seuls qui m’écrivaient encore étaient ceux qui s’étaient fait virer. Des copains de promo en quelque sorte. J’ai arrêté de répondre. Ils ont arrêté d’écrire. D’ailleurs, globalement, tout s’est raréfié autour de nous. Nous avions deux vieux amis, un copain de lycée de Nicole qui vit à Toulouse et un gars connu pendant mon service militaire avec qui je dînais de temps en temps. Les autres étaient des amis de boulot, de vacances, d’anciens parents d’élèves rencontrés à l’époque où les filles vivaient à la maison. Les gens se sont peut-être un peu fatigués de nous. Et nous d’eux. Quand on n’a pas les mêmes soucis, on n’a pas les mêmes plaisirs. Maintenant, Nicole et moi sommes un peu seuls. Il n’y a plus que Lucie pour m’envoyer encore des mails. Au moins une fois par semaine. Ce sont des messages à peu près vides de contenu, mais c’est histoire de dire qu’elle pense à moi. Mathilde téléphone à sa mère, c’est une autre manière de faire.
Dans ma boîte, la lettre d’information de l’ANPE, celle de l’APEC, et quelques mails de relance émanant de revues de management ou de RH auxquelles je ne suis plus abonné depuis plus de trois ans.
À l’ouverture de mon navigateur, Google me donne les nouvelles de la planète. « … bonne nouvelle : les États-Unis n’ont perdu que 548 000 emplois ce mois-ci. » Tout le monde s’attendait à encore pire. On se réjouit de peu, par les temps qui courent. « La délinquance financière atteint des sommets vertigineux. Les responsables expliquent qu’il s’agit d’un effet normal de… » Je zappe, je ne suis pas inquiet, j’ai confiance dans la capacité des responsables à expliquer les effets normaux de l’économie.
J’entends du bruit dans la chambre, je m’avance. Nicole apparaît enfin.
Sans un mot, elle se sert un café dans un verre Duralex. Les tasses sont en morceaux avec le balai par-dessus, près de la porte d’entrée.
Son attitude m’énerve. Au lieu de me soutenir, elle joue les moralisatrices.
— Ça n’est pas la morale qui payera les traites de l’appartement.
Nicole ne répond rien. Elle a le visage lourd, intensément fatigué. Merde, qu’est-ce que nous sommes devenus…
Elle repose son verre dans l’évier, sort de grands sacs-poubelle et en remplit quatre parce que c’est tout de suite très lourd. Les bords coupants de la porcelaine percent ici et là à travers le plastique. La vaisselle qu’on casse dans les scènes de ménage, normalement, c’est dans les vaudevilles, pour faire marrer les autres. Ici, c’est affreusement prosaïque.
— Je m’en fous d’être pauvre. Je ne veux pas être sale.
Sur le coup, je ne réponds rien. Je descends les sacs-poubelle pendant que Nicole prend sa douche. Deux voyages. Quand on se retrouve, on n’arrive pas à parler et les minutes passent. Les enfants vont arriver, il n’y a rien de prêt. Et il faudrait aller acheter de la vaisselle. Manque de temps mais surtout, dans cette atmosphère plombée, manque de courage.
Nicole s’est assise, toute raide, elle regarde dehors comme s’il y avait quelque chose à voir.
— C’est la société qui est sale, je dis. Pas les chômeurs.
Quand les filles sonnent à la porte, chacun attend que l’autre se lève. Je cède. Je fournis quelques explications assez lasses qui ne donnent pas envie d’en savoir plus. On emmène tout le monde au restaurant. Les enfants sont surpris et trouvent que, pour la circonstance, leur mère ne semble pas être à la fête. Et comme Nicole fait semblant d’être heureuse, c’est encore pire. Je les sens attristés. Non, pas attristés. Ils sentent que ce qui nous arrive pourrait les gagner et ils ont peur de nous. Mathilde offre un gilet à sa mère. Putain, un gilet. Je ne sais pas exactement à quand ça remonte, mais il y a déjà plusieurs mois qu’ils nous offrent des cadeaux utiles. S’ils s’aperçoivent que j’ai cassé la vaisselle, pour mon anniversaire, j’ai droit à six assiettes creuses.
Au dessert, Mathilde annonce fièrement qu’ils ont signé le compromis d’achat pour leur appartement. Il y a encore une petite incertitude du côté de la banque, mais Gregory affiche son sourire suffisant, il en fait son affaire. Le notaire monte le dossier, ils seront chez eux pour les vacances. Intérieurement, je leur souhaite de réussir à le payer.
Quand je veux régler l’addition, je constate que Lucie m’a devancé sans que personne s’en aperçoive. On fait tous les deux semblant de n’y voir aucune signification.
— Je peux t’aider à tout, Alain, dit Nicole avant de se coucher, mais ça, cette prise d’otages, c’est pas compatible avec ce que je suis. Je ne veux pas en entendre parler. Ne m’oblige pas à vivre avec ça.
Elle se tourne tout de suite vers le mur. Je suis triste, mais je ne peux pas espérer la convaincre.
D’ailleurs, je ne m’y arrête pas. Je commence à réfléchir à cette dernière épreuve. Parce que si je gagne, même par des méthodes qu’elle conteste, nos différends ne seront rapidement qu’un mauvais souvenir.
C’est comme ça qu’il faut voir les choses.
David Fontana
Note à l’attention de Bertrand Lacoste
Objet : Jeu de rôle « Prise d’otages » — Client : Exxyal
Comme convenu, voici le point de la situation.
Pour le commando, j’ai recruté deux collaborateurs avec qui j’ai eu maintes fois l’occasion de travailler et dont je réponds entièrement.
Pour jouer le rôle des clients d’Exxyal, j’ai retenu deux hommes, un jeune Arabe et un acteur belge d’une cinquantaine d’années.
Pour ce qui concerne les armes, j’ai opté pour :
— trois mitraillettes Uzi (pesant moins de trois kilos, elles peuvent tirer à une cadence de 950 coups-minute des balles de 9 × 19 mm) ;
— deux pistolets Glok 17 Basic (635 grammes, même calibre, chargeurs de 31 cartouches) ;
— deux pistolets Smith & Wesson.
Toutes les armes seront évidemment chargées à blanc.
Le local que je vous propose est un espace assez prestigieux puisque Exxyal est censé y inviter des clients importants, disposant d’une salle de réunion et de cinq bureaux, toilettes, etc. L’ensemble est situé à la limite de Paris, de larges baies vitrées donnent sur la Seine (photos et plan — annexe 3).
Les lieux présentent une configuration très favorable à votre projet. Nous devrons procéder à plusieurs répétitions, il nous faut donc arrêter rapidement un premier scénario. Vous trouverez ma proposition en annexe 4.
Schématiquement : les cadres de votre client seront convoqués à une réunion très importante mais de nature confidentielle, ce qui expliquera qu’elle se tienne un jour férié et qu’ils ne soient prévenus qu’à la dernière minute.
Ils seront censés s’entretenir avec d’importants clients étrangers.
Le commando interviendra dès le début de la réunion.
Le patron d’Exxyal-Europe, M. Dorfmann, sera rapidement évacué, ce qui créera un puissant effet de stress favorable à votre test, et ce qui lui permettra de quitter le jeu pour assister au déroulement des actes suivants.
Les cadres retenus, délestés de leurs objets personnels et téléphones portables, seront gardés dans un bureau et interrogés à tour de rôle. Le scénario aménage des possibilités de laisser quelques minutes les otages seuls afin de mesurer leurs capacités d’auto-organisation, voire de résistance, comme vous l’avez demandé. Le chef du commando conduira les interrogatoires individuels en suivant les consignes des évaluateurs.
Les caméras permettront de suivre l’évolution du jeu de rôle.
Je pense que le cahier des charges que vous m’avez confié est intégralement respecté.
Je vous remercie de votre confiance et de l’aide très précieuse qui m’a été apportée par Mme Olenka Zbikowski.
Bien respectueusement,
Maintenant que je ne travaille plus aux Messageries, je pensais que me lever à 4 heures du matin me coûterait ; ça n’est pas du tout le cas. En fait, je dors à peine, je suis une vraie pile électrique et sortir du lit est presque un soulagement. Habituellement, Nicole se colle contre moi dans son sommeil, histoire de me retenir, c’est un jeu entre nous. On se retient, on fait mine de se lâcher, on se reprend. Nous n’en avons jamais parlé, ça fait vingt ans qu’on fait ça.
Ce matin, je sais parfaitement qu’elle ne dort pas, qu’elle fait juste semblant. Mais chacun reste dans sa bulle. D’un commun accord, on ne se touche pas.
Comme prévu, j’arrive un peu en avance aux Messageries. Je connais les gars des autres équipes et comme je n’ai pas du tout envie de leurs questions ou de leur compassion, je trouve un coin d’où je peux surveiller l’entrée sans être vu et je guette la grande carcasse dégingandée de Romain. Mais c’est le profil chancelant de Charles qui se dessine au coin de la rue. Je ne sais pas comment il fait, il doit boire en dormant : il n’est pas 5 heures du matin, son haleine est déjà chargée comme un cargo. Mais je le connais, mon Charles, même chargé, bon pied bon œil. Quoique ce matin… J’ai l’impression qu’il a du mal à me remettre.
— Si je m’attendais…, dit-il en me regardant comme une apparition.
Il lève légèrement la main gauche, un peu comme un Indien. C’est un geste empreint de timidité qui lui est assez habituel. Un geste d’Indien timide. Ça fait descendre sa montre monumentale jusqu’à son coude.
— Comment ça va, Charles ?
— Les beaux jours sont derrière nous.
Il faut bien le reconnaître, Charles, parfois, est un peu sibyllin.
— J’attends Romain.
Le visage de Charles s’éclaire. Il est visiblement heureux de rendre service.
— Ah, Romain, il a changé de brigade !
Depuis quatre ans, pour les emmerdements, je suis surentraîné. Il suffit d’un mot, je les pressens, c’est devenu un instinct réflexe.
— C’est-à-dire ?
— Il fait la nuit complète. C’est qu’il est passé superviseur.
Il est très difficile de savoir à quoi pense réellement un type comme Charles. L’état second dans lequel il évolue en permanence lui donne un côté insondable. On ne sait pas s’il fait preuve d’une grande pénétration, si cette nouvelle, en apparence bénigne, développe en lui des tentacules de réflexion ou si l’alcool a totalement crétinisé l’ensemble de son cerveau.
— Ça veut dire quoi, ça, Charles ?
Sans doute sent-il mon inquiétude. Il prend un air philosophe en soulevant ses maigres épaules.
— Il a eu une promotion, le Romain. Il est passé superviseur et on…
— Quand exactement ?
Charles plisse les lèvres comme si on atteignait une inévitable limite.
— Le lundi après ton départ.
Je devrais me féliciter de mon intuition. Mais c’est avant tout un emmerdement majeur. Charles me tapote l’épaule d’une main secourable, comme s’il m’adressait des condoléances. Il pense beaucoup plus vite qu’on l’imaginerait. À preuve :
— Si t’as besoin de moi…, me dit-il. Moi aussi j’étais là et j’ai tout vu.
Je n’avais pas imaginé ça. Pour m’y encourager, Charles lève un index sentencieux :
— Quand le bûcheron entre dans la forêt avec sa hache sur l’épaule, les arbres disent : le manche est des nôtres.
Ça me souffle, cette histoire de hache, mais quelle que soit la manière dont il la formule, il suffit de regarder Charles pour évaluer la qualité de sa proposition.
— T’es gentil, Charles, mais je ne vais pas te faire perdre le peu de boulot que tu as.
Il y a soudain de la lassitude et du regret chez Charles.
— Tu trouves surtout que comme témoin, je ne fais pas très présentable, hein ? Eh ben, je vais te dire, t’as bigrement raison. Si tu te ramènes au tribunal avec une épave dans mon genre comme seul témoin, ça risque d’être assez… assez…
Il cherche un mot. Je propose :
— Contre-productif ?
— C’est ça, explose Charles. Contre-productif !
Il est fou de joie. Un mot retrouvé est une véritable victoire. Au point qu’il oublie complètement toute commisération à mon égard. Il dodeline de la tête, littéralement émerveillé par ce mot. C’est mon tour de lui tapoter l’épaule. Mais moi, ce sont de sincères condoléances.
Je m’apprête à partir, Charles me retient par le bras :
— Un de ces soirs, tu peux venir boire l’apéro à la maison, si tu veux… Je veux dire…
J’essaye d’imaginer ce que veut dire « à la maison » pour lui et ce que signifie cette invitation, Charles s’éloigne déjà de sa longue démarche dansante.
Je rumine ça en rentrant à la maison.
Dans le métro, je vérifie que j’ai toujours le numéro de portable de Romain. Les Messageries semblent prendre cette histoire très au sérieux. Ils bétonnent leur dossier. Je vais me retrouver à poil.
Rapide calcul. S’il fait la nuit, Romain n’est peut-être même pas endormi.
J’appelle.
Ça décroche tout de suite.
— Salut, Romain.
— Eh, salut !
Il m’a reconnu immédiatement. À croire qu’il attendait mon appel. Sa voix est enjouée mais voilée. J’y entends de la gêne. Nicole dit que le chômage m’a rendu paranoïaque et c’est bien possible. Romain me confirme sa nomination soudaine.
— Et toi, vieux ? demande-t-il aussitôt après.
« Vieux », plus le temps passe, moins je supporte. Nicole dit que le chômage m’a rendu susceptible.
Je lui parle des Messageries, de la lettre de l’avocat. J’évoque la menace de procès.
— C’est pas vrai ! dit Romain, estomaqué.
Pas la peine d’aller plus loin. Il fait mine d’être surpris par une nouvelle que tout le monde connaît et commente sans doute depuis trois jours. S’il voulait me donner le change, c’est raté.
— Si je me retrouve au tribunal, ton témoignage me sera utile.
— Mais bien sûr, vieux !
Cette fois, c’est cuit. S’il avait fait des difficultés pour témoigner en ma faveur, j’avais encore mes chances. Mais là… Il a pris sa décision, Romain. Deux jours avant de témoigner, il va être injoignable. Je vérifie quand même.
— Merci, Romain. Vraiment, merci, c’est sympa !
Touché. Il a perçu l’ironie. La milliseconde de silence qui précède sa réponse me confirme dans toutes mes craintes.
— Pas de quoi, vieux !
Je raccroche, je suis un peu assommé. J’envisage un instant de me retourner quand même vers Charles. Si je le lui demande, il perdra son boulot, mais il viendra. À mon avis, il n’aura pas une once de crédibilité et ça ne servira à rien. Cela dit, si je n’ai que ça, je le ferai. Obligé.
Au-dessus de ma tête, l’épée de Damoclès vient de monter d’un cran et plus elle monte, plus elle fera de dégâts quand on la lâchera. Je sens rouler en moi des pensées sauvages.
Pourquoi veulent-ils me faire ça ?
Pourquoi ont-ils à ce point besoin de me tenir la tête sous l’eau ?
Romain, lui, je le comprends. Je ne lui en veux pas. À sa place, j’aurais le choix entre aider un copain et garder mon boulot, je n’hésiterais pas non plus. Mais les Messageries…?
Cette nuit, j’ai élaboré plusieurs répliques possibles. Étant donné les circonstances, je choisis la démarche contrite. Je vais écrire une lettre d’excuses. S’ils le veulent, ils pourront l’afficher dans les locaux, l’envoyer à tous les salariés avec la fiche de paie, je m’en fous. Perdre ce job est un coup dur, mais ce n’est rien à côté d’un procès où je risque de laisser ma dernière chemise propre.
Arrivé à la maison, je cours à mon bureau. Un coursier a dû passer de bonne heure puisqu’il a trouvé Nicole. Elle a réceptionné pour moi une enveloppe plastifiée assez épaisse à l’en-tête de BLC–Consulting. Mon cœur cogne. Ça n’a pas traîné.
Normalement, quand on se laisse quelque chose à la maison, Nicole et moi, on se met toujours un petit mot, humoristique si on a bon moral, ou grivois si on est en forme. Ou simplement amoureux si on n’est rien de tout ça. Ce matin, Nicole s’est contentée de poser l’enveloppe sur mon bureau, sans commentaire.
Avant de l’ouvrir, je prends la lettre de l’avocat des Messageries que j’ai cachée dans mon bureau, j’appelle. Je tombe sur une fille qui me passe une autre fille qui me passe un gars qui m’explique que l’avocat ne peut pas me répondre. Il faut plus de dix minutes d’explication pour obtenir un rendez-vous téléphonique avec l’assistante de l’avocat. Je dois appeler cet après-midi, à 15 h 30, elle m’accordera cinq minutes.
L’enveloppe de BLC–Consulting contient un dossier titré : « Recrutement d’un assistant RH ». À l’intérieur, un document intitulé : « Participation au jeu de rôle : prise d’otages sur le lieu de travail. »
La première page est consacrée à l’objectif : « Votre mission : tester les cadres supérieurs face à un stress violent et évolutif. »
La seconde page détaille les grandes lignes du scénario. Comme la prise d’otages sera conduite par les candidats au poste de RH (mes concurrents et moi), le document détaille le protocole qui permettra d’assurer entre nous l’égalité des chances.
Les candidats à un poste sélectionnent les candidats à un autre poste : je me dis que décidément, le système entrepreneurial est drôlement au point. Il n’a même plus besoin d’exercer l’autorité, les salariés s’en chargent eux-mêmes. Ici, le coup est assez puissant : avant même d’être embauchés, nous pourrons quasiment licencier les cadres en place les moins performants.
Les entrants créent les sortants. Le capitalisme vient d’inventer le mouvement perpétuel.
Je fouille le dossier à toute vitesse mais, comme je le craignais, tous les documents sont banalisés, anonymes. Nous ne devons donc pas être capables de deviner de quelle entreprise il s’agit, ni a fortiori d’identifier les cadres soumis à ce test, ce qui ouvrirait la voie à toutes les tractations de la part des candidats au poste de RH chargés de les évaluer.
Le système a sa morale.
Les cadres que nous devrons évaluer sont cinq. Les âges ont été arrondis.
Trois hommes :
— Trente-cinq ans, docteur en droit, service juridique
— Quarante-cinq ans, agrégé d’économie, responsable financier
— Cinquante ans, ingénieur des Mines, chargé de mission
Deux femmes :
— Trente-cinq ans, centrale et HEC, ingénieur commercial
— Cinquante ans, ingénieur Ponts et Chaussées, chargée de mission
Ce sont des cadres supérieurs avec des responsabilités importantes. Le gratin de l’entreprise. Des champions du système M&M’s : « Marketing & Management », les deux grosses mamelles de l’entreprise contemporaine. On connaît le principe : le marketing consiste à vendre des choses à des gens qui n’en veulent pas, le management, à maintenir opérationnels des cadres qui n’en peuvent plus. Bref, il s’agit de gens très actifs dans le système, adhérant puissamment aux valeurs de leur entreprise (sans quoi, ils ne seraient plus là depuis longtemps). Je me demande pour quelle raison on évalue ces cinq cadres plutôt que d’autres. Il va absolument falloir tirer ça au clair.
Le dossier détaille leurs études, leur carrière, leur itinéraire, leurs responsabilités. Mentalement, j’évalue leur salaire annuel dans la fourchette de 150 000 à 210 000 euros.
Pour réfléchir, je vais marcher. C’est mon truc, ça. Je suis plutôt du genre bouillonnant. Marcher, ça ne me calme pas, mais ça canalise. Et là, ça bout. Je m’arrête un instant, je me fige sous le poids de cette pensée : autour de moi, la dégringolade s’accélère. Nicole, Romain, les Messageries… Obtenir ce poste devient de plus en plus indispensable. Ce qui me rassure, c’est que j’ai travaillé plus de trente ans et que je crois pouvoir dire que dans mon boulot, j’ai été bon. Si je suis bon encore dix jours, je reviens dans la course et j’exorcise toutes les menaces actuelles. Cette pensée m’aide à me reconcentrer. Je reprends ma marche, mais j’ai quand même bien du mal à faire taire la petite voix qui me tourne dans la tête. Celle de Nicole. Pas sa voix vraiment, ses mots. Je supporte difficilement d’agir contre son avis et depuis qu’elle m’a dit clairement son désaccord, je doute. Je n’hésite pas sur les moyens à employer, ça, c’est une chose qu’elle ne comprendra jamais. La vie dans son entreprise est une vie douillette. Nicole, la bienheureuse, ne saura jamais jusqu’où il faut aller pour survivre dans un domaine industriel concurrentiel. Ce qui me tracasse dans sa réaction, c’est au fond qu’elle n’y croit pas et que je suis peut-être en train de m’enthousiasmer sur des chances plus virtuelles que réelles. Si je m’écoute, dans quelques minutes, je vais me lancer dans la bagarre. Et si…
Je tourne et retourne tout ça, impossible de passer à autre chose. Mon inquiétude est comme un culbuto, elle revient toujours à sa position optimum. Je me décide.
C’est la petite Polonaise qui décroche. J’aime bien son timbre un peu voilé. Je trouve ça très sexy. Je me présente. Non, Bertrand Lacoste ne peut pas me prendre au téléphone, il est en réunion. Ce qu’elle peut faire pour m’aider ?
— C’est un peu compliqué.
— Essayez quand même.
C’est plutôt sec.
— Je m’apprête à me lancer dans la préparation de l’épreuve finale du recrutement.
— Je sais, oui.
— M. Lacoste m’a assuré que les chances de tous les candidats étaient les mêmes, mais…
— Mais vous en doutez.
La fille ne montre pas beaucoup d’empathie à mon égard. Je vais m’embourber. Alors, je me lance.
— C’est exactement ça. Je trouve ça bizarre.
Lacoste a beau être en réunion, elle prend quand même sur elle de le déranger. Ma manœuvre n’est pas trop mauvaise. Un cabinet d’évaluation et de recrutement fait reposer son image sur son intégrité. Ça mérite de déranger le patron. Il me prend au téléphone.
— Comment allez-vous ?
On jurerait qu’il attendait mon appel et qu’il déborde de joie de me parler. Il nuance juste un peu.
— Je suis en réunion, là, mais mon assistante me dit que vous avez des inquiétudes.
— Quelques-unes, oui. Non, en fait, une seule. Je suis sceptique sur les chances d’un homme de mon âge dans un recrutement de ce niveau.
— Vous m’avez déjà posé la question, Alain. Et je vous ai répondu.
Il est habile, le lascar. Il va falloir se méfier. Le truc du « Alain » est une saloperie classique, mais toujours très efficace : il continue de me jouer la familiarité, alors que nous savons bien, lui et moi, que je ne peux pas me permettre de répondre : « Bertrand ».
Mon silence est éloquent.
Il a compris que j’ai compris. Finalement, on s’entend assez bien.
— Écoutez, poursuit-il, j’ai été clair avec vous et je vais l’être de nouveau. Vous ne serez pas nombreux. Des profils assez différents les uns des autres. Votre âge est un handicap, mais votre expérience est un atout. Que vous dire de plus ?
— L’intention de votre client.
— Mon client ne cherche pas un look, il cherche une compétence. Si vous vous sentez à la hauteur, comme vos résultats aux tests le montrent, vous maintenez votre candidature. Dans le cas contraire…
— Je vois.
Il perçoit ma réserve.
— Je vais vous prendre sur un autre poste. Une minute…
Le standard me refile quarante secondes de musique. À entendre cette version du Printemps de Vivaldi, on a du mal à imaginer que l’été va être beau.
— Excusez-moi, reprend enfin Bertrand Lacoste.
— Je vous en prie.
— Écoutez, monsieur Delambre.
Plus d’Alain. Il tombe le masque.
— L’entreprise qui recrute est un de mes plus gros clients, avec qui je ne peux pas me permettre une erreur de jugement.
Sa voix ne se fait pas intime mais grave. Il joue la carte de la sincérité. Avec un manager de son niveau, impossible de savoir jusqu’à quel point il ment.
— Ce poste nécessite un haut niveau de professionnalisme et je n’ai pas trouvé énormément de candidats réellement à la hauteur. Je ne peux pas préjuger du résultat, mais de vous à moi, vous auriez tort de ne pas concourir. Je ne sais pas si je suis clair…
Ça, c’est un élément nouveau. Et même sacrément nouveau. C’est à peine si j’écoute la fin. J’aurais dû enregistrer ça pour le faire écouter à Nicole.
— C’est tout ce que je voulais savoir.
— À bientôt, me dit-il en raccrochant.
On se dit au revoir rapidement.
J’ai le cœur qui bat à tout rompre. Je me remets à marcher. Il faut que j’aère mes neurones surchauffés. Et je me mets au boulot. Qu’est-ce que ça fait du bien !
D’abord les éléments objectifs.
Nous sommes à mon avis trois ou quatre candidats, au-delà l’affaire ne serait pas gérable. Je me base sur trois parce que ça ne change pas fondamentalement la donne.
Je dois donc éliminer deux concurrents pour remporter le poste. Et pour cela, il faut que je sois le meilleur dans la sélection de ces cinq cadres. Il faut éliminer les moins bons. Celui de nous qui aura le plus gros tableau de chasse sera le meilleur parce que le plus sélectif. En termes d’objectifs : ils sont cinq, en abattre quatre, c’est le carton plein. C’est vers ça qu’il faut tendre.
J’aurai du boulot si l’un d’eux est en passe de perdre le sien.
Et si possible plusieurs.
Machinalement, j’ai pris à gauche et tout en conduisant ces réflexions, je m’aperçois que je suis descendu dans le métro. Et je ne sais pas où je vais. Mes pas m’ont conduit là. Je lève les yeux vers le plan de ligne. D’où j’habite, où qu’on aille, on se dirige d’abord vers la station République. Je suis des yeux les lignes multicolores et je ne peux m’empêcher de sourire : mon inconscient guide mes pas. Je m’assois en attendant le changement.
Je dois mettre toutes les chances de mon côté. Et pour cela, choisir la meilleure stratégie, celle qui fera le plus de perdants possibles.
Je laisse passer République, je pousse jusqu’à Châtelet.
Je m’applique le principe nº 1 du management : un cadre est défini comme compétent lorsqu’il sait anticiper.
Je vois deux stratégies possibles.
La première est celle qui nous est soufflée par le dossier : lire les dossiers anonymes, étudier le scénario et imaginer, dans l’absolu ou presque, comment conduire ces cadres à céder aux demandes des terroristes, à perdre pied, à se montrer lâches, à trahir leur entreprise, leurs collègues, à se trahir eux-mêmes, etc. Classique. Chacun fera confiance à son intuition, sachant que dans une situation pareille, la question n’est pas de savoir s’ils vont trahir (avec un flingue sur la tempe !), mais jusqu’où.
Plus jeune, c’est dans cette direction que j’aurais préparé mon affaire. Or, je le sais par Lacoste, mes concurrents sont tous plus jeunes que moi, et c’est certainement ce qu’ils vont faire.
Je n’ai plus qu’à opter pour la seconde stratégie, celle qui va faire la différence. Mentalement, je me frotte les mains.
Le management dit : pour atteindre un but, fixer des objectifs intermédiaires. J’en vois trois. Il faut absolument que je sache qui est l’entreprise cliente de BLC–Consulting, ensuite qui sont nommément ces six cadres et enfin que je conduise une enquête sur chacun d’eux pour appréhender sa vie, ses espoirs, ses attentes, ses forces mais surtout ses faiblesses, afin de trouver de quelle manière j’ai le plus de chances de le foutre par terre.
Et j’ai à peine dix jours devant moi, ce qui est très court.
Mon inconscient m’a conduit jusqu’ici. Aux portes du siège de BLC–Consulting.
Au cœur de La Défense, immense espace hérissé de buildings, truffé de tunnels d’autoroute et de métro, remblayé par des esplanades battues par le vent où s’affairent et s’affolent des myriades de fourmis dans mon genre. Le type d’endroit où, si je gagne, je vais avoir la chance de terminer ma carrière. J’entre dans le vaste hall de l’immeuble, j’étudie rapidement les lieux et j’opte pour un ensemble de fauteuils d’où je peux surveiller les sorties d’ascenseur.
Alors que les délais sont déjà courts, je m’apprête à surveiller, peut-être pendant des heures et des heures (et sans doute en vain), la venue de quelqu’un qui ne me conduira nulle part… Ce n’est pas la bonne stratégie, mais quitte à prendre du temps pour réfléchir, autant que ce soit dans un lieu qui a des chances, même minimes, de m’être utile. Je m’installe de biais pour que le regard d’une personne sortant de l’ascenseur ne tombe pas immédiatement sur moi, je prends mon carnet. Toutes les vingt secondes, je jette un œil aux ascenseurs. Je ne pensais pas qu’à cette heure de la journée il y aurait autant de mouvement. Des petits, des grands, des moches, de tout.
Je tâche de me concentrer sur le premier objectif. Le client de BLC–Consulting est une grande entreprise (des moyens très importants) située dans un secteur stratégique (si ses cadres doivent être régulièrement évalués, c’est qu’ils ont des responsabilités qui dépassent leur personne), or les secteurs stratégiques ne manquent pas. Ça va du militaire à l’environnement, en passant par toutes les branches qui travaillent avec l’État ou avec des organisations internationales, ça couvre le secret industriel, la défense, la pharmacie, la sécurité… Tout ça est trop vaste. Je raye. Je conserve deux clés : une très grande entreprise et un secteur stratégique.
Les gens entrent et sortent par rafales de ces ascenseurs inépuisables. Une heure passe. Je continue de prendre des notes.
Régler un jeu de rôle de prise d’otages n’est pas chose simple. Il faut des acteurs, de fausses armes, quoi d’autre ? Me reviennent quelques vagues images de téléfilms, je vois des types faire irruption dans une banque, à l’extérieur les sirènes de la police se font entendre, ils barricadent les portes en hurlant et passent de l’autre côté du comptoir sous l’œil terrifié des employés et de quelques clients. Tout le monde est allongé sur le sol. Et après ?
Une seconde heure passe. Et la stagiaire arrive. Vraiment très jolie, d’une blondeur à peine croyable. Elle quitte l’ascenseur d’un pas ferme, sans regarder autour d’elle. Le genre de fille qui veut montrer qu’elle suit sa trajectoire sans jamais dévier. Elle porte un tailleur gris clair et des talons vertigineux. Elle traverse le hall, elle arrive aux portes à tambour, une demi-douzaine d’hommes se sont retournés sur son passage. Sans compter moi. Je me lève quelques secondes plus tard, je lui emboîte le pas puis, depuis le trottoir, je la regarde s’éloigner vers le métro de sa belle démarche conquérante. Finalement, elle me fait un peu peur. Je ne sais pas si elle sera présente le jour de la prise d’otages et ce qu’elle sera chargée d’y faire. J’espère en tout cas que je n’aurai pas d’adversaire de ce calibre-là, parce que cette fille est une lame. Trop jeune pour avoir fait tous les dégâts dont elle est capable, mais on sent bien que l’heure ne va pas tarder à sonner.
Juste à l’instant où j’entre dans la porte à tambour pour revenir dans le hall, je vois Bertrand Lacoste sortir de l’ascenseur, juste en face de moi.
Pris de panique, je baisse la tête et je reste dans le tambour pour faire un tour complet, puis je traverse la rue. J’ai le cœur qui cogne et les jambes en coton. S’il m’avait vu et reconnu, adieu mes espérances. Mais ce n’est pas le cas. Dans ma précipitation, je n’ai pas fait attention aux détails. En fait, Lacoste est sorti de l’ascenseur accompagné d’un homme d’une cinquantaine d’années, pas très grand et dont la masse musculaire semble compactée. On dirait qu’il se déplace de manière aquatique tant sa démarche est fluide.
Les deux hommes parlent en faisant quelques pas dans le hall.
Je vérifie que mon poste d’observation me met à l’abri de leurs regards. Quelques secondes plus tard, ils sont sur le trottoir et se serrent la main. Lacoste revient dans l’immeuble et regagne les ascenseurs, tandis que l’autre homme reste calmement planté sur le trottoir.
Il regarde machinalement à droite puis à gauche.
Visage rectangulaire, bouche mince, cheveux en brosse.
Jambes légèrement écartées. Parfaitement d’aplomb.
Je le détaille de bas en haut. Je m’arrête au milieu, au niveau des pectoraux, des aisselles. Je jurerais qu’il porte une arme. Tout ce que j’en sais, de ces trucs-là, c’est ce que j’en ai vu au cinéma. Je pense que c’est le renflement d’une arme. Il fouille lentement dans sa poche droite, il en sort un chewing-gum qu’il dépiaute calmement en regardant les alentours.
Il a senti que quelqu’un le regardait. Son regard cherche et s’arrête une microseconde sur moi. Puis il enfourne le papier de son chewing-gum dans sa poche et se met en route vers la station de métro.
Ce court instant m’a glacé.
Ce type peut être n’importe qui, il suffit d’une fraction de seconde pour être certain que justement, il n’est pas n’importe qui.
Je fouille dans ma mémoire professionnelle à la recherche d’un équivalent, un homme comme ça, au visage désincarné, économe de ses mouvements, avec des cheveux gris très courts et une démarche pareille…
Des profondeurs de mon esprit, un modèle remonte à la surface : ancien militaire. Le degré au-dessus, c’est quoi ? La réponse me frappe : mercenaire.
Si je ne me trompe pas, Lacoste a engagé un spécialiste pour organiser son affaire de prise d’otages.
Je pars.
Il est l’heure d’appeler l’avocat.
Sur mon bloc, j’ai écrit les grandes lignes de ce que je vais dire. Ma montre indique exactement 15 h 30 quand une fille me répond d’une voix ferme :
— Monsieur Delambre ? Maître Stéphanie Gilson. Que puis-je pour vous ?
La fille est jeune. J’ai l’impression d’entendre la stagiaire de BLC–Consulting. Un court instant, j’imagine ma fille, Lucie, dans son costume d’avocate, répondre à un chômeur dans mon genre, même ton péremptoire, même moue agacée. Pourquoi tous ces jeunes gens-là se ressemblent-ils à ce point ? Peut-être parce que tous les baltringues dans mon genre se ressemblent aussi.
En quelques secondes, elle me confirme mon licenciement pour faute.
— Quelle faute ?
— Frapper son supérieur, monsieur Delambre. N’importe quelle entreprise vous aurait licencié pour ça.
— Et dans n’importe quelle entreprise un contremaître aurait le droit de botter le cul de ses subordonnés ?
— Ah oui, j’ai lu ça dans votre déclaration. Malheureusement, ça ne s’est pas passé comme ça.
— Qu’est-ce que vous en savez ? Je me suis fait botter le cul à 5 heures du matin, vous faisiez quoi, vous, à cette heure-là ?
Je me suis emporté. Le court silence qui suit me confirme que l’entretien va rapidement s’interrompre. Il faut redresser la barre, il faut absolument que j’arrive à trouver une ouverture. Je jette un œil sur mes notes.
— Maître Gilson, excusez ma question, mais… je peux vous demander votre âge ?
— Je ne vois pas le rapport.
— C’est bien ce qui m’embête. Vous voyez, j’ai cinquante-sept ans. Je suis au chômage depuis plus de quatre ans et…
— Monsieur Delambre, ce n’est pas le moment de plaider.
— … je perds le seul emploi que j’ai. Vous m’assignez au tribunal et…
Ma voix est de nouveau montée très haut.
— Ce n’est pas à moi qu’il faut dire tout cela.
— … et vous me réclamez des dommages-intérêts qui représentent quatre ans de mon unique salaire ! Vous voulez me tuer, c’est ça ?
Je ne sais pas si la fille m’écoute, mais je pense que oui. Je passe au plan B.
— Je suis prêt à présenter des excuses.
Court silence.
— Des excuses écrites ?
J’ai éveillé son intérêt, je suis sur la bonne piste.
— Absolument. Voilà ce que je vous propose. Ça ne s’est pas du tout passé comme ça, mais ça ne fait rien. Je fais des excuses. Je ne demande même pas à être réintégré. Tout ce que je veux, c’est que ça s’arrête là. Vous comprenez ? Pas de procès, c’est tout.
La fille réfléchit vite.
— Je pense que nous pouvons accepter vos excuses. Vous pouvez nous les adresser rapidement ?
— Dès demain. Pas de problème. Et de votre côté, vous arrêtez les poursuites.
— Chaque chose en son temps, monsieur Delambre. Vous faites des excuses circonstanciées à M. Pehlivan ainsi qu’à votre ex-employeur, et ensuite nous avisons.
Il va falloir que je pèse tout ça, mais j’ai gagné un répit. Je m’apprête à raccrocher, j’ai quand même envie de savoir.
— Au fait, maître Gilson. Qu’est-ce qui vous assure que les événements se sont passés comme M. Pehlivan les a décrits ?
La fille balance l’intérêt de lâcher le morceau. Son silence est déjà éloquent. Elle se lance enfin.
— Nous avons un témoignage. Un de vos collègues, qui a assisté à la scène, assure que M. Pehlivan n’a fait que vous frôler et que…
Romain.
— D’accord, d’accord, on laisse tomber. Je vous adresse des excuses et on s’arrête là. On fait comme ça ?
— J’attends votre lettre, monsieur Delambre.
Moins de dix minutes plus tard, je suis dans le métro.
Il y a quelques mois, Romain m’a prêté un disque dur pour mon ordinateur que je suis allé chercher chez lui. Je ne me souviens pas précisément de l’adresse, je pense que je vais retrouver. Je revois assez bien l’avenue, il y a une pharmacie à l’angle et son immeuble est un peu plus loin sur la droite, il porte un numéro qui m’est vaguement familier, je ne sais plus ce que c’est, et puis je retrouve, c’est le 57, mon âge, il y a un interphone, j’appuie sur le bouton de Romain Alquier, une voix ensommeillée me répond.
En fait, Romain n’a rien d’ensommeillé. Je le trouve pâle, anxieux, ses doigts tremblent un peu. Je ne me souvenais pas à quel point c’était petit chez lui. Une studette. Une porte coulissante masque en partie l’« espace cuisine », un demi-mètre carré occupé en hauteur par des placards engoncés au-dessus d’un évier large comme une main. Dans la pièce principale, le bureau, poussé contre le mur et surchargé d’appareils informatiques, occupe la moitié de la place. L’autre moitié se résume au canapé qui doit se déplier pour la nuit. C’est là qu’il est assis, Romain, il me désigne, au sol, une masse informe en plastique rouge qui doit être une sorte de pouf, je préfère rester debout. Du coup, Romain lui aussi se lève.
— Écoute, commence-t-il, il faut que je t’explique…
Je l’arrête d’un geste net. Nous sommes face à face dans cet espace réduit comme deux lapins d’élevage dans un clapier. Il s’est interrompu et me fixe en clignant des yeux. Il a peur de ce qui va se passer et il a raison, parce que j’ai absolument besoin d’obtenir ce que je suis venu chercher. Tout dépend de lui et ça me rend nerveux. Je distingue un peu de transpiration à la racine de ses cheveux. Je fais « non » de la tête. Je tâche d’être calme. Je sais que toute notre petite histoire, à lui et moi, est écrite dans la grande histoire, l’histoire de notre vie. La sienne est facile à comprendre. Romain est un fils de paysans et ce cadre mental gère toutes ses actions et toutes ses réactions. Ce qu’il a, il a appris à le garder. Jalousement. Le boulot comme le reste. Qu’il l’aime ou pas, c’est à lui, c’est sa propriété. Et je fais « non » de la tête bien qu’au contraire, je sois parfaitement d’accord.
Et pour lui montrer à quel point je suis détaché, je me retourne avec un air admiratif vers le bureau où trône un immense écran plat d’ordinateur. Ça jure, une telle technologie dans un clapier. Je reviens vers lui. Il cligne des yeux. Ses grandes paluches de maquignon pendent au bout de ses bras. Il se ferait tuer sur place plutôt que de céder quelque chose qui, en fait, n’a aucune importance. Je m’en fous. J’ai mes urgences.
— Garder son boulot, Romain, c’est sacré. Je te comprends. Et je ne t’en veux pas. À ta place, je ferais exactement pareil. Mais j’ai un service à te demander.
Il fronce les sourcils avec méfiance, comme si je lui proposais un veau à un prix anormalement bas. Du pouce, je désigne le grand écran :
— C’est pour un boulot, justement. Je suis sur un coup. Il faudrait que tu me fasses une petite recherche…
Son visage s’éclaire. Tellement soulagé de s’en tirer à si bon compte, il me sourit largement et tend le bras vers le clavier de son ordinateur. Ici, on peut toucher n’importe quoi sans se déplacer. Une vaguelette de musique électronique nous souhaite la bienvenue dans une seconde vie et j’explique à Romain ce dont j’ai besoin. Sa prudence paysanne est plus forte que lui.
— C’est peut-être plus compliqué que tu crois, dit-il.
Mais alors qu’il dit ça ses doigts courent déjà sur le clavier. Le site de BLC–Consulting apparaît, trois fenêtres naviguent un instant avant de trouver leur place dans les coins de l’écran. Ballet nautique. Puis en quelques clics, une, deux, trois, huit fenêtres s’ouvrent en corolle. C’est à peine commencé et déjà je suis totalement largué.
— C’est quasiment pas protégé. Ils sont cons ou quoi ? dit Romain.
— C’est peut-être qu’ils n’ont rien à protéger.
Il se tourne vers moi. Voilà une notion à laquelle il n’a jamais pensé. Je précise :
— Moi, par exemple, sur mon ordinateur, je ne vois même pas ce que j’aurais à protéger.
— Bah, quand même, la vie privée…
Il est outré, le Romain. L’idée qu’on ne protège pas ses données, même si elles n’ont aucun intérêt, ça le heurte. Moi, c’est son indignation qui me stupéfie :
— Si tu y avais accès, à ma vie privée, tu en ferais quoi ? C’est la même que la tienne, c’est celle de tout le monde.
Romain, sceptique, bascule lentement la tête de droite à gauche :
— Peut-être, ajoute-t-il, têtu. Mais c’est la tienne.
Je parle à un mur. J’abandonne.
Ses doigts continuent de courir.
— Ça, c’est leur fichier clients.
Un listing. Une seconde plus tard, l’imprimante située sous le bureau se met à crépiter. Romain m’envoie des paquets de données par e-mail. Il est déçu de n’avoir pas rencontré plus de difficultés.
— Qu’est-ce que tu veux d’autre ?
J’ai à peu près tout. Le listing, assez court, s’intitule « clients en cours » et donne accès à huit sous-dossiers. Je feuillette rapidement leurs noms. J’arrive à République. Je quitte la rame et j’entame une remontée du couloir en direction de ma correspondance mais je scrute toujours la liste que je tiens à la main. Exxyal. Je stoppe brusquement. Une fille me rentre dedans et pousse un cri, je me gare sur le côté. Je repasse rapidement la liste, je vérifie. Dans la liste, Exxyal-Europe est la seule entreprise qui corresponde au cahier des charges. Importance, secteur stratégique, tout y est. Je reprends ma marche dans le couloir d’un pas lent, parce que toute mon énergie est mobilisée sur ce nom.
Même à quelqu’un, comme moi, qui ne connaît rien à l’industrie pétrolière, Exxyal évoque une de ces monstrueuses machines, trente-cinq mille salariés répartis sur quatre continents et un chiffre d’affaires supérieur au budget de la Suisse, où doivent d’ailleurs se dilater, dans les sous-sols de quelques banques, des bénéfices occultes capables de rembourser deux fois la dette de l’Afrique. Dans cet ensemble multinational, je ne sais pas ce que pèse Exxyal-Europe, mais c’est un poids lourd. Je sais que je suis sur la bonne piste. Je repasse la liste : les autres entreprises sont de grosses PME et les quelques grandes entreprises restantes œuvrent dans des secteurs industriels ou tertiaires sans importance névralgique. Détail supplémentaire : une prise d’otages est une opération beaucoup plus vraisemblable dans une entreprise qui travaille dans le pétrole que dans une société qui fabrique des voitures ou des nains de jardin.
La journée se solde par une réussite fondamentale. L’atteinte de mon premier objectif : je suis à peu près certain de l’identité de l’entreprise qui embauche.
Je rêve un court instant : DRH dans une unité d’Exxyal-Europe ! Le bonheur total. Je presse le pas et, tout à mon enthousiasme, me voici à la maison en quelques minutes.
La clé tourne dans la serrure et la porte s’ouvre. Je saisis immédiatement l’ampleur de la difficulté qui m’attend. Un œil à ma montre : 19 h 45.
J’entre.
Sur la table de la cuisine, deux grands sacs en papier cartonnés marqués à l’enseigne de « La Vaisselière-discount ». Nicole a encore son manteau sur le dos. Elle me croise dans le couloir, sans un mot. J’ai tout faux.
— Je suis désolé.
Nicole m’entend mais elle ne m’écoute pas. Elle a dû rentrer vers 18 heures. Rien de prêt pour dîner. Nous avons fait la dînette pendant trois jours, mais aujourd’hui j’avais promis d’aller acheter de la vaisselle. Elle est ressortie, elle a dû faire les courses elle-même. Nous voilà, dès nos retrouvailles, dans une ambiance tendue. Nicole, sans un mot, dépose les nouvelles assiettes, les tasses, les verres dans l’évier. Tout est moche. Elle me connaît.
— Je sais ce que tu penses, mais c’était ce qu’il y avait de moins cher.
— C’est exactement pour ça que je cherche du boulot.
Nous sommes en train de remettre la cassette. Nous commençons à nous en vouloir terriblement. Ce qui est douloureux, c’est que pendant la période la plus difficile, nous sommes restés amoureux et unis. Et c’est justement au moment où nous pouvons nous en sortir que nous nous éloignons l’un de l’autre. Elle a acheté un truc en barquette avec de la sauce marron, ça doit être d’inspiration chinoise. C’est tout prêt, nous l’avalons sans parler. L’atmosphère est si lourde que Nicole allume la télévision. Bruit de fond dans notre couple (« Tagwell annonce la suppression de 800 emplois dans son usine de Reims »). Nicole mastique en regardant son assiette qui, pleine, est encore plus moche. Je fais mine de me passionner pour le journal télévisé, comme s’il m’annonçait des choses nouvelles (« … en très forte progression. Tagwell gagne 4,5 % à la clôture… »).
Après manger, épuisés de cette rancune qui nous éloigne l’un de l’autre, nous nous séparons sans un mot, Nicole fait la vaisselle, je lui trouve un air buté. Puis elle passe à la salle de bains, moi dans mon bureau.
Sur mon écran, pas de mouvement gracieux et sous-marin de fenêtres qui s’ouvrent et se déplacent, rien d’autre qu’une robuste page internet à l’enseigne d’Exxyal-Europe. Une petite enveloppe me signale l’arrivée des mails de Romain. Dans les dossiers clients de BLC–Consulting, je consulte la correspondance échangée entre Bertrand Lacoste et son client, Alexandre Dorfmann.
Ces mots du P-DG d’Exxyal-Europe : « Parlons clair : notre première estimation laisse prévoir que le licenciement de 823 salariés à Sarqueville, par ses effets directs et indirects, va concerner plus de 2 600 personnes… L’ensemble du bassin d’emplois sera durement et durablement touché. »
Un peu plus loin : « Cette opération complexe de licenciement est évidemment très valorisante : le cadre qui aura la chance d’être chargé de cette mission de confiance vivra là une expérience exceptionnelle et sans doute une grande aventure émotionnelle. Il devra se montrer psychologiquement très solide, réactif et devra disposer d’une grande capacité de résistance aux chocs. Nous devons par ailleurs être certains de son adhésion sans faille à nos valeurs. »
Sur un bloc, je note :
Sarqueville = enjeu stratégique pour Exxyal
# Sélection indispensable d’un cadre superefficace pour piloter cette affaire
# Prise d’otages comme test pour choisir le meilleur parmi les candidats possibles.
Reste à identifier les candidats. Mais j’ai beau fouiller le dossier clients de Lacoste, aucune liste des cadres à évaluer. Je repeigne tout depuis le début, je passe en revue les fichiers provenant d’autres dossiers au cas où ils seraient simplement mal classés, mais je sais déjà que c’est inutile. Peut-être Lacoste ne les a-t-il pas encore. Il va falloir chercher par moi-même.
Sur le site d’Exxyal ne s’affiche que l’organigramme schématique du groupe avec, tout en haut, bien centré sur la page, le portrait du P-DG, Alexandre Dorfmann. Une soixantaine d’années. Il a des cheveux clairsemés, un nez un peu fort, un regard de silex et dans sa manière de sourire discrètement à l’objectif on devine une assurance sans faille qui trahit l’homme de pouvoir à qui tout a réussi. Et qui semble certain, avec cette réussite, de n’avoir que son dû. Il y a des arrogances si bien établies qu’elles vous donnent immédiatement envie de gifler. Je détaille la photo. En me penchant un peu, sur la droite, je peux voir mon visage dans le miroir fixé au-dessus de la petite cheminée d’angle. Je reviens à la photo. J’observe mon contraire. Moi, à cinquante-sept ans, j’ai encore tous mes cheveux, même s’ils sont passablement blancs, un visage plutôt rond et une aptitude sans limite à me laisser envahir par le doute. À part la volonté, tout nous sépare.
Dans les dossiers clients de Lacoste, je trouve un organigramme complet d’Exxyal-Europe, que j’imprime. Muni de mes critères empiriques, je cherche, un par un, tous les cadres pouvant correspondre à ma recherche, à l’issue de quoi j’obtiens une liste de onze candidats potentiels. C’est bien, mais c’est encore trop et c’est là, exactement, que se trouve la difficulté. Le premier tri, c’est toujours le plus facile. À partir de maintenant, je n’ai plus droit à l’erreur, chaque fois que j’élimine un candidat, mes risques d’échec sont au plus haut de la courbe. J’ouvre un fichier, je copie et colle les onze noms et je me frotte les doigts comme à la roulette à l’instant de miser.
La porte s’ouvre, c’est Nicole.
Est-ce à cause de son immense fatigue ou parce qu’elle est en tee-shirt pour la nuit ? Est-ce parce qu’elle pose l’épaule contre le chambranle de la porte et qu’elle penche la tête dans cette position qui me donne toujours envie de pleurer ? Je fais mine de me masser le front. En fait, je regarde l’heure affichée dans le coin de l’écran : il est 22 h 40. Tout à mon affaire, je n’ai pas vu passer la soirée. Je relève la tête.
Normalement, dans ces moments-là, si elle est heureuse, elle me parle. Si elle ne l’est pas, je me lève et je viens contre elle. Cette fois, nous restons figés l’un et l’autre à chaque extrémité de la pièce.
Pourquoi ne comprend-elle pas ?
Depuis que nous vivons ensemble, c’est la seule question que je ne me suis jamais posée. Jusqu’à aujourd’hui. Jamais. Aujourd’hui, un océan nous sépare.
— Je sais très bien ce que tu penses, dit Nicole. Tu penses que je ne comprends pas à quel point c’est important pour toi. Tu te dis que j’ai ma petite vie, mon petit boulot et qu’un mari au chômage, finalement, je m’y suis bien faite. Et que je te crois incapable de retrouver un poste digne de toi.
— C’est un peu tout ça. Pas tout… mais un peu.
Nicole s’approche de mon bureau et elle vient contre moi. Je suis assis, elle debout, elle prend ma tête et la serre contre son ventre. Je passe ma main sous son tee-shirt et je la pose sur ses fesses. Ça fait vingt ans qu’on fait ça et la sensation est toujours miraculeuse, le désir toujours intact. Même aujourd’hui. Sauf qu’aujourd’hui l’océan qui nous sépare n’est pas entre nous mais en nous. Nous sommes un couple.
Je m’écarte d’elle. Nicole assiste, sur l’écran, à la danse des poissons de l’économiseur d’énergie. Je demande :
— Qu’est-ce que tu voudrais que je fasse ?
— N’importe quoi mais pas ça. Simplement… c’est pas bien. Quand on commence à faire des choses comme ça…
Il faudrait lui expliquer que le coup de pied au cul de Mehmet va m’obliger cette nuit à une humiliation supplémentaire : écrire une lettre d’excuses. Mais j’aurais honte de l’avouer. Lui dire aussi que l’ANPE va avoir de moins en moins de jobs à me proposer du fait que je suis licencié pour faute grave. Et qu’à côté de ce qui nous attend, chercher de la vaisselle moche et pas trop chère nous apparaîtra un jour comme la scène emblématique de nos plus belles années de bonheur. Je renonce.
— D’accord.
— D’accord quoi ? demande Nicole.
Elle s’est écartée de moi, me tient par les épaules. J’ai encore sa hanche dans le creux de ma main.
— Je laisse tomber.
— C’est vrai ?
J’ai un peu honte de ce mensonge, mais il est comme les autres, nécessaire.
Nicole me serre contre elle. Je perçois le soulagement jusque dans son étreinte. Elle tente de s’expliquer.
— Tu n’es pas en question, Alain. Toi, tu n’y peux rien. Mais c’est cette manière d’embaucher… On ne s’en sortira pas si on ne se respecte pas, tu es bien d’accord ?
J’aurais trop de choses à répondre. Je pense que j’ai choisi le bon parti. Je fais oui de la tête. Nicole passe ses doigts dans mes cheveux, son ventre épouse mon épaule, ses fesses se serrent. C’est pour garder tout ça que je me bats. Lui faire comprendre est impossible. Le faire sans elle et le lui offrir. Je veux redevenir le héros de sa vie.
— Tu viens te coucher ? demande-t-elle.
— Cinq minutes. Un courrier et j’arrive.
De la porte elle se retourne et me sourit.
— Tu viens vite ?
Il n’y a pas deux hommes sur mille capables de rester à leur bureau devant une pareille proposition. Mais j’en fais partie. Je dis :
— Deux minutes.
J’hésite à écrire le courrier pour l’avocat, mais je me dis que j’aurai le temps de le faire demain. Mon énergie est irrémédiablement attirée par cette liste. D’un clic, les poissons cèdent à nouveau la place au site d’Exxyal-Europe.
Onze candidats potentiels, je dois arriver à cinq, trois hommes, deux femmes. Je repasse la liste en croisant les critères d’âge et de diplôme, puis je les prends un par un et je tâche de retracer leurs carrières. Je les retrouve sur différents sites, ceux de leurs employeurs précédents, les associations d’anciens élèves où certains résument leur itinéraire professionnel. Pour piloter le vaste licenciement de Sarqueville, ils doivent disposer d’une bonne expérience de l’encadrement et avoir déjà réussi des missions difficiles ou délicates qui ont attiré sur eux l’attention de leur direction. Cette approche me permet de réduire à huit les candidats potentiels. J’en ai encore trois de trop. Deux hommes et une femme. Mais je ne pourrai pas parvenir à mieux. Ce sera déjà une chance immense si les cinq qu’il me faut sont bien parmi ces huit-là.
Quelques allers-retours entre le site d’Exxyal et les réseaux sociaux où j’ai trouvé quelques-uns d’entre eux et je dresse une fiche d’identité de chacun.
Comme mon bureau n’est pas très grand, pour un de mes anniversaires, Nicole m’a offert un système de plaques recouvertes de liège où l’on peut épingler des documents. Il y a six grandes plaques fixées sur la porte, qui s’ouvrent et se ferment comme les pages d’un livre géant.
Je retire tout ce qui s’y trouve depuis des lustres, les petites annonces auxquelles j’ai répondu et qui sont devenues toutes jaunes, les listes d’employeurs potentiels, de stages auxquels je n’ai pas eu droit à cause de mon âge, les listes de collègues DRH dans d’autres boîtes et que je fréquentais dans un club professionnel auquel je n’ai plus accès. Puis j’imprime de grands portraits de tous les candidats, leur itinéraire personnel avec un large espace pour mes notes et j’épingle le tout sur les plaques de liège.
Je suis content, je peux feuilleter mon dossier grandeur nature. Je m’éloigne un peu pour admirer mon travail. Je n’ai rien fixé sur les faces extérieures. Ainsi, je peux refermer l’ensemble, on ne voit plus rien.
La porte s’est ouverte derrière moi sans que je l’entende. Ce sont les larmes de Nicole qui attirent mon attention. Je me retourne. Elle est là, dans son grand tee-shirt blanc. Il y a deux heures, trois peut-être que j’ai promis de la rejoindre. Promis de tout abandonner. Elle découvre les portraits en couleur et les CV agrandis, affichés en ligne. Elle tourne la tête de droite à gauche, sans un mot. C’est le plus accablant de ce qu’elle peut faire.
J’ouvre la bouche mais ce n’est pas nécessaire.
Nicole est déjà repartie. Je charge rapidement une clé USB avec les fichiers que Romain m’a envoyés, je mets l’ordinateur portable sous tension pour recharger la batterie et le temps d’éteindre mon PC, de refermer les pages de liège de mon tableau mural, d’éteindre la lumière, je passe à la salle de bains et j’arrive dans la chambre que je trouve vide.
— Nicole !
Ma voix, dans cette nuit, résonne bizarrement. Ça ressemble à de la solitude. Je vais à la cuisine, au salon, personne. J’appelle de nouveau mais Nicole ne répond pas.
Quelques pas de plus et je suis à la chambre d’amis, dont la porte est close. Je saisis la poignée.
Fermée à clé.
J’ai fait une erreur doublée d’un mensonge. Je m’en veux. Mais il faut être philosophe. Quand j’aurai décroché ce job, elle se souviendra que j’avais raison.
Je vais me coucher à mon tour. Demain, j’ai une grosse journée.
Toute la nuit je n’ai pas cessé de tourner et de retourner les mêmes questions. À la place de Lacoste, comment m’y prendrais-je ? Entre décider d’un jeu de rôle comme celui-ci et l’organiser, il y a une sacrée marge. Les questions de Nicole me reviennent : un commando, des armes, des interrogatoires…
Il sera bientôt 5 heures du matin. Je suis parti comme d’habitude travailler aux Messageries et je me suis installé dans une immense brasserie de la gare de l’Est. Sur le zinc, j’attrape le titre du Parisien : « La Bourse de Paris en plein boom. Neuvième semaine de hausse. » Je feuillette en attendant mon café : « … usine de Tansonville évacuée par la police. Les 48 salariés qui occupaient les locaux… »
Installé à une table tout au fond de la plus grande salle, j’ai ouvert devant moi mon ordinateur portable. Pendant que le système démarre, je bois un café infect : je suis à un buffet de gare. À cette heure-ci, hormis quelques balayeurs togolais qui font la pause en rigolant, la pègre de l’aube est composée de poivrots insomniaques, d’ouvriers de nuit qui sortent du boulot, de chauffeurs de taxi, de couples épuisés, de jeunes gens défoncés. La population qui débute la journée est franchement démoralisante. Dans cette salle, je suis le seul à bosser mais je ne suis pas le seul à être en perdition. J’ouvre les fichiers stockés hier soir sur la clé USB.
Dans la correspondance de Lacoste, je trouve deux notes rédigées par un certain David Fontana, peut-être le type que j’ai aperçu au siège de BLC. L’une évoque l’embauche de comédiens arabes et l’acquisition d’armes chargées à blanc. L’autre donne un plan des lieux où se déroulera la prise d’otages. À son style et vu son secteur d’activité, ce David Fontana doit être un ancien militaire. Je profite du wi-fi de la brasserie pour me connecter et je cherche Fontana. Ne pas le trouver est presque une confirmation. Le genre si discret qu’il ne figure nulle part, du moins sous ce nom-là. J’accroche un Post-it à l’un de mes neurones : trouver l’identité de ce type, savoir d’où il vient.
Depuis le début, je sais que je vais avoir besoin d’aide. Savoir rassembler les compétences est la qualité nº 2 exigée d’un responsable RH.
J’adore Internet. Tout s’y trouve. Quoi que vous cherchiez de moche, c’est le seul endroit du monde où vous êtes certain de le trouver. Le Net doit ressembler à l’inconscient des sociétés occidentales.
Il me faut un peu plus d’une heure pour trouver le site qui me convient. S’y retrouvent des flics, d’anciens flics, de futurs flics, des passionnés de la police — et il y en a bien plus qu’on le croit. J’échange longuement avec les quelques surfeurs présents, sans grand succès. À cette heure-ci, il n’y a que les paumés et les chômeurs. Aucun intérêt. Le plus sûr est de déposer une annonce. Je suis romancier à la recherche de renseignements très concrets sur les prises d’otages. Je cherche un internaute qui a l’expérience de ce genre de situation. Je donne une adresse mail créée pour l’occasion, avant de me raviser. Le temps presse : j’inscris mon numéro de portable et je raye la première ligne de mon bloc.
La suite de mes recherches m’apporte une très mauvaise nouvelle. Les tarifs des détectives privés varient de 50 à 120 euros de l’heure. J’aligne les chiffres. Catastrophiques. Je ne vois pourtant aucune autre solution. Il faut enquêter sur ces huit cadres, sur leur vie privée, leur passé professionnel. Je ramasse trois ou quatre adresses de cabinets de détectives qui proposent des services aux entreprises et qui ne sont ni trop prestigieux ni ouvertement tocards. Et quitte à ce que ce soit la loterie, je choisis les adresses les plus proches de l’endroit où je me trouve. Quand je termine, il est presque 8 heures, je me mets en route.
On dirait n’importe quel bureau de n’importe quelle entreprise et le responsable qui me reçoit ressemble à ce que j’ai dû être autrefois, quand j’étais sûr de ma compétence et que j’avais encore un terrain pour l’exercer.
— Je vois, me dit-il.
Philippe Mestach. La quarantaine passée, calme, organisé, méthodique et le physique d’un voisin de palier. Tout à fait le genre qu’on ne remarque pas. J’ai décidé de jouer franc-jeu. Je parle de l’embauche mais je n’évoque pas la nature du jeu de rôle, je me contente d’expliquer l’objectif du test sur les cinq cadres. Il comprend très bien ma démarche.
— De cette manière, vous mettez toutes les chances de votre côté, me confirme-t-il. Mais le calendrier n’est pas favorable. Nous enquêtons fréquemment sur les salariés pour le compte de leurs entreprises, c’est un marché en pleine expansion. Malheureusement, dans notre métier, la qualité du résultat est souvent indexée sur le temps passé à l’obtenir.
— Combien ?
Il sourit. Nous sommes entre gens pragmatiques.
— Vous avez raison, me confirme-t-il, c’est la bonne question. Reprenons, voulez-vous ?
Il aligne les éléments que je dicte, il fait quelques calculs sur une petite machine qu’il tire de la poche intérieure de sa veste et il prend un long moment de réflexion. Il fixe les chiffres, replace la calculette dans sa poche puis lève la tête vers moi.
— Globalement : 15 000 euros. Tous frais inclus. Aucun supplément. Treize mille si vous payez en espèces.
— Vous me garantissez quoi ?
— Quatre enquêteurs à temps complet et…
Je l’interromps.
— Non, ce sont les résultats qui m’intéressent ! Vous me garantissez quoi ?
— Vous nous donnez le nom de vos « clients », nous trouvons leur adresse et quarante-huit heures plus tard nous vous fournissons pour chacun : son état civil, sa situation familiale et patrimoniale détaillée, les principales dates de son itinéraire privé et professionnel ainsi que les grandes lignes de l’état de ses finances actuelles (ses engagements, ses disponibilités, etc.).
— C’est tout ?
Il lève un sourcil inquiet. Je reprends :
— Avec des généralités pareilles, qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Vous allez me donner le profil de M. Tout-le-monde.
— Le pays est entièrement peuplé de ce genre de personnes, monsieur Delambre. Moi, vous, les autres, tout le monde.
— Je cherche quelque chose de beaucoup plus ciblé.
— Genre ?
— Dettes, faute professionnelle dans un emploi antérieur, famille problématique, petite sœur aux Incurables, épouse alcoolique, vices, excès de vitesse, partouzes, amants, maîtresses, vie cachée, tares… Ce genre-là.
— Tout est possible, monsieur Delambre. Mais là encore, le temps joue contre nous. De plus, pour ce genre d’approfondissement, il faut utiliser des réseaux très spécifiques, encourager des sympathies, procéder à des filatures et avoir de la chance.
— Combien ?
Il sourit de nouveau. Ce n’est pas tant le mot qui lui plaît que la clarté de la demande.
— Il nous faut de la méthode, monsieur Delambre. Voilà ce qui me semble le mieux. Deux jours après votre premier règlement, nous vous fournissons les éléments principaux sur chacun de vos clients. Vous étudiez ces résultats, vous ciblez vos recherches pour orienter nos démarches et je vous propose un devis.
— Je préfère un forfait.
Il ressort sa calculette, note des chiffres.
— Pour un complément d’enquête en deux jours : 2 500 euros par client. Pots-de-vin compris.
— Et en espèces ?
— C’est le prix en espèces. Sur facture, ça fait…
Il se penche sur sa calculette.
— Pas la peine. J’ai compris.
C’est colossal. Si je suppose un complément d’enquête sur seulement la moitié de mon effectif, je suis aux alentours de 23 000 euros. Si je me base sur ce qu’il nous reste d’économie, il me manque 95 % de cette somme.
— Réfléchissez tranquillement, mais ne perdez pas non plus trop de temps. Si vous passez commande, il me faudra réunir une équipe très rapidement…
Je me lève et je lui sers la main.
Je reprends le métro. Je suis devant l’épreuve de vérité.
Je le sais depuis le début. Les disputes avec Nicole, l’énervement des derniers jours, la tension des tests professionnels et de l’entretien avec Lacoste, tout ça ne conduisait qu’à ce stade ultime, qui repose sur un point unique, d’une acuité définitive : la mesure de ma motivation. Ça fait vingt ans que le management ne dit pas autre chose.
Pour réussir, il va me falloir prendre tous les risques.
Je n’arrive pas à me décider.
Je suis très déprimé.
Mon regard passe sans les voir sur les affiches du métro, sur les voyageurs qui montent et descendent sans cesse, je monte mécaniquement les marches de l’escalator, je découvre la rue où nous habitons, ce quartier que nous avons aimé tout de suite, dès que nous l’avons découvert.
C’était en 1991.
Tout allait bien pour nous. Nous étions mariés depuis plus de dix ans. Mathilde avait neuf ans et Lucie sept. Je leur disais des choses très bêtes, ma princesse et tout ça. Nicole était déjà radieuse, il suffit de voir les photos. Nous étions un couple très français, avec un travail fixe, un salaire convenable et évolutif. La banque nous a expliqué que nous pouvions accéder à la propriété. Avec un sens aigu de la responsabilité, j’ai tracé sur le plan de Paris les zones où il était raisonnable de chercher et nous avons trouvé presque tout de suite à l’autre extrémité de la carte.
C’est là que je suis. Je sors du métro. Je me souviens. Je revois très bien la scène.
C’est tout de suite charmant. Le quartier est situé sur une petite butte, les rues montent et descendent, les immeubles sont là depuis un siècle et les arbres aussi. L’immeuble est propre, en briques rouges. Sans rien se dire, on espère que l’appartement est l’un de ceux qui ont des bow-windows, l’ascenseur bringuebale, je calcule rapidement qu’on doit pouvoir y faire passer tous les appareils ménagers, mais pas le canapé. L’agent immobilier regarde ses pieds, très professionnel, il ouvre, l’appartement est lumineux parce qu’il est situé très haut, et ça ne coûte que 15 % de plus que ce que nous pouvons emprunter. Nous sommes enthousiastes et paniqués. C’est absolument grisant. Le banquier se frotte les mains et nous propose les crédits complémentaires. On achète, on signe, on prend les clés, on dépose les filles chez des amis, on y retourne tous les deux, l’appartement nous apparaît encore plus grand. Nicole ouvre les fenêtres qui donnent derrière et plus loin, sur la cour de l’école et ses trois platanes. Les pièces résonnent du vide à remplir, du bonheur à venir, de la vie qui nous gâte, Nicole m’attrape par la taille, me colle contre le mur de la cuisine et m’embrasse farouchement, ça me coupe le souffle, elle est excitée comme une puce, je sens que je ne perds rien pour attendre et elle se remet à marcher dans les pièces en dessinant ses projets avec de grands gestes d’oiseau.
Nous sommes endettés jusqu’au cou, mais malgré les crises, par je ne sais quel miracle, par une chance dont nous n’avons même pas conscience, nous traversons ces années sans encombre. Le secret du bonheur de cette époque, ce n’était pas l’amour, parce que l’amour nous l’avons toujours, ce n’était pas non plus nos filles, nous les avons toujours, le secret du bonheur c’est que nous avions du travail, que nous pouvions faire défiler, sans interrogation, les innombrables conséquences positives de cette chance inouïe : des traites payées, des vacances, des sorties, des inscriptions à la fac, les voitures et la certitude que notre travail appliqué, résolu, nous fournissait la récompense à laquelle nous avions droit.
Je suis à nouveau sur cette place presque vingt ans plus tard, mais je suis plus vieux d’un siècle.
J’entends les larmes de Nicole, je suis dans mon bureau, je revois son gilet usé, la vaisselle discount, je cherche un numéro de téléphone, je demande Gregory Lippert, le lino de la cuisine rebique à nouveau il va falloir le changer, je dis salut « c’est Bon Papa », je tâche d’y mettre un ton rigolard mais ma voix dément mon intention, l’évier de récupération est plus sinistre que jamais, il faut trouver un meuble à reposer au mur, il dit « ah ? », je l’appelle rarement, je dis « il faudrait que je te voie », il dit « ah » de nouveau, il m’agace déjà mais j’ai besoin de lui, j’insiste, « tout de suite », il entend que c’est vraiment, réellement très urgent, alors il dit « je peux prendre quelques minutes, on dit 11 heures ? ».
Le café s’appelle Le Balto. Il doit bien y en avoir deux ou trois mille en France. Mon gendre est tout à fait le genre à choisir ça. Il doit manger là tous les midis, tutoyer les garçons, gratter des jeux avec les secrétaires en faisant des blagues sur les morpions. Il y a un coin tabac et une grande salle avec des banquettes défoncées, du mobilier en Formica, un carrelage brillant au sol et sur la vitre de la terrasse, un menu déroulant où on voit des hot-dogs et des sandwichs dessinés, pour les clients trop cons pour lire « hot-dogs » et « sandwichs ».
Je suis en avance.
Un grand écran plat, placé très haut sur le mur, est branché sur une chaîne d’information continue. Le son a été baissé au minimum. Les clients du zinc ont quand même le regard vissé à l’écran et voient défiler les nouvelles : « Profits des entreprises : 7 % aux salariés et 36 % aux actionnaires — Prévision : 3 millions de chômeurs à la fin de l’année. »
Je me dis que j’ai quand même beaucoup de chance de trouver un travail à un moment pareil.
Gregory se fait attendre. Pas certain qu’il y ait à cela une raison objective, je l’imagine assez bien cultiver un léger retard, histoire de me montrer combien il est considérable.
À la table d’à côté, deux jeunes gars en costume, genre cadres dans les assurances, un peu comme mon gendre en fait, terminent leur café.
— Si, si, je t’assure, dit l’un, c’est poilant ! Ça s’appelle Dans la rue. Tu es un SDF. Le but du jeu, c’est de survivre.
— Ça n’est pas de se réinsérer ? demande l’autre.
— Arrête tes conneries ! Bon, donc : il faut survivre. Tu as trois variables incontournables. C’est trois trucs qui sont obligatoires ! Tu ne peux pas les éviter. Tu peux juste agir sur leur degré. Il y a le froid, la faim et l’alcoolisme.
— Marrant ! dit l’autre.
— Bidonnant, je te jure, qu’est-ce qu’on s’est marrés ! On joue avec des dés mais attention, il y a de la stratégie ! Tu peux gagner des tickets des Restos du cœur, des nuits dans les foyers, une place sur les bouches de métro qui sont chauffées (ça, c’est vachement dur à obtenir !), des cartons pour quand il fait froid, un accès aux toilettes dans les gares pour te laver… Non, je t’assure, c’est pas de la tarte !
— Mais on joue contre qui ? demande l’autre.
Le type n’hésite pas une seconde.
— On joue pour soi, mon pote ! C’est ça, la grandeur du jeu !
Gregory arrive. Il serre la main des deux gars (je ne suis pas tombé loin). Ça leur donne le signal du départ. Gregory s’assoit en face de moi.
Il porte un costume gris acier avec une de ces chemises de couleur pastel qui évoque toujours les peintures de cuisine, des bleus ciel, des mauves pâles. Aujourd’hui, il porte un jaune cireux avec une cravate beige.
Quand j’ai quitté la société Bercaud, j’avais quatre costumes et une ribambelle de chemises et de cravates. J’adorais ça, m’habiller. Nicole me traitait de « vieille cocotte » parce que j’avais quasiment plus de vêtements qu’elle. J’étais le seul papa à qui on pouvait offrir des cravates pour la fête des Pères sans se reprocher de faire exactement comme l’année précédente. Les seules cravates que je ne portais jamais étaient celles offertes par Mathilde, qui a un goût déplorable. Ça se voit à son mari.
Donc, j’avais quatre costumes. Quelque temps après mon licenciement, Nicole a commencé à insister pour que je jette les plus anciens, mais je ne m’y résolvais pas. Du premier jour où j’ai été au chômage, j’ai mis un costume chaque fois que j’ai dû sortir. Et pas seulement pour me rendre à l’ANPE ou aux rares entretiens qu’on m’a accordés, je suis allé travailler aux Messageries pharmaceutiques en costume à 5 heures du matin. Avec une cravate. Un peu comme ces prisonniers qui se rasent tous les matins pour retrouver un peu de la dignité qu’ils pensent avoir perdue. Mais un jour, en fin de journée, la couture de ma veste préférée a cédé dans le métro. Elle s’est ouverte de l’aisselle à la poche. Deux jeunes filles à côté de moi ont éclaté de rire, l’une d’elle, d’un geste, a tenté de s’excuser mais c’était plus fort qu’elle. J’ai adopté un air digne. Du coup, le rire a commencé à gagner d’autres voyageurs. Je suis descendu à la station suivante, j’ai retiré ma veste et je l’ai négligemment jetée sur mon épaule, comme un homme d’affaires cool par une journée chaude, sauf que nous étions en janvier. En arrivant à la maison, j’ai jeté tout ce qui avait plus de quatre ou cinq ans. Il ne m’est plus resté qu’un seul costume propre et quelques chemises, que j’économise. J’ai gardé l’enveloppe de plastique transparent du dernier pressing et mes vêtements vivent sous cloche, comme des antiquités. La première chose que je fais, si j’obtiens ce job, c’est de me commander un costume sur mesure. Même quand j’avais du travail, je ne me suis jamais offert un luxe pareil.
Je suis tendu.
— Tu as l’air tendu, dit finement Gregory.
Mais en me détaillant un peu mieux, il voit ma mine dévastée et il se souvient que j’ai demandé à le voir de toute urgence et que ça n’est encore jamais arrivé depuis qu’il me connaît. Il se reprend, se racle la gorge et m’adresse un petit sourire engageant.
— Il me faut un prêt, Gregory. Vingt-cinq mille euros. Tout de suite.
Je reconnais, pour lui, ça fait beaucoup d’informations. Mais j’ai eu beau tourner et retourner ça dans tous les sens, je me suis dit qu’il valait mieux entrer directement dans le vif du sujet. Ça fait son effet. Mon gendre ouvre la bouche, sans rien dire. J’ai envie de lui refermer la mâchoire inférieure du bout des doigts, mais je ne bouge pas.
— C’est vital, Gregory. C’est pour un boulot. J’ai une occasion unique de trouver un boulot qui est exactement dans mes cordes. Il me faut 25 000 euros.
— Tu achètes un boulot 25 000 euros ?
— C’est un peu ça. Ça serait compliqué de t’expliquer dans le détail, mais…
— C’est pas possible, Alain.
— D’acheter un boulot ?
— Non, de te prêter autant. C’est pas possible. Dans ta situation…
— Justement, mon grand ! C’est pour ça que je suis un bon client. Parce que avec ce boulot, je vais pouvoir rembourser facilement. C’est un prêt très court qu’il me faut. Quelques mois. Pas plus.
Il a un peu de mal à me suivre. Je simplifie.
— Bon, en réalité, tu as bien compris, je n’achète pas réellement un boulot. C’est…
— Un pot-de-vin ?
Je prends une mine douloureuse et j’acquiesce.
— Mais, c’est honteux ! On ne peut pas te demander de payer pour obtenir un emploi. D’ailleurs, c’est interdit !
Mon sang ne fait qu’un tour.
— Écoute, mon grand, ce qui est autorisé et ce qui est interdit, c’est une autre discussion ! Tu sais depuis quand je suis au chômage ?
J’ai crié. Il tente de calmer le jeu :
— Ça fait…
— Quatre ans !
C’est comme ça, en ce moment, ma voix monte vite, je suis vraiment sur les nerfs avec cette histoire.
— T’as déjà été au chômage, toi ?
Là, j’ai hurlé. Gregory se retourne vers la salle, il a peur du scandale. Je dois profiter de cet avantage. Je hausse encore le ton. Je veux ce prêt, je veux qu’il cède tout de suite, qu’il me donne un accord de principe, je me fais fort ensuite de lui faire tenir sa parole.
— Tu me fais chier avec ta morale à la con ! Tu as du boulot et tout ce que je te demande, c’est de m’aider à en retrouver un ! C’est compliqué, ça ? Hein, c’est compliqué ?
Il fait un petit geste destiné à me calmer. Je tente une manœuvre de contournement. Je me rapproche. J’adopte le ton de la confidence.
— Tu me prêtes 25 000 euros pour n’importe quoi, une voiture, une cuisine équipée… Tiens, c’est bien ça, une cuisine équipée, tu as vu la nôtre… Je rembourse en douze mois. Mille sept cents euros par mois plus les intérêts, c’est sans problème, je t’assure, c’est sans risque pour vous.
Il ne me répond pas mais il m’envisage maintenant avec une assurance nouvelle. Celle du professionnel. En quelques secondes, je viens de changer de statut. Je négocie un prêt. J’étais son beau-père. Je suis devenu un client.
— La question n’est pas là, Alain, dit-il fermement. Pour prêter une pareille somme, nous avons besoin de garanties.
— Je vais avoir un boulot.
— Oui, peut-être, mais pour le moment, tu n’en as pas.
— C’est un poste de responsable RH. Dans une très grande entreprise.
Gregory fronce les sourcils, je viens à nouveau de changer de statut. Il me prend pour un dingue. La situation est en train de m’échapper. Je tente de réinitialiser le système.
— Bon, il faut quoi pour obtenir 25 000 euros chez vous ?
— Des revenus suffisants.
— Combien ?
— Écoute, Alain, ça n’est pas la bonne manière de procéder.
— OK. Et si j’ai une caution ?
Son œil s’allume.
— Qui ?
— Je ne sais pas. Vous.
Son œil se referme.
— Mais c’est impossible ! Nous achetons un appartement ! Notre taux d’endettement ne permettra jamais que…
Je saisis ses mains sur la table, je les serre dans les miennes.
— Écoute-moi, Gregory.
Je sais que j’arrive à ma dernière cartouche et celle-ci, je ne suis pas certain d’avoir le courage de la tirer.
— Je ne t’ai jamais rien demandé.
C’est qu’il y faut de l’énergie. Beaucoup.
— Mais là, je n’ai pas d’autre solution.
Je baisse les yeux sur nos mains entrelacées, pour me concentrer. Parce que c’est dur, c’est très dur.
— Je n’ai que toi.
Je fais un effort entre chaque mot, je tâche de me concentrer sur autre chose, comme une prostituée débutante qui ferait sa première pipe.
— Il me faut absolument cet argent. C’est vital.
Bon Dieu, je ne vais quand même pas descendre jusque-là, si ?
— Gregory…
J’avale ma salive, tant pis !
— Je t’en supplie.
Ça y est, je l’ai dit.
Il est comme moi, il est sidéré.
Son emploi d’usurier a donné lieu à un nombre incalculable de disputes familiales et je suis là, aujourd’hui, en face de lui, à implorer l’aumône d’un prêt. C’est tellement impensable que nous en restons tous les deux groggy pendant un long moment. J’ai fait le pari que l’effet de surprise le prendrait à revers. Mais Gregory dodeline de la tête.
— Ça ne tiendrait qu’à moi… Tu sais bien. Mais je n’ai pas les moyens d’imposer un dossier. J’ai des chefs. Je ne connais pas précisément tes revenus, Alain, ni ceux de Nicole, mais je me doute… Il te faudrait trois mille, ou même cinq mille, on pourrait toujours voir, mais là…
Ce qui se passe après, je crois, ne tient qu’à un mot. Je n’aurais pas dû le supplier. En faisant ça, je créais l’irréparable. Je me suis tout de suite rendu compte que c’était une erreur, mais je l’ai faite quand même. Quand je me recule sur ma chaise et que je tourne l’épaule droite, comme ça, vers l’arrière, comme si je voulais me gratter la fesse opposée, je ne suis pas totalement conscient de ce que je fais, mais c’est la conséquence inéluctable d’un seul mot. Des guerres épouvantables ont dû être ainsi déclenchées, sur un mot.
Je prends mon élan, je rassemble toutes mes forces encore disponibles et je lui balance mon poing dans la gueule. Il ne s’y attend pas du tout. C’est un cataclysme immédiat. Mon poing fermé lui arrive entre la pommette et la joue, son corps est propulsé en arrière, ses mains, dans un ultime réflexe, tentent désespérément de s’accrocher à la table. Il fait deux mètres en arrière, heurte une autre table, puis deux chaises, son bras, qui cherche un appui, balaye tout sur son passage, sa tête vient heurter la colonne de soutènement, sa gorge expulse un cri rauque, vaguement animal, tous les clients se sont retournés, bruit de verre brisé, de chaise cassée, de table renversée, silence de stupeur. L’espace devant moi est bien dégagé. Je me tiens le poing au creux du ventre tellement il me fait mal. Mais je me lève et je sors, dans la stupéfaction générale.
Ça ne m’était pas arrivé de toute ma vie et après mon contremaître turc, voilà maintenant mon gendre dans la sciure. Deux de suite en quelques jours. Je suis devenu violent, c’est une évidence.
Me voici dans la rue.
Je ne me représente pas encore exactement les dégâts que mon geste va entraîner.
Mais avant de m’en préoccuper, je veux régler mon seul problème, mon seul et unique problème : trouver ces 25 000 euros.
J’étale mon gendre pour le compte et je reprends ma quête. De l’extérieur, on pourrait penser que j’ai perdu toute sensibilité.
À une époque, je me connaissais assez bien. Je veux dire que mes comportements ne me surprenaient jamais. Quand on a vécu la plupart des situations, on connaît les bonnes attitudes à adopter. On sait même repérer les circonstances dans lesquelles il n’est pas nécessaire de se contrôler (comme par exemple les engueulades en famille avec un connard comme mon gendre). Passé un certain âge, la vie, ça n’est que de la répétition. Or, ce qui s’acquiert (ou non) par la seule expérience, le management se fait fort de vous l’apprendre en deux ou trois jours grâce à des grilles où les gens sont classés en fonction de leur caractère. C’est pratique, c’est ludique, ça flatte l’esprit à peu de frais, ça donne l’impression d’être intelligent, on s’imagine même, grâce à ça, pouvoir apprendre à se comporter plus efficacement dans le cadre professionnel. Bref, ça calme. Au fil des années, les modes changent et les grilles se succèdent. Une année, vous vous testez pour savoir si vous êtes méthodique, énergique, coopératif ou déterminé. L’année suivante, on vous propose d’apprendre si vous êtes travailleur, rebelle, promoteur, persévérant, empathique ou rêveur. Si vous changez de coach, vous découvrez que vous êtes en réalité protecteur, directeur, ordinateur, émoteur ou réconforteur, et si vous faites un nouveau séminaire, on vous aide à discerner si vous êtes plutôt orienté action, méthode, idées ou procédure. C’est une forme d’arnaque dont tout le monde raffole. C’est comme dans les horoscopes, on finit toujours par y découvrir des traits qui nous ressemblent, mais en fait on ne peut pas savoir de quoi on est réellement capable tant qu’on ne se trouve pas dans des conditions extrêmes. Par exemple, ces temps-ci, moi, je me surprends beaucoup.
Mon téléphone sonne alors que je sors du métro. Je me méfie toujours un peu quand les choses vont trop vite — et c’est le cas.
— Je m’appelle Albert Kaminski.
Ton sympathique, ouvert, mais vraiment, c’est très tôt. Je n’ai passé mon annonce que ce matin et déjà…
— Je crois que je corresponds à ce que vous cherchez, me dit-il.
— Et vous pensez que je cherche quoi ?
— Vous êtes romancier. Vous devez sans doute écrire un livre qui tourne autour d’une prise d’otages et vous avez besoin de renseignements concrets et précis. Des informations exactes. À moins que j’aie mal lu votre annonce.
Il s’exprime bien, il ne s’est pas laissé démonter par ma question très directe. Il semble solide. Impression qu’il parle dans un endroit où il ne peut pas s’exprimer à haute voix.
— Et vous avez une expérience personnelle dans ce domaine ?
— Absolument.
— Tous ceux qui m’appellent me disent la même chose.
— J’ai l’expérience de plusieurs prises d’otages réelles, dans des conditions différentes et relativement récentes. Quelques années. Si elles portent sur le déroulement de ce type d’opérations, je pense pouvoir répondre à la plupart de vos questions. Si vous voulez me rencontrer, je vous donne mon numéro, c’est le 06 34…
— Attendez !
Indéniablement, le type est habile. Il s’est exprimé calmement, sans agacement malgré mes questions volontairement agressives, et il est même parvenu à reprendre le pouvoir puisque c’est moi qui en viens à solliciter un rendez-vous. Ce pourrait tout à fait être l’homme qu’il me faut.
— Vous êtes libre cet après-midi ?
— Cela dépend de l’heure.
— Dites-moi…
— À partir de 14 heures.
Nous prenons rendez-vous. Il me propose un café près du Châtelet.
Que s’est-il passé après mon départ ? Mon gendre a dû mettre du temps à se relever. Je l’imagine allongé au beau milieu de la salle, le patron arrive, lui passe une main sous la tête et dit : « Eh ben, mon vieux, t’as l’air drôlement secoué ! C’était qui, ce gars-là ? » Finalement, Gregory, je ne le connais pas si bien que ça. Est-il courageux, par exemple, je n’en sais rien. Se relève-t-il avec un semblant de dignité, en s’époussetant, ou au contraire se met-il à hurler : « Je vais le tuer, cet enfoiré ! » ce qui est toujours un peu pathétique. La grande question, évidemment, est de savoir s’il va téléphoner à Mathilde ou attendre ce soir. Toute ma stratégie dépend de ça.
L’entrée du lycée où Mathilde enseigne l’anglais est située dans une petite rue. À l’heure de midi, il y a toujours pas mal de jeunes dans la rue, face à l’entrée. Ça chahute pas mal, ça crie, ça se bouscule, les garçons, les filles, ça déborde d’hormones chauffées à blanc. Je me poste en retrait, à l’entrée d’un immeuble. Mathilde décroche assez rapidement. Il y a beaucoup de bruit autour d’elle, comme autour de moi. Surprise. Je comprends que son mari ne l’a pas encore appelée. La fenêtre est étroite et il faut absolument que je m’y engouffre.
Là, tout de suite ? C’est maman, il est arrivé quelque chose ? Où je suis ? Dehors, mais où ?
Non, ce n’est pas maman, rassure-toi, rien de grave, besoin de te voir c’est tout, oui c’est urgent, dans la rue, juste là… Si tu as cinq minutes… Oui, tout de suite.
Mathilde est plus jolie que sa sœur. Moins belle, moins charmante, mais plus jolie. Elle porte une ravissante robe imprimée, une de ces robes que je remarque du premier coup d’œil chez une femme. Elle a une belle démarche dans laquelle je retrouve un peu du déhanchement de Nicole, mais son visage est tendu comme celui de quelqu’un qui flaire la catastrophe.
C’est tellement difficile à expliquer. J’y arrive tout de même. Ma demande n’est pas limpide, mais Mathilde saisit rapidement l’essentiel : 25 000 euros.
— Mais papa ! On en a besoin pour l’appartement. On a signé le compromis de vente !
— Je sais mon poussin, mais la vente, c’est dans trois mois. Je t’aurai remboursée depuis longtemps.
Mathilde est très perturbée. Elle se met à marcher dans la rue, trois pas rageurs dans un sens, trois pas embarrassés dans l’autre.
— Mais pourquoi il te faut tout cet argent ?
J’ai testé le truc sur son mari une heure auparavant et je sais que ça ne marche pas très bien, mais c’est tout ce que j’ai à proposer.
— Un pot-de-vin ? De 25 000 euros ? C’est dingue !
J’acquiesce douloureusement.
Quatre pas nerveux sur le trottoir, puis elle revient :
— Papa, je suis désolée, je ne peux pas.
Elle a dit ça la gorge serrée, droit dans les yeux. Elle a rassemblé tout son courage. Il va falloir jouer fin.
— Mon poussin…
— Non, papa, pas de « mon poussin » ! Pas de chantage affectif, je te préviens !
Il va même falloir jouer très, très fin. J’argumente aussi calmement que je peux.
— Mais comment tu feras pour me rembourser en deux mois ?
Mathilde est une femme pratique. Les deux pieds plantés dans le concret, elle pose toujours les bonnes questions. Toute petite déjà, dès qu’il fallait organiser un déplacement, un pique-nique, une fête, elle se portait volontaire. Son mariage a nécessité près de huit mois de préparation. Tout était réglé au millimètre, je ne me suis jamais autant emmerdé de ma vie. C’est peut-être ça qui me la fait paraître si éloignée parfois. Elle est debout devant moi. Je m’interroge tout à coup : qu’est-ce que je suis vraiment en train de faire ? Je chasse l’image de Gregory allongé dans la salle du café, la joue écrasée contre le poteau de soutènement.
— Tu es sûr qu’ils vont donner une avance à quelqu’un qu’ils viennent tout juste d’embaucher ?
Mathilde a accepté de discuter. Elle n’en a pas encore conscience, mais son refus est déjà derrière elle. Elle marche toujours de long en large sur le trottoir, de plus en plus lentement, elle s’éloigne moins, elle revient plus vite.
Elle souffre.
Et ça commence à me faire réellement souffrir moi aussi. Tant que j’étais dans la dynamique de mon exigence, je n’avais aucun état d’âme. Il faudrait allonger de nouveau son crétin de mari, je le referais sans l’ombre d’une hésitation, mais là, soudain, je ne sais plus. Ma fille est devant moi, déchirée entre des obligations incompatibles, un vrai débat cornélien : son appartement ou son père. Elle a économisé cet argent qui est aujourd’hui sa vie et représente son rêve.
C’est sa robe imprimée qui me sauve : je me rends compte que les chaussures et le sac sont assortis. Le genre de choses que Nicole devrait pouvoir s’offrir.
Mathilde fait les soldes avec intelligence, elle est de ces femmes qui partent en repérage deux mois à l’avance et qui, à force de préparation, de stratégie, parviennent un jour à acheter le tailleur dont elles rêvent et qui était totalement au-dessus de leurs moyens. Mathilde doit être le résultat d’un saut génétique inattendu, parce que ni sa mère ni moi ne sommes capables d’une performance comme celle-ci. Mathilde, oui. Et je suis même certain que c’est ce qui a séduit son mari.
Lui, je l’imagine dans son bureau. Une secrétaire a dû lui apporter un sac de congélation rempli de glaçons, il doit ruminer une plainte au tribunal contre son beau-père, rêver d’un jugement prononcé haut et fort par un juge raide comme la justice. Gregory se propulse avec délectation dans cette scène : il quitte le tribunal vainqueur, son épouse éplorée à son bras. Mathilde baisse la tête, forcée de reconnaître la supériorité des valeurs de son époux sur celles de son père. Elle est déchirée. Mais Gregory, lui, drapé dans sa dignité bafouée, descend, impavide et vertical, les marches du palais de justice, qui n’a jamais si bien mérité son nom. Derrière lui, son beau-père, défait et accablé, pantelant, supplie… Voilà le mot qui me manquait. Supplier. Il m’a fallu le supplier.
Moi.
J’enchaîne :
— J’ai besoin de cet argent, Mathilde. Ta mère et moi, nous en avons besoin. Pour survivre. Ce que tu peux me prêter, je peux te le rembourser. Mais je ne vais pas te supplier.
Je fais alors un geste terrible : je baisse la tête et je pars. Un pas, deux, trois… Je marche assez vite parce que la dynamique m’est favorable. J’ai honte mais je suis efficace. Pour avoir ce job, pour sauver ma famille, pour sauver ma femme, mes filles, je dois être efficace.
— Papa !
Gagné !
Je ferme les yeux parce que j’ai conscience de mon ignominie. Je reviens sur mes pas. Ce que le système social est en train de me faire, je ne le pardonnerai jamais. D’accord, je plonge dans la boue, je suis ignoble, mais en échange, que le dieu du système me donne ce que je mérite. Qu’il me permette de revenir dans la course, revenir dans le monde, être humain de nouveau. Vivant. Et qu’il me donne ce boulot.
Mathilde a les larmes aux yeux.
— Combien il te faut exactement ?
— Vingt-cinq mille.
La messe est dite, c’est terminé. Ce n’est plus qu’une question d’organisation. Mathilde va s’en charger. J’ai gagné.
Mon billet pour l’enfer est assuré.
Je peux respirer.
— Il faut que tu me promettes, commence-t-elle.
Elle voit une telle confiance en moi qu’elle ne peut s’empêcher de me sourire.
— Je peux te jurer tout ce que tu veux, mon poussin. Quand signes-tu ?
— On n’a pas la date exactement. Deux mois…
— Je t’aurai remboursé, poussin, promis juré.
Je fais semblant de cracher par terre.
Elle hésite.
— Parce que… je ne vais pas en parler à Gregory, tu comprends ? C’est pour ça que je compte vraiment que tu…
Mais avant même que je réponde, elle saisit son portable et compose le numéro de sa banque.
Autour de nous, les jeunes gens hurlent, se bousculent, s’invectivent avec bonheur, ivres de la joie d’être en vie, de se désirer. Pour eux, la vie se résume à une immense promesse. Nous sommes ici, au milieu d’eux, ma fille et moi, debout, sans un geste l’un pour l’autre, ballottés dans le flot de l’enthousiasme de cette jeunesse qui pense que tout lui est promis. Mathilde soudain me semble moins jolie, comme fanée dans sa robe qui a l’air moins chic, plus ordinaire. Je cherche et je trouve : à cet instant, ma fille ressemble à sa mère. Parce qu’elle a peur de ce qu’elle fait, parce que la situation de son père épuise sa résistance, Mathilde est comme flétrie. Même son ensemble élégant a soudain l’air d’un gilet fatigué.
Elle parle au téléphone. Elle m’adresse un regard interrogatif.
— En espèces, oui, confirme-t-elle.
Fin d’acte. Elle lève un sourcil à mon intention. Je ferme les yeux.
— Je peux être là vers 17 h 15, dit-elle. Oui, je sais, vingt-cinq mille, c’est beaucoup en espèces.
Le banquier fait des difficultés. Il aime son argent.
— La vente n’aura pas lieu avant au moins deux mois… D’ici là… Oui, pas de problème. Dix-sept heures, oui, parfait.
Elle raccroche avec la peur visible d’avoir commis l’irréparable. Ma fille me ressemble. C’est une femme battue.
Nous restons là sans rien dire, les yeux sur nos chaussures. Une onde d’amour me traverse du haut en bas. Sans réfléchir, je dis : « Merci. » Mathilde, ça l’atteint comme une décharge électrique. Elle m’aide, elle m’aime, elle me hait, elle a peur, elle a honte. À son âge, jamais un père ne devrait provoquer autant de sensations fortes à sa fille, prendre autant de place dans sa vie.
Sans un mot, elle regagne son lycée les épaules basses.
Je dois être là à 17 heures pour l’accompagner à la banque. J’appelle Philippe Mestach, le détective.
— Vous aurez une avance demain matin. Neuf heures à votre bureau ? Vous pouvez rassembler une équipe.
Châtelet.
Une sorte de brasserie, mais avec des fauteuils club. Très bobo. Chic. Le genre de truc qui m’aurait plu quand j’avais un salaire.
En le voyant, ce qui me revient en tout premier, c’est sa voix. Elle semblait empruntée, comme s’il était gêné de parler. Il ne remue presque pas, ou très lentement, comme au ralenti. Il est maigre. Je le trouve assez bizarre. On dirait un iguane.
— Albert Kaminski.
Il ne s’est pas levé, il s’est juste soulevé un court instant et m’a tendu une main indifférente. Première note : –10. Pour un départ de course, c’est un gros handicap et moi, je n’ai pas de temps à perdre. J’ai des objectifs.
Je m’assois mais je me tiens raide, sur l’extrémité du fauteuil, je ne resterai pas.
Il a mon âge. Nous restons silencieux pendant que le garçon prend notre commande. Je cherche activement ce qui me trouble chez lui. Bingo. Ce type se drogue. C’est un truc compliqué pour moi parce que, c’est sidérant, mais, côté drogue, je n’ai jamais touché à rien. Pour un homme de ma génération, c’est quasiment miraculeux. Du coup, pour ces trucs-là, je n’ai pas l’œil immédiatement. Mais je pense que j’ai mis le doigt dessus. Kaminski est en chute libre. Je dirais que nous sommes cousins. Notre chute n’est pas la même, mais notre perdition est voisine. Instinctivement, je me recule. J’ai besoin de gens forts, compétents, opérationnels.
— J’ai été commandant de police, commence-t-il.
Son visage est chiffonné, mais ses yeux sont secs. Rien à voir avec Charles. L’alcool fait des ravages d’une autre nature. À quoi il carbure ? Je n’y connais rien, mais visiblement, ce commandant n’a pas renoncé à sa dignité.
Note : -8.
— La plus grande partie de ma carrière s’est déroulée au Raid. C’est pourquoi j’ai répondu à votre annonce.
— Pourquoi vous n’y êtes plus ?
Il sourit et baisse la tête. Puis :
— Sans indiscrétion, me demande-t-il, quel âge avez-vous ?
— Plus de cinquante. Moins de soixante.
— Nous sommes à peu près du même âge.
— Quel rapport ?
— À mon âge, il y a des catégories que je repère tout de suite : les pédés, les racistes, les fachos, les hypocrites, les alcooliques. Les drogués. Et vous aussi, monsieur…?
— Delambre. Alain Delambre.
— Vous voyez très bien ce que je suis, monsieur Delambre. Et c’est la réponse à votre question.
On se sourit. Moins 4.
— J’étais négociateur, j’ai été radié des cadres de la police il y a huit ans. Faute professionnelle.
— Grave ?
— Mort d’homme. Enfin, mort de femme. Une désespérée. J’étais passablement chargé. Ecstasy. Elle s’est jetée par la fenêtre.
Un type qui vous remonte dix points de handicap en quelques minutes, c’est quelqu’un qui joue la compassion, la proximité, la ressemblance, bref, quelqu’un qui triche bien. Le genre Bertrand Lacoste. Ou quelqu’un de très sincère.
— Et vous pensez que je vais avoir confiance en quelqu’un comme vous ?
Il réfléchit un moment.
— Ça dépend de ce que vous cherchez.
Il doit être plus grand que moi. Debout, un mètre quatre-vingts. Il est large d’épaules mais tout s’amincit en descendant vers le bas. Au XIX e siècle, on aurait juré un poitrinaire.
— Si vous êtes réellement écrivain et que vous cherchez des informations sur les prises d’otages, je dois correspondre à votre recherche.
Le sous-entendu est clair, il n’est pas dupe.
— Ça veut dire quoi, Raid ?
Il plisse les yeux avec un air de désolation.
— Non, sérieusement…
— Recherche, Assistance, Intervention, Dissuasion. Moi, c’était la dissuasion. Enfin, jusqu’à la chute finale.
Il n’est pas mal. Même si, lui avec moi, ça fait une sacrée paire de bras cassés. De quoi vit-il ? Il est habillé pauvrement. On sent le type à expédients, en mauvaise santé, il ne doit pas refuser grand-chose comme travail. Tôt ou tard, ce mec va finir en prison ou dans la poubelle d’un dealer. Côté tarif, ça veut dire que je vais pouvoir négocier. En pensant à la question de l’argent, la tristesse m’accable. L’image de Mathilde me revient à l’esprit, puis celle de Nicole, qui ne veut plus dormir contre moi. Je suis fatigué.
Albert Kaminski me considère avec inquiétude et m’avance la carafe d’eau. Je n’arrive pas à retrouver ma respiration. Je vais trop loin, tout va trop loin.
— Ça ne va pas ? insiste-t-il.
J’avale un verre d’eau. Je m’ébroue.
— Combien vous prenez ?
David Fontana
12 mai
Note à l’attention de Bertrand Lacoste
Objet : Jeu de rôle « Prise d’otages » — Client : Exxyal-Europe
Les lieux sont en cours d’équipement. Nous disposerons de deux zones principales.
D’une part, la salle assez vaste (secteur A sur le plan) où seront retenus les otages. Elle est séparée du couloir par une cloison en partie vitrée que le commando pourra obturer si vous souhaitez procéder à une épreuve d’isolement.
D’autre part, les bureaux.
En D, une salle de repos et de débriefing. En B, la salle d’interrogatoire. Comme prévu dans le scénario, les cadres seront interrogés à tour de rôle, entretien centré sur leurs activités propres.
L’interrogatoire sera suivi par les évaluateurs qui se trouveront dans l’espace (C), grâce aux écrans de contrôle.
Dans la configuration actuelle, les candidats au poste RH (en gris sur le plan) seront assis face aux écrans de contrôle.
Nous avons procédé à des essais : l’isolation phonique des salles est satisfaisante.
Deux ensembles de caméras capteront les images pour les évaluateurs. Le premier dans la « salle d’attente » des otages, le second dans la salle d’interrogatoire. Dès que les lieux seront équipés, nous commencerons les répétitions.
Enfin, il me semble nécessaire de souligner qu’il n’est pas toujours possible d’anticiper sur les réactions des joueurs.
En tout état de cause, la responsabilité de cette opération ne pourra évidemment porter que sur les organisateurs.
Vous trouverez les décharges à signer ou à faire signer à votre client en annexe 2.
Bien respectueusement,
À 17 heures, la première chose que voit Mathilde lorsqu’elle sort du lycée, c’est son père. C’est moi. Je suis là, planté au milieu du déluge de jeunes gens qui déferlent de partout, criant, courant, hurlant. Elle ne m’adresse pas la parole et se contente de marcher, les lèvres pincées, comme si elle allait à l’abattoir.
Iphigénie.
Je trouve qu’elle en fait un peu trop.
Nous entrons dans l’agence et voilà le « conseiller de clientèle ». On dirait mon gendre, même costume, même coiffure, même manière d’être, de parler. Je ne sais pas combien on a fait de clones de ce modèle-là. Mais il vaut mieux que j’évite de penser à Gregory, parce qu’il est l’annonciateur de problèmes colossaux.
Mathilde s’isole un instant avec son banquier et elle revient. C’est fou comme c’est simple. Ma fille me tend une grosse enveloppe.
Je l’embrasse. Elle me tend sa joue, mécaniquement. Elle regrette sa froideur, mais c’est trop tard. Elle me croit vexé, je cherche un mot, je ne trouve rien. Mathilde me serre l’avant-bras. Maintenant qu’elle m’a remis la moitié de ce qu’elle possède, elle semble soulagée. Elle dit juste :
— Tu m’as promis, hein…
Puis elle sourit, comme si elle avait honte de se répéter, de me montrer trop de défiance. Ou de peur.
Nous nous séparons devant le métro.
— Je vais marcher un peu.
En fait, j’attends son départ, puis je descends à mon tour dans la station. Je n’avais pas le courage de prolonger ce contact. Je place mon portable en mode vibreur et le glisse dans la poche de mon pantalon. D’après moi, Mathilde sera chez elle dans moins d’une demi-heure. Les stations se succèdent, je change, je marche dans les couloirs, mon télépho ne bat contre ma cuisse. Au changement, au lieu de monter dans la rame, je m’assois sur un siège où je ramasse un exemplaire du Monde, passablement froissé. Je parcours l’article : « Les salariés représentent aujourd’hui la “menace principale” contre la sécurité financière des entreprises. »
Je regarde ma montre tout en continuant de feuilleter nerveusement. Page 8 : « Enchères record pour le yacht de l’émir Shahid Al-Abbasi : 174 millions de dollars. »
Je suis sur des charbons ardents et je peine à me concentrer.
Je n’ai pas longtemps à attendre. Je sors précipitamment mon portable pour regarder l’écran. C’est Mathilde. J’avale ma salive, je laisse les sonneries se succéder, elle ne laisse pas de message.
Je tente de me concentrer sur autre chose. Page 15 : « Après quatre mois d’occupation de leur usine, les salariés de Desforges acceptent la prime forfaitaire de 300 euros et lèvent le blocus. »
Mais deux minutes plus tard, elle appelle de nouveau. Un œil à ma montre, je calcule rapidement. Nicole n’est pas encore rentrée, mais elle sera à la maison avant moi et je ne veux pas que Mathilde laisse un message sur notre répondeur. Au troisième appel, je décroche.
— Papa !
Les mots ne lui viennent pas. À moi non plus.
— Comment tu as pu…, commence-t-elle.
Mais son effort se réduit à ça. Elle est chez elle. Elle vient de trouver son mari le portrait en compote et d’apprendre que je suis allé la voir elle parce que j’avais échoué avec lui.
Mathilde a dû avouer à son mari qu’elle avait donné l’argent du ménage à son père.
Ils sont furieux, je les comprends.
— Écoute, poussin, je vais t’expliquer…
— Arrête !
Elle a hurlé. De toutes ses forces.
— Rends-moi cet argent, papa ! Rends-le-moi immédiatement !
Je le dis avant de manquer de courage :
— Je ne l’ai plus, poussin, je viens de le donner pour cet emploi.
Silence.
Je ne sais pas si elle me croit parce que tout ce que j’étais à ses yeux jusqu’à aujourd’hui vient de se fondre dans une image de moi nouvelle, inimaginable et insupportable.
Ce n’est pas seulement qu’elle doit réviser tout ce qu’elle croyait savoir de son père, c’est surtout qu’elle va devoir vivre avec.
Alors, la rassurer. Lui dire qu’elle n’a pas à s’inquiéter.
— Écoute, poussin, tu as ma parole !
Sa voix est grave, simple et calme. Cette fois, elle ne cherche pas ses mots. Elle dit en quelques syllabes l’essentiel de sa pensée.
— Tu es un salaud…
Ce n’est pas une opinion, c’est un constat. En quittant la station, je serre l’enveloppe contre moi. Mon ticket pour le panthéon des pères de famille et des enfants de salaud.
Mathilde ne m’a pas rappelé. Elle était si furieuse qu’elle est venue directement. Elle a posé sur le bouton de l’interphone un doigt tellement rageur que j’ai l’impression qu’elle l’y a laissé pendant tout le temps où elle est montée à l’appartement et où elle m’a agoni d’injures sous les yeux de sa mère. Elle exigeait que je lui rende l’argent qu’elle m’avait prêté, elle hurlait que j’étais un escroc. Je ne voulais pas penser que l’enveloppe qui contenait son argent était encore dans le premier tiroir de mon bureau et qu’il m’aurait suffi de faire quelques mètres pour la rassurer, pour que tout rentre dans l’ordre. Je me suis concentré, j’ai puisé dans mes réserves, comme chez le dentiste quand il s’attaque aux dents difficiles.
Tout s’est mal passé. C’était à prévoir, évidemment, mais ça m’a quand même fait une peine immense.
Qu’est-ce qui les empêche de me comprendre ? C’est un mystère. Enfin, pas vraiment. Au début, le chômage, pour Mathilde et pour Nicole, c’était une idée, un concept : ce qui est écrit dans les journaux, ce dont parle la télévision. Ensuite, la réalité les a rattrapées : comme le chômage s’est répandu, il a été très vite impossible de ne pas côtoyer quelqu’un directement touché ou de ne pas croiser le proche d’un chômeur. Cette réalité est restée toutefois brumeuse, c’était une circonstance indubitable mais avec laquelle on peut vivre, on sait que ça existe, mais ça concerne seulement les autres, comme la faim dans le monde, les sans-logis, le sida. Les hémorroïdes. Pour ceux qui ne sont pas directement concernés, le chômage, c’est un bruit de fond. Et un jour, alors que personne ne s’y attendait, le chômage a sonné à notre porte. Il a fait comme Mathilde, il a posé son gros doigt sur l’interphone, sauf qu’on n’a pas tous entendu la sonnerie aussi longtemps. Ceux qui vont à leur travail le matin, par exemple, cessent de l’entendre toute la journée, ils ne le perçoivent plus que le soir en rentrant. Et encore. Seulement s’ils vivent avec un chômeur ou si c’est au programme du JT. Mathilde, elle, ne l’a même entendu que certains soirs ou certains week-ends, lorsqu’elle venait nous voir. C’est ça la grande différence : moi, le chômage s’est mis à me vriller les tympans et il ne s’est plus arrêté. Allez leur expliquer ça !
Dès que Mathilde m’en a laissé la possibilité, j’ai essayé de lui expliquer la chance inouïe que j’avais (un job auquel j’avais des chances réelles d’accéder), mais dès le premier mot, elle s’est remise à vociférer. Elle hurlait et tapait du poing sur la table. Je me suis demandé si elle n’allait pas recasser la vaisselle qu’on venait d’acheter. Nicole ne disait rien. Blottie dans un coin de la pièce, elle me regardait en pleurant silencieusement, comme si j’offrais le spectacle le plus pathétique auquel elle ait jamais assisté.
Finalement, j’ai renoncé à m’expliquer. Je suis rentré dans mon bureau, mais ça n’a pas suffi. Mathilde a ouvert la porte à la volée, elle m’a insulté de nouveau, rien ne la calmait. Même Nicole tentait maintenant de la raisonner, de lui expliquer que les cris et les hurlements ne changeraient rien, qu’il fallait avoir une attitude plus constructive, voir ce qu’on pouvait faire concrètement. La colère de Mathilde s’est retournée contre sa mère.
— « Ce qu’on peut faire », c’est quoi ? Tu peux me rembourser ce qu’il m’a pris ?
Puis elle s’est tournée vers moi :
— Tu as vraiment intérêt à me rembourser, papa ! T’as vraiment intérêt à me rendre cet argent avant l’achat de l’appartement parce que…
Et là, elle s’est arrêtée net.
Toute à sa furie, elle n’avait pas encore compris ça : elle ne pourra rien y faire. Si je ne la rembourse pas, sa vente tombera, elle perdra une grande partie de ce qu’elle aura versé. Il n’y a rien à faire. Elle s’est étranglée. J’ai dit :
— Je t’ai donné ma parole, poussin. Je vais te rembourser intégralement avant la date. Est-ce que je t’ai déjà menti ?
C’était un coup bas de ma part, mais comment faire ?
Quand Mathilde a été partie, l’appartement est resté un long moment dans un silence bruissant. J’ai entendu Nicole passer d’une pièce à l’autre, puis elle est enfin venue me retrouver. Sa colère avait cédé la place à l’accablement. Elle avait séché ses larmes.
— C’était pour quoi, cet argent ? a-t-elle demandé.
— Pour mettre toutes les chances de notre côté.
Elle a fait un signe agacé d’incompréhension. Depuis plusieurs nuits déjà, depuis qu’elle dort dans la chambre d’amis, je me demandais ce que j’aurais le courage de lui dire le jour où elle me poserait la question. J’avais échafaudé pas mal d’hypothèses. Parmi toutes ces solutions, c’est Nicole qui, sans le savoir, a choisi.
— Tu as dit à Mathilde que c’était pour… un pot-de-vin ?
J’ai dit « oui ».
— Mais à qui ?
— Au cabinet de recrutement.
Nicole a changé de visage. J’ai cru y apercevoir un éclair de luminosité. J’ai foncé. Je sais bien que je n’aurais pas dû aller jusque-là, mais moi aussi j’avais besoin de soulagement.
— C’est BLC–Consulting qui est chargé de recruter. C’est lui qui va choisir. J’ai payé pour ça. J’ai acheté le job.
Nicole s’est assise sur la chaise de mon bureau. L’écran de l’ordinateur s’est réveillé et il a affiché la page internet du site d’Exxyal, avec ses puits de forage, ses hélicoptères, ses raffineries…
— Alors… c’est sûr ?
J’aurais donné les années que j’ai encore à vivre pour n’avoir pas à répondre à ça, mais aucun dieu n’est venu à mon secours. Je suis resté seul face à l’immense espoir de Nicole, à ses yeux grands ouverts. Les mots n’ont pas pu sortir de ma bouche. Je me suis contenté de sourire et d’écarter les mains pour simuler l’évidence. Nicole a souri. Ça lui a semblé totalement merveilleux. Elle a recommencé à pleurer et elle souriait en même temps. Elle continuait néanmoins de chercher la faille.
— Ils ont peut-être demandé la même chose aux autres candidats ? a-t-elle dit.
— Ce serait idiot. Il n’y a qu’un seul poste à pourvoir ! Pourquoi le proposer aussi aux autres si c’est pour les rembourser après ?
— C’est dingue ! Je n’en reviens pas qu’on t’ait proposé ça.
— C’est moi qui ai proposé. Il y avait trois candidats dont le profil correspondait. Nous étions à égalité. Il fallait faire la différence.
Nicole était abasourdie. Je me sentais un peu soulagé, mais ce soulagement avait un goût drôlement amer : plus je présentais cette version à Nicole comme infaillible, plus les incertitudes de mon plan m’apparaissaient menaçantes. J’étais en train de balancer par-dessus bord mes ultimes chances d’être jamais compris, même si je ne gagnais pas.
— Et comment tu vas rembourser Mathilde si rapidement ?
Tout le monde connaît ça, le premier mensonge en entraîne un autre. Dans le management, on apprend à mentir le moins possible, à rester au plus près de la vérité. Ça n’est pas toujours possible. Là, il a fallu passer à la surenchère.
— J’ai négocié à 20 000 euros. Mais pour 25 000, ils se font fort de convaincre leur client de m’accorder une avance sur salaire.
Je me suis demandé jusqu’où j’allais aller comme ça.
— Ils vont te faire une avance pendant la période d’essai ?
Dans toute négociation, il y a un point nodal. Ça passe ou ça casse. J’y étais. J’ai dit :
— Vingt-cinq mille euros, ça fait juste les trois mois de salaire.
Un voile de scepticisme continuait de planer entre nous, mais je sentais que j’étais en passe de la convaincre. Et je sais pourquoi. À cause de l’espoir, du nécessaire espoir, cette vacherie.
— Pourquoi tu n’as pas expliqué ça à Mathilde ?
— Parce que Mathilde n’écoute que sa colère.
Je me suis approché de Nicole et je l’ai prise dans mes bras.
— Alors, a-t-elle demandé, cette prise d’otages, ça veut dire quoi ?
Il ne restait plus qu’à dédramatiser cette affaire. Je me sentais bien, comme si je m’étais mis à croire à mon propre mensonge.
— C’est un prétexte, mon cœur, rien d’autre ! En fait, ça ne sert à rien, puisque les jeux sont faits ! On va faire entrer deux mecs avec un fusil en plastique qui vont leur faire peur pendant quelques minutes et voilà tout. C’est un jeu de rôle qui va durer un quart d’heure, histoire de voir si les gens ne perdent pas totalement leur sang-froid, et le client sera content. Tout le monde sera content.
Nicole est restée pensive un instant, puis :
— Tu n’as plus rien à faire, alors ? Tu as payé et tu as le job ?
J’ai répondu :
— C’est ça. J’ai payé. On n’a plus qu’à attendre.
Si Nicole me posait encore une question, une seule, j’allais fondre en larmes à mon tour. Mais elle n’avait plus de question, elle était rassurée. J’ai été tenté de lui faire remarquer qu’elle trouvait cette prise d’otages plus acceptable maintenant qu’elle était certaine que j’allais être embauché, mais j’avais déjà eu de la chance et pour tout dire, de mensonge en tricherie, j’étais épuisé par moi-même.
— Je sais que tu es un homme très courageux, Alain, a-t-elle dit. Je sais à quel point tu te démènes pour te sortir de là. Je sais bien que tu fais des petits jobs dont tu ne me parles jamais parce que tu as peur que j’aie honte de toi.
Je suis sidéré qu’elle sache ça aussi.
— Je suis toujours très admirative de ton énergie et de ta volonté, mais il faut laisser nos filles en dehors de ça, c’est à nous de surmonter ça, pas à elles.
Sur le principe, je suis d’accord, mais quand il n’y a qu’elles qui ont la solution, on fait quoi ? On fait semblant de ne pas le voir ? La solidarité ne joue que dans un seul sens ? Évidemment je ne dis rien de tout ça.
— Cette histoire d’argent, l’achat de ton job, il faut expliquer tout ça à Mathilde, a poursuivi Nicole. La rassurer. Je t’assure, il faut l’appeler.
— Écoute, Nicole, nous sommes tous sous le coup de la colère, de l’émotion, de la panique. Dans quelques jours, je suis embauché, je lui rapporte son argent, elle achète son appartement et tout rentre dans l’ordre.
Au fond, nous étions aussi épuisés l’un que l’autre.
Nicole a cédé à ma proposition de lâcheté.
Mon étude sur les activités d’Exxyal-Europe est maintenant assez complète.
Je connais l’organigramme du groupe européen par cœur (ainsi que les principaux actionnaires du groupe américain), je maîtrise les chiffres clés de l’évolution depuis cinq ans, le parcours des principaux dirigeants, la composition détaillée du capital, les principales dates de l’histoire boursière du groupe, les projets, notamment celui qui consiste à rapprocher les activités de raffinage des lieux de production et la fermeture consécutive de plusieurs raffineries en Europe, dont celle de Sarqueville. Le plus difficile a été de m’initier au secteur d’activités d’Exxyal. J’ai passé deux nuits entières à me familiariser avec les principaux concepts de la branche : gisement, exploration, production, forage, transport, raffinage, logistique… Au début, tout ça m’a fait peur parce que je ne suis pas très fort côté technique, mais je suis tellement motivé que je me suis pris au jeu. C’est dingue, à certains moments, j’ai l’impression d’y être déjà, dans cette boîte. Je pense même que certains cadres connaissent le groupe moins bien que moi.
Je me suis fait des fiches. Il y en a près de quatre-vingts. Jaunes pour l’économie du groupe et son environnement boursier, bleues pour la technique, blanches pour les partenariats. Je profite de l’absence de Nicole pour me les réciter à haute voix en marchant de long en large dans le salon. Je suis complètement dedans, technique de l’immersion.
Voilà quatre jours que je bachote. C’est toujours le stade le plus ingrat, les notions sont enregistrées mais elles se mélangent. Encore deux jours et mon cerveau entamera la décantation. Je vais être prêt pile pour la date de l’épreuve. De ce côté, tout va très bien.
En fonction de leur mission dans le groupe, je commence à entrevoir les questions que je pourrai poser aux cadres otages, celles qui pourront les déstabiliser. Les juristes doivent disposer d’informations confidentielles sur les contrats passés avec les sous-traitants, les partenaires, les clients ; les financiers doivent connaître certains dessous des cartes dans la négociation d’importants marchés. Tout ça est encore vague pour moi, il me faut approfondir, préparer toujours plus, être au top le jour J. Sur la prise d’otages également, je fais des fiches que je reprends ensuite avec Kaminski.
Hier, j’ai reçu les premiers rapports d’enquête de l’agence Mestach.
La lecture m’a vraiment fait peur : côté vie privée, ces gens-là sont totalement ordinaires. On dirait un échantillon d’audimat. Des études, des mariages, quelques divorces, des enfants qui font des études, des mariages, des divorces. Ce que l’humanité peut être déprimante parfois ! À voir leurs fiches et leurs états de service, ces gens-là sont imprenables parce qu’ils n’ont aucun intérêt. Or, justement, il faut que je leur trouve des failles, que je les foute totalement à poil.
J’attends Kaminski. Bien qu’il soit à la dérive, il a su profiter de l’urgence de ma situation pour négocier favorablement. Il est cher et économiquement, je suis au fond du puits, mais j’aime bien ce type, il est solide. Je n’ai pas pu tenir bien longtemps la fiction d’un roman à écrire. Je lui ai raconté l’histoire vraie, ce qui a pas mal simplifié nos rapports dans le travail.
Il a lu tranquillement mes fiches « otages », que je trouve si plates, et il a vu mon inquiétude.
— Si vous lisiez votre propre fiche, m’a-t-il dit, elle ressemblerait à ça. Et pourtant, vous n’êtes pas n’importe quel chômeur : vous êtes en train de préparer une prise d’otages.
Je le savais déjà, mais en l’absence de Nicole, je n’ai plus personne pour me dire ces choses toutes bêtes que j’ai besoin d’entendre.
J’ai donc lu et relu les fiches. Comme le dit Kaminski, « on a beau préparer d’arrache-pied, à la fin, on est toujours contraint de s’en remettre à son intuition ».
Arithmétiquement, si je tiens compte des erreurs possibles dans la liste des otages que j’ai établie, mes chances de réussite sont seulement raisonnables, et loin d’être massives. Mais je table sur le fait que, même si je commets de grosses erreurs de préparation, aucun de mes concurrents ne sera aussi bien informé que moi sur la vie privée des otages.
Il suffirait que j’en mette à genoux deux ou trois pour faire la différence haut la main.
Et pour réussir ça, je dois disposer d’informations « percutantes ».
Je peux payer un complément d’enquête pour cinq personnes, pas plus.
Après d’immenses hésitations, j’ai retenu deux hommes (l’agrégé d’économie de quarante-cinq ans, Jean-Marc Guéneau, et le chargé de mission dans la cinquantaine, Paul Cousin) et deux femmes (Évelyne Camberlin, quarante-huit ans, chargée des audits de sécurité, et la responsable des grands comptes, Virginie Tràn, trente-quatre ans). À quoi j’ai ajouté ce David Fontana, que les mails de Bertrand Lacoste désignent comme l’organisateur.
Pour Paul Cousin, je n’ai pas eu l’ombre d’une hésitation : ses comptes en banque montrent que ses salaires ne sont versés ni sur son compte personnel ni sur son compte familial ! C’est un mystère. Sa femme dispose d’un compte qu’il alimente lui-même chaque mois. Il ne lui verse pas de grosses sommes, ça sent le couple dissocié. Ou, si le couple est stable, peut-être ne sait-elle rien de la situation réelle. Toujours est-il que le salaire de Cousin (et ça n’est pas rien, un chargé de mission dans la cinquantaine avec plus vingt ans de maison) ne figure nulle part : il est versé ailleurs, sur un compte qui n’est donc pas à son nom.
C’est très prometteur.
Complément d’information.
J’ai étudié au microscope le cas de Jean-Marc Guéneau. Il a quarante-cinq ans. Il s’est marié à vingt et un ans avec une demoiselle de Boissieu, jolie fortune. Ils ont sept enfants. Je n’ai quasiment rien trouvé sur la famille de Jean-Marc Guéneau, en revanche le père de son épouse n’est autre que le docteur de Boissieu, fervent catholique et président d’une association antiavortement très active. En conséquence de quoi, chez les Guéneau, on fait des lardons comme dans une garenne. Pas nécessaire d’être très finaud pour deviner qu’il doit s’en passer de belles dans les coulisses. Dès que les gens portent leur morale en bannière, on peut être certain qu’il y a de l’inavouable planqué sous les tapis.
Complément d’information.
Parmi les filles, j’ai retenu Évelyne Camberlin. À cinquante ans, chez une femme de ce niveau, célibataire, il y a souvent des trucs à gratter. Je me suis pas mal basé sur ses photos pour la retenir : je ne sais pas pourquoi, je la trouve intéressante. Quand j’ai dit ça à Kaminski, il a souri. « Bien vu. »
J’ai terminé ma liste par Virginie Tràn. Elle est responsable de plusieurs grands comptes, les clients les plus importants d’Exxyal. C’est une ambitieuse, elle est calculatrice, elle avance vite, je ne pense pas que cette fille s’embarrasse de scrupules. Il doit y avoir un levier quelque part.
Il est possible que ces compléments d’enquête ne me révèlent rien. Mais je suis sur la bonne voie.
Sortir de cette mouise…
Parfois, j’en ai le vertige.
D’autant que pour tout le reste, l’environnement est devenu plus sombre.
Depuis que ma lettre était partie pour l’avocat des Messageries pharmaceutiques, je n’avais plus de nouvelles. Tous les matins, en faisant mine de revenir du travail, je vidais la boîte aux lettres avec impatience et comme je ne voyais rien venir, j’ai appelé maître Gilson deux ou trois fois par jour, je n’arrivais jamais à l’avoir. Je sentais monter une inquiétude sourde. Aussi, quand le facteur m’a fait signer la lettre recommandée et que j’ai vu l’en-tête du cabinet Gilson & Fréret, j’ai ressenti un très désagréable picotement dans l’échine. Maître Gilson m’informait que son client avait décidé de maintenir sa plainte et que le tribunal me convoquerait prochainement pour que je rende compte des coups et blessures infligés à mon contremaître, M. Mehmet Pehlivan. Là, miraculeusement, je n’ai eu aucun mal à joindre maître Gilson.
— Je n’y peux rien, monsieur Delambre, j’ai fait tout mon possible. Que voulez-vous, mon client tient beaucoup à cette plainte.
— Mais nous avions un accord ?
— Non, monsieur Delambre, c’est vous qui avez proposé d’écrire une lettre d’excuses, nous ne vous avons rien demandé. Vous avez fait cela de votre propre initiative.
— Mais… pourquoi aller au tribunal puisque votre client a accepté mes excuses ?
— Mon client a accepté vos excuses, c’est vrai. Il les a d’ailleurs transmises à M. Pehlivan qui, j’ai cru comprendre, en a été très satisfait. Mais vous devez être conscient que cette lettre constitue aussi un aveu circonstancié.
— Et…?
— Et dans la mesure où vous reconnaissez les faits complètement et spontanément, mon client se sent dans son droit de réclamer au tribunal les dommages-intérêts qui lui reviennent.
Lorsque j’avais proposé cette lettre d’excuses, j’avais bien imaginé que ça pouvait tourner ainsi, mais je ne pensais pas que face à quelqu’un dans ma situation, un employeur et son avocat pourraient faire preuve d’un tel cynisme.
— Vous êtes une salope.
— Je vous comprends mais c’est un point de vue peu juridique, monsieur Delambre, et je vous conseille de chercher une meilleure ligne de défense.
Elle a raccroché. Ça ne m’a pas mis en colère autant que je le prévoyais. Je n’avais qu’une seule carte à jouer, je l’ai jouée, je ne vois pas ce que je pourrais me reprocher.
À eux non plus d’ailleurs : difficile de s’empêcher de jouer quand on est certain de gagner.
J’ai quand même balancé mon téléphone portable contre le mur, où il a explosé. Quand j’en ai eu besoin de nouveau, c’est-à-dire cinq minutes plus tard, j’ai cherché les composants sous tous les meubles. Rafistolé au scotch, il ressemble à une loque. On dirait les lunettes d’un vieillard à l’hospice.
J’ai dépensé tout ce que Mathilde m’a avancé et, bien que Kaminski ait accepté de baisser son tarif de 4 000 à 3 000 euros pour les deux jours de travail, j’ai dû retirer 1 000 euros de notre compte épargne sur les 1 410 qui s’y trouvaient. J’espère que Nicole ne va pas avoir l’envie de vérifier le solde avant la fin de l’histoire.
Dès le début, Kaminski m’a proposé un plan de travail : la première journée serait consacrée aux conditions matérielles de la prise d’otages ; au cours de la seconde, nous aborderions les aspects psychologiques des interrogatoires. Kaminski ne connaît pas David Fontana, le type que Lacoste a embauché pour organiser tout ça. À lire ses messages, il me dit qu’il connaît bien son affaire. Bertrand Lacoste et moi avons chacun notre conseiller, notre expert, notre coach, nous sommes comme deux joueurs d’échecs à la veille d’un championnat du monde.
Du côté de Nicole, jusque-là, tout allait encore bien. Elle s’était calmée et je la soupçonnais, malgré mes réticences, d’avoir téléphoné à Mathilde pour la rassurer et lui expliquer les tenants et les aboutissants de la situation.
Et donc, quand Kaminski arrive, hier, vers 10 heures, je n’imagine pas une seconde que je suis aussi près de la catastrophe.
Comme convenu, il a apporté une caméra sur pied dont nous nous servirons pour visionner ce qu’il appelle les « positions respectives », en la reliant au téléviseur, et pour les interrogatoires.
Pour me faire étudier les conditions matérielles, il a également apporté deux armes, un pistolet Umarex 18 coups calibre 4.5, qui est une copie du Beretta, et une carabine Cometa-Baïkal-QB 57 à la place des mitraillettes Uzi qui, d’après le mail de l’organisateur, David Fontana, seront utilisées lors du jeu de rôle. Grâce au plan des lieux, Kaminski a proposé de simuler les deux salles principales pour me montrer concrètement où seront les points névralgiques, les axes d’évolution. Nous avons poussé le canapé, la table, les chaises pour aménager la zone où les otages seront retenus.
Il est un peu plus de midi et quart.
Kaminski m’explique comment le commando va évoluer dans les lieux pour rester maître de la situation. Il a pris la place d’un otage, il est assis par terre, le dos contre la cloison, les jambes repliées.
Je suis debout à l’entrée de la pièce, je porte en bandoulière la petite mitraillette que je pointe dans sa direction lorsque la porte s’ouvre et que Nicole rentre.
C’est une drôle de scène.
Si j’avais été en train de baiser la voisine, ça aurait été ridicule et donc très simple. Mais là… Ce que découvre Nicole est hyperréaliste : les armes apportées par Kaminski sont d’une présence terrible. C’est un entraînement. L’homme qu’elle voit au sol, qui a entouré ses genoux avec ses bras et qui l’examine sans concession, est un professionnel.
Nicole ne dit pas un mot. Elle reste en apnée, stupéfaite. J’ai prétendu que tout cela n’était qu’une formalité. Elle comprend l’étendue de ma duplicité. Ses yeux glissent sur l’arme que je tiens, sur la pièce, les meubles poussés dans les coins. C’est une telle faillite que ni elle ni moi ne trouvons rien à dire.
De toute manière, mes mensonges hurlent si fort que plus personne ne m’entendrait. Nicole fait « non » de la tête.
Et elle sort sans un mot.
Kaminski a été très gentil. Il a réussi à trouver quelques mots. J’ai fait décongeler un plat au micro-ondes que nous avons mangé sur le pouce. Je pense au grotesque de la situation. Nicole ne revient quasiment jamais déjeuner avec moi. Si elle le fait deux fois par an, c’est le bout du monde. Et elle me prévient toujours pour être sûre que je serai là. Et il faut que ce soit ce jour-là ! Tout est en passe de se liguer contre moi. Kaminski, en souriant, me dit que c’est généralement dans ces situations qu’on reconnaît les âmes bien trempées.
En début d’après-midi, l’ambiance est lourde et il me faut puiser dans mes réserves pour me remettre au travail. L’image de Nicole dans l’encadrement de la porte, son regard, ça me travaille pas mal.
Kaminski est sympa. Il ne ménage pas sa peine et me raconte des anecdotes vécues qui me permettent d’envisager tous les cas de figure. Il est très secret sur sa vie mais de fil en aiguille, je finis forcément par recomposer un peu son itinéraire. Il a fait de la psychologie clinique avant d’entrer dans la police. Puis il est devenu négociateur au Raid, je suppose qu’il ne se shootait pas encore à cette époque, ou que ça ne se voyait pas.
À mesure que la journée s’étire, il devient plus nerveux. Le manque. De temps en temps, il prétexte l’envie d’une cigarette pour recharger ses batteries. Il descend quelques minutes et remonte calmé avec les yeux brillants. À quoi il carbure, mystère. Moi, son addiction ne me gêne pas ; ce qui me vexe, ce sont ses manœuvres de diversion. Je finis par le lui dire :
— Vous pensez que je suis si bête ?
— Je vous emmerde !
Il est furieux. Il est prêt à se lever. J’hésite une seconde puis j’enchaîne :
— Je savais que vous étiez camé du matin au soir, mais vous ne m’avez pas prévenu que pour ce prix-là, j’aurais droit à une loque !
— Ça change quoi ?
— Tout. Vous pensez que vous valez ce que vous me coûtez ?
— C’est à vous de le dire.
— Eh bien, je dirais non. La fille que vous avez tuée, elle s’est jetée par la fenêtre pendant que vous étiez parti vous piquer derrière le camion…
— Et alors ?
— … ça n’est pas le seul dégât que vous ayez provoqué ! Je me trompe ?
— Ça n’est pas votre affaire !
— Dans la police, c’est pas comme dans le privé. On ne vous vire pas à la première faute. Il y en a eu combien avant ? Vous étiez accro depuis combien de morts quand ils se sont décidés à vous foutre à la porte ?
— Vous n’avez pas le droit !
— Et cette fille, au fait, vous l’avez vue tomber ou vous avez seulement vu son corps sur le trottoir ? Il paraît que ça fait un bruit sinistre, surtout les jeunes femmes, c’est vrai ?
Kaminski se recule sur sa chaise et tire calmement son paquet de cigarettes de sa poche. Il m’en tend une. J’attends son diagnostic avec inquiétude.
— Pas mal du tout, me dit-il en souriant.
Je suis rudement soulagé.
— Vraiment pas mal : vous ne quittez pas votre ligne, vous restez concentré sur ce qui fait de l’effet, vous procédez par questions courtes, incisives, bien choisies. Non, je vous assure, pour un amateur, c’est pas mal du tout.
Il se lève et va jusqu’à la caméra, qu’il arrête. Je ne savais pas qu’elle tournait.
— On garde ça pour demain, on retravaillera la séquence quand on parlera des interrogatoires.
Nous avons bien travaillé.
Il quitte la maison vers 19 heures.
Et puis vient le soir.
Je suis seul dans l’appartement.
Avant de partir, Kaminski m’a proposé de remettre les meubles en place. J’ai répondu que ce n’était pas nécessaire, je sais déjà que Nicole ne rentrera pas. J’ai raclé les fonds de tiroir et je suis allé m’acheter une bouteille d’Islay et un paquet de cigarettes. Je suis au second whisky quand Lucie arrive pour prendre les affaires de sa mère. J’ai ouvert les fenêtres en grand parce qu’il fait doux et que la fumée de la première cigarette m’entête. Quand elle entre, je dois avoir l’air totalement à la dérive, ce qui n’est pas vrai. Mais les apparences sont là. Elle ne fait aucun commentaire. Elle dit seulement :
— Je ne peux pas rester, il faut que je m’occupe de maman. On peut déjeuner demain ?
— Le midi, je ne peux pas. Demain soir ?
Lucie fait signe que oui. Elle m’embrasse avec beaucoup de gentillesse. C’est très douloureux.
Mais j’ai encore pas mal de travail.
J’allume une deuxième cigarette, je saisis mes fiches et je commence à réviser en marchant dans le grand salon désert : « Capital : 4,7 millions d’euros. Répartition : Exxyal Group : 8 %, Total : 11,5 %… »
Dans la soirée, Mathilde laisse deux messages courts, violents.
À un moment, elle dit : « Tu es le contraire de ce que j’attends de mon père. »
Ça me brise le cœur.
Olenka Zbikowski
BLC–Consulting
Note à l’attention de Bertrand Lacoste
Objet : Fin de stage
Comme vous le savez, mon second stage s’achève le 30 mai prochain. D’une durée de six mois, il fait suite à une première période de stage de quatre mois.
Vous trouverez, en annexe à la présente note, un rapport complet sur mes activités au sein de BLC–Consulting depuis que vous avez bien voulu m’accorder votre confiance. Je vous remercie à cette occasion très vivement pour les missions que vous m’avez confiées au cours de ces dix mois et qui dépassent largement, pour certaines, le cadre des responsabilités que l’on attribue ordinairement à une stagiaire.
Près de dix mois d’activité non rémunérée où ma disponibilité a été totale et ma fidélité sans faille correspondent à une période d’essai d’un volume suffisant pour espérer de votre part une décision d’embauche définitive.
Je vous renouvelle à cette occasion mon attachement aux activités du cabinet et mon désir très vif de poursuivre ma collaboration à vos côtés.
Bien à vous,
Charles m’a dit : « J’habite au numéro 47 », ce qui veut dire que sa voiture est garée en face du 47.
Le numéro 47 est le seul numéro de la rue avec le 45, distant de trois cents mètres. Entre les deux numéros, l’immense mur en meulière d’une usine désaffectée qui est la seule attraction du quartier. De l’autre côté de la rue, les palissades et les échafaudages d’immeubles en construction. La rue est toute droite, sinistre, les réverbères s’y succèdent tous les trente ou quarante mètres.
Charles m’accueille avec son petit geste d’Indien de la main gauche.
— Avant, me dit-il, j’étais là-bas, juste en dessous du réverbère. Pour dormir, bonjour ! J’ai dû attendre qu’une place se libère dans une zone ombragée.
Ça lui a fait drôle à Charles, quand je l’ai appelé.
— Cet apéro, ça tient toujours ?
Malgré sa charge de la journée, il a exprimé une joie sincère :
— C’est vrai ? Tu veux passer à la maison ?
Donc nous voilà, presque 23 heures, devant chez lui, une Renault 25 rouge vif.
— 1985, dit fièrement Charles en posant la main sur le toit. V6 Turbo, six cylindres en V, 2 458 cm3 !
Le fait qu’elle ne roule plus depuis plus de dix ans ne l’ébranle nullement. La voiture est montée sur cales pour éviter que les pneus s’abîment. On dirait qu’elle flotte quelques centimètres au-dessus du sol.
— J’ai un pote qui passe tous les deux mois pour me regonfler.
— C’est bien.
L’étonnant, ce sont les pare-chocs. Devant et derrière. Des grosses tubulures chromées absolument démesurées, qui culminent à un mètre vingt du sol, le genre à équiper des camions américains. Charles voit mon étonnement.
— C’est les voisins de devant et de derrière. Ceux d’avant. Chaque fois qu’ils rentraient chez eux d’une virée, ils cabossaient ma bagnole. Alors, un jour, la colère m’a pris. Et voilà.
Voilà, en effet. Et c’est quelque chose.
— Plus loin, là-haut (il désigne l’extrémité de la rue), il y avait aussi une Renault 25. Une GTX de 84 ! Mais le mec a déménagé.
Il a dit ça avec le regret d’une amitié perdue.
Une bonne partie de la rue est occupée par des vans déglingués, des voitures sur cales dans lesquels vivent des travailleurs immigrés, des familles. Le facteur dépose le courrier sous les essuie-glaces, comme des amendes.
— Il y a une bonne ambiance, dans le quartier, faut pas se plaindre, me dit Charles.
On entre, on prend l’apéro. Très organisé, l’appartement de Charles, très astucieux.
— Bah il faut ! répond-il quand je lui en fais la remarque. Comme c’est pas grand, il faut que ce soit…
— Fonctionnel…
— C’est ça ! Fonctionnel !
Avec Charles, mon meilleur atout, c’est la linguistique.
Entre les sièges, Charles pose un plateau qui sert de desserte pour la bouteille et les cacahuètes. Comme il fait doux, j’ai baissé la vitre, le vent de la nuit me caresse la nuque. J’ai apporté un whisky potable, ni arrogant ni minable. Et quelques paquets de chips et de biscuits salés.
On ne parle guère, Charles et moi. On se regarde, on se sourit. Pour autant, il n’y a pas de gêne entre nous. C’est un instant serein. Nous sommes comme deux vieux potes installés dans un rocking-chair, sur la terrasse, après un repas de famille. Je laisse mon esprit flotter et il se connecte sur Albert Kaminski. Je regarde Charles. De qui je me rapproche le plus ? Ce n’est pas de Charles. Il sirote son whisky, le regard perdu dans le pare-brise, entre les immenses pare-chocs et, au-delà, sur son quartier tranquille. Charles, il a seulement un profil de victime. Kaminski et moi, nous sommes dans les accidents majeurs, nous pourrions terminer meurtriers tous les deux. C’est une logique possible, parce que nous sommes dans la radicalité. Avec son abandon de tout espoir, Charles est peut-être le plus sage de nous trois.
Au second whisky, l’ombre de Romain vient me visiter, avec le cortège des emmerdements qui m’attendent. Je comprends que j’ai pris ma décision. Je ne réclamerai pas le témoignage de Charles. Je dis :
— Je vais me débrouiller tout seul, je crois.
Évidemment, de but en blanc, comme ça, il n’est pas certain que Charles saisisse clairement de quoi je veux parler. Il observe le fond de son verre, rêveur, puis il grommelle quelques mots qui pourraient ressembler à un assentiment, mais ça n’est pas certain. Puis il opine et secoue la tête, l’air de dire que c’est mieux comme ça, qu’il comprend. Je me tourne vers la file de voitures, le bitume luisant sous les taches jaunes des réverbères, l’ombre du mur de l’usine qui ressemble à un mur de prison. Je suis à la veille de la Grande Épreuve, dans laquelle j’ai engagé toutes mes forces et même au-delà. Je goûte cet instant de sérénité comme si je pouvais mourir demain.
— Ça fait drôle quand on y pense…
Charles dit que oui, ça fait drôle. C’est maintenant, avec l’aide du whisky, que je me pose la question : pourquoi je suis ici ? J’ai bien peur d’être venu chercher des forces : si je rate mon coup, voilà peut-être ce qui m’attend, une voiture sur cales dans une banlieue déserte. Ça n’est pas gentil pour Charles.
— Ça n’est pas très sympa de ma part…
Sans hésiter, Charles pose sa main sur mon genou et dit :
— T’en fais pas.
Quand même, ça me gêne. Je cherche une transition.
— Et t’as la radio ?
— Bah tu parles ! dit Charles.
Il tend le bras et tourne le bouton : « … dont le P-DG a perçu une indemnité de départ de 3,2 millions d’euros. »
Charles éteint.
— Ça marche bien, hein ? dit-il avec admiration.
Je ne sais pas s’il me parle de l’information ou s’il est seulement content de me montrer qu’il a le confort. Nous restons là une bonne heure.
Puis je me dis qu’il va falloir rentrer. J’ai des révisions, je dois rester concentré.
Je n’ai rien dit, pourtant Charles me montre la bouteille :
— Un petit dernier pour la route ?
Je fais mine de réfléchir. En fait, je réfléchis. Ça n’est pas raisonnable. Je dis que non, que ça n’est pas raisonnable.
Et quelques longues minutes s’écoulent de nouveau, sereines et douces. Calmes. Ça me donne envie de pleurer. Charles repose sa main et tapote mon genou. Je me concentre sur le fond de mon verre. Vide.
— Allez, c’est l’heure des braves…
Je me retourne pour attraper la poignée de la portière.
— Je te raccompagne, dit Charles en ouvrant de son côté.
On se serre la main à l’arrière de la voiture.
Sans un mot.
En marchant vers le métro, je me demande si Charles n’est pas devenu mon seul ami.
Cinq jours encore jusqu’à jeudi et je serai au pied du mur. Ce compte à rebours est rassurant et effrayant. Pour l’heure, je veux me rassurer.
Malgré la demi-bouteille d’Islay sifflée dans la soirée, je suis sur le pied de guerre aux aurores. En avalant un café, je constate que mes fiches de révision commencent à bien rentrer. Lundi ou mardi, je devrais recevoir les compléments d’enquête, il me restera un jour ou deux pour construire une stratégie. Pourvu qu’il y ait du grain à moudre.
Depuis le départ de Nicole, l’appartement est très triste.
Mathilde a cessé de m’injurier par répondeur interposé. Elle doit avoir bien du mal à retenir son mari de ne pas porter plainte tout de suite contre moi. Ou peut-être l’a-t-il fait.
Kaminski, toujours tiré à quatre épingles, arrive à l’heure convenue, à la seconde près. Au programme, la lecture et l’analyse de plusieurs documents servant à la formation des agents du Raid, les aspects psychologiques de la prise d’otages et les interrogatoires.
Il dresse d’abord la liste détaillée de toutes les manœuvres auxquelles vont se livrer les otages — pourvu qu’ils soient retenus suffisamment longtemps — et les précautions que devrait normalement prendre le commando. Ça me permet de mieux apprendre les différents stades psychologiques par lesquels passent les victimes et donc de saisir à quels moments elles seront le plus fragiles.
En fin de matinée, nous faisons une synthèse de notre travail et l’après-midi est entièrement consacré aux interrogatoires. Mon expérience du management m’a déjà bien préparé aux techniques de manipulation. L’interrogatoire d’otages, ce n’est jamais qu’un entretien d’embauche, multiplié par un entretien annuel d’évaluation et porté au carré par la présence des armes. La principale différence est qu’en entreprise les cadres vivent dans une peur larvée, alors que dans la prise d’otages, les victimes risquent ouvertement leur vie. Quoique. En entreprise aussi. Finalement, la seule véritable différence, c’est la nature des armes et le délai d’incubation.
Et le soir, comme convenu, je dîne avec Lucie.
C’est elle qui m’invite, elle a choisi le restaurant. Tôt ou tard, en vieillissant, nous devenons les enfants de nos enfants, ce sont eux qui nous prennent en charge. Mais comme je ne veux pas croire que c’est déjà arrivé, j’impose un changement de restaurant. Nous allons au Roman noir, qui est à deux pas. Il fait doux, Lucie est jolie comme un cœur et elle fait comme si ce dîner n’était pas une circonstance. Du coup, à force de parler d’autre chose, la circonstance devient un événement. Lucie goûte le vin (il est convenu depuis toujours qu’elle est la plus douée de la famille dans ce domaine, ce qui n’a jamais été démontré). Peut-être ne sait-elle pas par où commencer. En tout cas, elle choisit de parler de tout et de rien, de son appartement qu’elle voudrait quitter parce qu’il n’y a pas assez de lumière, de son travail à l’association, des quelques commissions d’office qui la font vivre petitement. Lucie ne parle de ses amours que lorsqu’elle n’en a pas. Comme elle n’évoque pas le sujet, je demande :
— Il s’appelle comment ?
Elle sourit, avale une gorgée de vin et relève la tête en m’annonçant comme à regret :
— Federico.
— Décidément, il te faut de l’exotisme. Comment s’appelait le dernier, déjà ?
— Papa…! dit-elle en souriant.
— Fusaaki ?
— Fusasaki.
— Il n’y a pas eu un Omar aussi ?
— À t’écouter, on dirait qu’il y en a eu des centaines.
C’est à mon tour de sourire. Et de fil en aiguille, on fait mine d’oublier pourquoi on est là tous les deux. Pour la mettre à l’aise, dès que nous avons commandé le dessert, je lui demande comment va sa mère.
Lucie ne répond pas tout de suite.
— Terriblement triste, me dit-elle enfin. Très tendue.
— La période est tendue.
— Bon, tu m’expliques ?
Parfois, il faudrait préparer une entrevue avec ses enfants comme un entretien professionnel. Évidemment, je n’ai eu ni l’énergie ni l’envie de le faire, et j’improvise une réponse en surfant sur des lignes très générales.
— Et concrètement ? me demande Lucie après mon exposé passablement embarrassé.
— Concrètement, ta mère n’a rien voulu entendre et ta sœur n’a rien voulu comprendre.
Elle sourit.
— Et moi, je suis où là-dedans ?
— Il y a de la place dans mon camp, si tu veux.
— C’est pas une bataille rangée, papa !
— Non, mais c’est une bataille quand même, et pour l’instant je la mène tout seul.
Il faut donc expliquer. Et mentir à nouveau.
En répétant ce que j’ai dit à Nicole, je vois jusqu’à quelle hauteur j’ai dû empiler les mensonges. Je tiens l’ensemble en équilibre instable. Au moindre accroc, tout va s’écrouler, et moi avec. L’annonce, les tests, le pot-de-vin… C’est là que ça coince. Lucie, avec plus de lucidité que sa mère, ne croit pas une seconde à mon truc.
— Un cabinet de recrutement qui a pignon sur rue s’amuse à faire une connerie pareille pour quelques milliers d’euros ? C’est étonnant, quand même…
Il faudrait être aveugle pour ne pas saisir son scepticisme.
— Ça n’est pas tout le cabinet. Le type fait ça en solo.
— C’est quand même risqué. Il ne tient pas à son boulot ?
— Je n’en sais rien, mais moi, une fois que j’ai mon contrat, il peut bien aller en taule, je m’en fous.
Le temps que le serveur arrive avec les cafés, il y a quelques secondes de silence et ensuite la conversation a du mal à reprendre. Je sais pourquoi. Lucie aussi. Elle ne croit pas un mot de ce que je lui raconte. Sa manière de me le dire : elle boit son café et pose les deux mains sur la table.
— Je vais devoir y aller…
C’est un signe indubitable de renoncement. Elle pourrait gratter là où ça fait mal, mais elle ne le fait pas. Elle trouvera toujours quelques banalités à dire à sa sœur et à sa mère, elle arrivera à se débrouiller. Selon elle, je me suis fichu dans une affaire tordue et elle n’est pas du tout pressée de connaître les détails. Lucie fuit.
Nous faisons quelques pas ensemble. Elle se tourne enfin vers moi :
— Bon, allez, j’espère que tout va se passer comme tu veux. Si tu as besoin de moi…
Et dans sa façon de serrer mon bras et de m’embrasser, il y a tellement de tristesse.
Après quoi, ce dernier week-end ressemble à une veillée d’armes.
Demain, dans la bataille, pense à moi.
Sauf que je suis absolument seul. Nicole ne me manque pas seulement parce que je suis seul, mais parce que ma vie sans elle n’a pas de sens. Je ne sais pas pourquoi il n’a pas été possible de lui expliquer cette affaire, comment les événements se sont ainsi noués. Ça ne nous est jamais arrivé. Pourquoi Nicole n’a-t-elle rien voulu entendre ? Pourquoi n’a-t-elle pas cru en mes chances de réussite ? Si Nicole ne croit plus en moi, je meurs deux fois.
Et il va falloir tenir quelques jours encore.
Jusqu’à jeudi.
Le lendemain, je repasse mes fiches, je refais les comptes de ce que j’ai dépensé, un vertige me saisit à l’idée de ce qui va se passer si je manque mon coup. Je détaille les photos des otages, leurs itinéraires. Pour conserver ma concentration, je vais marcher. J’ai emporté toutes mes fiches, le Que sais-je ? sur l’industrie pétrolière et le document du Raid dont Kaminski m’a fait une photocopie.
Et lorsque je rentre, j’ai trois messages de Lucie. Deux sur mon portable, que j’avais laissé à la maison, un autre sur le téléphone fixe. Après notre repas raté d’hier soir, elle aimerait avoir des nouvelles. Elle s’inquiète un peu, elle ne dit pas pourquoi. Je n’ai pas envie de rappeler, je ne dois pas me disperser. Dans quatre jours, quand je vais avoir gagné mon ticket de retour dans le match, je pourrai leur dire à quel point il a été difficile de tenir sans elles.
L’agence Mestach m’a appelé hier soir pour me dire que les compléments d’enquête sont à ma disposition. Comme je lui dois encore la moitié de ses honoraires, il ne manque pas de me rappeler que ses enquêteurs ont travaillé dans des délais très courts et qu’il est miraculeux qu’ils aient obtenu autant de résultats, vieille technique de valorisation de la marchandise dont je ne suis pas dupe.
Mestach recompte l’argent avant de me tendre une enveloppe de grand format. Il pense me raccompagner à la sortie, mais je m’installe dans le fauteuil du petit corridor qui précède son bureau.
Il comprend que si je n’en ai pas pour mon argent, nous allons nous revoir très vite.
C’est l’argent de ma fille, je n’ai pas l’intention de le céder contre rien.
Et honnêtement, vu les délais, c’est bien. À certains égards, c’est même très bien. Je ne veux pas le montrer. Aussi, dès que j’ai pris connaissance des premiers résultats, je quitte discrètement l’immeuble. Je pense que nous n’aurons pas l’occasion de nous revoir.
À la maison, je fais le vide sur mon bureau et j’aligne les éléments.
Jean-Marc Guéneau. Quarante-cinq ans.
Il pourrait être né au XIX e siècle. Chez lui, on se marie entre familles catholiques depuis des générations. Là-dedans, on trouve des généraux, des curés, des professeurs et énormément de femmes au foyer transformées en poules pondeuses. L’arbre généalogique est efflorescent comme un buisson tropical. Tout ce petit monde, frileux comme toutes les bourgeoisies, s’enrichit prudemment avec la rente foncière depuis les débuts de la révolution industrielle pour laquelle elle n’a que du mépris parce que ça sent la classe ouvrière. Évidemment, comme c’était à prévoir, les dernières générations sont ouvertement fondamentalistes. Ça habite le XVIe, le VIIe, le VIIIe, Neuilly, rien que du classique. Mon Guéneau à moi se marie à vingt et un ans et fait des mômes tous les dix-huit mois pendant plus de dix ans. Il s’arrête à sept. Madame doit prendre sa température à heures constantes en faisant le signe de croix et lui doit quand même sauter en marche parce qu’on n’est jamais trop prudent. Alors forcément, mon Guéneau a besoin d’air, et d’air vicié de préférence. J’ai deux photos de lui, la première est prise à 19 h 30, il entre dans un backroom de la rue Saint-Maur. Sur la seconde, il est 20 h 45, il en sort. Ça doit le mettre chez lui vers 21 h 15. Pour aller à sa « salle de gym », il emporte un sac de sport.
J’ai eu de la chance. Sa carte bleue montre qu’il passe ses deux heures hebdomadaires rue Saint-Maur, de préférence le jeudi. Il doit avoir des copains parmi les habitués. Ça me fait marrer. Celui-là, je le tiens : il est mort.
Paul Cousin, cinquante-deux ans, est bien plus passionnant, parce que moins classique.
À mon avis, avec un passé comme le sien, ce type est imprenable, il ne me permettra pas de me démarquer de la concurrence. Il va falloir me débrouiller pour que son interrogatoire échoie à l’un de mes concurrents. C’est l’objectif.
Sur les photos, il a un physique à faire peur : un crâne d’un volume incroyable avec des yeux qui sortent des orbites. Il va travailler tous les jours chez Exxyal, il a une place de parking à son nom dans le sous-sol de l’entreprise, il est chargé de missions techniques, il voyage, rend des rapports, participe à des réunions, visite des installations, et pourtant, il émarge depuis plus de quatre ans à l’APEC et… touche le chômage. Je détaille ses états de service et, aidé par la note d’accompagnement qui donne des éléments tangibles, des dates et quelques faits, je parviens à recomposer son étrange itinéraire.
Paul Cousin travaille depuis vingt-deux ans pour Exxyal lorsqu’il est viré, il y a quatre ans, à l’occasion d’une compression de personnel dans le département où il a été affecté quelques mois plus tôt. À ce moment, il a quarante-huit ans. Que s’est-il passé dans sa tête : blocage indépassable ou stratégie désespérée ? Il décide de continuer à venir travailler, comme si de rien n’était. Sa hiérarchie le convoque, l’affaire monte à la direction, qui prend une décision en sa faveur : s’il veut venir travailler, pas de problème. Il ne touche pas de salaire, il travaille, se montre productif, mais je ne peux pas dire autrement : depuis quatre ans, c’est un bénévole !
Il doit espérer refaire ses preuves. Il travaille jusqu’à ce qu’on le réembauche.
Paul Cousin réalise là le plus vieux rêve du capitalisme. Même le patron le plus imaginatif ne pourra jamais espérer mieux. Il a vendu son appartement parce qu’il ne pouvait pas continuer de le payer, il a changé de voiture et roule dans un modèle bas de gamme, il perçoit un chômage dérisoire mais il a des responsabilités folles. Je vois bien pourquoi il est intéressé par la liquidation du site de Sarqueville : s’il obtient d’aller piloter ce licenciement et qu’il le réussit, le voici définitivement réintégré, il a son billet de retour pour la stratosphère du groupe Exxyal. Un homme qui a une volonté pareille se fera tuer sans broncher, il est inarrêtable. Il ne pliera jamais, même devant une mitraillette.
En revanche, avec Virginie Tràn, la petite Vietnamienne, je tiens une bonne cliente.
L’agence Mestach n’a pas su me dire de quand date sa rencontre avec Hubert Bonneval. En se basant sur ses appels téléphoniques et quelques sondages dans ses relevés de carte bleue, on estime à dix-huit mois l’ancienneté de leur relation. J’ai plusieurs photos prises deux jours plus tôt du couple faisant quelques courses sur le marché de la rue du Poteau. On se mange des yeux devant les fromages, on s’embrasse au-dessus des poivrons. Le dernier cliché les montre enlacés, entrant au domicile de Mlle Tràn. À mon avis, ça fait moins de dix-huit mois, ou alors c’est une véritable passion. Ils ont dû, commente la note, se rencontrer dans une circonstance professionnelle, genre séminaire, salon, etc. Possible. L’important, ce n’est pas tant Mlle Tràn que son amant. Il a trente-huit ans, il est chef de projets chez Solarem, une filiale du principal adversaire commercial d’Exxyal. En clair, Mlle Tràn couche avec la concurrence.
Excellent.
Je me précipite sur le Net et ne tarde pas à trouver les grands chantiers dont s’occupe la Solarem. Je vois très bien dans quelle situation placer la petite Virginie pour la faire craquer et montrer ce que je sais faire en matière d’évaluation : je vais la pousser à une trahison sentimentale au profit de son entreprise, exiger d’elle des informations techniques sur les plateformes offshore montées par Solarem. Elle devra appeler son ami et lui expliquer que, dans le cadre de son job, elle a « absolument besoin » de certaines données techniques confidentielles sur les chantiers de son concurrent. Pour montrer sa fidélité à son employeur, elle va devoir l’obliger à trahir le sien. Parfait. Un vrai cas d’école.
Sur Évelyne Camberlin, rien. Des babioles.
De l’argent foutu en l’air.
Le plus impressionnant pour la fin.
David Fontana. Le professionnel embauché par BLC–Consulting pour organiser la prise d’otages. Je le reconnais sur la photo : c’est bien l’homme que j’ai aperçu en compagnie de Lacoste.
Il a créé, il y a six ans, une agence spécialisée dans la sécurité. Audits, installations, surveillance. Sa société est plus que saine ; il surfe sur la paranoïa ambiante. Chaque année, il fait poser par ses équipes autant de caméras qu’un curé peut en bénir. Son bilan n’est pas archipositif, l’enquêteur fait l’hypothèse que pas mal de bénéfices réels, planqués dans les replis de la comptabilité, sont distribués au gérant sous des formes déguisées. La partie immergée de son activité est encore plus trouble, presque autant que son passé. Missions d’enquête pour des entreprises, recouvrement de créances, protections en tous genres. À ses clients, il ne présente que la face valorisante de son expérience. Il a commencé sa carrière dans l’armée, troupes aéroportées puis long passage à la DGSE. Pour les clients, officiellement, son pedigree s’arrête là. Il ne fait jamais état de son expérience en tant qu’« autonome ». Ça veut dire mercenaire. Si on gratte un peu, ces vingt dernières années on trouve David Fontana en Birmanie, au Kurdistan, au Congo, en ex-Yougoslavie… Il aime les voyages. Il prend ensuite le train de la modernité en rejoignant diverses compagnies militaires privées dont les clients sont des gouvernements, des entreprises multinationales, des organisations internationales, des diamantaires. Il s’occupe principalement des entraînements au combat. On s’arrache ses compétences dans les plus célèbres agences : Military Professional Resources Inc., Dyncorp, Erynis… Il ne rechigne pas à donner quelques coups de main sur différents théâtres d’opérations. On sent que ce type est plein de bonne volonté.
Finalement, Fontana change son fusil d’épaule à la suite d’un léger accroc : il est soupçonné d’avoir participé à un massacre de soixante-quatorze personnes au Soudan méridional, à l’époque où la compagnie qui l’employait faisait la courte échelle aux Janjawid, les milices soutenues par le gouvernement.
Il juge alors prudemment que le moment est venu de prendre une retraite bien méritée et il crée sa propre société de surveillance et de sécurité.
Bertrand Lacoste ne sait sans doute pas tout ça. Exxyal non plus. La brochure de son entreprise fait très propre, son CV est soigneusement édulcoré. Quoique, s’ils le savaient, ils n’en seraient certainement pas autrement gênés : quel que soit le domaine, ce qu’il faut, ce sont des gens compétents et David Fontana est indiscutablement un expert.
Rétrospectivement, je me souviens de ma peur lorsqu’il a surpris ma présence au pied de l’immeuble de BLC–Consulting. Mon intuition n’était pas mauvaise.
Je crée une fiche pour chacun des trois cadres, avec mes notes personnelles. Tout en imaginant les questions que je vais leur poser et la façon de conduire les entretiens, je suis inquiet. Je les ai sélectionnés empiriquement. Mais si les cadres présents le jour de l’évaluation ne sont pas ceux que j’ai choisis et sur lesquels j’ai enquêté et investi, c’est la catastrophe, je repars de zéro.
Cette perspective est tellement angoissante que je la chasse immédiatement de mon esprit. Dans la vie, il faut aussi avoir de la chance. Ayant eu ma dose de poisse depuis quelques années, je pense raisonnablement que mon tour est venu d’avoir un sort favorable. Je refais quand même le tour de mes critères de sélection et par bonheur, je confirme mes choix. Je me sers un whisky pour faciliter ma réflexion. Maintenant que l’appartement est vide, qu’il n’y a plus personne autour de moi, j’en suis réduit à m’autocongratuler.
Bertrand,
Alors que tu ne me donnes aucune réponse sur ma fin de stage et le CDI que tu m’as promis, j’apprends que tu passes une convention de stage non rémunéré avec Thomas Jaulin, qui vient de la même école que moi.
Je remarque que le poste qui lui est proposé ressemble en tout point à celui que j’occupe depuis dix mois à BLC (tu t’es visiblement contenté d’un copier-coller de mon contrat pour établir le sien !).
Je te fais un mot « institutionnel », mais j’espère vraiment que j’interprète mal l’information !
Appelle-moi ce soir chez moi, STP.
Peu importe l’heure.
PS : j’ai oublié mon petit collier dans la salle de bains, merci d’y penser…
Bertrand Lacoste
BLC–Consulting
Le 18 mai
Note à l’attention d’Olenka Zbikowski
Objet : Votre stage.
Madame,
Je reviens sur nos différentes conversations et vous confirme qu’il ne nous est pas possible d’envisager aujourd’hui votre embauche définitive.
Quelques commandes récentes nous permettent de nous rassurer sur l’avenir à court terme de notre entreprise, mais elles ne sont pas suffisamment pérennes pour nous permettre de nous engager durablement auprès de nouveaux collaborateurs.
Votre mission au sein de BLC–Consulting s’est déroulée dans des conditions globalement satisfaisantes et, au-delà de quelques difficultés toutes ponctuelles, nous sommes heureux d’avoir pu vous offrir l’occasion d’une expérience valorisante qui sera un atout dans la présentation de votre cursus à d’éventuels employeurs.
Je comprends votre étonnement quant à notre acceptation de la candidature de M. Thomas Jaulin pour un stage non rémunéré de cinq mois au sein de BLC–Consulting. Notre acceptation reposait sur la certitude que vous ne souhaitiez pas prolonger votre stage au-delà du 30 mai, mais il va de soi que, eu égard à votre bonne connaissance de nos activités et à votre intégration satisfaisante au sein de notre équipe, notre offre à M. Jaulin serait immédiatement repoussée si vous souhaitiez poursuivre votre stage actuel.
Je reste dans l’attente de votre réponse.
Bien cordialement,
La situation est claire et clairement favorable.
À mon avis, je serai le mieux équipé.
Je vais être le meilleur parce que j’ai travaillé fort et certainement même plus fort que tous les autres réunis.
J’en suis là de mes réflexions lorsque, vers 19 heures, le téléphone sonne.
Le haut-parleur est branché.
Ce n’est pas un nouvel appel de Lucie. Je connais cette voix. Une femme. Jeune.
— Je m’appelle Olenka Zbikowski.
Intrigué et méfiant, je m’approche du haut-parleur.
— Nous nous sommes rencontrés récemment chez BLC–Consulting, lorsque vous avez passé des tests. C’est moi qui…
Quand je comprends qui elle est, je me précipite à ce point sur le téléphone que je le renverse, je dois passer la main sous le meuble pour récupérer le combiné. Je hurle :
— Allô !
Je n’ai fait que trois pas et une flexion mais je suis aussi essoufflé qu’après une course de fond. Je suis terrifié par cet appel, parce qu’il n’est pas du tout dans l’ordre des choses.
— Monsieur Delambre ?
Je confirme oui, c’est moi, ma voix trahit ma panique, la fille s’excuse, je la revois d’ailleurs bien cette fille quand elle nous a distribué les épreuves du test.
Elle veut me rencontrer. Tout de suite.
Ça n’est pas normal.
— Pourquoi ? Dites-moi pourquoi !
Elle entend combien je suis retourné par cet appel.
— Je ne suis pas très loin de chez vous. Je peux être là dans vingt minutes.
Ces vingt minutes, c’est vingt heures, c’est vingt ans.
Ça se passe dans le petit jardin, à côté de la place. Nous sommes assis sur un banc. Les réverbères s’allument un à un. Il y a peu de monde dans les rues. La fille est moins jolie que dans mon souvenir. C’est sans doute qu’elle n’est pas maquillée. Elle prend son élan et elle m’annonce la fin du monde.
Avec des mots simples.
— Officiellement, vous êtes quatre candidats, mais trois d’entre vous ne serviront que pour le décor. Le poste sera attribué à une candidate nommée Juliette Rivet. Vous n’avez aucune chance. Vous n’êtes qu’un faire-valoir.
L’information fait le tour d’un paquet de neurones sans réussir à en percer la gangue. Elle reprend son trajet et s’insinue finalement entre deux synapses. L’étendue du cataclysme commence à m’apparaître.
— Juliette Rivet est une amie très proche de Bertrand Lacoste, poursuit la jeune fille. C’est elle qui sera choisie. Alors, il a sélectionné trois candidats faire-valoir. Le premier parce qu’il a un profil international qui va flatter le client, un autre parce qu’il a une expérience vaguement similaire, mais Lacoste s’arrangera pour minorer leurs résultats. Vous, vous avez été choisi pour votre âge. Selon Lacoste : « En ce moment, un senior, ça fait bien dans le tableau. »
— Mais, c’est Exxyal qui choisit, pas lui !
Elle est surprise :
— Comment savez-vous que c’est Exxyal qui recrute ?
— Répondez-moi…
— Je ne sais pas comment vous savez ça, mais Exxyal ne contestera pas le diagnostic de Lacoste. À compétence à peu près égale, ils vont embaucher le candidat qui sera préféré par le cabinet auquel ils font confiance. Point final.
Je regarde autour de moi, mais c’est comme à travers une brume. Je vais me trouver mal. Mon ventre se noue et me tord jusque dans les reins.
— Ce poste n’est pas pour vous, monsieur Delambre. Vous n’avez absolument aucune chance.
Je suis tellement désorienté, tellement égaré qu’elle se demande si elle a bien fait de me prévenir. Je dois faire peur à voir.
— Mais… pourquoi vous venez me le dire ?
— J’ai aussi informé les deux autres candidats.
— Quel est votre intérêt, à vous ?
— Lacoste m’a utilisée, pressurée, vidée et finalement remerciée. Je vais faire en sorte que sa magnifique opération échoue faute de participants. Sa candidate sera la seule à se présenter. Ce sera une gifle personnelle et vis-à-vis de son client, une catastrophe. C’est un peu puéril, je reconnais, mais ça soulage.
Elle se lève.
— Le mieux pour vous, c’est de ne pas y aller, je vous assure. Je regrette de vous le dire, mais le résultat de vos tests était très mauvais. Vous n’êtes plus dans le coup, monsieur Delambre, vous n’auriez même pas dû être convoqué pour l’entretien. Lacoste vous a retenu comme faire-valoir parce qu’il sait que, même si vous arriviez par miracle à tirer votre épingle du jeu, le client ne voudra jamais un homme de votre âge. Je regrette…
Elle fait un geste vague de la main.
— J’y ai mon intérêt, je le reconnais, mais je vous dis ça aussi pour vous éviter une démarche inutile et peut-être humiliante. Mon père doit avoir à peu près votre âge et je ne voudrais pas…
Elle est assez fine pour comprendre qu’avec cet argument démagogique, elle est allée un peu trop loin. Elle pince les lèvres. À mon visage ravagé, elle voit bien qu’elle a réussi son coup.
Je suis comme lobotomisé.
Mon cerveau n’a plus aucune réaction.
— Et pourquoi je vous croirais ?
— Parce que depuis le début, vous-même vous n’y croyez pas. C’est même pour cela que vous avez appelé Bertrand il y a… je veux dire Bertrand Lacoste il y a quelques jours. Vous aviez envie d’y croire, mais c’est contre toute logique. Je pense que vous le savez…
J’attends que mon cerveau reprenne son activité.
Quand je relève la tête, la fille n’est plus là, elle est déjà au bout du square, elle se dirige à pas lents vers le métro.
Il fait nuit maintenant. Je n’ai pas allumé la lumière. La fenêtre grande ouverte du salon laisse passer la lueur vague des réverbères.
Je suis seul dans l’appartement saccagé.
Nicole est partie.
Je me suis battu avec mon gendre. Ma fille et lui attendent leur argent.
Le procès avec les Messageries va démarrer dans quelques semaines.
Soudain, la sonnerie de l’interphone.
Lucie. Elle est en bas.
Elle a appelé, rappelé, elle s’inquiète. Je me lève mais, arrivé à la porte, je renonce. Je m’écroule sur les genoux et je me mets à pleurer.
La voix de Lucie se fait suppliante.
— Ouvre, papa.
Elle sait que je suis là parce que les fenêtres sont ouvertes et la lumière allumée. Je ne peux plus faire un geste.
C’est la faillite. Il est temps de capituler.
Les larmes montent et montent encore. C’est le premier grand bonheur depuis longtemps de pouvoir pleurer à ce point. La seule chose d’absolument vraie. Sanglots de désarroi, je suis anéanti. Inconsolable.
Lucie est finalement partie.
J’ai pleuré. Immensément.
Il doit être terriblement tard. Combien de temps suis-je resté ainsi, assis derrière la porte d’entrée à pleurer ? Jusqu’à ce que je n’aie plus de larmes.
Je parviens enfin à me lever, malgré mon épuisement.
Quelques pensées arrivent à se frayer un chemin. Péniblement.
Je respire à fond.
La colère m’empoigne.
Je cherche un numéro de téléphone, je le compose. Je m’excuse d’appeler si tard.
— Est-ce que vous savez où je peux me procurer une arme ? Une vraie…
Kaminski laisse flotter quelques secondes d’incertitude.
— Sur le principe, oui. Mais… Qu’est-ce qu’il vous faudrait exactement ?
— N’importe quoi… Non ! Pas n’importe quoi. Un pistolet. Un pistolet automatique. Vous pouvez ? Avec des munitions.
Kaminski se concentre un court instant, puis :
— Il vous faut ça pour quand ?