Je dîne chez Mathilde. Je sonne, debout sur le palier, avec mes fleurs, dans mon beau costume grège à fines rayures. Et ma grosse montre de plongée au bracelet vert fluo qui ne me quitte jamais, ce que, évidemment, personne ne comprend. C’est toujours Gregory qui ouvre la porte et c’est toujours Mathilde qui, de loin, de la cuisine, hurle avec joie : « Papa, t’es déjà là ? » Mon gendre me serre inévitablement une main tellement ferme que j’y sens toujours le défi, la proposition de lutte virile. Je ne lutte jamais. C’est fini, ce temps-là.
Mathilde apparaît lorsque j’entre dans le salon. Elle dit chaque fois la même chose en ramenant une mèche :
— Je dois être horrible, oh mon Dieu. Papa, tu te sers un whisky, je reviens tout de suite.
Après quoi elle disparaît dans la salle de bains pour une large demi-heure, pendant laquelle Gregory et moi échangeons quelques banalités dont l’usage nous a appris qu’elles sont sans conséquence, sans danger.
Il a pris de l’assurance, Gregory, depuis qu’il trône au centre de l’appartement que je leur ai offert, un grand cinq pièces au cœur de Paris. À le voir servir l’apéritif et prendre des poses avantageuses, on dirait vraiment qu’il doit sa situation à ses immenses mérites, à ses qualités indéniablement supérieures. En fait, nous sommes tous les deux comme des boxeurs, nous devons notre réussite à la somme des coups de poing que nous avons pris dans la gueule. Je ne dis jamais rien. Je me tais. Je souris. Je dis c’est bien, j’attends ma fille qui arrive enfin dans une robe chaque fois neuve et qui tourne sur elle-même dès son entrée en me disant : « Tu aimes ? » comme si j’étais son mari.
J’essaye de varier les compliments. Il faudrait que je pense à me faire des listes d’adjectifs en prévision des soirées à venir. À raison d’une par mois, le second jeudi, on a vite fait de dépenser ses faibles ressources lexicologiques.
Je me sens toujours pris de court. Je dis : « Épatant » mais ça fait vraiment vieux, ou « Mazette », enfin, des choses comme ça.
Des mots à Charles, je pense.
Par la fenêtre, on aperçoit les flèches de Notre-Dame. Je sirote le whisky que Mathilde n’achète que pour moi. J’ai ma bouteille chez ma fille. Pour autant, il ne faudrait pas en déduire que je deviens alcoolique. Au contraire, je fais même tout pour m’entretenir. Nicole y est très sensible, à cet effort de maintien. Cette exigence. Je me suis inscrit à une salle de sport près de chez elle. Ça fait loin, je ne sais pas pourquoi j’ai choisi celle-là plutôt qu’une autre, c’est ainsi.
On dîne. Mathilde est assez fine pour me donner très vite des nouvelles de Lucie, elle sait que je les attends. C’est mon seul canal vers elle depuis la fin de tout ça.
La fin avec elle, c’était dans l’appartement de l’avenue de Flandre. Je n’attendais personne, ça a sonné, j’ouvre, Lucie est là, je dis :
— Ah, c’est toi.
Elle dit :
— Je passais, je suis montée.
Et elle entre. Pas difficile de deviner le mensonge. Elle ne passe pas, elle est venue spécialement. Et rien qu’à voir sa tête… D’ailleurs, elle en vient tout de suite au cœur du sujet. C’est sa force, ça. Elle n’a pas la politesse des autres, aucune application à sauver les apparences.
— Maintenant, j’ai des questions à te poser, dit-elle en me faisant face.
Elle ne parle pas de s’asseoir, d’aller dîner, rien de tout ça, elle dit « Maintenant », et ça sonne lourd, très lourd, je baisse la tête dans l’attente du premier missile, je sais à quel point ça va être difficile.
— Mais, reprend Lucie, je crois que je vais commencer par la première de toutes les questions : papa, est-ce que tu m’as vraiment prise pour une conne ?
C’est très mal parti.
Nous en sommes sortis à peine quinze jours plus tôt.
La veille, j’ai fait des chèques à tout le monde. De très gros chèques. Mathilde a regardé le sien pour ce que c’était : un inimaginable cadeau de Noël en plein milieu d’année. C’est comme si elle avait gagné à la loterie.
Ce sont des faux chèques, en fait. C’est juste pour marquer le coup. Je leur explique que ces millions d’euros sont enfouis dans des paradis fiscaux et que pour utiliser de pareilles sommes il va falloir prendre des précautions vis-à-vis du fisc, effectuer quelques petits trucages, rien de grave, seulement une question de temps, je me charge de tout.
Nicole a posé son chèque devant elle avec application. Il y a plusieurs jours qu’elle sait tout cela. Je le lui ai expliqué tout de suite. Nicole, ça n’est pas pareil, ça n’est pas comme les filles. Elle a posé son chèque comme on pose sa serviette sur la table à la fin d’un repas. Elle ne dit rien. C’est inutile de se répéter. Simplement, elle ne veut pas gâcher le plaisir des filles.
Lucie a regardé son cadeau et on a tout de suite vu que ça la plongeait dans une réflexion très intense. Elle a balbutié « Merci », elle a écouté mes explications enthousiastes avec une attention soutenue mais songeuse. Comme si elle tenait un discours parallèle au mien.
Ce soir-là, je dis à mes deux filles : quoi qu’il arrive, votre avenir est assuré. Avec ce que je vous donne là, vous pouvez vous offrir un appartement, deux, trois, faire ce que vous voulez pour vous sentir à l’abri ; c’est le cadeau de votre papa.
Je rembourse tout le monde.
J’ai divisé en trois tiers.
Je rembourse tout le monde au centuple.
Je pense que mon geste devrait inspirer un peu de respect.
C’est le cas, mais partiellement. Mathilde jubile, Gregory pose d’innombrables questions sur le pourquoi du comment. Je raconte, je fais ce que je peux pour ne dire que l’essentiel, je sens bien que ça ne se passe pas comme je l’ai prévu, comme j’en ai rêvé.
Et le lendemain, Lucie est là. Elle demande : « Est-ce que tu m’as prise pour une conne ? » Elle enchaîne, parce que Lucie, c’est souvent ainsi, elle fait les questions et les réponses. Parce qu’elle n’a cessé de réfléchir depuis la première seconde où elle a vu son énorme chèque, où elle a compris :
— Tu m’as manipulée de la façon la plus abjecte.
Elle parle sans colère. Ton calme. C’est surtout ça qui me fait peur.
— Tu m’as toujours caché la vérité parce que tu pensais d’abord que dans ma naïveté, je te défendrais mieux si je te pensais totalement innocent.
Là, elle a raison. Mille fois j’aurais pu lui expliquer ce que j’avais réellement fait, mais je pense que sa défense aurait été moins efficace. J’ai des excuses aussi. Elle aurait un père en prison en ce moment pour des années et des années, si j’avais fait ça.
Jusqu’à la dernière seconde, jamais, jamais je n’ai été certain de pouvoir conserver cet argent.
Est-ce que je pouvais raisonnablement leur en parler ? Leur faire espérer une vie enfin à l’abri du besoin et, si je ne parvenais pas à mes fins, retirer d’un coup le tapis sous leurs pieds ?
C’est ce que je tente de lui faire valoir, mais elle ne me laisse pas l’interrompre, elle poursuit :
— Tu voulais que j’apparaisse sincère. Tu as mis en scène notre relation, tu as fait ce qu’il fallait pour que nous apparaissions aux yeux de la presse comme le pauvre père victime du chômage défendu par sa fille, sincère et généreuse. Tu as eu ce que tu désirais quand j’ai été incapable de terminer ma phrase devant le jury. C’est peut-être cette ultime seconde qui t’a valu d’être libre le lendemain. Pour arriver à cette unique seconde, tu m’as menti pendant des mois et des mois, tu m’as fait croire à la même chose qu’à tous les autres. Tu voulais que ce soit moi qui te défende parce que tu voulais une bosseuse naïve, une maladroite sincère. Tu voulais pousser le jury à la compassion. Pour ça, tu avais besoin que je sois une niaise. Il n’y avait que moi au monde pour pouvoir jouer le rôle de gourde aussi parfaitement. Le casting était offert. Pour te défendre au mieux, tu avais besoin d’une quiche. Ce que tu as fait là, c’est immonde.
Elle exagère, comme toujours.
Mais c’est son tempérament, elle est comme ça, il faut toujours qu’elle aille un tout petit peu trop loin.
Elle confond les causes et les effets. Il faut lui expliquer que ce n’était pas une stratégie. Jamais je n’ai pensé qu’il fallait qu’elle passe pour une gourde pour être efficace. Elle a été une formidable avocate. Jamais je n’aurais pu en avoir une meilleure. J’ai seulement compris à un certain moment, trop tard pour lui dire la vérité, que même sa maladresse serait un atout. Rien d’autre.
Les choses, vues de mon côté et vues du sien, ne sont pas du tout les mêmes.
Il faut lui dire tout ça, mais Lucie ne m’en laisse pas le temps. Pas un mot de plus. Une dispute m’aurait rassuré. Des insultes, j’aurais accepté, mais ça…
Lucie me regarde.
Et elle sort.
Ça me tue quand j’y repense. Je reste là un long moment, debout au milieu de la pièce. Pétrifié. Elle a laissé la porte entrouverte. Je m’avance jusque sur le palier, je distingue le petit claquement de l’ascenseur quand il arrive au rez-de-chaussée. Harassé de fatigue, vraiment démoralisé, je regagne l’appartement.
Sur le paillasson, une petite boule de papier que je ramasse, que je déplie. C’est le chèque de Lucie.
Je pense à ça tout le temps, ça me brise le cœur.
Gregory continue de parler, nous sommes à table, il me raconte un nouvel épisode de sa vie professionnelle, dont il est inévitablement le héros. Mathilde le regarde avec fascination. C’est son grand homme. Ça me fout en l’air, j’opine, je dis « Non ? » ou « Bien envoyé ! », je n’écoute pas.
Depuis presque un an, Lucie ne m’a pas appelé une seule fois.
Il me reste les conversations mensuelles avec Gregory.
La vie est drôlement sévère avec moi, je trouve.
Alors, je m’évade, je pense à Charles.
À Nicole.
Je nous revois il y a un an, Dieu comme c’était triste.
Après la mort de Charles, quand tout a été terminé, nous sommes restés deux jours ensemble, Nicole et moi, dans cet appartement sinistre de l’avenue de Flandre. Nous restions couchés l’un à côté de l’autre, sur le dos, les nuits entières, en nous tenant simplement la main comme deux gisants.
Et le troisième jour, Nicole m’a dit qu’elle partait. Elle m’a dit qu’elle m’aimait. Simplement, elle ne pouvait pas, elle ne pouvait plus, le ressort était cassé.
Cette fois, c’était définitivement la fin de mon egodyssée. Il avait fallu tout ça pour que je le comprenne.
— J’ai besoin de vivre, Alain, et ça ne passe pas par toi, m’a-t-elle dit.
Lucie et elle se sont placées au même endroit exactement pour me quitter. Lucie a lâché son chèque roulé en boule sur le palier en partant, Nicole m’a fait un de ses sourires dont je ne sors jamais indemne. Je venais de lui dire :
— Mais, Nicole, tout est terminé et nous sommes riches ! Il ne peut plus rien nous arriver. Rien ne nous empêche de faire tout ce dont tu rêves !
J’avais une force de conviction en disant ça !
Nicole s’est contentée de passer sa main sur ma joue en dodelinant de la tête, comme si elle pensait : « Le pauvre. »
D’ailleurs, elle a dit :
— Mon pauvre amour…
Et elle est sortie. Calmement.
Sur ce plan, Lucie m’a beaucoup rappelé sa mère.
Je ne sais pas pourquoi, mais c’est peut-être à cause de ça, alors que je pourrais m’offrir une merveille hors de prix, que je suis resté habiter avenue de Flandre.
J’ai meublé l’appartement comme ci, comme ça, avec des idées toutes faites, des meubles de chez Ikea.
Et au fond, je n’y suis pas si mal.
Nicole s’est installée dans un appartement à Ivry, je ne comprendrai jamais pourquoi. Impossible de la convaincre de lui acheter un bel appartement, comme celui de Mathilde. Rigoureusement impossible même d’en discuter avec elle. C’est non, c’est tout. Même son appartement d’Ivry, elle n’a pas accepté que je le lui achète. Elle paie son loyer elle-même. Avec son salaire.
Nous dînons ensemble de temps en temps. Au début, je l’ai emmenée dans un très grand restaurant parisien, j’avais l’ambition de la séduire, je m’étais fait beau avec mon premier costume sur mesure, mais j’ai compris aussitôt à quel point tout ça lui déplaisait. Elle a mangé presque en silence, on ne s’est quasiment rien dit, elle est repartie en métro, elle n’a même pas voulu du taxi.
On ne se voit pas très souvent. Je lui ai proposé des tas de sorties, à l’Opéra, au théâtre, j’ai voulu lui offrir des livres d’art, des week-ends, des choses comme ça, je me disais qu’il fallait la reconquérir, que cela demanderait du temps et pas mal de doigté, que nous allions progressivement nous retrouver, qu’elle allait comprendre à quel point la vie maintenant pouvait devenir une merveille perpétuelle. Ça ne s’est pas passé comme ça. Elle a accepté une sortie ou deux puis elle n’a plus voulu. Au début, je l’appelais pas mal, et puis elle m’a dit un jour que j’appelais trop souvent.
— Je t’aime, Alain. Je suis toujours heureuse de savoir que tu vas bien. Mais cette information-là me suffit. Je n’ai pas besoin de plus.
Au début, sans elle, le temps a été terriblement long.
J’avais l’air con dans cet appartement quasiment vide avec mes costumes sur mesure.
Je suis devenu un homme triste.
Pas sinistre, mais je n’ai pas la joie de vivre que j’escomptais, parce que sans Nicole, rien n’a vraiment de sens.
Sans elle, rien n’a de sens.
L’autre jour, il m’est revenu un truc que Charles m’avait dit (lui, avec ses sentences…) : « Si tu veux tuer un homme, commence par lui donner ce qu’il espère le plus. Le plus souvent, ça suffit. »
Charles me manque beaucoup.
J’ai placé tout l’argent qui restait sur des comptes au nom des filles. Je ne m’en occupe pas beaucoup. Je sais qu’il est là. Que c’est ce que j’ai gagné. Ça me suffit de le savoir.
Les premiers mois ont été bien longs, tout seul comme ça.
Il y a quelques semaines, j’ai repris un job. En tant que bénévole.
Je suis « senior conseil » dans une petite association qui vient en aide aux jeunes créateurs d’entreprise.
J’analyse leur développement, je les aide dans leur stratégie, des choses comme ça.
En fait, c’est plus fort que moi, je ne peux pas m’empêcher de travailler.