APRÈS

33

Pour trouver un job, je croyais que j’étais prêt à tout, mais c’était sans penser à la prison.

J’ai tout de suite vu que je n’avais aucune des qualités génétiques nécessaires pour survivre dans un pareil endroit. Dans la généalogie darwinienne de l’adaptation au milieu carcéral, je suis tout en bas de l’échelle. Il y en a d’autres comme moi, qui ont atterri ici par hasard, par accident ou par connerie (moi, c’est les trois) et qui se débattent dans l’anxiété la plus complète. C’est comme s’ils se baladaient avec un panneau indiquant : « Proie idéale : servez-vous ! » C’est parmi ces victimes du « choc carcéral » qu’on recrute les premiers suicidés.

Il suffit de faire un pas hors de sa cellule pour comprendre à quelle strate sociale on appartient : moi, je fais partie du groupe de ceux qui prennent immédiatement un coup de poing dans la gueule et qui se font piquer tout ce que l’administration ne leur a pas déjà pris. Je n’ai même pas eu le temps de voir venir le type : je me suis retrouvé par terre, le nez explosé. Il s’est penché sur moi, il a pris ma montre, mon alliance, il est ensuite rentré dans ma cellule et il a raflé tout ce qui l’intéressait. En me relevant, je me suis dit qu’en fait ma dernière conversation avec Mehmet avait très bien préfiguré ma nouvelle vie, mais avec deux différences notables : d’abord, la victoire avait changé de camp, ensuite le nombre de Mehmet potentiels était vraiment très élevé pour un seul homme. Le combat ne commençait pas à mon avantage. Tous les autres me regardaient, les bras croisés. L’humiliant, ça n’était pas seulement d’en prendre plein la gueule comme ça, dès le premier pas ; d’une certaine façon, c’est ce qui m’arrive en permanence depuis mon premier jour de chômage. Non, l’humiliant, c’était d’être victime d’un événement prévisible pour tout le monde, sauf pour moi. Le gars qui a pillé tout ce que j’ai a simplement été le plus rapide de tous ceux qui m’attendaient. Il m’a fait comprendre en quelques instants que ce lieu est un zoo, que désormais tout va être un combat.

Depuis que je suis ici, j’ai vu arriver une trentaine de nouveaux prisonniers, les seuls qui savent y échapper sont les récidivistes. Être un débutant à mon âge ne m’a pas consolé. Je remarque d’ailleurs qu’ensuite, j’ai fait comme les autres : j’ai croisé les bras en assistant au spectacle.

Nicole est venue me voir dès le début de mon incarcération. Mon nez ressemblait à un groin de cochon. Nous faisions assez « couple paradoxal », parce que Nicole au contraire s’était faite jolie comme un cœur, elle s’était bien maquillée, elle avait mis la robe imprimée qui se croise devant et que j’adore parce que je tirais toujours sur la petite cordelette… bref, elle voulait me montrer de la confiance, du désir, elle voulait me faire du bien, dispenser un calme que les circonstances démentaient complètement mais qu’elle estimait nécessaire pour entamer la période qui s’ouvrait. Quand elle a vu ma tête, elle a fait comme si tout était normal. Et elle avait du mérite parce que l’infirmier, qui n’est pas un délicat, venait juste de renouveler mes pansements. L’hémorragie avait aussitôt repris, j’avais un gros tampon de coton dans chaque narine, je devais respirer par la bouche et la cicatrice qui courait sous les deux points de suture était encore recouverte de sang coagulé. J’avais aussi un peu de mal à ouvrir l’œil droit, la paupière avait triplé de volume. La pommade cicatrisante était d’un jaune pisseux et elle brillait sous les néons.

Donc, Nicole s’assoit en face de moi, elle me sourit. Elle ravale instantanément la question « Comment vas-tu ? » et commence à me parler des filles en fixant un point imaginaire quelque part au milieu de mon front, elle parle de la maison, de détails quotidiens, et au bout de quelques minutes, les larmes se mettent à ruisseler silencieusement le long de ses joues. Elle continue de parler comme si elle ne s’en rendait pas compte. Enfin les mots s’étranglent dans sa gorge, et comme elle pense qu’elle se montre faible alors que j’ai besoin de sa force, elle dit : « Pardon », simplement, comme ça, « pardon » et elle baisse la tête, anéantie par l’ampleur de la catastrophe. Elle se décide à sortir un mouchoir de son sac, dans lequel elle fourrage interminablement. Nous avons tous les deux baissé la tête, vaincus.

Je réalise que c’est la première fois que nous sommes séparés à ce point-là depuis que nous nous connaissons.

Vraiment, ce « pardon » de Nicole ne me laisse pas l’âme en repos parce que pour elle, la période est très difficile et que ça ne fait que commencer. Il y a des tas de paperasses, les emmerdements pleuvent. Je lui dis qu’elle ne doit pas se sentir obligée de venir me voir, mais elle répond :

— Déjà que je dois dormir sans toi…

Entendre ça me suffoque littéralement.

Et puis malgré tout, quand elle a réussi à reprendre ses esprits, à surmonter sa détresse, Nicole a voulu me poser des questions. Il y a tant de choses qu’elle ne comprend pas. Que m’est-il arrivé ? Physiquement, je ne ressemble plus à son mari et mes actes non plus ne ressemblent pas à ceux de l’homme qu’elle a perdu.

Qu’est-ce que je suis devenu ? Voilà sa question.

C’est un peu comme dans les accidents, son cerveau se connecte à des détails secondaires. Elle est impressionnée.

— Comment tu as trouvé une arme avec de vraies balles ?

— Je l’ai achetée.

Elle voudrait me demander où, combien, comment, mais elle en vient très vite à sa vraie question :

— Tu voulais tuer des gens, Alain ?

Là, c’est difficile, parce que oui, je crois que oui. Je réponds :

— Mais non, pas du tout…

Évidemment, Nicole ne croit pas un mot de ce que je dis.

— Alors pourquoi tu l’as achetée ?

J’ai l’impression que ce pistolet va rester entre nous pendant un bon bout de temps.

Nicole se remet à pleurer, mais cette fois, elle ne tente pas de s’en cacher. Elle me tend les mains, saisit les miennes et je ne peux plus cacher l’évidence : mon alliance a disparu. Notre anneau de mariage a certainement déjà été échangé contre une pipe par un jeune prostitué qui va le porter à l’oreille pendant quelques jours, jusqu’au moment où il va l’échanger contre de la beu, des doses de Subutex ou du méthanol… Nicole ne dit rien, elle enregistre l’information dans la colonne qui servira un jour à évaluer le montant de nos pertes communes. Et peut-être le bilan de notre faillite.

Je sais bien que brûle sur ses lèvres la seule question qu’elle ne me posera jamais : Pourquoi m’as-tu abandonnée ?


Mais chronologiquement, la toute première visite a été celle de Lucie. Normal. Les flics me placent en garde à vue et me demandent si j’ai un avocat, je dis Lucie. Elle est d’ailleurs prête à venir. Depuis mon arrestation par le Raid, elle sait que c’est elle que j’appellerai en premier. Elle me serre dans ses bras, veut savoir comment je vais, pas un mot de jugement, pas un mot de critique, c’est un gros soulagement. C’est pour ça que même si elle avait été avocate, je n’aurais pas appelé sa sœur.

Les flics nous ont installés dans une petite pièce et le temps nous est compté. On écourte les effusions pour ne pas risquer d’être débordés l’un et l’autre par les émotions et j’interroge Lucie sur la suite des opérations, comment ça va se passer. Elle m’explique les grandes lignes de la procédure et quand elle comprend le malentendu, elle réagit immédiatement :

— Ah non ! Ça, papa, c’est impossible !

— Je ne vois pas pourquoi. Au contraire, même : je suis en prison et j’ai une fille avocate, c’est la logique même !

— Je suis avocate, mais je ne peux pas être ton avocate !

— Pourquoi, c’est interdit ?

— Non, ça n’est pas interdit, mais…

— Mais quoi ?

Lucie m’adresse un sourire très gentil qui me rappelle sa mère, ce qui, dans les circonstances présentes, me déprime totalement.

— Écoute, me dit-elle le plus posément possible, ce que tu as fait là, papa, je ne sais pas si tu t’en rends bien compte, mais c’est très… préoccupant.

Elle me dit ça comme si j’étais un môme. Je fais semblant de ne pas le voir parce que je pense qu’à ce stade de la conversation, c’est une réaction normale de sa part.

— Je ne sais pas comment le juge va qualifier les faits. Il y a au moins « séquestration sans libération volontaire », peut-être « aggravée », et comme tu as tiré sur la police…

— Je n’ai pas tiré sur la police, j’ai tiré dans les fenêtres !

— Oui, c’est possible, mais derrière les fenêtres, il y avait la police et ça s’appelle « violences avec arme sur personne dépositaire de l’autorité publique ».

Quand on ne connaît rien au droit, cette expression fait instantanément peur. La seule vraie question qui se pose :

— Et ça va chercher dans les combien ? Au maximum…?

Ma gorge est sèche, ma langue est sèche, j’ai l’impression que mes cordes vocales vibrent sur du papier de verre. Lucie me fixe un instant. C’est elle qui a la tâche la plus difficile, celle de me faire entrer dans l’épreuve de réalité. Et elle le fait très bien. Ma fille est une sacrée bonne avocate. Elle articule, elle parle lentement.

— Ce que tu as fait, c’est quasiment ce qu’il y a de plus grave : la peine maximale, papa… C’est trente ans de réclusion.

Jusqu’à présent ce chiffre était une hypothèse. Dans la bouche de Lucie, il acquiert une réalité folle.

— Et avec les remises de peine…?

Lucie soupire.

— On n’en est vraiment pas là, je t’assure…

Trente ans ! Cette perspective m’a démoli, elle le voit bien. Déjà que je suis dans un triste état. Cette confirmation m’achève. Je dois être tout tassé sur ma chaise et je n’arrive pas à me contrôler, je me mets à pleurer. Je sais qu’il ne faut pas, parce que les vieux qui pleurent, c’est ce qu’il y a de plus obscène, mais c’est plus fort que moi.

Avant de me lancer dans la bagarre, deux jours avant la prise d’otages, j’ai dû consacrer, en tout et pour tout, moins d’une heure à mesurer les risques judiciaires. J’ai ouvert et consulté deux ou trois livres de droit, j’ai lu distraitement, j’étais sous l’emprise d’une colère folle. Je savais que je me lançais dans quelque chose d’éperdu, mais les conséquences étaient beaucoup plus abstraites que ma haine.

Je vais mourir ici, voilà ce que je me dis maintenant.

Et il suffit de regarder Lucie pour voir qu’elle pense comme moi. Même la moitié de cette peine, même quinze ans, c’est impossible à penser. Je vais sortir à quoi, soixante-quinze, quatre-vingts ans ?

Même si j’arrive à ne plus me faire démonter le portrait deux fois par mois, c’est impossible.

Je pleure comme une madeleine. Lucie avale sa salive.

— On va se battre, papa. D’abord, c’est la peine maximale et rien ne dit que le jury va…

— Quoi, le jury ? C’est pas un juge ?

— Mais non, papa.

Elle est effarée de ma méconnaissance.

— Ce que tu as fait, ça relève des assises.

— Les assises ? Mais je ne suis pas un assassin ! Je n’ai tué personne !

Mes larmes sont ridicules, mêlées à l’indignation. La situation, pour Lucie, devient assez compliquée.

— C’est pour ça qu’il te faut un spécialiste. Je me suis renseignée et j’ai tr…

— Je n’ai pas les moyens de me payer un spécialiste.

— On va trouver l’argent.

Je m’essuie le visage d’un revers de main.

— Ah oui ? Et où ça ? Tiens, une idée : on va demander à Mathilde et à Gregory de nous passer ce que je leur ai laissé !

Vexée, Lucie. J’enchaîne.

— Laisse tomber. C’est pas grave, je me défendrai moi-même.

— N’y pense même pas ! La naïveté, dans ce genre d’affaire, ça n’a qu’un seul résultat : tu vas prendre le maximum.

— Lucie…

Je lui prends la main et je la fixe.

— Si ça n’est pas toi, ça sera moi. Mais ça sera personne d’autre.

Ma fille réalise qu’il ne lui suffira pas d’affirmer, ni même d’argumenter. Elle comprend qu’il n’y aura peut-être rien à faire et ça lui coupe tous ses moyens.

— Pourquoi tu me demandes ça, papa ?

J’ai retrouvé mon calme. Et j’ai un immense avantage sur elle, je sais ce que je veux. Je veux que ma fille soit mon avocate. J’y ai pensé sans cesse au cours des dernières heures. Pour moi, il n’y a pas d’autre solution. Ma décision est définitive.

— Je vais avoir soixante ans, Lucie. Ce que je joue là, c’est le temps qui me reste à vivre. Je ne veux pas confier ça à quelqu’un que je ne connais pas.

— Mais c’est pas une psychothérapie, papa, c’est un procès aux assises ! Il te faut un professionnel, un spécialiste !

Elle cherche ses mots.

— Moi, je ne sais pas comment ça marche, les assises, c’est très particulier. C’est… c’est…

— C’est ce que je te demande, Lucie. Si tu ne veux pas, je comprends, mais si ça n’est pas toi…

— Oui, tu me l’as déjà dit ! C’est du chantage !

— Absolument ! Je compte que tu m’aimes assez pour accepter de m’aider. Et si je me trompe, tu me le dis !

Le ton est monté et redescendu aussi vite. L’impasse. On ne se dit plus rien. Elle cligne des yeux nerveusement. Je pense qu’elle va céder. Le chemin est en train de se faire. J’ai mes chances.

— Il faut que j’y réfléchisse, papa, je ne peux pas te répondre comme ça…

— Prends ton temps, Lucie, rien ne presse.

Mais en fait, si, le temps presse. Il va falloir faire très vite tout un tas de démarches, le juge va réclamer un interlocuteur à la hauteur, je vais avoir besoin de conseils pour choisir ma ligne de défense, on va entrer dans des complications terribles…

— Je vais réfléchir. Je ne sais pas…

Lucie sonne. Elle ne peut rien dire d’autre. On se sépare rapidement. Je ne pense pas qu’elle me tienne rancune. Du moins pas encore.

34

Mon affaire a rapidement fait les gros titres. Y compris le journal de 20 heures, ce qui n’est pas bon vis-à-vis du juge, à qui la médiatisation va déplaire. Le surlendemain de mon arrestation, j’ai eu l’espoir qu’on se désintéresse de moi parce qu’un grand patron s’est retrouvé lui aussi en prison pour des malversations économiques portant sur un montant effarant (nous sommes dans la même maison d’arrêt, mais lui a droit au quartier VIP). Peut-être qu’ils sont un peu trop nombreux et que du coup, leurs affaires deviennent banales, en tout cas, la diversion a été de courte durée et l’attention des médias est très vite revenue vers moi. Mon histoire est plus médiatique que la sienne, parce que les gens qui peuvent s’identifier à un chômeur qui pète les plombs sont beaucoup plus nombreux que ceux qui ont des affinités avec un patron qui détourne six fois le montant de ses stock-options.

Les journalistes ont rapproché ma prise d’otages des faits divers américains dans lesquels des adolescents viennent mitrailler leurs professeurs et leurs copains de classe. J’apparais comme un type lobotomisé par le chômage. Un forcené. Les reporters ont interrogé mes connards de voisins (« Ah bah non, c’était un voisin très tranquille. Si on s’attendait… »), quelques anciens collègues (« Ah bah non, c’était un collègue très tranquille. Si on s’attendait… »), mon interlocuteur du Pôle emploi (« Ah bah non, c’était un chômeur très tranquille. Si on s’attendait… »). Ça fait drôle de faire l’unanimité à ce point. Ça donne l’impression d’assister à son enterrement, ou de lire sa propre nécrologie.

Côté Exxyal, on n’a pas manqué de s’exprimer.

Le héros de la journée, d’abord, Son Altesse Paul Cousin himself. Son courage lui a certainement permis de regagner la confiance de son entreprise. Réintégré. Exactement ce dont j’aurais rêvé pour moi-même. Je l’imagine déjà à Sarqueville pilotant un licenciement qui va toucher plus de trois cents familles, il va être parfait.

Face à la caméra, il est génial, comme face à moi à la fin de la prise d’otages : inflexible, implacable. Vertical. C’est un condensé des premiers calvinistes et des puritains du Nouveau Monde. Paul Cousin, c’est Torquemada version capitaliste. À côté de lui, la statue du Commandeur, c’est Mickey Mouse. Pas le genre à se répandre. Je le retrouve bien là. Comme lorsqu’il se dressait face à moi : direct au cœur du sujet. Il est parfait. « On ne peut pas tolérer que l’entreprise devienne le lieu de la criminalité. » Il risque une image : si tous les chômeurs prenaient en otage leurs employeurs potentiels… On imagine. On en tremble. Son message est clair : les cadres supérieurs ont une haute conscience de leur responsabilité et chaque fois qu’un délinquant s’apprête à s’en prendre à son entreprise, il doit s’attendre à trouver un Paul Cousin sur sa route. Effectivement, ça fait peur.

En vedette américaine, le P-DG d’Exxyal, Alexandre Dorfmann. Il est « La Victime ». Sobre, attristé par cette épouvantable circonstance. Grandiose. Alexandre Dorfmann, qu’on se le dise, est un P-DG qui a tremblé pour ses cadres, un gars plein d’humanité. Lui, il s’est montré stoïque, c’est normal avec les responsabilités qu’il a, et s’il avait fallu donner sa vie pour ses employés, on le comprend clairement, il n’aurait pas hésité un instant. À mon égard, il a des mots très durs. J’ai menacé ses cadres supérieurs, le genre de truc qu’il ne pardonnera pas. Le sous-entendu est clair : les patrons ne sont pas prêts à se laisser emmerder par les cadres au chômage, même armés. On ne reculera pas. Ça promet pour le jour du procès.

Lorsqu’il s’exprime face à la caméra, j’ai l’impression que Dorfmann me fixe personnellement. Parce que derrière ce message, il y en a évidemment un autre : « Delambre, vous avez été très mal avisé de me prendre pour un con et je ne vais certainement pas attendre la fin de vos trente années de réclusion pour vous arracher les couilles ! » Ça promet pour mes prochains mois de captivité.

En le voyant me parler ainsi, je sais que je vais avoir très bientôt de ses nouvelles. Mais dans l’immédiat, je chasse cette idée, parce que le jour où ça va arriver, je ne sais pas du tout ce que je vais pouvoir faire pour m’en sortir.

Ensuite, le reportage s’est penché sur moi, sur ma vie, on a montré des plans des fenêtres de notre appartement, de l’entrée de l’immeuble. De notre boîte aux lettres. C’est bête, mais voir ainsi notre nom inscrit sur la petite étiquette jaunie qui date quasiment de notre installation me fait une peine immense. J’imagine Nicole cloîtrée à la maison, en train de parler au téléphone avec ses filles en pleurant.

Ça me déchire le cœur.

C’est incroyable comme nous sommes loin l’un de l’autre.

Lucie a expliqué à sa mère ce qu’elle devait faire ou dire lorsqu’elle est abordée par des journalistes au téléphone, à sa station de métro, au supermarché, sur le trottoir, dans la cage d’escalier, dans le couloir de son centre de doc, dans l’ascenseur. Aux toilettes de la cafétéria. Selon elle, si on ne répond à rien, les journaux vont nous oublier et ils ne reviendront plus qu’au procès, qu’il ne faut pas espérer avant au moins dix-huit mois. J’ai encaissé l’annonce de cette échéance avec courage. Évidemment, je fais des calculs. Je retiens le verdict le plus clément, je soustrais les remises de peine que je peux espérer, je retire la durée de la prison préventive. Le résultat fait encore une durée incroyablement longue. Jamais mon âge ne m’a semblé aussi lourd de menaces.

Du coup, grâce à la télé, à la maison d’arrêt, j’ai eu mon quart d’heure de notoriété : on commente mon affaire, chacun donne son avis, on m’interroge. Ici, tout le monde pense tout savoir, les uns estiment que je vais bénéficier des circonstances atténuantes, ce qui fait marrer ceux qui sont certains que je vais au contraire servir d’exemple pour contenir tous les chômeurs qu’une idée aussi saugrenue que la mienne pourrait visiter. En fait, chacun juge mon affaire à l’aune de la sienne, en fonction de ses espoirs et de ses peurs, de son pessimisme ou de son volontarisme. C’est ce que chacun appelle de la lucidité.


La maison d’arrêt porte bien son nom. Ici, hormis les trafics en tous genres, toute la vie s’arrête, ou à peu près. La seule chose qui continue d’évoluer, ce sont les effectifs : on devrait être quatre cents détenus, on est sept cents. Et si on prend les chiffres exacts, ça fait même pas loin de 3,8 prisonniers par cellule. Autant dire qu’il faut un miracle pour ne pas vivre à quatre dans une cellule de deux. Les débuts ont été difficiles : en huit semaines, j’ai changé onze fois de cellule ou de compagnons. On n’imagine pas qu’une population aussi sédentaire puisse être aussi instable. J’ai eu de tout dans ma cellule, des violents, des dingues, des déprimés, des fatalistes, des braqueurs, des drogués, des suicidaires, des drogués-suicidaires… C’est comme si la prison me proposait la bande-annonce.

Ici l’atmosphère est assez industrieuse. Tout s’achète, se vend, se troque, s’échange et s’évalue. La prison, c’est la bourse permanente des valeurs élémentaires. Mon groin de cochon m’a été de bon conseil : après, je n’ai plus rien gardé à moi et j’ai réduit ma garde-robe à deux ensembles extrêmement moches que je porte en alternance une semaine sur deux. Je fais profil bas.

C’est Charles qui me conseille.

En dehors des filles, je veux dire de Nicole et Lucie, c’est le premier à avoir pris contact avec moi. Charles reçoit mes lettres en trois jours maximum, mais quand c’est lui qui m’écrit, il faut plus de quinze jours pour que ça m’arrive parce que mon courrier passe par le bureau du juge, qui filtre et qui laisse passer quand il a le temps. Je vois bien mon Charles dans sa voiture, son bloc posé sur le volant. J’imagine sans peine son haleine dans l’effort. Ça doit être spectaculaire. Dans sa première lettre, il m’écrit : « Si tu me réponds mais te sens pas obligé dis-moi si Morisset est toujours là Georges Morisset c’est un mec bien je le connais de l’époque où j’ai été à ta place. »

Lire la littérature de Charles, c’est un peu comme suivre sa conversation. Il ne met pas de ponctuation, tout au kilomètre, au fil de la pensée.

Un peu plus loin : « Je vais venir te voir bientôt c’est pas que je ne peux pas on peut toujours quand on veut mais ça me rappelle des moments pénibles je préfère pas mais comme j’ai aussi envie de te voir je vais venir quand même. » L’avantage de sa prose, c’est qu’on suit bien l’évolution de sa réflexion.

Le Georges Morisset dont il me parle est un des surveillants dont la réputation est la meilleure. Il a gravi tous les échelons de la pénitentiaire, un par un. J’ai expliqué à Charles qu’il est maintenant major et dans sa dernière lettre il m’écrit : « Morisset major ça ne m’étonne pas parce que c’est un bosseur il en veut et il en a les moyens tu vas voir il ne va pas en rester là je serais pas surpris qu’il passe le concours de lieutenant tu vas voir. »

Il y a encore quelques lignes admiratives. Charles est littéralement extasié devant l’ascension obstinée du major Morisset. Il a fallu que je vienne en prison pour apprendre que mon meilleur, en fait mon seul copain y est déjà allé deux fois. Et c’est ici qu’il a d’abord été incarcéré. Je n’ai évidemment pas demandé à Charles ce qu’il avait fait. Ça n’est pourtant pas l’envie qui me manquait.

Dans son courrier, Charles m’écrit aussi : « Comme je connais un peu les lieux peut-être que je peux t’aider à comprendre comment ça marche parce qu’au début forcément on est un peu paumé et ça arrive qu’on se fasse péter la gueule dès qu’on arrive alors que quand on sait des fois on peut arriver à éviter les problèmes les plus emmerdants. »

La proposition ne tombait pas mal parce qu’on venait juste de me poser deux points de suture supplémentaires à l’arcade sourcilière gauche, à la suite d’un petit différend à caractère sexuel dans les douches avec un bodybuilder un peu primaire que mon âge n’avait pas découragé. Charles est devenu mon mentor et je suis ses conseils à la lettre, c’est le cas de le dire.

Le conseil sur les vêtements, c’est lui, ainsi qu’un tas d’autres petits trucs qui permettent de garder l’essentiel de son plateau-repas, de ne pas s’aventurer par mégarde dans les « zones réservées » des différents clans dont l’étendue et l’emplacement varient selon des règles coutumières assez mystérieuses, de ne pas se faire piquer aussitôt ce qu’on achète ou de ne pas se faire trop rapidement virer de sa couchette par les nouveaux entrants.

Charles m’a aussi expliqué que le plus grand risque, du fait que je me suis fait casser la gueule deux fois de suite, c’est d’être perçu comme un souffre-douleur, le type à qui on peut démonter le portrait.

« Il va falloir enrayer ça et renverser la vapeur et là il y a deux solutions la première c’est de casser la gueule au plus costaud de la section et si ça ne marche pas ou que tu ne peux pas le faire et sans offense je pense que ça sera ton cas il faudra trouver une protection quelqu’un qui te fasse respecter. »

Il a raison, Charles. Ce sont des stratégies de chimpanzé, mais c’est la prison qui conduit à ça. Je vis avec cette idée en tête et je me suis mis à reluquer les gros bras en me demandant de quelle manière je pourrais obtenir la protection de l’un d’eux.

J’ai d’abord jeté mon dévolu sur Bébétâ. C’est un Black d’une trentaine d’années qui a dû être lobotomisé très jeune et qui, depuis, ne fonctionne plus que sur le mode binaire. Quand il soulève de la fonte, il ne connaît que deux ordres : lever/reposer, quand il mange : mâcher/avaler, quand il marche : pied droit/pied gauche, etc. Il est en attente de jugement pour avoir tué un maquereau roumain à coups de poing (lancer le poing/ramener le poing). Il mesure près de deux mètres et si on enlève les os, il doit rester plus de cent trente kilos de muscle. Les relations avec lui sont basées sur des principes assez proches de l’éthologie. J’ai effectué une première approche mais, rien que pour mémoriser mon visage, il va lui falloir plusieurs semaines. Qu’il retienne un jour mon nom, je n’espère même pas. Les premiers contacts se sont bien passés. J’ai réussi à créer un premier réflexe conditionné : il sourit quand il me voit approcher. Mais ça va être long, très long.

Ce que m’a dit Charles du major Morisset était resté en stand-by quelque part dans ma tête, je ne savais pas pourquoi. Dans la journée, je me surprenais à penser à lui ou à l’observer quand il passait près de ma cellule ou dans la cour à l’heure de la promenade. C’est un homme de cinquante ans, rondouillard mais costaud, on sent qu’il est dans la pénitentiaire depuis longtemps et que si ça doit arriver, l’affrontement ne lui fait pas peur. Il détaille tout d’un œil très exercé. Je l’ai vu interpeller Bébétâ qui doit peser le triple de son poids. Bien sûr, il représente l’autorité, mais il y avait, dans sa façon de lui parler, de lui expliquer ce qui ne lui plaisait pas, quelque chose qui m’intriguait. Même Bébétâ a saisi que cet homme incarnait l’autorité. C’est là que j’ai eu l’idée.

J’ai foncé à la bibliothèque, j’ai cherché le programme du concours de lieutenant de la pénitentiaire. J’ai vérifié que mon intuition ne m’avait pas trompé et que j’avais une petite chance de réussir.

— Alors, major, ce concours…? Pas facile, à ce que j’ai entendu dire.

La promenade. Le lendemain. Il fait beau, les détenus sont calmes, le major n’est pas le genre à jouer avec son bâton. Il fume des cigarettes blondes avec une attention infinie, comme si chacune coûtait quatre fois son salaire annuel. Il tient sa cigarette entre le pouce et l’index et la couve avec une dévotion de jeune mère, c’est assez étonnant.

— Non, pas facile, répond le major en soufflant délicatement sur son filtre, où une petite cendre est venue se poser.

— Et à l’écrit, vous choisissez quoi, la dissertation de culture générale ou la note de synthèse ?

Là, son regard quitte sa clope pour monter jusqu’à moi.

— Comment vous savez ça, vous ?

— Oh, ces concours administratifs, je les connais bien. Pendant des années, j’ai donné des cours à des gens qui en préparaient de toutes sortes, de ces concours. Au ministère de la Santé, au ministère du Travail, dans les préfectures. Les programmes se ressemblent beaucoup. C’est toujours à peu près la même problématique.

Le coup de la « problématique », j’ai eu peur de l’avoir risqué trop tôt. L’impatience. J’ai failli me mordre les lèvres, mais j’ai réussi à me réfréner. Le major est revenu à sa cigarette, il est resté longuement silencieux. Puis il a dit, en lissant de l’ongle la couture sur le filtre :

— La note de synthèse, c’est pas mon fort.

Bingo. Delambre, tu es un génie. Tu vas peut-être t’en prendre pour trente balais, mais côté manipulation, tes années de management sont rentabilisées. J’ai laissé passer quelques secondes puis j’ai repris :

— Je comprends. Le problème, c’est que la dissertation, presque tous les candidats vont la choisir. Parce que presque tous les candidats sont comme vous, ils ont peur de la note de synthèse. Alors, forcément, ceux qui font le calcul inverse se démarquent aux yeux des correcteurs. Ils partent avec un handicap favorable. Ils ont raison d’ailleurs, parce que la note de synthèse, quand on a compris comment ça marche… C’est même moins difficile que la dissertation. C’est plus carré.

Ça l’a fait réfléchir, le major Morisset. Je me suis dit que ce type n’était pas bête et que je n’avais pas intérêt à insister, sous peine de perdre le petit bénéfice que j’avais gagné. J’ai dit :

— Bon, allez major, bon courage.

Et je suis revenu dans la cour. J’ai bien espéré qu’il allait me rappeler, mais il ne s’est rien passé. À la sonnerie, je me suis mis en rang avec les autres.

Quand je me suis retourné, le major Morisset avait disparu.

35

Ce début d’été est très chaud en prison. L’air ne circule pas, les corps transpirent, l’atmosphère s’alourdit, les gars deviennent encore plus agressifs, électriques. L’esprit de la prison a commencé à me ronger comme un cancer. Je ne sais pas comment je vais survivre à l’angoisse de finir mes jours ici.

Deux fois par semaine, je corrige la note de synthèse du major Morisset. C’est un bosseur. Chaque mardi et chaque jeudi, il prend trois heures sur ses RTT pour rédiger son devoir dans les conditions du concours. Par bonheur pour moi, il est encore loin du compte et sa technique est déplorable. Mon approche destinée à faire la différence avec tous les autres candidats l’a totalement séduit.

Le dernier sujet que je lui ai donné portait sur l’état des prisons en France. Un rapport de l’Observatoire européen contre la torture (rien que ça) s’est penché sur nos prisons. Quand je l’ai proposé au major, il m’a demandé si je me foutais de sa gueule. Mais il sait bien que c’est ce genre de sujet qui risque de sortir au concours. Je fais en sorte de distiller mes conseils très progressivement, pour qu’il ait besoin de moi le plus longtemps possible. Il est très content de ce que je fais. Deux fois par semaine, il me convoque dans son bureau et on travaille la technique. Je lui donne des plans, je le conseille sur la structure de ses devoirs. Comme il ne peut rien espérer de l’administration, il a acheté sur son argent un tableau papier et des feutres. On travaille par séances de deux heures. Quand je sors de son bureau, certains détenus me demandent en rigolant si le major m’en a mis plein le cul ou si je l’ai bien sucé jusqu’au bout, mais je m’en fous : le major Morisset est respecté, tout le monde sait très bien à quoi s’en tenir avec lui et avant tout, j’ai trouvé ma protection. Pour le moment.


Avec Lucie aussi, j’ai fait le bon choix. Elle est très active. Elle a évidemment du mal devant le juge, un peu sceptique de voir une avocate aussi inexpérimentée se lancer dans une affaire aux assises. Elle doit travailler beaucoup, parce qu’à chaque entrevue avec le juge elle apporte les réponses aux questions qui se sont posées, donne sa position, elle prend des tonnes de notes, cite des jurisprudences, son visage est presque aussi fatigué que le mien alors que nous en avons encore pour des mois et des mois. La lenteur de l’instruction lui convient bien parce qu’elle doit se mettre à niveau. Elle a obtenu l’aide d’un certain maître Sainte-Rose, dont elle me parle régulièrement. Quand je doute ou quand je commence à ergoter, elle l’utilise comme un argument d’autorité, ce doit être une sommité. Moi, ça ne me fait aucun effet. Il a beau s’y connaître, ce n’est pas lui mon avocat. Mon affaire, pour lui, c’est de la théorie. Il paraît qu’il a une très grande expérience et qu’il sait y faire. J’aimerais bien qu’il vienne donner des explications théorétiques au codétenu qui, depuis qu’il est arrivé, bouffe la moitié de mon plateau dans l’indifférence des deux autres.

Lucie se donne un mal incroyable. Je pense que même au cours de ses études, elle n’a jamais été obligée de travailler autant, jamais elle n’a eu une telle pression.

C’est à elle de sauver son père, comme dans les tragédies. Et je n’ai confiance qu’en elle. C’est un drame en soi.

Ce qui l’inquiète, c’est l’affaire des Messageries pharmaceutiques.

— Les parties civiles vont rappeler que tu as allongé ton contremaître d’un coup de tête quelques jours avant de prendre tous ces gens en otages. Il a eu dix jours d’arrêt. Tu vas passer pour un homme violent.

Elle dit ça à un type qui a braqué une douzaine de personnes avec un 9 mm…

Je risque :

— Quelle que soit la manière dont tu t’y prendras…

— C’est possible, dit-elle en fouillant dans son dossier jaune, celui du procès des Messageries. Mais si ton ancien employeur retirait sa plainte, ce serait plus facile. Sainte-Rose dit qu…

— Ils ne le feront jamais. Ils m’ont même baisé la gueule en m’extorquant des aveux. Ils ne sont pas du genre à abandonner une carcasse : tant qu’il y aura à bouffer dessus…

Lucie a trouvé le document qu’elle cherchait.

— Maître Gilson, dit-elle.

— Mouais…

— Maître Christelle Gilson ?

— Peut-être, je ne sais pas, on n’est pas vraiment intimes…

— Moi si.

Je la regarde.

— J’ai une copine de fac qui s’appelait comme ça. Alors, je me suis renseignée. C’est bien elle.

Mon cœur fait un bond.

— Une bonne copine ?

— Ah oui, j’étais même sa meilleure copine.

Lucie grimace avec embarras.

— Du genre de celles qui vous piquent votre fiancé.

— Qui a piqué le fiancé ?

— Moi.

— C’est pas vrai… Tu n’as pas fait ça !

— Excuse-moi, papa, mais à l’époque, je ne pouvais pas savoir que mon père deviendrait un braqueur que je dois défendre aux assises et que…

— Pop pop pop pop !

J’ai levé les mains en signe de reddition. Lucie se calme.

— D’ailleurs, je lui ai rendu un service. C’était un vrai con.

— Bah oui, mais c’était son con à elle.

C’est bien le genre de dialogue que nous avons, Lucie et moi.

— Bref, conclut-elle, il va falloir que j’aille la voir.

Lucie m’explique que si elle ne parvient pas à convaincre son ancienne meilleure copine d’intercéder en notre faveur auprès de son client pour qu’il retire sa plainte et sa réclamation de dommages-intérêts, il faudra que je tente la même manœuvre sur Romain, qui est le principal témoin. Je ne dis rien. Je fais celui qui comprend mais pour le moment, je préfère que Romain soit officiellement considéré comme un adversaire. Ça masque le fait qu’il m’a donné un très gros coup de main. Je n’ai aucune envie qu’on ébruite notre complicité.

Au cours de nos entretiens, elle me donne des nouvelles de sa mère, qui est bien seule. Au début j’ai réussi à l’appeler au téléphone. Lucie me dit qu’elle s’inquiète parce que je ne le fais plus. Je prétends que maintenant c’est plus difficile. En fait, c’est parce que quand j’appelle Nicole, rien que le son de sa voix me donne envie de pleurer. C’est insurmontable.

Lucie affirme que sa sœur, Mathilde, va bientôt venir me voir. Je n’y crois pas une seconde. Et ça m’arrange, parce que je redoute le moment où je vais devoir l’affronter.

C’est dur d’avoir honte de soi devant ses enfants.

Alors j’ai commencé à écrire mon histoire. Ça n’est pas facile, parce qu’il faut de la concentration et qu’ici, où que vous alliez, la télé hurle du matin au soir. À 20 heures, c’est la cacophonie, chaque détenu augmente le son pour écouter son journal télévisé préféré. Les grands titres se chevauchent dans la plus totale confusion. France 2 : « Avec 1,85 million d’euros annuels, les grands patrons français sont les mieux payés d’Europe » se superpose à TF1 : « Le chômage devrait atteindre les 10 % en fin d’année ». C’est un beau bordel, mais on voit quand même bien la tendance générale.

Il est quasiment impossible d’échapper au flot continu des séries, des clips, des jeux, ça vous martèle le crâne, ça vous suit partout, la télé finit par faire partie de vos fibres. Je supporte mal les bouchons d’oreille, j’ai acheté un casque antibruit. Et comme j’ai oublié de préciser la couleur, j’ai hérité d’un casque d’un orange vif. J’ai l’air d’un type qui guide les avions sur les aéroports, les mecs m’appellent « l’aiguilleur du ciel », mais ça ne fait rien, je travaille mieux grâce à ça.

Je ne suis pas un très bon rédacteur, j’ai toujours été meilleur à l’oral qu’à l’écrit. (Je compte un peu sur cette qualité lors du procès, même si Lucie me dit que je devrai la laisser parler à ma place et dire uniquement ce que j’aurai appris par cœur quelques heures avant le début des audiences.) Je n’écris pas mes Mémoires, je tente seulement de rendre compte de mon histoire. Je le fais pour Mathilde principalement. Encore que je le fasse aussi pour Nicole, qui ne comprend pas tout ce qui nous arrive. Et pour Lucie, qui ne sait pas tout. Mon histoire, c’est incroyable comme je la trouve banale, vue comme ça. Pourtant, c’est original. Tout le monde ne vient pas aux tests d’embauche avec un Beretta chargé à balles réelles.

C’est peut-être un tort d’ailleurs. Ça va sûrement en faire réfléchir plus d’un.

36

Depuis que je suis ici, depuis la première apparition d’Alexandre Dorfmann à la télévision le lendemain de la prise d’otages, je m’inquiète de n’avoir aucune nouvelle d’Exxyal.

C’est anormal.

Ils ne peuvent pas rester silencieux pendant des mois et des mois.

Je me disais justement ça quand j’ai reçu des nouvelles, aujourd’hui vers 10 heures, en entrant à la buanderie.

Le détenu qui s’occupe du linge prend mon ballot et disparaît dans les entrailles du local.

Et quelques secondes après, c’est l’immense Bébétâ qui revient à sa place. Je lui souris et je lève la main droite, comme pour dire « je le jure », c’est ce que je lui ai appris pour dire bonjour. Mais j’ai la puce à l’oreille quand je vois, derrière lui, se profiler la silhouette de Boulon. Le type qu’on appelle Boulon est bien plus petit que Bébétâ mais nettement plus inquiétant. Un pervers. Il tient son nom de son arme favorite, le lance-pierres, un truc très sophistiqué avec un repose-bras élastique tubulaire dans lequel il remplace les cailloux par des boulons. Quand il était en liberté, il portait des boulons de toutes les tailles dans ses différentes poches et il pouvait atteindre avec précision des cibles à des distances incroyables. Son dernier exploit est d’avoir collé un boulon de 13 en plein milieu du front d’un homme à près de cinquante mètres. Le boulon s’est planté au milieu du cerveau. Propre et net. Il est connu pour quelques atrocités sans nom, mais il se vante de n’avoir jamais fait couler une goutte de sang. Au fond, malgré les apparences, il a peut-être le cœur pointu.

À le voir apparaître comme ça dans la buanderie accompagné de Bébétâ, je comprends tout de suite que je vais avoir des nouvelles de mon ex-futur employeur. Je me retourne pour m’enfuir, mais il suffit à Bébétâ d’allonger le bras pour m’attraper à l’épaule. J’essaye de hurler mais en une fraction de seconde il m’a retourné et collé contre lui, une main en bâillon sur la bouche. Il me soulève du sol sans le moindre effort, me retourne contre lui et me serre. Je remue dans tous les sens les bras les jambes en essayant de hurler. Ces types vont me tuer. Je le sais. Mes efforts ne servent à rien, Bébétâ m’emporte comme si j’étais un coussin de salon. Nous voilà derrière le comptoir, entre les travées de draps et de couvertures. Là, il veut me reposer au sol mais mes jambes ne peuvent plus me porter tellement j’ai peur, il doit me tenir. Je continue de hurler dans la paume de sa main, ce qui sort est un râle inhumain dans lequel je ne reconnais même pas ma propre voix. Je suis comme une bagnole au rebut qu’on s’apprête à compresser. Bébétâ me tient d’un bras en me bâillonnant et de l’autre il saisit mon poignet droit et il l’allonge de force vers Boulon, qui me fixe calmement, sans un mot. Je joue des coudes, des bras, des jambes, mais toute résistance est inutile. Je sais qu’ils peuvent me faire mal. Vraiment très mal. Je tente toujours de hurler. C’est une situation tellement désespérée. Je suis si atrocement seul. Je suis prêt à tout donner. À tout rendre. Tout. L’image de Nicole me traverse la tête comme un coup de foudre. Je m’accroche à elle mais c’est une Nicole en train de pleurer qui m’apparaît, une Nicole qui va me regarder souffrir et mourir en pleurant. Je tente de supplier, rien ne sort de ma bouche, tout se passe dans ma tête. Boulon dit simplement :

— J’ai un message pour toi.

Juste ça.

Un message.

Bébétâ pose de force ma main à plat sur une étagère. Boulon saisit d’abord mon pouce et le retourne d’un coup sec. La douleur est fulgurante, affolante. Je hurle. Impression de devenir dingue. Instantanément. Je veux me débattre, balancer des coups de pied partout, surtout derrière moi, pour contraindre Bébétâ à relâcher un peu sa pression, mais déjà Boulon a saisi mon index et l’a retourné à son tour. Il saisit fermement le doigt et le retourne jusque sur le dos de la main. Ça fait un bruit sinistre. Douleur aveuglante. Une nausée m’envahit, je vomis, Bébétâ continue à me tenir, comme si l’ordre d’être dégoûté ne parvenait pas à ce qui lui sert de cerveau. Lorsque Boulon me prend le troisième doigt, je m’évanouis. Je pense que je m’évanouis. En fait je suis encore conscient, quand le doigt est retourné une onde électrique me parcourt de haut en bas, je ne hurle même plus, c’est au-delà de ça. Mon corps est une chiffe molle dans l’étau des bras de Bébétâ. Je transpire comme un damné. Je pense que c’est à ce moment-là que j’ai chié sous moi. Mais Boulon n’a pas terminé. Il reste deux doigts. Je vais mourir. De douleur. Mon esprit s’en va, j’ai si mal que je deviens fou. Des vagues me parcourent de la tête aux pieds. Même les vagues de douleur s’affolent. Quand Boulon me retourne le petit doigt, le dernier, mon esprit m’a quitté, mon estomac s’est retourné, je veux mourir tellement j’ai mal, Bébétâ me lâche. Je m’effondre en hurlant. Je suis tombé sur ma main. Je ne peux même pas la serrer contre moi, je ne peux même pas la toucher. Je râle. Je ne suis plus qu’un flot de douleur. Mon esprit ne parvient pas à se mobiliser, je suis en train de dérailler complètement.

Boulon se penche sur moi et il dit calmement :

— C’est le message.

Je ne sais pas ce qui se passe ensuite parce que je m’évanouis.


Quand je me réveille, ma main est comme un ballon de football gonflé à bloc. Allongé dans un lit de l’infirmerie, je pleure encore. Comme si je n’avais pas arrêté de pleurer depuis qu’ils m’ont saisi.

J’ai tellement mal. Tellement mal. Tellement mal.

Je me tourne sur le côté, je me recroqueville en chien de fusil, la main bandée au creux de mon ventre. Je pleure. J’ai peur. Tellement peur. Je ne voulais pas ça. Sortir d’ici. Je ne veux pas mourir ici.

Pas comme ça.

Pas ici.

37

L’avantage de la prison, c’est que les séjours à l’hôpital sont courts. Quatre jours. Service minimum. Les désarticulations métacarpo-phalangiennes, les fractures et luxations ont été opérées et réduites par un chirurgien tout ce qu’il y a de plus sympa dans le genre chirurgien.

J’ai des attelles, des plâtres et des mois devant moi à espérer un retour à la normale auquel le spécialiste ne croit guère. Je vais garder des séquelles.


Le jeune homme s’est levé dès mon entrée dans la cellule et m’a tendu la main. En voyant le monceau de bandage, il n’a pas pu s’empêcher de sourire et m’a tendu l’autre. On se serre la mauvaise, c’est bon signe.

Pour le moment, j’ai surtout envie d’être allongé.

Jusqu’à hier, ma main me procurait des élancements insupportables et l’infirmier ne disposait d’aucun analgésique suffisamment puissant. Ou il ne voulait pas m’en donner. Le major Morisset ne s’est pas contenté de me faire transférer, il m’a aussi apporté du Stianofil. Ça abrutit un peu mais au moins la douleur s’estompe, me laisse dormir par intermittence. Le major me dit qu’on va ouvrir une enquête, que je dois livrer le nom de mes agresseurs, mais il n’attend même pas la réponse et quitte la cellule.

Jérôme, mon nouveau voisin, est un arnaqueur professionnel d’une trentaine d’années. Il a un joli visage, des cheveux ondulés, une prestance naturelle rassurante et si vous l’imaginez en costume, vous avez, de face, le directeur de votre agence bancaire, de dos, votre agent immobilier, du profil droit, votre nouveau médecin de famille et du gauche, votre copain d’enfance qui a réussi à la Bourse. Il a moins de diplômes qu’un paysan de la Sierra Leone mais il s’exprime très bien, il a de la personnalité, du charisme, je lui trouve un petit côté Bertrand Lacoste en plus jeune. Peut-être par le fait qu’il est, lui aussi, un arnaqueur. Comme j’ai moi-même plus de vingt ans de pratique du management, malgré notre différence d’âge, nous nous entendons assez bien. C’est un garçon très habile. Pas suffisamment pour avoir réussi à éviter la prison, mais quand même, c’est un retors. Il a déjà à son actif des dizaines de chèques falsifiés, des tonnes de marchandises imaginaires vendues cash, de vrais faux papiers négociés à prix d’or, des embauches fictives avec dessous-de-table et perception de subventions de l’État, et même des cessions d’actions boursières sur des places étrangères. Ce qui l’a conduit ici, c’est la vente sur plan d’appartements chimériques dans une résidence de luxe inexistante, au-dessus de Grasse. Il m’a expliqué le truc, c’est trop savant pour moi. Ce type est bourré de thunes. Sauf sa liberté, il peut acheter ce qu’il veut. Son business a dû bien rapporter. À côté de lui, je passe pour un pouilleux.

Je ne dis rien.

Jérôme observe ma tête et ma main droite, qui est encore toute gonflée. Il veut absolument savoir pour quelle raison je me suis fait esquinter à ce point. Ça l’intrigue. Il flaire la bonne affaire. Je dois surveiller tout ce que je dis, la manière dont je le dis, ce que je ne dis pas, la manière dont je me tais.

Effet post-traumatique de ma rencontre avec Boulon et Bébétâ, j’ai peur dès que je sors de ma cellule. J’explore l’environnement avec appréhension, derrière moi, tout autour, sur le qui-vive en permanence. De loin, je vois Boulon faire ses affaires, ses trafics, il se retourne mais n’a pas l’air de me voir. Pour lui, je ne suis rien d’autre qu’une affaire. Je n’existerai de nouveau à ses yeux que s’il reçoit une nouvelle commande, et la seule question qu’il se posera alors, c’est de savoir jusqu’où il devra aller et s’il est suffisamment payé pour ça. Quant à Bébétâ, quand il me croise, il sourit béatement, il lève la main, paume dans ma direction, comme je lui ai montré, il est drôlement content de me dire bonjour, comme si m’avoir écrabouillé tous les doigts avait créé entre nous de nouveaux liens affectifs. Ce qui s’est passé dans la buanderie a déjà été chassé de la partie de moelle épinière qui lui tient lieu de cerveau.

Jérôme ne me trouve pas très loquace, forcément. Lui, c’est un bavard, il a besoin de parler ; moi, j’ai les idées noires. Le médicament y est peut-être pour quelque chose. Je rumine le « message ». Ce qui m’inquiète, évidemment, c’est la suite. C’était d’ailleurs bien ça, le vrai message : nous n’en sommes qu’au début.

Bon Dieu, je ne sais absolument pas quoi faire.

Depuis le début, j’agis sans savoir comment tout ça va finir.

Depuis le début, ce n’est qu’une suite de stratégies à court terme.

J’improvise sans cesse.

Je réagis quand j’ai le nez sur l’événement.

J’en prends plein la gueule dès mon arrivée, mais ensuite, je trouve le major Morisset et je gagne sa protection. On me casse les doigts, mais ensuite, je me débrouille pour être transféré dans une cellule à deux, dans une section mieux protégée.

Au pire, je survis à l’épreuve.

Au mieux, je parviens à reculer l’échéance.

Mais fondamentalement, depuis l’instant où j’ai appris qu’Exxyal me menait en bateau, quand j’ai compris que tout ce que j’avais fait pour être embauché avait été inutile, que j’avais volé l’argent de ma fille pour rien, depuis que j’ai senti cette colère noire m’envahir, je réagis, je tâche de trouver des solutions, mais je n’ai jamais de stratégie globale. Pas de plan qui intégrerait les conséquences. Je ne suis pas un malfrat. Je ne sais pas faire.

Je me débats.

D’ailleurs, si j’avais une stratégie d’ensemble et qu’elle m’avait conduit là où j’en suis, je pourrais dire que c’est une très mauvaise stratégie.

Le premier message m’est bien arrivé.

Que va-t-il se passer maintenant ?

Il faut absolument que je trouve un moyen d’empêcher le second message de me parvenir.


Curieusement, c’est le psychiatre chargé de l’expertise qui me met sur la piste.

Cinquante ans, classique, jargonnant mais ouvert. Il prononce toutes ses phrases comme des sentences essentielles et se fait une haute idée de sa fonction. C’est pas faux. Sauf qu’avec moi, c’est du beurre. Il suffit de mettre côte à côte mon dossier et mon CV et vous avez le diagnostic. Je ne fais pas trop d’efforts pour le convaincre de ce qu’il sait déjà.

Ce qui me frappe, c’est cette phrase quand il entame l’entretien : « Si vous vouliez me raconter votre vie, que me diriez-vous en premier ? »

Après cette entrevue, je me lance à corps perdu dans le travail.

Comme je ne peux pas écrire, j’ai demandé son aide à Jérôme, je dicte, il écrit, je relis, il corrige sous ma dictée. Ça va assez vite, jamais assez vite pour moi, mais je parviens à masquer que j’ai entamé là une course contre la montre.

Si tout va bien, le manuscrit sera achevé dans quatre ou cinq jours. Je booste mon aventure. J’en rajoute pas mal, je mets de la violence symbolique, j’écris à la première personne, je tâche de faire efficace, ça pourrait marcher. Et je me renseigne sur les journaux que ça peut intéresser.


Mes rapports avec Nicole sont devenus difficiles. Elle est très déprimée, elle vit dans l’attente, dans la menace, elle me voit en prendre plein la tête. Nicole est très seule, elle va très mal et je ne peux rien pour elle.

La semaine dernière :

— Je vais vendre l’appartement, me dit-elle. Je vais t’envoyer les papiers, il faut que tu signes et que tu me les renvoies rapidement.

— Vendre l’appartement ? Mais pourquoi ?

Je suis sidéré.

— Ton procès avec ton ancien employeur va arriver et si tu es condamné à des dommages-intérêts, je veux pouvoir les payer.

— On n’en est pas là !

— Non, mais on y vient. Et puis, je n’ai pas besoin de cet appartement. Pour moi seule, c’est trop grand.

C’est la première fois que Nicole évoque aussi clairement l’idée que je ne reviendrai sans doute jamais vivre avec elle. Je ne sais pas quoi dire. Je vois qu’elle regrette de s’être laissée aller à cette vérité-là.

— Et puis, il y a les frais de justice, reprend-elle pour noyer le poisson.

— Mais il n’y a quasiment pas de frais, on ne paie pas l’avocat !

Nicole semble atterrée, je ne vois pas pourquoi.

— Alain, je ne dis pas que ta situation en prison est une part facile, mais vraiment tu es loin des réalités !

Je ne dois pas avoir la tête d’un homme qui comprend ce qu’on lui dit.

— Je ne veux pas que Lucie travaille pour rien, assène Nicole avec fermeté. Je veux qu’elle soit payée. Elle a abandonné son travail pour assurer ta défense, elle prend sur ses économies pour remplacer le salaire qu’elle n’a plus. Et…

— Et quoi ?

Au point où j’en suis… Nicole se lance :

— Et maître Sainte-Rose lui coûte très cher. Très cher. Et je ne veux plus qu’elle paye.

Cette information me sidère.

Après Mathilde, voici Lucie endettée pour son père.

Je n’arrive pas à regarder Nicole en face.

Elle non plus.


La démarche de Lucie auprès de maître Gilson, son ex-copine de fac, n’a évidemment rien donné. Lucie n’avait rien à proposer en échange. Elle demandait seulement un peu de bienveillance et de mansuétude. J’ai eu beau l’assurer que les Messageries pharmaceutiques n’avaient pas ce genre de sentiments en magasin, il a quand même fallu qu’elle tente sa chance, c’était plus fort qu’elle. Lucie est un très bon avocat, mais elle est aussi un peu naïve. Ce doit être une tendance familiale. Moyennant quoi, évidemment, le dialogue a tourné à l’humiliation. Comme si le simple refus de son client n’était pas suffisant, sans aucune compassion pour ce que je vis et pour ce que je risque, la copine de fac s’est en plus vautrée dans la revanche contre Lucie. Comme si une fille qui se fait piquer un flirt pouvait être mise en balance avec un sexagénaire menacé par trente ans de prison. C’est sidérant. Bref, Lucie veut que je tente une démarche auprès de Romain. S’il accepte de ne pas témoigner, les Messageries perdent leur seul témoin et selon elle, tout leur système tombe à l’eau. Elle pense alors pouvoir s’engouffrer et démonter l’accusation. Moi, je trouve un peu dérisoire de s’intéresser à cette question alors que je suis destiné aux assises, mais il paraît que Sainte-Rose, son âme damnée, y tient vraiment.

— Il veut assainir le dossier, m’explique Lucie. Il va falloir te présenter sous un jour pacifique, montrer que tu n’as rien d’un homme violent.

Je suis un non-violent avec un Beretta 9 mm.

Bien.

Je promets quand même d’envoyer une lettre à Romain ou de demander à Charles d’aller le voir pour lui en parler, mais je sais que je n’en ferai rien. Tout mon intérêt, et la sécurité de Romain, commandent, au contraire, qu’il reste un adversaire aux yeux de tous.

38

J’ai appris hier que le second message allait arriver.

Je n’en ai pas dormi de la nuit.

Les « parloirs » nous sont signalés la veille, mais on ne nous donne jamais l’identité des visiteurs. Pour certains, c’est la surprise, et pas toujours agréable. C’est mon cas ce matin.

C’est le messager, j’en suis sûr. Nicole ne doit pas venir cette semaine et il y a belle lurette que je n’espère plus la visite de Mathilde. Quant à Lucie, en tant qu’avocate, elle a ses entrées, c’est différent. Et de toute manière, mon dossier lui donne trop de travail actuellement pour qu’elle puisse prendre le temps de venir me rendre visite.

Il est 10 heures exactement.

On se tient en rang dans le couloir en attendant l’appel de notre nom. Certains sont excités, d’autres fatalistes. Moi, je suis effrayé. Fébrile. C’est l’expression utilisée par Jérôme, mon arnaqueur préféré, quand il m’a vu quitter la cellule. Dans le couloir, un détenu que je connais me dévisage. Il est inquiet pour moi. Il a raison.

David Fontana est en costume cravate. Presque chic. Si je ne savais pas de quoi il est capable, je le prendrais simplement pour un cadre supérieur. Il est bien plus que ça. Même assis, il est une menace. C’est le genre qui choisit Boulon comme messager mais qui préférerait faire le travail lui-même si l’occasion le permettait.

Il a des yeux très clairs. Il ne cille quasiment jamais.

Sa présence remplit l’atmosphère de la petite cellule, derrière laquelle passe un gardien toutes les quarante secondes. Fontana dégage une puissance, une violence effrayantes. Je suis certain qu’il peut me tuer net entre deux passages du gardien.

Rien qu’à le voir, j’entends mes doigts qui craquent quand on les retourne sur le dos de ma main. Frisson dans l’échine.

Je m’assois face à lui.

Il me sourit calmement. Je ne porte plus de bandage mais les doigts sont toujours très gonflés et ceux qui ont été cassés sont encore pris dans des attelles qui se salissent. J’ai tout du type qui a eu un grave accident.

— Je vois, monsieur Delambre, que vous avez reçu mon message.

Sa voix est froide. Cassante. J’attends. Ne pas le mettre en colère. Laisser venir. Gagner du temps. Et surtout, surtout, faire en sorte de ne pas le fâcher, de ne pas l’obliger à donner à Boulon et à Bébétâ l’ordre de me tirer jusque dans l’atelier et de me serrer la tête entre les mâchoires de l’étau…

— Enfin, mon message… Je veux dire le message de mon client, corrige Fontana.

À mon avis, l’identité du client a changé. Exit Bertrand Lacoste. Le grand consultant a fait ses preuves, elles sont accablantes. Sa petite stagiaire polonaise l’a mis au fond du trou et il n’est pas près de s’en relever. Décidément, pas heureux avec les embauches, le seigneur du management. Il doit méditer la leçon de son discrédit et se dire qu’on ne se méfie jamais assez des petits, des médiocres. Sa géniale idée d’une prise d’otages pour évaluer les cadres a été une catastrophe historique. Exxyal doit se charger de répandre la nouvelle. Son évolution de carrière vient d’en prendre un sérieux coup derrière les oreilles. Et sa boîte de consultant a à peu près autant d’avenir que moi.

Exit Lacoste, entrée du Grand Sachem.

Alexandre Dorfmann soi-même aux commandes. Ès qualités.

On change de catégorie.

On a confié l’entrée en matière aux semi-pros, voici maintenant les experts.

De Lacoste à Dorfmann, on sent tout de suite le changement de méthode. Le premier fait des promesses d’embauche, ça ne porte pas à conséquence. Le second engage Fontana qui m’envoie Bébétâ et Boulon en commando. Dorfmann a dû dire : « Je ne veux pas connaître les détails. » Comme dit l’autre, cet homme a les mains propres, mais il n’a pas de mains. Fontana a d’ailleurs dû approuver, cet engagement de discrétion lui permettant de tripler ses honoraires et de régler l’affaire à sa façon. Dont il m’a donné un premier aperçu.

Fontana attend calmement que ma réflexion s’achève, que je reconstitue le puzzle. En organisant la fausse prise d’otages pour Exxyal, il était dans un rôle de composition. En venant me demander des comptes, il est enfin dans son élément. Ça se voit. Il est très à l’aise, on dirait un athlète heureux de retrouver la cendrée après un claquage malencontreux.

Si j’ai reçu son message ? Tu parles.

J’avale ma salive et j’approuve en silence.

De toute façon, les mots ne sortiraient pas. Le découvrir ici me rappelle ma colère, Exxyal, Bertrand Lacoste, tout ce qui m’a conduit en prison. Fontana, je le revois encore, pendant la prise d’otages, me sauter dessus, les dents serrées. S’il avait pu me tuer déjà à ce moment-là, il l’aurait fait. Ensuite il clopine jusqu’à la fenêtre avec la jambe en sang. Dans le parloir, ça sent de nouveau la cordite, j’ai l’impression d’avoir dans la main l’arme froide et lourde avec laquelle je tire dans les fenêtres. Je voudrais l’avoir encore avec moi, cette arme, là, dans ma main, pouvoir la tendre à bout de bras et lui coller deux balles dans la tête, à Fontana. Mais il n’est pas venu pour se faire tuer par ma rage. Il est venu pour me reprendre le peu que j’y ai gagné.

— Le peu…? demande-t-il. Vous plaisantez, j’espère !

Nous y voilà.

Je ne bouge pas.

— Nous allons en parler, mais d’abord, mes félicitations, monsieur Delambre. Très joli coup. Vraiment très beau. Je m’y suis laissé prendre, c’est dire…

Son visage dément son admiration. Il garde les lèvres serrées, ses yeux se plantent dans les miens. Il exsude les messages subliminaux et je les reçois tous cinq sur cinq. Ils tournent tous autour de la même idée : je vais t’écraser comme une merde.

— Un observateur débutant dirait que l’affaire était bien préparée, mais je pense que c’est exactement le contraire. Vous ne seriez pas là… Vous êtes un réactif, pas un stratège. Vous improvisez. Ne jamais faire ça, monsieur Delambre (il souligne de l’index). Jamais.

Je lui ferais volontiers remarquer que sa magnifique préparation n’a pas empêché sa prise d’otages de tourner en eau de boudin. Mais toute mon énergie consiste au contraire à ne rien laisser percer, à rester de marbre. Mon cœur cogne à cent trente à l’heure. Je le hais autant qu’il me terrifie. Capable de m’envoyer des tueurs jusque dans ma cellule. Même la nuit.

— Encore que, reprend-il, pour une improvisation, je dois dire, c’était assez bien vu. J’ai mis du temps à comprendre. Et bien sûr, quand j’ai compris, il était trop tard. Enfin, trop tard… Nous allons rattraper le temps perdu, monsieur Delambre, j’en suis certain.

Je ne bouge pas d’un cil. Respirer par le ventre. Aucun mouvement, ne laisser filtrer aucune émotion. De marbre.

— M. Guéneau a été interrogé le premier. Ça, je pense que ça a été votre coup de chance. Parce que, malgré les apparences (il désigne vaguement le décor autour de nous), vous avez eu de la chance, monsieur Delambre. Jusqu’à aujourd’hui, je veux dire.

J’avale ma salive.

— Si M. Guéneau avait été interrogé plus tard, reprend Fontana, votre plan aurait fonctionné aussi, mais vous, je ne crois pas que vous seriez passé à l’acte. Vous auriez mesuré les risques plus finement. Et finalement, vous n’auriez pas osé. Sauf que là… comme c’était offert… Ça a été plus fort que vous. Vous n’avez pas résisté à la tentation. Vous vous souvenez comme il avait peur, monsieur Guéneau ?

Jean-Marc Guéneau, avec ses yeux dans tous les sens. Je le revois se raidir aux questions posées par le jeune Arabe. Et à côté de moi, la bécasse de Lacoste qui…

Fontana a très bien vu tout cela.

— L’interrogatoire de M. Guéneau se passe mal. Vous sentez que Mlle Rivet n’est pas à la hauteur, ses questions sont maladroites, elle perd pied, elle ne parvient pas à s’imposer, alors forcément, M. Guéneau commence à douter, il tourne la tête à droite à gauche, il ne sent pas encore le stratagème, mais ça ne va pas tarder, on sent que ça part en torche. C’est là que vous décidez d’intervenir…

Je me revois approcher le micro. Et quelques minutes plus tard Jean-Marc Guéneau est à poil dans ses sous-vêtements féminins rouges à dentelle… Il sanglote debout. Puis il se précipite sur l’arme dont il avale le canon.

— Il était désespéré, cet homme. En fait, vous ne calculez pas suffisamment mais je dois reconnaître que vous avez une sacrée intuition.

Admiratif, Fontana. Il espère seulement que le visage de glace que je tente de lui opposer va se briser. Il essaye tout.

— Vous l’avez terrassé. Il était prêt à vendre son entreprise, à la brader, il était prêt à tout donner, les secrets bancaires, les contrats occultes, les caisses noires… Et c’est ça que vous attendiez.

Oui, c’est ce que j’attendais, même si je n’espérais pas que ça arrive aussi rapidement. Que cet homme sur lequel je comptais soit interrogé le premier, c’était une chance à laquelle je ne m’attendais pas.

Il s’assoit au bureau que lui désigne le chef du commando.

Il relie son Blackberry à l’ordinateur portable et se connecte à l’intranet d’Exxyal-Europe.

Il clique une fois, deux fois. Il arrive sur les finances.

J’attends quelques instants, j’observe avec attention.

Il entre ses codes personnels, le premier, le second.

Ce que je guette, c’est un geste typique : celui que l’on fait quand les codes sont entrés. Lorsque la voie est enfin libre et que l’on peut enfin se mettre au travail. Un minuscule réflexe de relâchement qui se voit dans les mains, dans les épaules.

— Alors, vous vous levez. Et vous dites : « Salaud. » Je me suis toujours demandé, dites-moi, c’était un « salaud » au singulier ou au pluriel ?

Je ne bouge pas.

Fontana m’observe une seconde.

Il reprend.

— La suite n’est qu’une mise en scène. Vous êtes terrifié par ce que vous faites et c’est ça, votre grand truc ! Votre trouvaille ! Parce que votre émotion est réelle, votre terreur est réelle, vous êtes en train de faire un truc d’un culot incroyable ! Et tout le monde prend votre peur pour le résultat de cette prise d’otages spontanée, celle du cadre qui pète les plombs, débordé par son propre geste, mais cela sert avant tout à distraire notre attention.

Je mets les otages en ligne, j’applique à la lettre tout ce que Kaminski m’a expliqué. Fouiller les gens en tournant dans le sens des aiguilles d’une montre. Les doigts bien écartés. La position dos à la porte. Je tire dans les fenêtres…

— Et enfin, l’occasion vous est offerte par M. Cousin. Ah, il avait envie de jouer les héros, celui-là ! Mais si l’occasion n’était pas venue de lui, elle serait venue de quelqu’un d’autre. Peu vous importait. Moi, vous m’avez repoussé uniquement pour donner du crédit à votre démarche, mais mon intervention aurait pu être la bonne. Parce que tout ce que vous désiriez, justement, c’était être mis en échec… Personne ne pouvait comprendre ça.

Paul Cousin, le spectre. Couleur de craie. Il se dresse, debout, face à moi. Il est parfait. Exactement ce qu’il me fallait, c’est vrai. Quand il s’interpose, il est l’incarnation de la légitimité de l’entreprise. Comme dans un tableau de genre, il est « le Cadre outragé, dressé face à l’Adversité ».

— Ce dont vous avez besoin, c’est d’avoir l’air battu. Pour pouvoir nous enfermer. Pour faire mine de renoncer et de vous rendre. Et enfin, faire ce que vous visez depuis le début : aller vous réfugier dans la pièce où l’ordinateur portable est resté ouvert sur la session de M. Guéneau… L’accès est ouvert. Notre prise d’otages vous a offert un boulevard vers les comptes d’Exxyal. Vous n’avez plus qu’à vous asseoir, vous n’avez plus qu’à tendre le bras et à vous servir.

David Fontana s’arrête.

Il est sincèrement admiratif. Complicité suspecte, une admiration qui va me coûter cher. Qui est destinée à me coûter…

— Dix millions d’euros, monsieur Delambre ! Vous n’y allez pas avec le dos de la cuillère !

Je suis sidéré.

Même son client ne lui a pas dit la vérité.

J’ai raflé 13,2 millions.

Du coup, j’ai baissé la garde, un vague sourire a dû flotter sur mon visage. Fontana est aux anges :

— Bravo, monsieur Delambre. Si, vraiment ! Je me fous des détails techniques. Selon l’informaticien qui a expertisé la fuite, vous avez programmé un virement vers un compte offshore qui a ensuite effacé toutes vos traces.

En réalité, c’est beaucoup plus savant que ça.

Quand j’abandonne les otages et que je m’installe derrière l’ordinateur portable, je n’ai qu’une quinzaine de minutes devant moi et mes connaissances en informatique sont rudimentaires. Je sais utiliser un tableur et un traitement de texte. Au-delà… Mais je sais aussi connecter une clé USB et envoyer un mail. Romain m’a dit que c’était suffisant. Il a travaillé près de trente heures de suite pour mettre ça au point. Le logiciel qu’il a installé sur la clé USB fait le travail tout seul dès qu’il est activé. Il faut moins de quatre minutes pour que Romain, depuis son poste, chez lui, pose un cheval de Troie dans l’intranet d’Exxyal, auquel je viens de lui donner accès, et qui lui permettra de revenir en visite aux heures ouvrables, le temps nécessaire pour accéder aux comptes, sécuriser le virement vers un paradis fiscal et effacer toutes ses traces.

Mais Fontana a au moins raison sur ce point, tout ça ne change rien au résultat.

— D’autant bien joué que vous agissez en toute impunité. Vider la caisse noire d’une compagnie pétrolière, celle qui sert à distribuer des pots-de-vin un peu partout, à payer des commissions occultes… c’est être au moins certain qu’on ne va pas porter plainte contre vous.

Ne plus réagir.

Il n’a pas tout compris mais il a l’essentiel.

Les détails importent peu.

Fontana ne bouge pas. Les secondes s’égrènent.

— Au fond, malgré les apparences, vous n’avez réfléchi à rien. Votre action, c’est un pur réflexe de colère. Vous êtes parti en courant avec la caisse, vous avez fait quarante mètres et vous vous êtes arrêté là. Et nous voici face à face, monsieur Delambre. Quel mauvais calcul… Sincèrement, pour moi, c’est un mystère. Enfin… j’ai mon idée. Je pense que vous n’avez pas pris cet argent dans l’espoir d’en profiter vous-même. Vous l’avez mis au chaud pour votre petite famille, pas pour vous. Après une pareille prise d’otages, vous ne pouvez vous faire aucune illusion : au mieux, vous allez sortir d’ici dans une quinzaine d’années. Si vous n’avez pas le cancer avant.

Fontana laisse peser un lourd silence.

— Ou si je ne vous fais pas tuer d’ici là. Parce que mon client est très, très, très en colère, monsieur Delambre.

J’imagine les réactions, en effet. Le conseil d’administration d’Exxyal-Europe n’est certainement pas informé des détails, mais les actionnaires clés n’ont pas pu être laissés dans l’ignorance. Un trou de treize bâtons d’euros dans la caisse, on a beau aimer son P-DG, ça indispose toujours un peu, forcément. Évidemment, on ne vire pas un patron de grande entreprise pour un trou de treize millions, ce serait ridicule, mais on préférerait quand même que l’ordre soit respecté. Le capital d’un côté, le chômage de l’autre. Dorfmann a dû donner des garanties à ses actionnaires. Il a promis de retrouver la caisse noire, de la restituer.

Dès que Fontana regarde ma main, elle me fait terriblement souffrir. J’ai la gorge sèche.

— Combien voulez-vous ?

Ma voix ne porte pas. Je suis obligé de répéter ma question :

— Combien voulez-vous ?

Fontana est surpris.

— Mais tout, monsieur Delambre. Absolument tout.

OK. Maintenant je vois très clairement pourquoi Exxyal ne lui a pas donné les vrais chiffres.

Si je rembourse ce qu’on annonce, dix millions, il m’en reste trois.

C’est l’offre d’Exxyal.

On ne compte pas ce qui est après la virgule. On ne mégote pas.

Vous rendez la caisse noire, vous conservez trois millions d’euros, la vie sauve et tout rentre dans l’ordre. On passe l’éponge, les pertes et profits sont faits pour ça. Si je retire la part de Romain, il me reste deux millions. Adieu veaux vaches cochons couvées. Je me raisonne : sortir vivant et entier, déjà, ce serait bien. Deux millions, ça rembourse largement Mathilde, Lucie, ça permet à Nicole de revenir sur sa décision de vendre l’appartement.

Je pense quand même que je devrais avoir droit à un peu plus que ça. J’ai déjà retourné maintes fois le calcul dans ma tête. Ce que j’ai pris à Exxyal-Europe, c’est moins de trois ans de revenus d’un grand patron. Bon, ça fait mille ans de SMIC mais merde, ça n’est quand même pas moi qui fixe les tarifs !

Je tire ma dernière cartouche.

— Et le fichier des destinataires, j’en fais quoi ?

Je n’ai pas élevé le ton. Fontana lève les sourcils, sa question reste muette. Il rentre très légèrement les épaules, comme quelqu’un qui s’attend à recevoir une brique sur la tête.

Je ne bouge pas. J’attends.

— Expliquez-moi ça, monsieur Delambre.

— Pour l’argent, j’ai entendu votre proposition. Ce que je veux savoir, c’est ce que je dois faire de la liste des contacts de votre client. La liste des personnes à qui ces fonds étaient destinés. Avec les références des comptes sur lesquels ils attendent que l’on verse la juste rémunération des services qu’ils ont rendus à votre client. Il y a de tout là-dedans : des sous-ministres français, des ministres étrangers, des émirs, des hommes d’affaires… Je veux savoir ce que j’en fais, parce que vous ne m’en parlez pas.

Fontana est très agacé. Mais pas seulement par moi. Son client ne lui dit pas tout et il trouve ça très énervant. Il serre les mâchoires.

— Il va me falloir une preuve tangible pour mes clients. Une copie de votre document.

— Je vais vous faire parvenir la première page. Tout est stocké sur le Net. Dites-moi à quelle adresse e-mail je dois vous envoyer ça.

J’ai de nouveau créé le doute. Fontana est un homme prudent. Il va enquêter. Si je dis vrai, son client va devoir marcher sur des œufs avec moi. Pour le moment, j’ai gagné un répit.

— Bien, dit-il enfin. Je crois qu’il va falloir que je discute avec notre client.

— Ça me semble une très bonne idée… Discutez-en.

Je pousse mon dernier pion. Je souris largement, très sûr de moi :

— Vous me tenez au courant ?

Fontana n’a pas esquissé un geste, je suis déjà debout.

Je marche dans le couloir.

Jambes en coton.

Dans deux jours, trois au plus tard, Fontana va s’apercevoir que j’ai bluffé.

Que je n’ai aucune liste de quoi que ce soit.

Il va être furieux.

Si ma nouvelle stratégie ne donne pas des résultats sous deux jours, Bébétâ et Boulon vont gagner une fortune : le prix de mes entrailles à dévider sur le sol en béton de la cour de promenade.

39

Premier jour, rien.

Lors de mes déplacements, j’observe Boulon avec anxiété. Pour lui, je n’existe pas. Il n’a pas reçu d’ordre me concernant. Je suis encore en vie aujourd’hui.

Garder confiance.

Ça devrait marcher. Ça doit marcher.


Deuxième jour, rien.

Bébétâ soulève de la fonte dans la salle de gym. Il pose ses haltères pour lever la main à mon intention parce qu’il ne peut pas me saluer de la tête en faisant autre chose.

Chez lui, tout se voit. Il n’a pas reçu d’ordre me concernant.

La journée passe lentement, Jérôme veut parler, il voit que ce n’est pas le moment.

Je ne fais qu’une seule sortie hors de ma cellule. Je tente de négocier une lame à un type que je connais. Je veux pouvoir me défendre, même si je ne suis pas certain de savoir le faire quand j’en aurai l’occasion. Je n’ai rien à échanger qui l’intéresse. Je regagne ma cellule bredouille.

J’arrête de manger. Pas faim.

Je ne cesse de remuer tout ça dans ma tête. Ça peut marcher. Demain est un autre jour.

Je m’accroche à ça.


Troisième jour. Le dernier.

Je ne vois ni Boulon ni Bébétâ.

Ce n’est pas bon signe.

Généralement, je sais où on peut les trouver. Je n’ai pas très envie de les croiser, mais ne pas les voir m’angoisse encore plus. Je fais un large tour des zones qu’ils fréquentent. Je donne l’impression de longer les murs. Je cherche le major Morisset et je me souviens qu’il est absent pour quelques jours. Un de ses copains est en train de mourir. Il est à son chevet.

Je rentre dans ma cellule, je ne me déplace plus.

S’ils me cherchent, ils devront venir jusqu’ici.

Je transpire depuis les premières heures du matin.

Midi arrive.

Aucune nouvelle.

Demain, je suis mort.

Pourquoi ça n’a pas marché ?

Et puis 13 heures.

TF1.

Ma tête en première page du journal. C’est une photo d’identité qui remonte au jurassique, je ne sais pas comment ils se la sont procurée.

Aussitôt, deux détenus, trois, quatre, se précipitent pour voir la suite du journal dans notre cellule. Ils se tapent sur les cuisses. Les autres gars font : « Chttt !! » pour mieux entendre les commentaires. Une petite bombe.

Le journaliste déclare que ce matin, Le Parisien a publié une double page sur moi, sur mon histoire, et livré un montage des premières pages du manuscrit que je leur ai envoyé. Ils ont gardé le meilleur. J’annonce la parution du livre qui raconte mon histoire.

Et Céline, c’est le témoignage pathétique d’une victime de la crise. Exemplaire.

Rappel des faits. Delambre. C’est moi. Un détenu me tape dans le dos avec admiration.

Delambre : chômeur senior à la recherche d’un emploi. Son parcours, son histoire, les années heureuses, le chômage en fin de carrière, le sentiment d’injustice, les années de galère, la descente aux enfers, l’humiliation devant les enfants, l’espoir de retravailler sans cesse déçu, la glissade dans la gêne, la chute dans la dépression. La prise d’otages, geste de désespoir.

Morale de l’histoire : il risque trente années de prison.

La France s’émeut. Mon témoignage est jugé « déchirant ».

Images d’archives. Quelques mois plus tôt, le siège d’Exxyal-Europe, le parking plein de flics, les gyrophares, les otages sains et saufs sous des couvertures argentées, le type qu’on a ceinturé, capturé et qu’on emporte en courant, c’est moi. Dans la cellule, les détenus hurlent de joie. « Chttt ! » refont les autres.

L’analyste invité. Un sociologue qui vient parler de la déprime des cadres. De la violence sociale. Le système décourage, démotive et pousse aux extrêmes. Sentiment des plus faibles que seuls les plus forts s’en sortent. Les seniors de plus en plus menacés par l’exclusion. Il pose la question : « En 2012, dix millions de vieux, c’est dix millions d’exclus ? »

Mon parcours devient un modèle, mon chômage, un drame, mon drame, un fait de société.

Bien joué.

Dans le cul, Fontana.

Je me laisse embrasser dans le cou par un détenu, sacrément fier d’être pote avec une vedette du petit écran.

Radiotrottoir. Commentaire des gens : Ahmed, vingt-quatre ans, manutentionnaire. Il comprend, il est de tout cœur avec moi, il a lu l’article du Parisien. Il va lire le livre. À son boulot, on ne parle que de ça. Un chômeur en prison à cause du chômage, « C’est pas acceptable. Il n’y a pas déjà assez de suicides ? »

Françoise, quarante-cinq ans, secrétaire, elle aussi craint d’être un jour au chômage, ça lui fait peur, elle ne sait pas jusqu’où elle pourrait aller, elle comprend. « Forcément, quand on a des enfants… » Elle a lu l’article du Parisien. À son boulot, on ne parle que de ça. Elle va offrir le livre à son mari.

Jean-Christian, soixante et onze ans, retraité. Tout ça, c’est du battage, ceux qui veulent réellement trouver du boulot en trouvent. Ils font n’importe quoi mais ils travaillent. « Même manutentionnaire. » Autour de moi, les types sifflent. Jean-Christian, si je l’ai un jour devant moi, je lui rentre dans le cul ma feuille de paie des Messageries pharmaceutiques. Connard. Peu importe.

Je cherche Jérôme de l’œil. Il rigole. Il a compris.

La télévision, les journaux, le sujet qui se clôt sur l’annonce de la parution du livre : « Un témoignage déchirant qui ne manquera pas de faire réfléchir les politiques. » Je n’avais pas d’éditeur jusqu’ici mais depuis cinq minutes je sais que je n’aurai aucune difficulté de ce côté-là.

À partir de cet instant, je suis le chômeur le plus célèbre de France.

Un modèle.

Intouchable.

Je m’étire. Je respire.

Boulon et Bébétâ vont devoir chercher du boulot ailleurs.

Je me lève, je vais exiger de voir le directeur.

À partir de maintenant, s’il m’arrive quoi que ce soit, la direction de la prison plonge. Il va falloir me protéger. Je suis célèbre.

Maintenant, c’est comme si j’avais commis un délit d’initié : j’ai droit au quartier VIP.

40

D’ordinaire, Lucie sort immédiatement ses gros dossiers et les pages, les dizaines de pages de notes remplies de sa belle écriture directe. Là, rien du tout, elle ne bouge pas, les yeux sur le plateau de la table. Sa fureur bouillonne avec une intensité folle. Je ne serais pas son père, elle me giflerait immédiatement.

— Tu serais un client, papa, je te dirais que tu es un sale con.

— Je suis ton père et tu viens de me le dire.

Lucie est très pâle. J’attends. Mais elle attend aussi. Je me lance.

— Écoute, il faut que je t’explique…

C’est tout ce qu’elle voulait. Un déclic, un mot, elle s’engouffre, toute sa rage s’exprime, un fleuve.

Extraits.

C’est une trahison. Ce que tu as fait là, c’est ce que tu pouvais imaginer de plus dégueulasse. Je ne voulais pas assurer ta défense. J’ai plié devant un chantage affectif méprisable. Depuis, je travaille jour et nuit pour qu’on arrive au procès dans les meilleures conditions, et toi, dans mon dos, tu écris tes conneries de Mémoires et tu les envoies à la presse. En clair, tu méprises mon métier, tu méprises mon travail. Tu méprises ma personne. Parce qu’il t’en a fallu du temps pour écrire tout ça ! Des jours, des semaines même, des jours et des semaines pendant lesquelles tu m’as vue régulièrement, parlé. Et tu ne m’en as rien dit. Tu m’as fait ce coup en douce. C’est exactement ce que tu aurais fait si tu avais voulu me ridiculiser. Mais ça n’est même pas ça. Tu l’as fait sans me le dire, parce qu’à tes yeux, je n’ai aucune importance. Je ne suis qu’un rouage. Sainte-Rose ne veut plus travailler sur ce dossier. Il me laisse tomber. Il me dit : « Votre client est encore plus dangereux que le jury, c’est un électron libre, vous ne vous en sortirez pas, laissez tomber. » Le juge me demande si j’espère faire pression sur lui ou sur le jury en médiatisant notre affaire. Il me dit : « Maître, vous m’aviez donné votre parole que l’instruction pourrait se dérouler dans une atmosphère sereine, vous venez de rompre le contrat. Dorénavant, je saurai à quoi m’en tenir avec vous. » Tu m’as discréditée. Et maman… Qui, bien sûr, elle non plus, n’était au courant de rien. Remarque, elle l’a vite appris : depuis ce matin, 7 heures, une nuée de journalistes campe en bas de chez elle et hurle chaque fois qu’elle écarte un rideau. Et elle ne peut plus espérer qu’ils vont se lasser. Le téléphone sonne en permanence. Elle va devoir faire avec ça pendant des mois. Bravo, tu simplifies la vie de tout le monde. Mais je suppose que tu es content, tu as ce que tu voulais : un best-seller. Tu rêvais de devenir une vedette ? Bravo, c’est fait. Avec les droits d’auteur, tu vas pouvoir te payer un avocat sur qui tu pourras pisser tant que tu voudras. Parce que moi, j’en ai ma claque de tes conneries.

Fin des extraits.

Et fin de la conversation.

Lucie prend son sac, tape rageusement sur la porte qui s’ouvre aussitôt et elle disparaît sans se retourner.

C’est mieux comme ça.

Après un tel déluge, je lui aurais tout expliqué et ça n’aurait rien arrangé du tout.

Car enfin, qu’est-ce que je peux lui expliquer ? Est-ce que je peux lui dire : « J’ai devant moi un procès à l’issue duquel je risque de terminer ma vie en prison et une énorme somme d’argent sur un compte caché que j’ai de moins en moins de chances de transmettre à mes filles parce que les gens qui veulent la récupérer sont beaucoup plus méchants et beaucoup plus puissants que je l’avais imaginé » ?

Lui dire que je n’avais pas réellement pensé à tout ça ?

Merde, je ne suis pas un gangster, j’essaye seulement de survivre !

Comment Lucie va-t-elle me défendre si elle apprend que j’ai pété les plombs, que j’ai essayé de me barrer avec la caisse noire d’une compagnie pétrolière ? En plus, j’ai choisi un paradis fiscal, je ne peux quand même pas lui dire où : c’est aux Caraïbes, à Sainte-Lucie, elle va m’étriper !

Cet argent, si j’arrive à en garder une toute petite partie, je le donnerai aux filles le jour où je serai condamné.

C’est mon seul but. Je n’échapperai pas à une peine lourde. Je vais crever ici. Mais au moins, elles auront un peu d’argent si j’arrive à leur en laisser. Elles feront ce qu’elles voudront avec, moi à ce moment-là, je serai mort.

Mort vivant mais plutôt mort.


Nicole n’est pas venue depuis près d’un mois. Avec ces histoires dans la presse, les reportages télé, elle doit avoir suffisamment à faire comme ça. Mais surtout, je pense que Nicole me fait la tête.


Cellule individuelle. Protection. La télévision seulement quand je veux. J’allume sur Euronews : « … 25 gérants de fonds spéculatifs qui ont empoché chacun 464 millions de dollars par an… » Je zappe sur LCI : « Les aides de l’État auraient ainsi permis aux entreprises de licencier près de 65 000 salariés cette année. » J’éteins. Je me repose un peu pour la première fois depuis longtemps. J’ai l’impression qu’il y a des années que je suis ici, ça ne fait que quelques mois.

Moins de six.

Le soixantième de ce que je risque.


Les journalistes sont des malins. Hier, un détenu me croise à la bibliothèque et me remet discrètement un billet : une offre financière pour une interview exclusive. Le lendemain, je le croise de nouveau. Je l’interroge. Il ne sait rien, il a reçu cent euros pour me remettre ce papier qu’il tient d’un type qui n’en sait pas plus que lui. Rien que ce papier a dû coûter un billet de mille pour me parvenir. C’est dire que je suis une bonne affaire médiatique. D’autres extraits de mon histoire sont parus dans la presse. Mais celui qui aura une interview décrochera la timbale. J’ai fait répondre : qu’on me donne un prix. En fait, quel que soit le prix, je vais l’accorder, mais je ne veux plus rien faire tant que je n’ai pas revu Lucie.

Je l’ai appelée, j’ai laissé un message. Je lui demande pardon. Je lui dis que je vais lui expliquer. Je lui demande de venir me voir. Je lui dis : ne me laisse pas. Ce n’est pas ce que tu crois. Je lui dis que je l’aime. Et c’est totalement vrai.

En attendant sa venue, je peaufine une explication recevable. J’aimerais tellement lui dire que je me bats pour elle, pour elles, que je ne me bats déjà plus pour moi. L’amour n’est qu’une variante du chantage.


Dans Le Monde, mon affaire est l’objet d’analyses dans la rubrique Horizon. C’est le ministre du Travail qui se fend d’une réponse. Marianne titre sur « Les désespérés de la crise ». J’ai négocié 15 000 euros payables d’avance à Nicole pour une interview exclusive. Ils m’ont fait parvenir les questions, je travaille les réponses au millimètre. Nous nous sommes mis d’accord pour une parution sous huitaine. Je vais passer ainsi une seconde couche sur ma notoriété naissante. Maintenant que j’ai choisi cette voie, il faut que je fonce. Rester dans l’actualité, faire les titres. Pour les gens, je ne suis encore qu’un fait divers. Je dois devenir quelqu’un de réel, un homme en chair et en os, avec un visage, un nom, une épouse, des enfants et une tragédie ordinaire qui pourrait arriver à n’importe quel lecteur. Je dois devenir universel.


On m’annonce un parloir pour le lendemain.

Fontana.

Je suis serein en longeant les couloirs. Si j’ai été mis à l’abri des autres détenus, c’est que ma stratégie est la bonne. Et si elle est bonne pour l’administration, elle doit être bonne aussi pour Exxyal.

Mais ce n’est pas Fontana.

C’est Mathilde.

Rien que la voir m’arrête dans mon élan. Je n’ose même pas m’asseoir en face d’elle. Elle me sourit. Je tourne la tête pour éviter son regard. J’ai dû pas mal changer physiquement parce qu’elle se met à pleurer presque tout de suite. Elle me prend dans ses bras et me serre fort. Derrière nous, le gardien frappe sur le métal avec sa clé. Mathilde se détache de moi. On s’installe. Elle reste très jolie, ma fille. J’ai énormément de tendresse pour elle parce que je lui ai pris beaucoup, parce que je lui ai posé des problèmes insolubles et qu’elle est encore là. Pour moi. Ça m’émeut terriblement. Elle m’explique qu’elle n’a pas pu venir plus tôt et s’apprête à s’enferrer dans une histoire inutile. D’un geste je lui réponds que ça n’est pas nécessaire, que je comprends. Mathilde m’est reconnaissante.

Le monde à l’envers.

— J’ai plus de nouvelles de toi par les journaux que par le téléphone, dit-elle en se risquant à l’humour.

Puis :

— Maman t’embrasse.

Elle ajoute :

— Gregory aussi.

Mathilde, c’est quelqu’un qui dit toujours ce qu’il faut dire. Parfois, c’est agaçant. Là, ça fait du bien.

Ils n’ont pas pu acheter leur appartement. Elle dit que ça n’a pas d’importance. En plus de tout ce qu’elle m’a prêté et que j’ai perdu, ils ont aussi perdu une grosse partie de leur acompte parce qu’ils n’ont pas pu confirmer la vente le jour J.

— Il va falloir économiser de nouveau. C’est pas grave…

Elle tente un nouveau sourire, totalement raté.

En fait, une partie de sa vie a sombré dans le naufrage de son père, mais Mathilde, à force d’enseigner l’anglais, doit avoir acquis des réflexes un peu britanniques : dans la tempête, elle garde son sang-froid. Elle s’est arrêtée de pleurer presque tout de suite. Elle fait front. La devise de Mathilde doit être : « De la dignité en toutes circonstances. » Depuis son mariage, elle ne porte plus mon nom. Elle est de ces femmes qui raffolent de l’idée de prendre celui de leur mari. Du coup, elle est sans doute protégée et ses collègues ne savent-ils pas que le pauvre mec dont les journaux parlent est son père. Mais je suis certain que s’ils le savaient et lui en parlaient, Mathilde ferait front avec courage, qu’elle assumerait des actes qu’au fond elle réprouve en se disant que « la famille, c’est ça ». Je l’aime comme elle est, elle a été formidable envers moi : j’ai cassé la gueule de son mari, elle m’a gentiment prêté tout ce que je lui demandais pour me ruiner, que réclamer de plus ?

— Lucie pense que tu peux obtenir les circonstances atténuantes, m’explique-t-elle.

— Elle t’a dit ça quand ?

— Hier soir.

Je respire. Lucie va revenir. Il faut que j’arrive à la joindre.

— J’ai vieilli tant que ça ?

— Non, pas du tout !

Ça veut tout dire.

Mathilde me parle de sa mère. Elle est triste. Très remuée. Elle va revenir. Bientôt, a-t-elle dit.

La demi-heure est passée. On se lève, on s’embrasse. Juste avant de partir :

— Je crois que l’appartement est vendu. Maman t’en parlera quand elle viendra.

Une image : j’imagine notre appartement avec des étiquettes partout et des dizaines d’acheteurs blasés qui passent en silence et soulèvent ici et là un objet, un peu dégoûtés…

Vraiment, ça me fout en l’air.

41

Je n’ai pas eu longtemps à attendre pour voir revenir Fontana.

Il ne porte jamais le même costume. On dirait moi au sommet de ma gloire, quand j’avais du boulot. Quoique son costume soit d’un bleu tout ce qu’il y a de plus moche, de plus vulgaire. Ça doit coûter des sous, mais avant tout, ça pue l’homme sans goût. Fontana est du genre à porter des pochettes. C’est l’idée qu’il se fait de l’élégance de l’homme moderne. Il choisit des vêtements vagues, flous, il veut être à son aise. Dans son métier, il doit falloir des vêtements efficaces. Quand il les essaye, j’imagine qu’il fait mine de coller un pain dans la gueule du vendeur pour vérifier que les manches ne le gênent pas ou de lui balancer un grand coup de pied dans les couilles pour savoir si le pantalon reste souple dans les mouvements propres à sa fonction. Fontana, c’est un pragmatique. C’est ce qui me fait peur chez lui. Je détaille son costume pour m’occuper parce que si je le regarde trop attentivement, la manière dont il m’observe froidement me terrifie.

Je dois trouver une contenance. J’ai remporté une première manche de justesse, mais maintenant que nous attaquons la suivante, je dois savoir de quel atout il dispose. Il serait surprenant qu’il arrive les mains vides. Pas son genre. Il va falloir être réactif. Je me concentre. Je me tais. Fontana ne sourit pas.

— Encore bien joué, monsieur Delambre.

Entendre : Delambre, tu es un enfoiré, mais tu ne perds rien pour attendre. Je vais t’écrabouiller l’autre main.

Je me risque.

— Je suis content que ça vous ait plu.

Ma voix traduit mon angoisse. Instinctivement, je me recule sur ma chaise pour me mettre hors de portée.

— Ça a beaucoup plu à mon client. Et à moi aussi. En fait, ça a plu à tout le monde.

Je ne dis rien. Je tâche de sourire.

— Je reconnais que vous avez de la ressource, poursuit-il. Vous n’aviez évidemment aucune liste. Il m’a fallu deux jours pour interroger mon client. Et l’informaticien chargé de le vérifier nous a fait perdre encore une bonne douzaine d’heures. Entre-temps, vous avez réussi à intéresser la presse à votre cas. Et à me priver d’un moyen d’intervention. Pour le moment.

Je fais mine de me lever.

— Ne partez pas, monsieur Delambre, j’ai ça pour vous.

Il n’a pas élevé le ton. Il n’a pas imaginé une seule seconde que j’allais effectivement sortir. C’est un excellent joueur. Je me retourne. Je pousse un cri.

Bordel de merde !

Fontana vient de coller sur la table une grande photo noir et blanc.

C’est Nicole.

Ça me coupe les jambes. Je m’effondre sur la chaise.

Nicole est photographiée dans le hall de notre immeuble. Elle est debout, dos à l’ascenseur. Derrière elle, un homme en cagoule noire la tient serrée contre lui, face à l’objectif. Son avant-bras en bandeau sur sa gorge. Elle tente de tirer sur son coude mais elle n’a pas la force suffisante. Elle se débat, ça ne sert à rien. C’est comme ça que me tenait Bébétâ. Le visage de Nicole est pétrifié. Ses yeux sont exorbités. C’est pour ça que la photo est prise. Pour que je voie, bien en face, Nicole en danger de mort, que je voie son regard éperdu. Ses lèvres sont légèrement entrouvertes, elle cherche de l’air, elle étouffe. Elle est certainement sur la pointe des pieds, parce que l’homme qui la tient, bien plus grand qu’elle, la tire vers le haut. Bizarrement, elle n’a pas lâché son sac, qu’elle tient encore à bout de bras. Nicole face à moi. Plein cadre.

L’homme, c’est Fontana. Il a une cagoule, mais je sais que c’est lui. Il porte une pochette. Je hurle :

— Où est-elle ?

— Chtt…

Fontana plisse les yeux comme s’il trouvait inconvenant que l’on crie aussi fort.

— Charmante, Nicole. Vous avez bon goût, Delambre.

Pour lui, je ne suis plus M. Delambre, mais Delambre tout court. On passe à la vitesse supérieure. Je tiens la tablette sans me rendre compte de la douleur dans mes doigts.

Je vais tuer ce type, j’en fais le serment.

— Où est-elle ?

— Chez elle. J’allais dire : ne vous inquiétez pas. Mais si, au contraire, vous devriez vous inquiéter pour elle. Là, elle en est quitte pour la peur. Et vous aussi. Mais la prochaine fois, je lui casse les dix doigts. À coups de marteau. Et je le fais personnellement.

Il appuie sur le « personnellement ». On a l’impression qu’avec lui ce sera un marteau spécial et une façon spécifique d’écraser les doigts. Il y a une détermination terrible dans sa voix. Puis, sans transition, avant que je risque une réponse, il plaque rageusement une seconde photo sur la table. Même style. Noir et blanc. Grand format.

— Elle, je vais lui casser les deux bras et les deux jambes.

Mon sang reflue brusquement, mon estomac se soulève. C’est Mathilde. Pas loin du lycée, je crois reconnaître la rue. Des jeunes gens passent derrière elle. Sur un banc public. Elle a déplié un papier d’emballage et elle mange des crudités dans une barquette transparente avec une fourchette en plastique. Je ne savais pas qu’elle faisait ça. Elle ne sourit pas mais elle a suspendu son geste parce qu’elle écoute avec attention, avec curiosité, ce que lui dit l’homme qui est assis près d’elle.

Fontana de nouveau. Ils bavardent ensemble. Conversation de jardin public. La scène est calme et même banale, mais elle est prise pour que j’imagine la suite. Ils se lèvent et font quelques pas dans la rue en direction du lycée, une voiture passe, Mathilde est poussée dedans.

Fontana ne sourit pas. Il se montre légèrement soucieux, comme si une question le hantait. Il surjoue.

— Et votre avocate, là… Votre fille… Elle a besoin de ses bras et de ses jambes pour travailler ou elle peut le faire en fauteuil roulant ?

Envie de vomir. Qu’il ne touche pas un cheveu de Nicole ni de mes filles. Merde, que je meure s’il le faut, que Boulon revienne me casser tous les os, tous, sans restriction, mais qu’on ne touche pas un seul de leurs cheveux.

Ce qui me sauve, à cet instant, c’est que je suis incapable d’articuler une seule syllabe. Les mots demeurent coincés dans ma gorge, tout au fond. Tétanisés. Je tente de faire redémarrer à la manivelle mon cerveau dont tous les rouages sont grippés, mais je ne parviens pas à fabriquer une pensée. Ma conscience s’est tout entière engloutie dans le visage de mes filles.

Je jette un œil sur le côté, je cherche des repères nouveaux, je me racle la gorge. Je n’ai rien dit. Bien sûr, je dois avoir les yeux écarquillés d’un drogué en fin de nuit. Donner l’impression d’un type vidé de son sang. Mais je n’ai toujours rien dit.

— Je vais les casser toutes les trois. Ensemble.

Mentalement, j’ai obturé mon système auditif. J’entends les mots mais leur sens ne perce pas la première couche. Il faut que je m’éloigne de ces images insupportables, sinon je vais vomir, mourir, je serai sans résistance.

Il bluffe. Je dois me dire qu’il bluffe. Je vérifie. Je le regarde.

Il ne bluffe pas !

— Je vais leur casser tout ce qui leur sert à bouger, Delambre. Elles seront vivantes. Conscientes. Je vous assure, ce que vous avez vécu ici, c’est de la rigolade à côté de ce que je leur prépare.

Il devrait prononcer leurs prénoms. Il devrait dire : « Avec Mathilde, je vais faire ceci… », « Lucie, je vais lui faire cela… ». Il devrait personnifier sa menace. « Votre femme, Nicole, je vais l’attacher… » Il devrait l’incarner. Il en parle mal. C’est trop anonyme. « Toutes les trois », c’est ridicule, comme si, à mes yeux, elles n’étaient que des choses.

Voilà le genre de mots que je me dis pour résister, parce que je ne dois pas réagir. Il aurait dû laisser les photos sous mes yeux pour que j’imagine la suite. Il devrait détailler tout ce qu’il va leur faire. Avec minutie. C’est comme ça que je résiste, avec ces pensées-là. Je pense à sa technique de persuasion. Peut mieux faire. Je pense à ça pour me taire. J’occulte de force toute image de Nicole, même son prénom, je le fais disparaître de ma mémoire. « Ma femme. » Je pense « ma femme » et je le répète mentalement dix, vingt, trente fois, jusqu’à ce que le mot ne soit plus qu’une suite de syllabes vidées de signification. Il se passe d’interminables secondes, je fais des exercices mentaux. Grâce à quoi je continue de me taire. Je gagne du temps. J’ai envie de pleurer, de vomir, mes filles… Je résiste. « Mes filles mes filles mes filles mes filles… », ces mots se vident à leur tour. Je fixe Fontana bien en face, sans ciller. Peut-être que mes larmes coulent sur mes joues sans que je m’en aperçoive, comme Nicole, ici la première fois. « Nicole Nicole Nicole Nicole Nicole Nicole. » Le mot se vide à son tour. Vider les mots pour fuir les images. Soutenir le regard de Fontana. C’est quoi. Je cherche. Un cratère ? Je fixe ses pupilles et je vide à son tour Fontana de sa substance. Je ne dois pas penser à ce qu’il est. Pour pouvoir me taire le plus longtemps possible. Non, ce n’est pas un cratère. C’est ça ! Ses pupilles, l’iris, ça ressemble aux formes aléatoires qu’on voit sur les logiciels audio, quand on…

Fontana cède le premier.

— Vous en dites quoi, monsieur Delambre ?

— Je préférerais que ce soit moi.

C’est sorti comme ça. Parce que c’est vrai. Je parviens à ne pas revenir totalement à la réalité. Mentalement, je continue de répéter : « Nicole ma femme mes filles Nicole ma femme mes filles Nicole ma femme mes filles Nicole ma femme mes filles Nicole ma femme mes filles. » Ça ne marche pas trop mal.

— Peut-être, répond Fontana, mais ce n’est pas de vous qu’il s’agit, mais d’elles.

Me vider la tête. M’abrutir de mots. Ne penser à rien de concret. Se maintenir au niveau des idées. Conceptualiser. Que dit le management ?

Trouver une issue. Je ne trouve rien.

Quoi d’autre ? Contourner l’obstacle. Je ne trouve rien.

— Elles vont souffrir beaucoup.

Quoi encore ? Proposer une alternative. Je ne trouve rien.

Le visage de Nicole remonte à la surface, son joli sourire. Le chasser ! « Nicole Nicole Nicole Nicole Nicole Nicole Nicole Nicole. » Ça marche.

Il y a un autre truc, dans le management, c’est quoi ? Oui : sauter l’obstacle. Je ne trouve rien.

Reste enfin ça : recadrer. Je trouve un truc. Ça vaut quoi ? Pas le temps de réfléchir, je me lance :

— C’est tout ?

Fontana fronce très légèrement les sourcils. Pas mal. Gagner du temps. Recadrer. C’est peut-être ça.

Fontana penche la tête, dubitatif.

— Oui, je dis, c’est tout ? Vous avez terminé votre sketch ?

Les gros yeux de Fontana. Lèvres serrées, maxillaires contractés. Colère froide.

— Vous vous foutez de ma gueule, Fontana ?

Ça peut marcher. Fontana se raidit. J’en remets une dose :

— Vous me prenez vraiment pour un con.

Fontana sourit. Il a compris le système. Mais je pense qu’il doute quand même. Je rassemble des mots, de l’énergie, j’y mets toutes mes forces. Et je balance tout le seau.

— Même si vous le faisiez… Vous voyez d’ici le « chômeur le plus célèbre de France » exhibant devant la presse les photos de son épouse et de ses filles désossées. Et accuser une grande société pétrolière d’enlèvement, séquestration, sévices, torture…

Je ne sais pas comment j’y suis arrivé.

Recadrer. Déplacer. Vive le management. Vraiment une discipline de tordus. Efficace.

Fontana, faussement admiratif :

— Vous êtes prêt à courir le risque !

Je vois qu’il hésite à exhiber de nouveau ses photos. Il sent que je suis sur la bonne voie. Il y a encore quelques gouttes au fond du seau. Je le secoue au-dessus de sa tête.

— Et votre client, il est prêt à courir le risque ?

Il pèse le pour et le contre. Puis :

— Ne m’obligez pas à faire disparaître le corps de votre femme uniquement pour vous priver d’une photo.

Recadrer à nouveau. Avec lui, c’est la technique qui marche.

— Me faites pas chier avec vos conneries, Fontana. Vous vous croyez où ? Dans Les Tontons flingueurs ?

Vexé.

Recadrer à nouveau, c’est la recette.

— C’est moi votre interlocuteur, votre unique interlocuteur. Et vous le savez. Alors ou vous traitez avec moi ou vous rentrez bredouille chez votre client. Me faites pas chier avec vos menaces. Vous travaillez pour un client qui ne peut pas s’offrir ce genre d’emmerdement. Vous choisissez quoi ? Moi seul ou rien ?

Ça marche comme ça, la réussite. Comme un collier. Ôtez le nœud, tout défile. La faillite aussi fonctionne comme ça, je suis bien placé pour le savoir. Pour remonter le courant, il faut une énergie du diable. Ou être prêt à mourir. Moi, j’ai les deux.

J’ai une idée, elle vaut ce qu’elle vaut, mais c’est la seule. L’intuition. Fontana pense que j’en ai. C’est peut-être vrai.

J’ai repris l’avantage. Passer à l’acte.

— Je suis prêt à rendre l’argent. Tout l’argent.

Je l’ai dit, je ne savais même pas que je le pensais. Mais c’est dit. Et je comprends que je le pense. Je veux la paix. Pas l’argent.

— Je veux sortir d’ici. Libre.

Voilà. C’est ça que je pense. Je veux rentrer à la maison.

Fontana est estomaqué. Je poursuis sur ma lancée :

— Je suis prêt à patienter. Quelques mois, mais pas plus. Si je sors dans un délai raisonnable, je rends tout l’argent. Absolument tout.

Ça le souffle, le Fontana.

— Un délai raisonnable…

Il est sincère quand il me demande :

— Et vous comptez sortir comment ?

Mon idée n’est peut-être pas si mauvaise.

Je me donne quatre secondes pour en faire le tour.

Un, Nicole.

Deux, Lucie.

Trois, Mathilde.

Quatre, moi.

De toute manière, je n’ai que celle-là, d’idée.

Je me lance à nouveau :

— Pour que je sorte, il va falloir que votre client fasse un très gros effort. Ça peut marcher. Dites-lui que c’est ma condition pour lui rendre la totalité de sa caisse noire. Cash.

42

Je suis enfermé dans mes mensonges. J’en ai accumulé tant et tant. Dire maintenant la vérité à Nicole est au-dessus de mes forces. On nous a volé notre confiance en notre propre vie, notre sécurité, notre avenir. C’est tout ça que je voulais reconquérir. Comment lui expliquer ?

Le lendemain de la visite de Fontana, je lui fais passer une longue lettre. Par Lucie, pour aller plus vite. Ça n’est pas très réglementaire mais c’est vital. Lucie accepte.

Je lui demande pardon pour ce qu’elle a subi. Je comprends sa peur. Pardon, je lui écris, je t’aime, tout ce que je fais, c’est pour vous protéger, je vais sans doute finir ma vie ici, mourir ici, mais je veux que vous restiez vivantes, j’ai été obligé de faire des choses mais je te jure qu’il ne t’arrivera plus rien, jamais, je te le jure, garde confiance et si tu as eu du mal à cause de moi, pardon, je t’aime, je t’aime tant, je lui écris des tas de mots comme ça. Je veux surtout la rassurer. Pendant que j’écris la lettre, je revois sans cesse la photo prise par Fontana, les yeux de Nicole noyés de peur, chaque fois je suis saisi d’une folie meurtrière. Si je tiens Fontana, il va regretter que je ne sois pas seulement Boulon ou Bébétâ. Mais d’abord rassurer Nicole, ça n’arrivera plus, je te jure, bientôt nous serons de nouveau ensemble. Je dis « bientôt », je ne donne pas d’échéance. Si pour Nicole, « bientôt », ça peut être dix ou douze ans, je n’ajoute pas un mensonge de plus à ma liste.

Le soir dans ma cellule, je pleure. Parfois toute la nuit. S’il arrive quoi que ce soit à Nicole… C’est inimaginable. Ou à Mathilde…

Je ne sais pas, à travers sa cagoule, ce que lui a dit Fontana. Sans doute qu’elle devait se taire si elle voulait que son mari reste en vie dans sa prison. Nicole a évidemment saisi que cette scène n’avait servi qu’à faire la photo. Pour me la montrer.

Je sais qu’elle n’a pas porté plainte. Lucie m’en aurait parlé. Nicole n’a rien dit. Elle a tout gardé pour elle. Elle ne m’a pas écrit parce que les lettres passent par le juge. Selon Mathilde, elle s’apprêtait à venir me voir. Je crois qu’elle ne viendra pas.

Depuis, le temps passe et rien. Les jours, les semaines passent. Je ne sais rien d’elle.

Nicole doit se demander en permanence dans quels draps je me suis fourré. Ce qui va nous arriver.

À elle. À moi.

À nous.

Parfois, Nicole serait-elle soulagée d’apprendre que je suis mort ?

Pour avoir la paix, rêve-t-elle que je n’existe plus ? Pour en finir définitivement avec cette histoire qui nous tue, l’un et l’autre.

Je me suis levé la nuit dernière, hors de moi, je me suis planté devant la porte. J’ai d’abord tapé une fois, de la main blessée, le plus fort que je pouvais. La douleur a été fulgurante, mes blessures se sont rouvertes instantanément. Mais j’ai continué parce que je voulais me punir, je voulais en finir, j’étais si seul. J’avais mal, jamais assez mal. J’ai continué, du droit, du gauche, du droit, du gauche, de plus en plus fort. Très fort, puis encore plus fort, j’avais l’impression de taper sur des moignons, je transpirais et je frappais sur la porte en acier. Je me suis évanoui debout, comme un boxeur KO. Évanoui, j’ai continué de frapper jusqu’à ce que mes jambes me lâchent. Là, je suis tombé, il y avait tellement de sang que ça ruisselait à travers mes pansements. Les poings sur l’acier, ça fait beaucoup de dégâts mais peu de bruit.

Le lendemain, les soins ont été très douloureux. Il y a des doigts recassés, j’ai les deux mains bandées. On me fait des radios. On va sans doute devoir opérer de nouveau.

Il se passe cinq semaines.

Sans nouvelles d’elle.

On pourrait me mettre au cachot, au secret, aux oubliettes, ça ne me ferait pas le même effet.

Mes seuls repères ne sont ni le temps, ni les repas, ni les bruits, ni l’alternance des jours et des nuits.

Ma référence unique, c’est Nicole.

Mon univers est circonscrit à mon amour.

Sans elle, je ne sais plus où j’en suis.

43

— Et tu n’y es pour rien ?

La nouvelle est si considérable que Nicole s’est décidée à revenir me voir.

Je vois les changements de près. C’est terrible. Elle est totalement rincée par cette histoire, vieillie de dix ans en quelques mois. Ma Nicole à moi, celle qui me faisait confiance, me manque terriblement. Je voudrais faire disparaître celle qu’on me rend, tout abîmée, et faire revenir ma Nicole de toujours, ma femme, mon amour.

— Tu as reçu ma lettre ?

Nicole fait « oui » de la tête.

— Il ne t’arrivera plus rien maintenant, tu le sais ?

Elle ne me répond pas. Et elle fait ce geste terrible : tenter de sourire. Pour dire : « Je te soutiens », pour dire : « Ne me demande pas des mots, je ne peux pas, je te soutiens, je suis là, c’est tout ce que je peux faire. » Pas une question. Pas un reproche. Nicole a renoncé à comprendre. Un homme lui a sauté dessus. Elle ne veut pas savoir qui. Il l’a étranglée. Elle ne veut pas savoir pourquoi. Va-t-il revenir ? Elle ne veut pas le savoir. Je lui ai promis que c’était un accident. Elle fait comme si elle me croyait. Ce qui est difficile pour elle, ce n’est pas que je lui mente, c’est que maintenant elle ne pourra plus jamais me croire. Mais, merde, qu’est-ce que je peux faire ?

Ce qui change, entre nous, c’est ce qui vient de se passer. Parce que la donne est modifiée. J’ai envie de lui dire :

— Tu as vu ? J’ai réussi à faire ça ! Pourquoi tu ne crois plus en moi ?

Nicole est exténuée, elle porte des centaines d’heures sans sommeil sur chaque paupière mais malgré ça l’espoir, comme moi, l’a reprise. Putain d’espoir.

— C’est une collègue qui m’a informée de l’émission. Je suis rentrée plus tôt à la maison pour l’enregistrer et Lucie est venue la voir le soir avec moi.

Nicole est gênée mais sa force, c’est d’être absolument incapable de mentir (en même temps, si j’avais été comme elle, je serais déjà mort).

— Lucie se demande quand même si tu y es pour quelque chose, me dit-elle.

Je prends un air outré.

Nicole lève la main vers moi, ça m’arrête tout net. Avec Lucie, je peux tricher. Avec Nicole, ça n’est même pas la peine d’y penser. Elle ferme les yeux un court instant puis elle me dit ce qu’elle avait déjà prévu de me dire :

— Je ne sais pas ce que tu fabriques. Et je t’assure, Alain, je ne veux pas le savoir. Mais ne mets pas tes filles dans cette histoire ! Moi, ça n’est pas pareil, ça ne compte pas, je suis avec toi. Si tu as eu besoin de faire ça… Mais pas les filles, Alain !

Quand elle défend ses filles, ce n’est plus la même Nicole. Même l’amour qu’elle me porte ne l’arrêterait pas. C’est elle que j’aurais dû mettre en face de Fontana quand il a menacé de leur casser tous les membres. Cela dit, « ne mets pas tes filles dans cette histoire », elles y sont toutes les deux plongées jusqu’au cou. La première a perdu une grande partie du peu qu’elle avait, la seconde se voit intimer l’ordre de sortir son père d’un bourbier noir.

— Il faut que je t’explique…

Il lui suffit de faire « non » de la tête. Je m’arrête.

— Si ça nous aide, c’est bien, mais je ne veux pas savoir.

Elle baisse la tête, résiste aux larmes.

— Pas nos filles, Alain, dit-elle en sortant son mouchoir.

Pourtant l’occasion aurait pu être belle. Nicole le sait. Elle dit pour changer de sujet :

— Tu penses que ça va changer les choses ?

— Tu as reçu l’argent ? Pour l’interview ?

— Oui, tu me l’as déjà demandé.

Les éditeurs m’ont offert des à-valoir de quarante, cinquante, soixante-cinq mille euros et de bons pourcentages sur les ventes, que je ferai verser sur les comptes de Nicole. Comme je vais devoir rendre tout l’argent que j’ai pris à Exxyal, c’est certainement tout ce qui leur restera.

— Je l’ai réparti entre Lucie et Mathilde, confirme Nicole. Ça leur a fait du bien.

J’ai choisi l’éditeur le plus racoleur, le plus démagogue, celui qui disposait de la plus grande force de frappe. Le livre s’appelle : Je voulais seulement travailler…, avec pour sous-titre : Un senior du chômage à la prison. Il sortira juste un mois avant le procès. Lucie a rechigné sur le titre, j’ai insisté. Sur la couverture : une médaille du travail sur laquelle la Marianne est remplacée par ma photo anthropométrique. Le battage va être énorme. L’attachée de presse ne suffira pas, elle a dû prendre une stagiaire. Non rémunérée certainement. Pas la peine de gâcher l’argent. C’est Lucie qui ira sur les plateaux de télé à ma place, aux émissions de radio et qui répondra à la presse écrite. Le premier tirage : cent cinquante mille exemplaires. L’éditeur compte sur le procès pour booster les ventes.

— J’essaye de vous mettre à l’abri…

— Tu m’as écrit ça, Alain, je sais. Tu veux nous protéger, mais tu ne cesses de tout compliquer. Moi, j’aurais préféré que tu ne fasses rien du tout, qu’on continue de vivre ensemble. Mais toi, tu ne voulais plus vivre comme ça et maintenant c’est trop tard. Maintenant je suis toute seule, tu comprends ?

Elle s’arrête. Nous sommes des vases communicants. Dès que l’un se soulage, il détruit l’autre.

— Je n’ai pas besoin d’argent, reprend Nicole. Je m’en fous. Ce que je voudrais, c’est que tu sois là, avec moi. Je n’ai besoin de rien d’autre.

Tout ça n’est pas très construit. Je vois quand même l’intention générale : elle est prête à reprendre notre vie de misère là où on l’a laissée.

Même en moins bien.

— Tu n’as besoin de rien mais tu as quand même vendu notre appartement !

Nicole fait discrètement « non » de la tête comme si, décidément, je ne comprenais jamais rien. Agaçant.

— Alors, à ton avis, ça va changer les choses ? demande-t-elle pour faire diversion.

— Quoi ?

— L’émission.

Je hausse les épaules mais je vibre à l’intérieur.

— Normalement, ça devrait.

Une grande table.

Tous les médias sont là. Ça crépite de partout.

Derrière la table, le mur est entièrement occupé par une bannière portant le logo de l’entreprise et exxyal-europe en immenses lettres rouges.

— Il n’y a pas à dire, il a de la prestance, ton P-DG, dit Nicole en tentant un sourire.

Alexandre Dorfmann dans ses œuvres. La dernière fois que je l’ai vu, il était assis par terre, je lui collais mon Beretta chargé sur le front en lui disant : « Alors, le Roi Nègre, on en vire combien à Sarqueville ? » ou quelque chose dans le genre. Il ne transpirait même pas, me semble-t-il. C’est un animal à sang figé. Aujourd’hui non plus il ne tremble pas. Quand il entre dans la salle, c’est comme s’il avait encore mon Beretta sur le front. Ça ne se voit pas mais je le tiens aux burnes, Alexandre le Grand. Il entre en scène comme une star du cirque, démarche souple et ferme, sourire retenu, visage clair. Les caniches sont derrière. Le numéro a dû commencer dans les coulisses.

— Ils étaient tous là ? demande Nicole.

— Non, il en manquait un.

Dès le début, je remarque que Jean-Marc Guéneau, notre porteur de sous-vêtements rouges, est en retard. Il s’est peut-être attardé dans un sex-shop, allez savoir. Mon petit doigt me dit toutefois qu’il ne viendra pas, qu’il sera absent de la cérémonie. J’espère que ça ne me réserve pas une mauvaise surprise.

L’entrée des vedettes a été coupée au montage, j’ai quand même pu apercevoir l’essentiel : derrière Dorfmann, c’est Paul Cousin qui marche en premier. Il se tient tellement droit qu’on dirait qu’il fait une tête de plus que les autres. Juste après, les voici tous assis, alignés. C’est la Cène. Dorfmann en Jésus-Christ s’apprête à nourrir l’univers de Sa parole ; les douze faux-culs sont réduits à quatre. Normal, c’est la crise. À la droite du Saigneur : Paul Cousin et Évelyne Camberlin, à sa gauche : Maxime Lussay et Virginie Tràn.

Dorfmann chausse ses lunettes puis les retire. Nuée de journalistes et de reporters, le silence s’installe, derniers crépitements de flashs.

— La France entière s’est émue, à juste titre, du sort malheureux d’un chômeur en situation difficile qui s’est abandonné à des… violences, dans le cadre de sa recherche d’emploi.

Ses phrases sont écrites à l’avance mais l’annonce récitée, ce n’est pas son genre, à Dorfmann. Ce début fait ampoulé. Il retire ses lunettes. Il a plus confiance dans son génie que dans sa mémoire. Il regarde l’assistance bien en face, dans l’œil de la caméra.

— Le nom de notre groupe a été associé à cette regrettable affaire parce que ce chômeur, M. Alain Delambre, dans un accès de folie, a pris en otage, des heures durant, plusieurs cadres de notre entreprise et moi-même.

Son visage se contracte un très bref instant. C’est le souvenir de l’épreuve. C’est très bien évoqué, bravo. Dans l’ombre ténue qui passe un bref instant sur le masque de Dorfmann, on peut lire : nous avons vécu l’horreur mais nous avons choisi de ne pas nous donner en spectacle, nous gardons notre douleur pour nous, voilà notre noblesse. Et les apôtres, à ses côtés, se joignent à cet infinitésimal mouvement d’intense émotion. L’un baisse la tête, terrassé par le souvenir de l’épouvantable cauchemar qu’il a enduré, l’autre avale sa salive, visiblement en proie aux traces indélébiles imprimées dans son cœur par ces heures d’effroi et de terreur. Bravo à eux aussi ! D’ailleurs, l’assistance ne s’y trompe pas, les flashs crépitent spontanément pour saisir cette admirable microseconde de souffrance télévisuelle. Moi-même, j’ai envie de me retourner vers mes camarades de cellule pour les faire applaudir. Je suis seul. VIP.

— Ce sont des sacrés faux-culs, non ? dit Nicole.

— On peut dire ça comme ça.

Dorfmann reprend.

— Quelles que soient les raisons d’agir de ce demandeur d’emploi, aucune situation, je dis bien aucune situation, ne saurait justifier le recours à la violence physique.

— Tes mains, comment ça va ? demande Nicole.

— Déjà six doigts opérationnels. Quatre ici, deux là. Ça va, c’est la majorité des doigts. Les derniers se ressoudent assez mal, le médecin laisse entendre qu’ils pourraient rester un peu raides.

Nicole me sourit. Ce sourire de mon amour. C’est toute ma raison de me battre et de souffrir. Je peux mourir pour cette femme.

Merde, c’est ce que je suis en train de faire !

Enfin, peut-être pas :

— Pour autant, poursuit Dorfmann, nous ne pouvons pas être insensibles à la douleur de ceux qui souffrent. Nous, les chefs d’entreprise, nous battons chaque jour pour remporter la guerre économique qui assurera leur retour à l’emploi, mais nous comprenons leur impatience. Et pour tout dire : nous la partageons.

J’aurais bien aimé voir l’émission depuis la salle d’un bistro de Sarqueville. Ça devait ressembler à un match de Coupe du monde. Ils vont se la passer en boucle, cette déclaration.

— La terrible mésaventure de M. Delambre est peut-être exemplaire du drame de certains demandeurs d’emploi. Notre réponse doit, elle aussi, être exemplaire. C’est pourquoi, sur ma proposition, le groupe Exxyal-Europe a décidé de retirer toutes ses plaintes.

Intense émoi, les photographes mitraillent la tablée.

— Mes collaborateurs (geste souverain vers sa droite puis vers sa gauche, accompagné de baissements de paupières coordonnés comme une ola) ont décidé spontanément de se joindre à moi et je les en remercie. Chacun d’eux, à titre personnel, avait déposé une plainte. Toutes seront retirées. M. Delambre affrontera le tribunal pour les actes qu’il a commis, mais les parties civiles se retirent pour laisser place à la justice.

De chaque côté de Dieu, les cadres ne sourient pas. Conscience de leur rôle historique. Dorfmann vient d’esquisser un nouveau vitrail de l’histoire du capitalisme : Le Patron montrant sa Commisération à un Chômeur désespéré.

C’est maintenant que je mesure le prix qu’Alexandre Dorfmann attache à ses dix patates. Ça a quand même dû faire un peu de bruit dans les coulisses d’Exxyal, parce qu’il en remet une couche, et pas de n’importe quelle teinte. Un beau blanc virginal, un blanc christique. Un blanc d’innocence.

— Ni Exxyal ni ses cadres ne veulent évidemment influencer la justice, qui doit être rendue en toute indépendance. Notre geste de commisération est néanmoins un appel à la mansuétude. Un appel à la clémence.

Bourdonnement dans la salle. On savait nos P-DG capables de hauteur, il suffit de voir leurs salaires, mais une pareille grandeur d’âme, ça émeut aux larmes, forcément.

— Pour Lucie, le retrait des parties civiles, ça peut avoir beaucoup d’effet sur le verdict, dit Nicole.

Lucie m’a dit ça aussi. Moi, je pense que c’est loin d’être suffisant, mais je ne dis rien. On verra. Le procès va se tenir dans quatre ou cinq mois. Il paraît que c’est un délai record. Ça n’est pas tous les jours que le chômeur le plus célèbre de France passe aux assises.

Sur l’écran, Dorfmann élève le ton :

— Néanmoins…

Le silence peine à revenir. Dorfmann martèle chaque syllabe et impose Sa parole.

— Néanmoins… cette initiative ne saurait créer une jurisprudence.

Compliqué comme phrase, pour TF1.

Simplifier. Revenir vers les universaux de la communication.

— Notre geste est une exception. Que tous ceux qui seraient tentés par l’exemple de M. Delambre (explosion dans les cafés de Sarqueville !) sachent que notre groupe restera ferme dans sa condamnation absolue de la brutalité et poursuivra en justice — et sans aucune faiblesse — quiconque se laisserait aller à la violence vis-à-vis de biens ou de personnes appartenant à notre groupe.

— Personne n’a relevé ça, dit Nicole, c’est quand même dingue, non ?

Je ne sais pas de quoi elle parle. Elle le voit.

— Dorfmann parle « des biens ou des personnes appartenant à notre groupe », dit Nicole. C’est énorme, quand même.

Non, je ne saisis pas.

— Les biens, d’accord, mais les gens, Alain ! Ils « n’appartiennent » quand même pas à leur entreprise !

Je n’ai pas réfléchi, j’ai dit :

— Ça ne m’a pas choqué. Finalement, tout ce que j’ai fait, moi, c’était pour « appartenir » de nouveau à une entreprise, non ?

Nicole est atterrée, elle se tait.

Elle me soutient. En tout. Elle le fera jusqu’au bout.

Mais nos univers sont en expansion dans des directions différentes.

— Tiens, dit Nicole.

Elle fouille dans son sac. Des photos.

— J’emménage dans quinze jours. Gregory est très gentil avec moi. Il vient avec des copains pour faire mon déménagement.

J’écoute distraitement parce que je suis concentré sur les photographies. Angles de prises de vue, lumière, Nicole s’est donné du mal pour valoriser les lieux mais il n’y a rien à faire. C’est sinistre. Elle parle du déménagement, les voisins très sympas, deux jours de congé, mais je regarde les clichés, je suis effondré. Elle a dit à quel étage ça se trouvait ; j’ai raté l’information. Je dirais douzième. J’ai droit à plusieurs clichés de Paris au loin. Dans l’immobilier, quand on insiste sur le panorama, c’est rarement bon signe. Je passe les vues du ciel.

— On peut manger dans la cuisine…, dit Nicole.

On doit pouvoir y vomir aussi. Le parquet à petits motifs doit remonter aux années 70. Des volumes secs, à angles droits, rien qu’à regarder les photos, on croit entendre les voix résonner dans les pièces vides et à la nuit tombée les voisins s’engueuler de l’autre côté de la cloison creuse. La salle de séjour. Le couloir. Une chambre. L’autre. Tout ce que je déteste. Combien ça vaut une merde pareille ? C’est contre ça qu’elle a échangé notre appartement qui était presque payé ?

— Presque payé, ça n’est pas payé, Alain. Je ne sais pas si tu le sais, mais nous avons des problèmes d’argent !

Je sens qu’il ne faut pas l’agacer. Nicole est arrivée à une limite de l’exaspération proche de l’explosion. Elle ouvre la bouche, je ferme les yeux dans l’attente du missile, elle préfère la sournoiserie. Elle désigne le décor autour de nous.

— Toi aussi, tu as choisi de changer d’appartement !

Coup bas. Je lâche les photos sur la table. Nicole les reprend, les remet dans son sac. Puis elle me regarde.

— Moi, je m’en fous de l’appartement. Avec toi, j’aurais été bien n’importe où. Tout ce que je voulais, c’était être avec toi. Alors sans toi, là ou ailleurs… Au moins, on n’a plus de dettes.

Cet appartement, c’est tout à fait l’idée que je me faisais du lieu que doit habiter une femme de prisonnier.

Il y aurait trop à dire. Je ne dis rien. S’économiser. Garder des forces pour le jour du procès.

Pour avoir le droit de venir la rejoindre dans cette merde le plus rapidement possible.

44

Tout le monde le sait, il y a des jours où tout se passe bien et des jours où tout se passe mal. Le jour où vous vous présentez devant les assises, vous avez intérêt à ce que ce soit un jour où tout se passe très bien. Et des jours comme ça, il m’en faudra deux, durée prévue du procès.

Lucie est en effervescence. Elle ne me parle plus de Sainte-Rose, qui a rendu les armes après mon dernier exploit. Curieusement, autant la présence de ce fantôme aux côtés de Lucie m’avait agacé (surtout quand j’ai appris que ses honoraires étaient spécialement élevés), autant la voir rendue à elle-même pour toutes les décisions me panique un peu. Ce qu’elle m’a dit, il y a seize mois, sur la nécessité d’être défendu par un professionnel prend maintenant tout son sens. Lucie m’attendrit, son anxiété est bouleversante. La presse a très souvent souligné que mon avocate était ma fille. De nombreuses photos d’elle ont été publiées avec des titres larmoyants. Je sais qu’elle déteste ça. Elle a tort.

À mesure que le procès se rapprochait, mon inquiétude a grandi, mais quand elle m’a expliqué sa ligne de défense, j’ai été de nouveau certain d’avoir fait le bon choix. Il y a schématiquement deux stratégies possibles : politique ou psychologique. Lucie est convaincue que l’avocat général va choisir la première. Elle, opte pour la seconde.

Plusieurs clignotants sont au vert.

La conférence de presse d’Alexandre Dorfmann a été saluée unanimement. Ce geste magnifique a été d’autant mieux apprécié que ni Dorfmann ni aucun de ses cadres n’a accepté ensuite la moindre interview. Cette pudeur extrême a semblé confirmer, s’il en était besoin, que ce geste était totalement désintéressé et relevait de la plus pure humanité. Certains journaux se sont montrés bassement sceptiques, supposant qu’il y avait là-dessous quelque raison plus souterraine et suspecte. Mais par bonheur, la plupart ont emboîté le pas des chaînes de télévision : dans cette période tendue, marquée par de nombreux conflits du travail, dans une conjoncture d’affrontement quasi permanent entre patrons et salariés, la décision philanthropique d’Exxyal et de ses cadres éclaire d’une lumière nouvelle les relations sociales. Après deux siècles de Lutte des Classes décourageante et mortifère, le Flambeau de la Communion illumine l’Entente Cordiale marquant entre les Patrons, les Ouvriers et les Employés l’instant Historique tant attendu de la Réconciliation.

Parallèlement, Exxyal m’a quand même fait confirmer que je rendrai bien la totalité de son argent.

Le second signe positif à la veille du procès, c’est la volte-face des Messageries pharmaceutiques. Lucie a d’abord pensé que mon statut de héros social rendait leur position moralement difficile et qu’ils craignaient un échec devant le tribunal, mais nous avons récemment appris la raison réelle de ce revirement : leur principal témoin, Romain, a quitté l’entreprise du jour au lendemain et refuse même de répondre aux courriers insistants de son ancien employeur. Lucie s’est renseignée. Romain a regagné sa province natale. Il est revenu à l’agriculture. Tracteurs rutilants, vaste projet d’irrigation, le jeune homme procède, paraît-il, à des investissements ambitieux.

Malgré ces bons indicateurs, Lucie est encore inquiète.

Un jury populaire, dit-elle, c’est assez imprévisible.

La veille de l’ouverture du procès, les chaînes de radio et de télévision reviennent sur les faits qui me sont reprochés et rediffusent des images d’archives. J’insiste tant et tant que Lucie se laisse aller à son pronostic : dans le meilleur des cas, elle espère obtenir huit ans, dont quatre avec sursis.

Ma calculette se met en marche et s’affole. Ça fait quatre ans de prison ferme.

Si je n’étais pas déjà assis, je tomberais. Encore trente mois ici ! Même si je parviens à conserver ma place dans le quartier VIP, je suis tellement épuisé que…

— … je vais mourir !

Lucie pose sa main sur la mienne.

— Tu ne vas pas mourir, papa. Tu vas patienter. Je t’assure que si nous obtenons ça, ce sera déjà un sacré miracle.

Je retiens mes larmes.

Je passe trois nuits sans dormir. Trente mois ici ! Presque trois ans… Je vais sortir vieux, très vieux.

Et j’aurai rendu tout l’argent à Exxyal.

Je serai vieux et pauvre. Ça me fout complètement en l’air. Je suis terriblement seul.

Du coup, j’entre dans la salle d’audience les épaules basses, le teint cireux. Je suis un homme éreinté. Je ne l’ai pas voulu ainsi mais ça fait plutôt bonne impression.

La poignée de jurés est prélevée sur le lot des gens que je croisais tous les jours dans le métro à l’époque où j’allais travailler. Des jeunes, des vieux, des hommes, des femmes. Mais vus sous l’angle des assises, je les trouve bien plus inquiétants. Ils ont beau avoir tous promis de « n’écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l’affection ; de se décider suivant leur conscience et leur intime conviction avec l’impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre… », je suis perplexe. Ces gens-là sont comme moi, je suis sûr qu’ils ont leurs têtes.

Je vois tout de suite que j’ai tout mon petit monde avec moi.

La famille proche d’abord : Nicole, plus belle que jamais et qui ne cesse de me regarder et de m’envoyer de discrets signes de confiance. Mathilde, seule puisque son mari n’a pas pu se libérer.

Pas loin, il y a Charles. Il a dû emprunter un costume à un voisin mieux pourvu mais qui doit être plus grand que lui. Il flotte. On dirait que le vent s’engouffre dans ses vêtements. Sachant qu’il ne pourrait pas picoler dans la salle d’audience, il a dû anticiper sur sa consommation. Je l’ai vu s’avancer d’une démarche concentrée et incertaine. Quand il a levé le bras pour me faire son signe d’Indien, ça l’a brutalement déséquilibré et il a dû se retenir au dossier du banc sur lequel il s’est effondré. Il est très expressif, Charles. Il vit la circonstance de l’intérieur, son engagement est total. Pendant les audiences, à chaque intervention, son visage se charge des commentaires. C’est un véritable oscillographe de l’événement. Souvent, il tourne la tête vers moi comme s’il était en train de réparer ma voiture et m’assurait que pour le moment tout se passe bien.

Après la famille proche, la famille plus éloignée. Fontana, grave et sérieux, qui se polit les ongles avec calme et qui ne me regarde jamais. Ses deux collègues sont aussi présents, la jeune femme au regard froid dont le prénom est cité dans les documents du procès, elle s’appelle Yasmine, et l’Arabe qui conduisait les interrogatoires, Kader. Ils sont dans la liste des témoins cités par le ministère public. Mais avant tout, ils sont là pour moi. Pour moi seul. Je devrais me sentir flatté.

Et puis les journalistes, la radio, la télévision. Et le représentant de mon éditeur, quelque part dans la salle, qui doit s’essuyer les babines en permanence tellement il salive à l’idée des tirages que ce procès va nous valoir.

Et Lucie, que je n’ai pas vue en toge depuis des lustres. Elle a pas mal de jeunes collègues dans la salle qui, comme moi, se demandent combien elle a perdu de kilos au cours de l’année passée.

À l’issue de la première journée, je ne comprends pas pourquoi Lucie pronostique huit ans. À entendre le journaliste qui fait le compte rendu d’audience à la télévision, la terre entière semble de mon côté et le verdict devrait être clément. J’excepte, c’est vrai, l’avocat général. Une vraie teigne, celui-là. Hargneux. Il ne manque jamais une occasion de manifester son animosité à mon égard.

C’est très visible lors de la déposition de l’expert psychiatrique, qui souligne que mon état psychique au moment des faits est marqué par un trouble ponctuel de nature « à abolir [mon] discernement et le contrôle de [mes] actes ». L’avocat général le cuisine. Il brandit l’article 122-1 du Code pénal et veut absolument souligner que je ne peux pas être considéré comme psychiquement irresponsable. Ces débats me passent au-dessus de la tête. Lucie s’accroche. Elle a beaucoup travaillé cet aspect du dossier et c’est, selon elle, une partie névralgique du procès. Entre elle et l’avocat général, la discussion s’enflamme, le président fait des rappels à l’ordre. Le soir, le journaliste conclut sobrement : « Les jurés considéreront-ils M. Delambre comme un homme responsable de ses actes, comme le scande l’avocat général avec véhémence ? Ou, comme le souligne son avocate, comme un homme dont le jugement était fortement altéré par la dépression ? Nous le saurons demain soir, au terme des débats. »

L’avocat général, lui, se vautre dans les détails. Il décrit l’angoisse des prisonniers comme s’il y était. Dans sa bouche, cette prise d’otages, c’est Fort Alamo. Il fait déposer le commandant du Raid qui a procédé à mon arrestation. Lucie intervient peu. Elle compte sur les témoignages.

À tout seigneur tout honneur.

Alexandre Dorfmann dans ses œuvres.

Depuis sa tonitruante conférence de presse, sa déposition est très attendue.

Je jette un œil du côté de Fontana, qui regarde et écoute religieusement son patron.

Quelques jours plus tôt, je lui ai dit :

— Je vous préviens, j’en veux pour dix bâtons ! Pas question pour votre client de s’en tenir au minimum syndical, vous m’entendez ? Pour trois millions, je suis un paumé. Pour cinq millions, je suis un brave type. Pour dix, je suis un saint ! C’est comme ça que je vois les choses et vous allez le lui dire, au souverain pontife. Cette fois-ci, pas question de jouer les P-DG, il faut bosser. Pour dix bâtons et un beau geste de ma part pour calmer son conseil d’administration, il a intérêt à tirer sur les bras, le Grand Timonier. »

Dorfmann se montre d’un naturel sidérant.

Lucie, dans ses rêves les plus fous, n’a jamais espéré un pareil témoignage.

Oui, bien sûr, cette prise d’otages a été « une épreuve », mais au fond, ce qu’il avait devant lui, c’était avant tout un « homme égaré bien plus qu’un meurtrier ». Dorfmann prend un air réflexif. Il fouille dans ses souvenirs. Non, il ne s’est pas senti menacé à proprement parler. « Il ne savait pas très bien ce qu’il voulait, en fait. » Une question. « Non, répond Dorfmann, aucune violence physique. » Le ministère public insiste. Je l’aide mentalement : allez, Excellence, encore un beau geste. Dorfmann gratte le fond de la caisse : « Lorsqu’il a tiré, nous avons tous vu qu’il tirait dans les fenêtres et non sur quelqu’un en particulier. Il ne visait pas. Ça ressemblait plutôt à… du découragement. Cet homme semblait accablé, épuisé. »

L’avocat général passe à l’attaque. Il évoque les premières déclarations de Dorfmann, quelques minutes après la libération par le Raid, déclarations « très sévères pour Delambre », puis lors de la conférence de presse, « étonnante jusqu’à l’équivoque », où Delambre semble absous de toute faute…

— Difficile de vous suivre, monsieur Dorfmann.

Il en faut plus pour troubler Alexandre l’Immense.

Pour balayer cette critique, il fait un « exposé en trois points » dont il scande les grands moments tantôt d’un index pointé vers l’avocat général, tantôt d’un regard vers le jury, tantôt encore d’une main large ouverte dans ma direction. Un sketch absolument parfait. Le fruit de trente années de conseils d’administration. À l’issue de quoi personne n’a compris ce qu’il voulait dire mais tout le monde convient qu’il a raison. Tout s’éclaire. Tout est de nouveau parfaitement logique. Tout le monde communie autour de l’évidence à laquelle Dorfmann nous conduit. Un grand patron dans ses œuvres, c’est beau comme un évêque à la cathédrale.

Lucie me regarde, aux anges.

J’ai recommandé à Fontana :

— Je veux que tout le monde soit à la hauteur ! C’est un travail d’équipe et pour dix patates, je veux un team avec un esprit collectif, pigé ? Dorfmann crée l’ouverture et derrière, le pack s’avance groupé. Pas de fausse note ! Dites-leur de penser aux conseils de management qu’ils donnent à leurs subordonnés, ça va les aider. »

Ça les aide.

Évelyne Camberlin s’avance. Une duègne. La dignité personnifiée.

— Oui, j’ai eu peur, c’est vrai, mais j’ai très vite été certaine qu’il ne nous arriverait rien. Ce que je craignais, c’était davantage une maladresse de sa part, un geste inconsidéré.

Dès que l’avocat général intervient, le public gronde sourdement. On dirait l’entrée sur scène de Judas dans un mystère du Moyen Âge. Il demande à Évelyne Camberlin de décrire sa « terreur ».

— J’ai eu peur mais je n’étais pas terrifiée.

— Ah bon ! On vous braque avec une arme et vous n’êtes pas terrifiée ? Vous disposez d’un sang-froid exceptionnel, ajoute l’avocat général d’un ton persifleur.

Évelyne Camberlin le toise. Puis, avec un sourire généreux :

— Les armes me font peu d’effet. J’ai passé toute mon enfance dans une caserne, mon père était lieutenant-colonel.

Le public se marre. Je regarde les jurés. Quelques sourires. Mais ça n’est quand même pas la franche rigolade.

L’avocat général change de registre et se montre insidieux.

— Vous avez retiré votre plainte… en toute liberté, n’est-ce pas ?

Évelyne Camberlin laisse passer un court instant qui pèse des tonnes.

— En fait, demande-t-elle, vous sous-entendez que je l’ai fait sous la pression de mon employeur. Quel en serait l’intérêt ?

C’est au fond la question que tout le monde se pose. C’est dans ces moments-là que l’on voit si le manager a bouclé convenablement son dossier. Pour dix briques, j’espère que c’est le cas.

Avant que l’avocat général reprenne la parole, la mère Camberlin enchaîne :

— Vous supposez peut-être que l’entreprise pour laquelle je travaille trouve un bénéfice d’image à se montrer généreuse.

Virée ! Moi, avec une phrase comme ça, je la foutrais immédiatement à la porte. Où a-t-elle appris à parler en public ? Je suis furieux. Si elle ne se rattrape pas, je vais exiger de Dorfmann qu’elle soit en tête de la première charrette à Sarqueville. Elle doit le sentir, elle se reprend aussitôt.

— Vous pensez qu’Exxyal a besoin de redorer son blason auprès des médias en se montrant magnanime ?

Voilà. C’est déjà mieux. Mais j’ai besoin qu’elle enfonce le clou dans la tête des jurés.

— Dans ce cas, pourquoi ne pas me demander si j’ai perçu une prime exceptionnelle pour témoigner devant vous ? Ou si je suis victime d’un chantage au licenciement ? Vous trouvez ces questions trop gênantes ?

Petit brouhaha. Rappel à l’ordre du président, les jurés sont perplexes, je m’interroge : ma stratégie est-elle en passe de partir en vrille ?

— Dans ce cas, demande enfin l’avocat général, si vous vous sentez tellement en communion avec M. Delambre, pourquoi avoir porté plainte dès le lendemain de l’événement ?

— Parce que la police me l’a demandé. Elle me l’a recommandé et à ce moment-là ça me semblait logique.

Voilà qui est mieux. Dorfmann a donné des consignes claires. On sent que tous ces gens jouent aussi leur avenir. Ça fait plaisir, je me sens moins seul.

Maxime Lussay s’aligne sur sa collègue. Il est moins brillant, plus rustique. Il dit des mots très simples mais finalement efficaces, je crois. Il répond simplement par « oui », par « non ». Profil bas. Nickel.

Virginie Tràn, en revanche, fait sensation. Elle porte une robe jaune très pâle, un foulard. Elle est maquillée comme pour son mariage et marche vers la barre comme à un défilé de mode. Je vois à quel point elle a envie de plaire à son patron. Elle fait une bonne prestation, presque trop bonne, comme quelqu’un qui a un truc à se reprocher. À mon avis, elle couche encore avec la concurrence. À sa place, je me méfierais.

Elle fait dans le genre catégorique.

— M. Delambre n’avait aucune revendication. J’ai un peu de mal à croire que son geste était prémédité. Il aurait demandé quelque chose, non ?

Hurlement du ministère public. Elle se fait envoyer dans les cordes par l’avocat général et le président réunis.

— On ne vous demande pas vos commentaires sur les motivations de M. Delambre, mais simplement des faits !

Elle en profite pour montrer ses jarretelles : devant le tir de barrage elle baisse les yeux, rose de confusion, comme une petite fille prise les doigts dans la confiture. Devant ça, même Judas fondrait en larmes.

Enfin voici Sa Majesté Paul Cousin. Le seul qui me regarde longuement, bien en face, lorsqu’il s’avance à la barre. Il est encore plus grand que dans mon souvenir. Le public va l’adorer.

J’ai dit à Fontana :

— Votre grand con, là, c’est la clé de tout. C’est à lui que je dois d’être ici, alors vous lui dites que je veux de la mesure fine, sinon, je le rebalance aux Assedic jusqu’à sa retraite.

Solennel et austère, il a conscience d’être le grand homme. Calme et fermeté. Un exemple.

À chaque question du président, chaque interpellation de l’avocat général, Paul Cousin se tourne légèrement vers moi. Avant de livrer sa position, la Rigueur observe l’Égarement. Après quoi, il répond en quelques phrases millimétrées. Nous nous connaissons peu, lui et moi, mais j’ai l’impression que nous sommes de vieux amis.

Oui, répond-il au président, il est actuellement en poste en Normandie. Oui (nuance douloureuse), vaste plan de restructuration, mission difficile. Humainement. J’espère qu’il ne va pas abuser de ce mot parce que dans sa bouche, ça sonne quand même bizarrement. Oui, Sarqueville est au cœur des difficultés économiques. C’est dire qu’il comprend combien les temps sont difficiles. Quand il est question de son attitude dans la prise d’otages, le président rappelle les faits, son opposition, l’affrontement, sa fuite courageuse vers la sortie…

— Pour vous arrêter, M. Delambre a tenté de vous tirer dessus !

La salle murmure d’admiration. Cousin balaye tout cela d’un revers de main agacé.

— M. Delambre ne m’a pas tiré dessus, c’est la seule chose qui m’importe. Il a peut-être tenté de le faire, mais je ne peux pas en témoigner, je ne me suis pas retourné pour voir ce qu’il faisait.

Tout le monde prend ça pour de la modestie.

— En dehors de vous, tout le monde l’a vu !

— Alors demandez à tout le monde, pas à moi.

La salle bruisse. Le président rappelle Cousin à l’ordre.

— À entendre vos différents témoignages, remarquablement unanimes, on a vraiment le sentiment que cette prise d’otages a été une petite croisière touristique. Mais si M. Delambre ne représentait aucun danger, demande l’avocat général, pourquoi avoir attendu si longtemps avant d’intervenir ?

Paul Cousin se tourne vers lui, d’un seul bloc, et le toise.

— En toute chose, monsieur, il y a un temps pour observer, un temps pour comprendre et un temps pour agir.

Impérial, Cousin.

Le public est médusé. Chapeau.

J’ai dit à Fontana :

— Et votre Jean-Marc Guéneau, il nous la joue liftée ! Sinon je le refous en petite culotte devant le tribunal !

Ce n’est plus le même homme.

Je l’ai connu fringuant, sûr de soi, c’est un fantôme. Il décline son identité, son statut : travailleur privé d’emploi.

C’est l’expression officielle pour dire « chômeur ». Il s’est fait virer de chez Exxyal. Deux mois plus tard. Il a certes vécu une épreuve douloureuse, ont dû se dire ses patrons, mais on ne va quand même pas faire confiance à un cadre qui vit en petite culotte sous son uniforme de responsable financier. Malgré son licenciement, Guéneau vient témoigner et il dit exactement ce qu’il faut dire. Parce que le monde est petit et que si Exxyal n’est plus son employeur, il reste l’élément clé de ses démarches s’il espère retrouver un boulot dans sa branche.

Je le détaille davantage.

Quatorze mois de chômage. Et à mon avis, il n’est pas sorti de l’ornière.

Guéneau, c’est moi après un an et demi de chômage. Il se conduit comme s’il y croyait encore. Il s’accroche. Je l’imagine dans six mois réviser ses prétentions à la baisse de 40 %, dans neuf mois négocier un emploi provisoire, dans deux ans accepter un poste subalterne pour payer la moitié de ses traites. Dans cinq ans il se fera botter le cul par le premier contremaître turc qui s’abaissera à le regarder. J’ai l’impression que sa manche de costume va craquer avant la fin de sa déposition et faire marrer toute la salle.

J’ai aussi dit à Fontana : « Quant à Lacoste, cet enculé, vous allez lui faire des recommandations très fermes. Et s’il a du mal à piger, je vous autorise à lui écraser tous les doigts. J’en ai fait l’expérience, indiscutablement, ça aide à comprendre. »

Fontana s’est laissé aller à ce que sa mère doit être la seule à appeler un sourire.

Lacoste a apporté un témoignage d’une grande humanité. Son entreprise est en redressement judiciaire ; rien à voir avec l’affaire qui nous occupe, non, c’est la conjoncture économique. Celle justement dont M. Delambre a été une victime. Comme tant d’autres. Il est bien, Lacoste. J’espère que la petite Rivet l’a convenablement indemnisé.

Lucie me regarde de plus en plus souvent.

L’armée ennemie va bientôt se résumer au seul avocat général. Lucie s’est préparée à la guerre et les adversaires semblent empressés de signer l’armistice. Elle interroge les témoins avec délicatesse, main légère. Elle a compris que la pente était bonne mais qu’il ne fallait pas emballer la machine.

La veille, Nicole s’est étonnée auprès d’elle :

— C’est quand même stupéfiant. Ton père passe aux assises pour une prise d’otages mais personne n’a l’air de s’étonner qu’une entreprise puisse faire la même chose en toute impunité pour évaluer son personnel. Pourtant, s’ils n’avaient pas organisé ce jeu de rôle, il n’y aurait pas eu de prise d’otages, non ?

— Je le sais, maman, a répondu Lucie, mais qu’est-ce que tu veux, même les salariés n’ont pas l’air de trouver ça anormal.

Elle a évidemment ruminé cet argument. Elle comptait même cuisiner les témoins pour le mettre en valeur, pour pousser la cruauté du côté de l’entreprise et la rendre finalement responsable de mon initiative. Mais outre que ce n’est pas le procès d’Exxyal mais le mien, ça n’est plus du tout nécessaire. Lucie se tourne à nouveau vers moi, réellement inquiète de la tournure des événements. Je fais un petit geste des deux mains pour souligner ma surprise. Je tâche d’être très convaincant, mais Lucie s’est déjà détournée et assiste au défilé des témoins, de plus en plus abasourdie.

— Quant à vous, Fontana, j’ai dit, vous allez faire ce que vous faites le mieux : le bon petit soldat. Je suis certain que vous êtes payé au résultat, non ?

Fontana n’a pas bougé un cil, ce qui veut dire que je suis dans le vrai : il est au pourcentage. Plus Exxyal récupère d’argent, plus il palpe.

— Je sais que vous aimeriez bien m’écraser comme une merde, mais vous allez vous montrer discipliné. Vous allez me bichonner. Et je vais vous aider. À chaque syllabe qui ne sera pas parfaitement dans la note, dites-vous que je retire une brique de ce que Dorfmann s’attend à récupérer. Vous lui expliquerez ça quand il constatera les pertes et qu’il vous réclamera des comptes.

Il ne faut pas être médium pour deviner qu’à cet instant, si je n’avais pas un gros avantage sur lui, il me collerait sans état d’âme les deux pieds dans un bac de ciment et m’enverrait dans le canal Saint-Martin avec une bouteille d’oxygène et six heures d’autonomie. Que va-t-il se passer quand tout sera terminé, quand je serai pauvre de nouveau ? J’espère qu’il n’est pas rancunier et qu’il n’en fera pas une affaire personnelle.

En tout cas, il est obéissant.

Il confirme le diagnostic général de non-dangerosité. Lucie lui fait décliner ses états de service pour donner tout son poids à son opinion. Lui qui a fréquenté des guerriers, des soldats, et pire encore, peut assurer le tribunal que Delambre Alain est un agneau. Sa blessure ? Une égratignure. Pas de plainte de sa part ? Pour quoi faire.

J’y suis allé un peu fort. Il faudrait qu’on arrête avec les témoignages. Cette unanimité devient gênante.

En début d’après-midi, les plaidoiries.

Lucie est admirable. Voix ferme, convaincante, elle aligne les arguments, surfe délicatement sur les témoignages pour ne pas rendre le jury inutile, s’adresse aux jurés, tantôt aux hommes, tantôt aux femmes. Elle fait ce qu’elle a de mieux à faire : expliquer que mon aventure pourrait être celle de tout un chacun, et elle le fait sacrément bien. Elle souligne les difficiles conditions de vie de son client, la dégradation de l’estime de soi, l’humiliation, puis le geste brutal, incompréhensible, puis l’égarement, l’incapacité à sortir seul de la situation dans laquelle il s’est enfermé. Son client est un homme seul.

Ce qu’il lui faut dégoupiller maintenant, c’est la grenade que représente mon livre.

Oui, M. Delambre a écrit un livre, explique Lucie. Non pas, comme on l’a trop souvent dit, pour accéder à une quelconque notoriété, mais parce qu’il avait besoin de soutien, besoin de partager son épreuve avec d’autres. Et c’est exactement ce qui s’est passé. Des milliers, des dizaines de milliers d’autres, semblables à lui, se sont reconnus dans ce naufrage, se sont retrouvés dans son malheur, dans son humiliation. Et ont excusé son geste. Qui n’a d’ailleurs eu aucune conséquence.

Les circonstances atténuantes qu’elle réclame pour son client, ce sont simplement les circonstances partagées par tout le monde en temps de crise.

C’est vraiment pas mal.

Si je ne redoutais pas le teigneux du ministère public qui l’observe et hoche sans cesse la tête d’un air tantôt scandalisé tantôt outrancièrement dubitatif, je dirais que son pronostic peut se réaliser. Aucun jury ne pourra jamais m’acquitter. Je me suis rendu au test d’embauche avec un pistolet chargé, c’est de la préméditation pure et simple. On ne pourra pas faire descendre une peine théorique de trente ans en deçà d’un seuil de huit ou dix ans. Mais Lucie fait feu de tout bois. Et si quelqu’un réussit à diminuer ma peine, c’est elle, c’est ma fille. Nicole la regarde avec admiration. Mathilde la considère avec confiance, avec envie.

Lucie avait raison, l’avocat général en fait une affaire exemplaire.

Son développement tient en trois arguments simplissimes.

Un : Alain Delambre, trois jours avant sa venue chez Exxyal-Europe, a cherché, trouvé, acheté et chargé un pistolet avec des balles réelles. Il avait évidemment une intention agressive et possiblement meurtrière.

Deux : Alain Delambre a médiatisé son affaire pour peser sur son procès, pour tenter d’influencer les jurés, pour les impressionner, pour les intimider. Le preneur d’otages s’est mué en maître chanteur.

Trois : Alain Delambre ouvre une brèche dangereuse. Si sa peine n’est pas exemplaire, chaque chômeur se sentira fondé, lui aussi, à s’adonner demain à la violence. Dans une période où les ouvriers licenciés recourent de plus en plus souvent à la brutalité, à l’incendie, à la menace, au pillage, aux exactions, aux séquestrations, le jury peut-il élever la prise d’otages au rang de moyen légitime de négociation ?

La réponse, selon lui, est contenue dans la question.

Il faut un exemple. Il n’hésite pas :

— Vous êtes aujourd’hui l’ultime barrage contre une nouvelle forme de violence. Soyez conscients de votre devoir. Estimer que tirer à balles réelles mérite les circonstances atténuantes, c’est préférer la guerre civile au dialogue social.

On s’attendait à un réquisitoire de fermeté. Quinze ans.

Il en requiert trente. La peine maximale.

Quand il se rassoit, l’assistance est sciée.

Moi le premier.

Lucie est transfigurée. Nicole ne respire plus.

Charles a l’air dégrisé pour la première fois de sa vie.

Même Fontana baisse la tête. Vu le temps que je vais passer en taule, il n’est pas près de voir son pognon.

Comme c’est la règle, le président redonne la parole à Lucie. C’est à elle que revient le mot de la fin. C’est certainement le résultat de tous ces mois de travail et de veille intensive, mais Lucie s’étrangle. Elle tente de parler. En vain. Elle se racle la gorge. Prononce quelques mots inaudibles.

Le président s’inquiète.

— Nous ne vous avons pas entendu, maître…

Il règne dans la salle une lourde atmosphère d’orage.

Lucie se retourne vers moi. Elle a les larmes aux yeux. Je la regarde et je lui dis :

— C’est fini.

Elle rassemble ses forces, se tourne vers les jurés. Mais, vraiment, tout cela est plus fort qu’elle. Rien ne sort. La salle entière retient son souffle.

Mais j’ai raison. C’est fini.

Pâle comme la mort, Lucie lève la main signifiant au président qu’elle n’a rien à ajouter.

Elle ne peut rien ajouter.

Les jurés sont appelés à délibérer.

Le soir, tard, à la surprise générale, ils n’ont toujours pas réussi à se mettre d’accord. Reprise du délibéré demain.

Dans le car qui me reconduit à la maison d’arrêt, je multiplie, malgré moi, les hypothèses. Je vois tout en noir, forcément. S’ils n’arrivent pas à trancher, c’est qu’il y a des résistances. Le procès s’est déroulé au mieux de ce qui était possible, mais le verdict est en train de se retourner contre moi. Si le ministère public a été convaincant, certains se prennent sans doute pour des justiciers et rêvent d’une peine exemplaire.

À ma mesure, cette nuit-là, la maison d’arrêt, c’est le couloir de la mort. Le temps de mourir vingt fois. Ma vie défile. Tout ça pour ça.

Je reste éveillé toute la nuit. Trente ans, c’est impensable. Vingt ans, c’est impossible. Même dix ans, je ne pourrais pas.

Une nuit épouvantable. Je pensais que j’allais m’effondrer totalement mais non, ma colère au contraire est revenue, intacte. Une colère terrible, comme aux meilleurs jours, une envie de meurtre, tout cela est tellement injuste.

Le lendemain, quand je regagne le palais de justice, exsangue, j’ai pris une décision.

J’observe avec attention le policier qui assure mon transfert. Le sosie de celui qui garde mon box au palais de justice. Je détaille le système de fermeture de l’étui de son arme. Pour ce que j’en vois, c’est un gros bouton-pression, la languette doit se soulever et l’arme sortir sans encombre. J’ai puisé mentalement dans les informations que Kaminski m’a autrefois données : Sig Sauer, SP 2022, pas de sécurité manuelle mais un levier de désarmement.

Je pense que je saurais m’en servir.

Il va falloir faire très vite.

Entré dans le box, je vois comment je peux faire : le bousculer puissamment, le désorienter, le caler avec mon épaule. Utiliser la main avec les bons doigts.

Lucie n’a pas dormi non plus. Nicole pas davantage. Ni Mathilde.

Charles est désemparé. Dans l’angoisse, je lui trouve un beau masque grave. Il penche la tête en me regardant, comme s’il était attendri par mon sort. Très envie de dire adieu à Charles.

Fontana, au fond de la salle, garde l’œil clair et la démarche souple. Un sphinx.

Tout de suite, Lucie se penche vers moi et me dit :

— Pardon. Pour hier soir… Je ne pouvais plus parler, tu sais… Je suis désolée.

J’ai encore sa voix déchirée dans l’oreille. Je serre sa main, j’embrasse ses doigts. Elle sent toute ma tension, elle dit des mots gentils que je n’écoute pas.

Le policier qui garde mon box est bien plus grand et plus solide que celui d’hier. Un visage carré. Ça va être difficile. Mais c’est possible.

Je m’installe dans le box un peu en arrière. Avec mes jambes, je dois faire un levier efficace.

En moins de cinq secondes, je peux saisir son arme.

45

Les jurés reviennent. Il est 11 heures.

Silence solennel. Le président intervient. Les mots défilent. Les questions résonnent. Un juré se lève et répond.

Non. Oui. Non.

Préméditation. Oui.

Circonstances atténuantes. Oui.

Verdict. Alain Delambre est condamné à cinq ans de réclusion dont dix-huit mois ferme.

Le choc.


J’ai fait seize mois de prison préventive.

Avec les réductions de peine, je suis libre.


Mes émotions me terrassent.

La salle applaudit. Le président exige le silence mais lève la séance.

Lucie se précipite dans mes bras en hurlant.

Les photographes se ruent sur nous.

Je me mets à pleurer. Nicole et Mathilde nous rejoignent aussitôt, nous ne sommes tous les quatre que bras enlacés. Nous nous serrons les uns les autres. Les sanglots nous étouffent.

J’essuie mes larmes. J’embrasserais la terre entière.

Là-bas, au fond de la salle, ça se bouscule pas mal. Ça crie mais je ne distingue pas les mots.

À quelques mètres de moi, Charles, debout, lève la main gauche et m’adresse son timide signe de connivence.

Un peu plus loin, Fontana, entouré de ses deux compagnons, me sourit franchement pour la première fois. Il a des lèvres de prédateur. Il lève le pouce en l’air.

Sincèrement admiratif.

Seul mon éditeur fait un peu la tête : une bonne peine bien lourde aurait fait décoller les ventes.

Les policiers me tirent vers l’arrière. Je ne saisis pas pourquoi, tout ça est tellement inattendu.

— Les formalités, papa, c’est rien !

Je dois retourner à la maison d’arrêt pour la levée d’écrou. On doit me rendre mes affaires.

Lucie me serre encore dans ses bras. Mathilde me tient les deux mains. Nicole s’est lovée contre mon dos, elle m’a entouré la taille de ses bras, sa joue contre mon épaule.

Les policiers me tirent encore en arrière. Pas violents. Il faut respecter les règles. Il faut évacuer la salle.

Avec les filles, on se dit des mots bêtes, on se dit je t’aime. Je prends le visage de Lucie entre mes mains. Je cherche mes mots. Lucie me colle un énorme baiser sur le bec. Elle dit : « Papa. »

C’est le mot de la fin.

Il faut que nos mains se lâchent, que nos doigts se quittent. Sauf Nicole qui me serre toujours contre elle.

— Allons, madame, dit un policier.

— C’est fini, me dit Nicole en m’embrassant sur la bouche avec fureur.

Elle se détache de moi en pleurant. Elle rit en même temps.

J’aimerais tant partir avec elle, maintenant. Tout à l’heure. Très vite, Nicole, mes filles, la vie, tout.

Mathilde me dit : « À ce soir. » Lucie me fait signe que oui, évidemment elle sera là. Ce soir, tous ensemble.

Il faut partir. On se fait encore des signes. On se promet mille choses.

De l’autre bout de la salle, Fontana me sourit et fait un signe de tête microscopique.

Son message est clair : « À tout de suite. »

46

Je reprends mes esprits dans le car qui me ramène à la maison d’arrêt. La nouvelle a déjà fait le tour de la prison. J’entends des boîtes en fer-blanc taper sur les barreaux. Félicitations. Quelques cris. Revenir ici en sachant que je suis un homme libre, ce serait presque agréable.

Le major Morisset est de garde. Il vient me voir et me féliciter. On se souhaite bonne chance mutuellement.

— Et n’oubliez pas, major : la problématique, c’est dans l’introduction, pas après !

Il me sourit. On se serre la main.

J’entre pour la dernière fois dans ma cellule. Je vais pisser dans les tinettes pour la dernière fois. Tout est la dernière fois.

Seize mois de taule.

Que va-t-il me rester de tout ça ?

Je tente de me projeter au lendemain. Mes filles. Je me remets à pleurer, mais ce sont de bonnes larmes. Mes doigts me relancent.

Certains ne peuvent plus se plier comme avant, l’index gauche, le majeur droit.

Le greffe pénitentiaire. Mes vêtements d’homme normal. Passablement défraîchis, ceux de la prise d’otages. La levée d’écrou. On signe des trucs, on me remet des papiers que je fourre dans mes poches sans les regarder. Les portes s’ouvrent et se ferment. Tout ça est long et lent. On attend un peu. Je suis assis sur un banc.

En comptant sur mes doigts déglingués, je m’aperçois que je fais le bilan. Peu à peu, l’amertume me gagne.

Vieilli de dix ans cette année.

Ruiné Mathilde.

Rincé Lucie.

Épuisé Nicole.

Perdu mon gendre.

Vendu l’appartement.

Gains du livre dépensés dans le procès.

Retraite aux calendes grecques.

Finir dans un trois pièces déprimant.

Chômage.

Retour à la case départ.

Je laisse tout, dans cette histoire.

Insurmontable.

Cette nuit, je n’espérais rien tant qu’être libre. Maintenant que j’ai ça, je vois que ça ne me suffit pas.

Il faut maintenant rendre l’argent, restituer à ces malfrats organisés le peu que j’ai gagné.

J’ai donc tout perdu ? Je n’arrive pas à m’y faire.

Seule question.

La dernière.

Est-il encore possible de garder ce pognon, oui ou merde ?

Je cherche. J’ai beau tourner et retourner les éléments, je ne vois qu’une seule solution.

Sarqueville.

Aller voir Paul Cousin.

47

Les portes s’ouvrent, se ferment. Ces claquements lugubres ont un sens positif, pourtant j’ai peur. J’en suis sorti vivant, presque entier à l’exception de quelques doigts. Je ne veux pas faire une erreur de plus.

Et lorsque je franchis la porte de la maison d’arrêt, je ne sais toujours pas si je vais tenter un dernier coup.

Les circonstances vont encore décider pour moi. Comme toujours.

La rue est découpée en un triangle parfait.

Dos à la porte de la prison, il y a moi, les mains vides, vêtu de mon dernier costume.

Ici, sur ma gauche, de l’autre côté de la rue, il y a Charles. Le bon Charles qui, devant la difficulté de se tenir à la fois debout et immobile, s’est adossé au mur en meulière. Dès que je sors, il lève la main gauche en signe de victoire. Il a dû venir en bus. Si c’est le cas, ça semble absolument miraculeux.

Et là, sur ma droite, trottoir opposé, David Fontana qui, à mon arrivée, sort d’un énorme 4×4 et traverse la rue à ma rencontre. Plein de tonus, Fontana, démarche dynamique.

Et personne d’autre.

Juste nous trois.

Je tourne la tête à droite, à gauche, je cherche Nicole. Les filles seront là ce soir pour dîner, mais Nicole, où est-elle ?

Voir Fontana se diriger ainsi vers moi d’un pas aussi ferme me donne le réflexe de chercher du secours. Instinctivement, je fais un pas en arrière.

Charles à son tour s’est mis en route. Fontana se retourne et pointe son index dans sa direction. Charles, impressionné, s’arrête là, en plein milieu de la rue.

Fontana est devant moi, à un mètre. Il dégage des énergies d’une négativité absolue. Je sais que quand il fait semblant de sourire, c’est encore pire : il exhale la férocité.

Il fait semblant de me sourire.

— Mon client a respecté sa part de contrat. Maintenant, c’est à vous de jouer.

Il fait mine de chercher dans sa poche.

— Ça, ce sont vos clés. Les clés de chez vous.

Mon gyrophare intérieur se déclenche instantanément.

— Où est ma femme ?

— Comme vous ne connaissez pas encore les lieux, ajoute-t-il sans me répondre, je vous ai noté l’adresse ici. Et le numéro du digicode.

Il me tend un papier que je saisis. Ses yeux clairs ne cillent pas.

— Vous avez une heure, Delambre. Une heure pour faire un virement sur le compte de mon client.

Il désigne le papier.

— Les coordonnées bancaires sont dessus.

— Mais…

— Je peux vous assurer que votre femme a hâte de vous rejoindre.

Je cherche à me retenir quelque part, mais derrière moi c’est le vide.

— Où est-elle ?

— En sûreté, n’ayez crainte. Enfin… en sûreté pendant trois heures. Après, je ne réponds plus de rien.

Il ne me laisse pas répondre. Il tient déjà son portable. Je me vide de mon sang. Fontana écoute et me le tend sans un mot. Je dis :

— Nicole ?

Je prononce son nom comme si je rentrais à la maison et que je ne la voyais pas tout de suite.

— Alain…

Elle prononce mon nom comme si elle allait se noyer et qu’elle tentait de conserver son sang-froid.

Sa voix me pénètre jusque dans la moelle épinière.

Fontana m’arrache le téléphone des mains.

— Une heure, dit-il.

— C’est impossible.

Il faisait déjà le geste de partir, j’ai dit ça spontanément. Fermement. Fontana me fixe. Je respire à fond. La règle absolue : parler lentement pour faire des phrases fluides.

Le management dit : croire en sa compétence.

— L’argent est placé sur différents comptes, tous à l’étranger. Avec le jeu des fuseaux, les horaires d’ouverture des différentes places boursières…

Je m’exhorte : crois en ce que tu dis ! Tu es un spécialiste international de la finance, lui, c’est un trou-du-cul. Toi, tu sais ! Lui ne sait rien. Martèle tes phrases !

— … le délai nécessaire pour vérifier les soldes, liquider les actions, procéder aux virements, contrôler les mots de passe… Impossible. Il faut un minimum de deux heures. Je dirais trois.

Pas prévu ce coup-là, Fontana. Il réfléchit. Cherche l’expression d’un doute dans mon regard, une goutte de sueur à la racine de mes cheveux, une largeur anormale de ma pupille. Il consulte enfin sa montre.

— Ça nous fait 18 h 30.

— Qu’est-ce qui me garantit…?

Fontana se retourne violemment. Rageur.

— Rien.

Il n’a pas perçu mon désarroi. Moi, en revanche, je viens de saisir un moment de bascule essentiel : pour Fontana, je ne suis plus une simple affaire à boucler, je suis devenu l’objet d’une haine personnelle. Malgré son savoir-faire, je l’ai mis plusieurs fois en échec. Il en fait une question d’honneur.

En quelques secondes, la rue est vide. Charles, qui avait réussi une avancée jusqu’au réverbère, se lance enfin dans la traversée du trottoir sans assistance.

Je pose ma main sur son épaule.

Charles, c’est tout ce qui me reste.

On s’embrasse. C’est dingue, il sent le kirsch. Ça fait dix ans que je n’ai pas senti ça.

— J’ai l’impression que tu es dans les emmerdes, dit Charles.

— C’est ma femme, Nicole…

Pourquoi j’hésite, je suis incapable de le dire. Je devrais déjà être en train de courir vers le premier ordinateur venu, je devrais me connecter, ramasser le fric à la pelle, remplir la benne et la déverser dans le puits d’Exxyal. Au lieu de quoi je reste là. Je tiens les clés de notre nouvel appartement. Il y a une petite étiquette dans un machin en plastique, comme sur les trousseaux des agences immobilières. Je lis l’adresse. Bon Dieu, c’est vers l’avenue de Flandre. Ce sont des barres ou des tours dans ce coin-là. Les photos donnaient bien cette impression. C’est ça qui me décide.

— Ta femme est pas là ? demande Charles.

Quand je pensais à cet argent, vingt, cent, mille fois j’ai imaginé quel genre d’appartement sublime on allait pouvoir s’offrir Nicole et moi, dans quoi pourraient vivre les filles.

— T’inquiète pas, elle t’attend sûrement à la maison…

Là, j’imagine que Nicole a reposé nos putains de meubles de cuisine. Dans le salon, des tapis élimés comme son gilet. Merde. Après ce qu’on a vécu, on ne va quand même pas tout lâcher. Rouen, c’est deux heures. C’est gagnable. J’ai trois heures devant moi. Ils ne lui feront pas de mal. Ils ne peuvent pas. Ils ne la toucheront pas. Mais d’abord, je dois la rappeler.

— T’as ton portable ?

Charles met un peu de temps à saisir.

— Ton portable…

Charles percute. Il part à la recherche de son téléphone, il va mettre deux plombes.

— Je vais t’aider.

Je fouille dans la poche vers laquelle il se dirigeait. Je compose le numéro de Nicole. Je l’imagine avec son portable. Les filles se foutent d’elle depuis des années. C’est un vieux truc, elle n’a jamais voulu s’en séparer, il a une coque orange, une horreur, quasiment la première génération, il pèse une tonne, il tient à peine dans la main. Des comme ça, il n’y en a pas deux dans le monde. Elle dit toujours : fichez-moi la paix avec mon vieux machin, c’est le mien et il marche très bien. Quand il va être mort, qu’est-ce qu’elle aura les moyens de se payer à la place ?

Une voix de femme. Ça doit être Yasmine, la jeune Arabe de la prise d’otages.

— T’appelles ta femme ? demande Charles.

— Passez-moi ma femme ! je hurle.

La fille pèse le pour et le contre. Dit : « Ne quittez pas. »

Et Nicole.

— Ils t’ont fait mal ?

C’est ça ma première question. Parce que, à moi, ils ont déjà fait très mal. Je ressens des picotements dans tous les doigts. Même dans ceux qui ne fonctionnent plus.

— Non, dit Nicole.

Je reconnais à peine sa voix. Toute blanche. Sa peur est palpable.

— Je ne veux pas qu’ils te fassent du mal. Il ne faut pas avoir peur, Nicole. Tu n’as pas à avoir peur.

— Ils disent qu’ils veulent de l’argent… Quel argent, Alain ?

Elle pleure.

— Tu leur as pris de l’argent ?

Ce serait très compliqué de lui expliquer ça.

— Je vais leur donner tout ce qu’ils veulent, Nicole, je te promets. Toi, promets-moi qu’ils ne t’ont pas touchée !

Nicole ne peut pas parler. Elle pleure. Elle prononce des syllabes que je ne comprends pas. J’essaye de garder le contact.

— Tu sais où tu es ? Dis-moi, Nicole, tu sais où tu es ?

— Non…

Elle parle comme une petite fille.

— Tu as mal, Nicole ?

— Non…

Je ne l’ai entendue qu’une seule fois pleurer comme ça. C’était il y a six ans, quand elle a perdu son père. Elle s’est effondrée sur le sol de la cuisine et elle a pleuré, prononcé des mots sans suite, un chagrin immense, la même voix, aiguë, comme des petits cris.

— Ça suffit, dit la jeune femme.

Elle arrache le téléphone des mains de Nicole. Elle raccroche. Je suis planté sur le trottoir. Ce silence est d’une brutalité définitive.

— C’était ta femme ? demande Charles, toujours en retard d’un wagon. T’es dans les emmerdes, hein ?

Il est gentil, Charles. Je ne m’occupe pas de lui, je ne lui réponds pas mais il est toujours là, patient. Confit dans son odeur de kirsch. Inquiet pour moi.

— Il me faut une voiture, Charles. Maintenant, tout de suite.

Charles siffle. C’est vrai que ça ne va pas être simple. Je reprends :

— Écoute, ça serait un peu long à t’expliquer…

Il m’arrête. Geste direct, presque précis. Je ne pensais pas qu’il en était encore capable.

— T’emmerde pas avec moi !

Court silence. Puis :

— Bon, dit-il.

Il sort quelques billets froissés de sa poche et commence à les déplier pour compter.

— Les taxis sont par là, dit-il en désignant de la tête un point quelque part derrière lui.

Moi, pas la peine de compter, je sais ce qu’on vient de me remettre au greffe pénitentiaire. Je dis :

— J’ai vingt euros.

— Et moi…, compte Charles en vacillant.

Ça prend un temps dingue.

— Vingt aussi ! hurle-t-il soudain. Pareil !

Il lui faut une minute pour revenir de cette découverte stupéfiante.

— On n’a pas de quoi faire un plein, mais ça devrait aller.

48

Le taxi n’a pas traîné en route. Je suis surexcité, l’adrénaline cavale dans mes veines à la vitesse d’un cheval au galop. Il m’a fallu moins de dix minutes pour planter le cric sous la Renault 25 de Charles, repousser les cales et la remettre sur pneus. Charles navigue d’avant en arrière, toujours un peu à la ramasse. Tout ça va terriblement vite pour lui. Tellement vite que le temps de faire le plein au Centre Leclerc du coin de sa rue, à 15 h 45, on passe la porte Maillot. Cinq minutes plus tard, on grimpe sur l’autoroute. Fluide. J’ai l’impression que la direction de la voiture flotte pas mal. Avec la moitié de mes doigts en compote, ça ne facilite pas la tâche. Je compare ma montre à l’horloge du tableau de bord.

— Oh, tu peux y aller, dit Charles en comparant avec sa montre babylonienne, elle prend pas une minute par trimestre !

Calcul rapide. Ça me laisse un peu plus de deux heures. J’appelle les renseignements, je demande la raffinerie d’Exxyal à Sarqueville. « Je vous mets en rapport », dit le gars. Je demande Paul Cousin. Je parle avec une fille puis une autre fille. Je redemande Paul Cousin.

Pas là.

Je pile.

Charles serre sa bouteille de kirsch entre ses cuisses, se retourne aussi rapidement qu’il le peut et regarde par la vitre arrière si un camion n’est pas en train de nous foncer dessus.

— Comment ça, pas là ?

— Pas encore, dit la fille.

— Mais il est là aujourd’hui ?

La fille consulte son agenda.

— Il est là mais c’est une journée un peu difficile…

Je raccroche. Pour moi, il va être là. Réunions ou pas, rendez-vous ou pas, il va être là. Je chasse l’image de Nicole, la voix de Nicole, je ne sais pas où elle se trouve mais il ne lui arrivera rien avant 18 h 30. À cette heure-là, j’aurai réglé le problème.

Au cul, Fontana.

Je serre les dents. Si je pouvais, je serrerais aussi mes mains sur le volant à m’en faire exploser les articulations, qui sont déjà en charpie.

Charles regarde l’autoroute défiler. Il replace sa bouteille de kirsch sous son siège. Les énormes tubulures chromées qui servent de pare-chocs montent jusqu’au tiers du pare-brise et barrent horizontalement une partie de la route. Je ne sais pas ce qu’en diront les flics s’ils nous arrêtent. Je n’ai même pas mon permis sur moi.

Théoriquement, le domicile de Charles, c’est une V6 Turbo, 6 cylindres, 2 458 cm3. Théoriquement. En réalité, elle plafonne à cent dix kilomètres-heure et tremble comme un Boeing qui ferait le point. Avec autant de bruit. On s’entend à peine. Je me plante sur la voie de gauche.

— Tu peux y aller, tu sais ! m’encourage Charles. Elle est pas feignante.

Je ne veux pas être désagréable et lui dire qu’on est à fond. Charles va être déçu. On se laisse porter par le bruit du moteur. La voiture empeste le kirsch.

Une heure après le départ, je tapote le cadran de l’index. La jauge descend tellement vite que j’en crois à peine mes yeux.

— Ah ça, dit Charles, elle suce un peu !

Tu parles. Elle pompe ses douze litres au cent, facile. Calcul rapide. Ça peut tenir. Mais juste. Je fais tout pour chasser Nicole de mes pensées. En m’éloignant de Paris, j’ai la certitude de me rapprocher d’elle. De la sauver.

Putain, je vais le faire.

Je serre le volant parce que la direction tangue vraiment dangereusement.

— C’est douloureux ? demande Charles en désignant mes bandages.

— Non, pas ça…

Charles opine du bonnet. Il croit comprendre ce que je veux dire. Et je me rends compte que depuis qu’il m’a fait le premier signe d’Indien à la sortie de la maison d’arrêt, je lui ai pris son portable, ses vingt euros, sa voiture et que je l’ai embarqué dans l’aventure sans rien lui dire, sans rien lui expliquer. Charles n’a pas posé une seule question. Je me tourne vers lui. Il regarde le paysage défiler. Son visage me bouleverse.

Charles est beau. Je n’ai pas d’autre mot.

C’est une belle âme.

— Faut que je t’explique…

Charles continue de regarder le paysage et lève la main gauche, comme pour dire, c’est comme tu veux, c’est quand tu veux, c’est si tu veux. T’emmerde pas.

Une belle grande âme.

Alors j’explique.

Et là, je revis tout. Nicole. Ces dernières années, ces derniers mois. Je me replonge dans l’espoir imbécile d’être embauché à mon âge, je revois le visage de Nicole, elle est adossée à la porte de mon bureau, elle tient la lettre dans la main droite, elle dit : « Mais mon amour, c’est extraordinaire ! » Charles opine, concentré, l’œil fixé sur l’autoroute qui défile. Les tests, l’entretien avec Lacoste, ma préparation de dingue.

— Bah merde alors, dit Charles, admiratif.

Mon entêtement. La colère de Nicole, l’argent de Mathilde, mon poing dans la gueule de son mari. La prise d’otages, je raconte tout.

— Bah merde alors, confirme Charles.

Le temps pour lui de digérer l’information, on fait trente kilomètres.

— Ton Fontana, demande-t-il, c’est pas un type carré avec des yeux en aluminium ?

Charles l’a remarqué au procès. Lui aussi a été impressionné.

— Toujours en alerte, le type ! Et il avait du monde avec lui. C’est un coriace, ce mec-là. Comment tu dis qu’il s’appelle ?

— Fontana.

Charles médite un long moment sur ce nom. Il marmonne « Fontana » comme s’il mastiquait les syllabes.

La jauge accuse de plus en plus son inclinaison. C’est stupéfiant. On dirait qu’il y a une fuite au réservoir.

— Elle fait au moins du douze litres au cent.

Charles est sceptique.

— Je dirais quinze, déclare-t-il enfin.

Peut-être même que Renault 25 veut dire vingt-cinq litres. On n’en reste pas là, côté consommation. Il me tend sa bouteille et se reprend.

— Non, c’est vrai, tu conduis.

J’ai beau faire tous les efforts pour me concentrer sur autre chose, l’image de Nicole et ses pleurs au téléphone m’envahissent. Je suis certain qu’ils ne lui ont pas fait mal. Ils ont dû venir la cueillir en bas de l’immeuble. L’adrénaline accroît son débit dans mes artères. Des vagues de haut en bas. Je vois Nicole assise sur une chaise, des cordes. Non, c’est idiot, s’il y a encore plusieurs heures à attendre, elle reste libre de ses mouvements. Ça servirait à quoi de l’attacher ? Non. Ils la gardent simplement. Quel genre de lieu ? Nicole. Envie de vomir. Je me concentre sur la route. Paul Cousin. Sarqueville. Toutes mes pensées doivent être dirigées vers ça. Si je gagne ça, je gagne tout court. Nicole de retour. Avec moi.

Je leur ai menti : virer leur argent, c’est l’affaire d’une demi-heure. À cette heure-ci, le virement vers Exxyal pourrait être fait.

Nicole pourrait être libre.

Au lieu de ça, je m’éloigne d’elle aussi rapidement que la voiture le permet.

Est-ce que je suis devenu réellement dingue ?

— Faut pas pleurer, grand…, dit Charles.

Je ne m’en suis pas rendu compte. Je m’essuie les joues du revers de la manche. Ce costume… Nicole.

Cent onze kilomètres. À la hauteur de Criquebeuf. La jauge a l’air de s’éteindre comme une bougie.

— Elle fait pas du quinze litres, Charles. À mon avis, c’est nettement plus !

— C’est possible.

Il se penche vers la jauge.

— Ah oui, quand même ! Là, il va falloir y penser…

Un panneau annonce une station à six kilomètres.

Il est 17 heures.

Il doit nous rester quatre euros et de la ferraille.

Quelques minutes plus tard, la Renault 25 se met à hoqueter. Charles fait la grimace. Je vais me remettre à pleurer. Je tape sur le volant comme un dingue.

— On va trouver une solution, m’assure Charles.

Tu parles. La voiture fait des soubresauts de plus en plus amples, je me rabats sur la droite, je lève le pied pour économiser les ultimes secondes, le moteur cale, sur ma lancée j’aborde la voie de sortie. Station-service. On peut mettre quatre euros d’essence. La voiture ne s’arrête pas, elle fond. Elle meurt. Silence dans l’habitacle. L’accablement. Je regarde l’heure. Je ne sais plus quoi faire. Même si je voulais changer d’avis et faire le virement tout de suite, j’irais où, je ferais comment ?

Je ne sais même pas où on est. Charles fait une moue d’ignorance.

— Ah si ! hurle-t-il en désignant l’autoroute derrière lui. Là-bas ! J’ai vu : Rouen, vingt-cinq kilomètres !

Ça fait soixante bornes de Sarqueville. La voiture en panne sèche.

Nicole.

Réfléchir.

Je n’arrive pas à aligner deux pensées. Ça s’est arrêté de fonctionner sur l’image de Nicole et sa voix au téléphone. Je n’ai même pas vu Charles ouvrir sa portière et descendre de voiture. Il marche en direction de la station-service selon une trajectoire sinusoïdale. Réfléchir. Du stop. Trouver un autre véhicule. Rien d’autre à faire. Je m’extrais de la voiture et je cours derrière Charles. Il est déjà en discussion avec un blond gigantesque, au visage rouge, casquette sale. J’arrive à leur hauteur. Charles me désigne.

— C’est lui, c’est mon pote…

Le type me regarde. Il regarde Charles. On ne doit pas aller très bien ensemble.

— Je vais après Rouen, lâche-t-il.

— Sarqueville, je dis.

— Je passe pas loin.

Charles se frotte les mains.

— Tu peux emmener mon pote, alors ?

C’est là que je me rends compte de sa force, à mon Charles. Personne ne peut lui résister. Il est confondant de sincérité. Il déborde de générosité.

— Pas de problème, dit le gars.

— Bon bah, faut pas traîner, dit Charles en se frottant les mains.

Le type danse déjà d’un pied sur l’autre. Je serre la main de Charles. Il voit mon embarras.

— T’emmerde pas !

Je fouille dans mes poches. Quatre euros. Je les lui donne.

— Bah, et toi ?

Sans attendre la réponse, Charles m’en redonne trois.

— On partage en frère, dit-il en rigolant.

Le chauffeur dit :

— Bon, désolé les gars, mais…

J’embrasse Charles. Il me retient de justesse. Il retire son immense montre avec son bracelet vert fluo et me la tend. Je la mets à mon poignet et je lui serre l’épaule. Il tourne la tête et me fait signe que le chauffeur m’attend.

Dans le rétroviseur de côté, je le vois disparaître. Il me fait le signe de l’Indien.

C’est un semi-remorque. Le gars transporte de la papeterie. C’est du lourd. On va se traîner sur l’autoroute. Est-ce que je suis en train de me suicider ?

Nicole.

Pendant tout le chemin, le type respecte mon silence. Je vois sans cesse des images de Nicole. Parfois, c’est comme si elle était morte et que je me souvenais d’elle. Je chasse cette impression de toute la force de ma volonté. Je tente de me concentrer sur autre chose. Quelques infos. « On attendait 639 000 chômeurs de plus cette année. Le ministre du Travail reconnaît que ce sera légèrement supérieur. » Je trouve ça honnête de sa part.

Et quand le camion me dépose à la sortie Sarqueville 8 km, il est 17 h 30. Reste une heure.

Il faut que j’appelle. J’entre dans la cabine téléphonique de sortie d’autoroute. Ça pue la cigarette. Je mets deux pièces.

Je tombe sur Fontana.

— Je veux parler à ma femme.

— Vous avez fait le nécessaire ?

C’est comme s’il était là, devant moi. Je carbure à cent mille tours-minute.

— C’est en cours. Je veux parler à ma femme !

Mon regard tombe sur la page plastifiée qui indique les indicatifs de tous les pays et le mode d’emploi de l’appareil. Je comprends aussitôt mon erreur.

— Vous appelez d’où ? demande Fontana.

Je double le débit : deux cent mille tours-minute.

— D’un serveur internet, pourquoi ?

Silence. Puis :

— Je vous la passe.

— Alain, tu es où ?

Sa voix, très angoissée, résume sa détresse. Elle pleure tout de suite.

— Ne pleure pas, Nicole, je vais venir te chercher.

— Quand…?

Qu’est-ce que je peux répondre à ça !

— Ça va aller très vite, je te le promets.

Mais là, c’est trop violent pour elle, je n’aurais pas dû l’appeler. Elle se met à hurler :

— Mais où tu es, Alain, merde ! Tu es où ? tu es où ?

La dernière syllabe se mêle à ses sanglots, elle fond, les larmes recouvrent tout. Je suis désespéré.

— Je viens, mon cœur, je viens très vite.

Je dis ça mais je suis à des années-lumière d’elle.

Fontana de nouveau :

— Mon client n’a toujours rien reçu. Où en êtes-vous exactement ?

Chaud et froid. Devant moi le cadran clignote. Je remets une pièce. Mon crédit descend aussi rapidement que la jauge de la Renault 25. Ce que la vie est devenue chère. Je suis épuisé.

— Je vous avais dit : rien de possible avant trois heures.

Je raccroche. Il va chercher d’où j’appelle avec le numéro qui a dû s’afficher. Dans moins de cinq minutes, il va savoir que je suis près de Rouen. Va-t-il faire le rapprochement ? Évidemment. Va-t-il en saisir la portée ? Je ne crois pas.

17 h 30.

Je cours vers le péage. Je passe à la droite de la première voiture. Une femme. Je me baisse et je tape à la vitre. Elle prend peur, se retourne vers la fille du péage, ramasse sa monnaie et démarre en trombe.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demande la fille dans sa guérite.

Vingt-cinq ans peut-être. Grosse.

— Je suis en panne d’essence.

Je désigne l’autoroute. La fille fait : « Ah. »

Deux voitures refusent. Tu es où ? résonne encore à mes oreilles. Je sens que la fille commence à s’énerver de me voir là, interpeller toutes les voitures qui s’arrêtent. Qu’est-ce que je dirais !

Une camionnette. Une bonne tête de chien. Je cherche. Un setter. Quarante ans. Il se penche, m’ouvre la portière. Je regarde ma montre.

Tu es où ?

— Pressé ?

— Plutôt, oui.

— C’est toujours comme ça. C’est quand on est pressé…

Je n’écoute pas la suite. J’ai dit : Sarqueville. La raffinerie. Huit kilomètres.

On arrive dans la ville.

— Je vais vous déposer, me propose le setter.

La ville est déserte, personne dans les rues, des commerces fermés et partout des bannières. « Non à la fermeture », « Sarqueville vivra », « Sarqueville, oui ! Sarkoville, non ! »

Je vois que Paul Cousin est bien parti. Il a déjà abattu du boulot.

— Aujourd’hui, c’est ville morte. Ils préparent la manif de demain.

C’est mon jour. Où va être Cousin ? Je me souviens des hésitations de la fille au téléphone.

— C’est quand ?

— La manif ? Aux infos, ils ont dit demain à 16 heures, répond le gars en me déposant devant la barrière d’accueil. Ils veulent être devant la raffinerie pour le journal de 19 heures sur France 3.

Je dis : « Merci. »

La raffinerie est un monstre de tuyaux, de canalisations aériennes, de robinetteries géantes et de conduits de tous diamètres. Des cheminées interminables montent vers le ciel. Des lumières rouges et vertes clignotent sur les cuves. Ça vous coupe le souffle. Le site est comme endormi. Arrêt de la production. Des banderoles battent mollement au vent. Les mêmes slogans qu’en ville, mais ici, perdus dans l’immensité de l’usine, ils paraissent dérisoires. Les tuyauteries surplombent tout. Les messages de résistance bombés sur les calicots annoncent une lutte qui semble perdue d’avance.

Paul Cousin a bien travaillé : ça renâcle, ça gémit, ça tempête, mais ça défile dans les rues d’à côté. À la raffinerie, pas un pneu qui brûle, pas de palettes entassées, de véhicules bloquant les issues, de piquets de grève avec les braseros pour les merguez. Pas un tract au sol.

J’hésite un quart de seconde puis je passe d’un pas ferme devant la barrière. Ça ne rate pas.

— Excusez-moi !

Je me retourne. Le vigile.

Alain ? Tu es où ?

C’est vrai, qu’est-ce que je fous là ? Je m’approche de la guérite, je fais le tour. Je monte deux marches. Le vigile détaille mon costume qui ne respire pas la fraîcheur.

— Pardon. J’ai rendez-vous avec M. Cousin.

— Vous êtes…? dit-il en décrochant son téléphone.

— Alain Delambre.

Si Cousin entend mon nom, il va hésiter mais il va me recevoir. Je regarde la montre de Charles. Le vigile aussi. Entre la montre fluo de Charles et mon costume flétri, ça ne fait pas le genre qui a rendez-vous avec le patron. Le temps passe à une vitesse folle. Je fais quelques pas devant la guérite, l’air dégagé.

— Sa secrétaire me dit que vous n’êtes pas sur la liste des rendez-vous. Je suis désolé.

— Ça doit être une erreur.

À la manière dont le vigile écarte les bras et me regarde, pas de doute, j’ai affaire à un buté. Le genre qui croit en sa mission. Ce sont les pires. Si je palabre, ça va mal tourner.

Normalement, un homme dans ma situation prendrait un air étonné, sortirait son portable et appellerait les bureaux de la raffinerie pour tirer ça au clair. Le vigile m’observe. Je crois qu’il me prend pour un clochard. Il adorerait que j’essaye de forcer sa barrière. Je me retourne, je fais quelques pas, je fais mine de fouiller dans ma poche et de sortir un téléphone portable imaginaire. Je lève la tête vers le ciel comme quelqu’un qui réfléchit en parlant et je m’éloigne progressivement. Je prends un air absorbé. L’entrée de la raffinerie est desservie par une seule voie goudronnée en forme de S. Là-bas, sur l’autoroute, le trafic se fait de plus en plus dense mais ici, personne. Tout en mimant une conversation interminable, je finis par atteindre un endroit d’où le vigile ne peut plus me voir. Si des véhicules passaient, je pourrais peut-être me faire embarquer, mais du côté de la raffinerie où je suis, c’est zéro trafic. Il est 17 h 45. Plus que trois quarts d’heure. De toute façon, c’est trop tard. Même si je voulais revenir en arrière, je ne pourrais plus.

Alain ?

Nicole quelque part là-bas avec les assassins. Elle pleure. Ils vont lui faire mal. Ils vont lui retourner tous les doigts à elle aussi ?

Paul Cousin introuvable.

Pas un centime sur moi, pas de téléphone.

Pas de voiture.

Je suis seul. Le vent se lève. Il va pleuvoir.

Je ne sais absolument plus quoi faire.

Alain ?

Tu es où ?

49

Aller jusqu’à Sarqueville, déambuler dans les rues, ça servirait à quoi ? Comme si j’espérais qu’en ce moment Paul Cousin soit en ville, en train de visiter le cimetière avant la bataille. Je reste là à danser d’un pied sur l’autre.

La raffinerie est longée par l’autoroute sur toute la longueur. La circulation devient plus dense. En prévision de la manifestation de demain, les véhicules de gendarmerie commencent à sillonner la zone. Puis des cars de CRS. Tous convergent vers la ville pour anticiper sur la marche des manifestants. De mon côté, versant raffinerie, c’est le calme plat. Il commence à pleuvoir un peu après 18 heures.

Et quelques minutes plus tard, ça tombe dru.

Je suis dans un no man’s land.

Il faut absolument que je parle avec Nicole.

Non. Avec Fontana.

Que je trouve une raison de retarder son échéance.

Je ne trouve rien.

La pluie redouble, je relève le col de ma veste, je marche de nouveau vers la raffinerie en me creusant la tête. Je puise dans mon arsenal technique du management.

Faire des hypothèses. Et si… et si… mais ça ne marche pas.

La liste des possibles. Je tâche de compter, rien ne vient.

En fait, mon cerveau refuse de fonctionner normalement. Je suis devant la guérite battue par la pluie. J’ai l’air d’un chômeur sortant de prison. Jean Valjean.

Le vigile me regarde à travers la vitre sur laquelle l’eau ruisselle. Il n’esquisse pas un geste. Je me mets sur la pointe des pieds, je tape à la vitre. Il ne bouge pas. Il est debout, simplement. C’est pas vrai… Je retape. Il se décide. Il ouvre la porte. Sans un mot. Je n’avais pas remarqué, il a à peu près mon âge. À peu près ma taille. Il a du ventre, la ceinture passe en dessous. Il porte une moustache mais à part ça, nous sommes à peu près semblables. À peu près. La pluie s’introduit sous le col de ma veste, qui est totalement détrempée. Elle ravine mon visage, il faut que je plisse les yeux pour apercevoir le vigile qui, la porte ouverte, continue à me regarder, sans un geste.

— Écoutez…

La pluie, mon costume inondé de flotte, ma position devant lui, ma main bandée serrant le col sans cravate, mon humilité, tout en moi hurle le paumé. Il penche la tête, je ne sais pas ce que ça veut dire.

C’est un vigile. Une soixantaine d’années. Nous avons le même âge.

Alain ?

Il me reste une demi-heure. Je ne sais pas ce que je peux encore faire pour sauver la situation. Tout ce que je sais, c’est que ça passera par lui. Il est le seul être vivant entre moi et la vie.

Le dernier.

Tu es où ?

— Écoutez…, je répète. Il faudrait que je téléphone. C’est très urgent.

Je viens de trouver. Panne de batterie. Mon portable est en panne. Avec le bruit que font les rafales de pluie sur sa guérite, il ne m’a pas entendu. Il s’approche de la porte. Il sort légèrement la tête au-dehors pour se baisser vers moi. Un peu d’eau dans le cou le fait sursauter. Il se recule brusquement et met la main sur sa nuque avec colère. Il me regarde de nouveau.

— Vous allez foutre le camp, vous ! Et tout de suite !

C’est ça qu’il me dit.

Là-dessus, il ferme la porte violemment. Ce qu’il n’a pas aimé, c’est les gouttes d’eau dans son col de chemise. Ça l’a indisposé.

Alors, pas d’aide, pas de téléphone, pas un geste. Nicole peut souffrir, je peux crever, la raffinerie peut licencier, la ville peut se vider, le monde civilisé peut disparaître. Lui, il a fermé sa porte. Il doit faire partie de ceux qui échappent aux licenciements.

C’est fini. Dans trente minutes, Fontana va s’approcher de Nicole, planter en elle son regard métallique. J’ai tout faux. Je suis à deux cents kilomètres d’elle. Elle va souffrir terriblement.

Le vigile fait mine de regarder loin devant lui à travers la vitre inondée de pluie comme un capitaine de cargo. La conclusion s’impose alors à moi avec certitude : il représente tout ce que j’abhorre, il incarne toute ma haine.

La seule action sensée maintenant, c’est de le tuer.

Je relâche la pression autour de mon col, je grimpe les deux marches, j’ouvre la porte, le type recule d’un pas, je me précipite sur lui.

C’est l’Ennemi, si je le tue, je nous sauve.

Mon poing lui arrive dans la gueule en même temps que l’image de Nicole assise, attachée, un scotch large en travers de la bouche. Quelqu’un lui tient la main, va lui retourner tous les doigts, le vigile tombe à la renverse et se cogne l’arrière du crâne contre la console, son fauteuil roule vers la porte, Fontana regarde Nicole dans les yeux et lui dit : « Votre mari, vous devriez le savoir, vous ne pouvez pas compter sur lui » et d’un coup, il lui retourne tous les doigts, Nicole hurle. Un cri animal, préhistorique, que je pousse quand le vigile parvient à me placer un coup de genou dans les couilles. Nicole et moi hurlons ensemble. Nous sommes en nage l’un et l’autre. Nous nous tordons de douleur ensemble. Nous allons mourir ensemble, je le sais depuis le début. Depuis le début. Mourir. J’ai reculé de trois pas vers la porte, le vigile s’est relevé, Nicole s’évanouit, Alain ? Tu es où ? mais Fontana lui tapote la joue en disant : « Réveillez-vous, on va faire l’autre main », le vigile me frappe, je ne sais pas avec quoi mais ça me propulse vers la porte, mon poids entraîne le fauteuil roulant qui se renverse et m’éjecte de la guérite, je perds l’équilibre en dérapant sur les marches, je tombe à la renverse, sur le dos, sur le ciment ruisselant de flotte, Nicole ne peut même pas regarder ses mains tellement elle souffre et je m’étale, battu par la pluie, c’est la tête qui cogne en premier, Nicole a tellement mal qu’elle ne peut même plus crier, rien de sort de sa gorge, elle a les yeux écarquillés, hallucinés par la douleur, Alain ? Tu es où ? ma tête rebondit une première fois sur le ciment, je ferme les yeux, une seconde fois, tout s’arrête, je me tiens le crâne, je ne ressens rien, je suis un corps sans âme, depuis le début je suis sans âme, ma main passe sur mes yeux, j’essaye de comprendre dans quelle position je suis, je tente de me retourner mais je n’y arrive pas, je peux mourir là, une odeur de gaz d’échappement me monte à la gorge, j’ouvre les yeux avec peine, je distingue l’extrémité d’un pot catalytique chromé, des gros pneus de voiture, une jante argentée, puis des chaussures, parfaitement cirées, un homme est debout à côté de moi, je m’essuie les paupières, je lève les yeux, sa silhouette me surplombe, il a les jambes largement écartées, il est vraiment très grand.

Maigre.

Je mets deux secondes à le reconnaître.

Paul Cousin.

50

La pluie tombe à seaux, dégouline sur le pare-brise, noyant le décor dans un flou laiteux. Le jour est bas et gris. Je pense aux manifestants, de l’autre côté de l’autoroute, qui se préparent pour demain et qui doivent scruter le ciel. Ça semble plombé pour une génération au moins. Paul Cousin peut se tranquilliser : même les éléments sont pour lui. C’est comme un jugement de Dieu.

Saint Cousin est au volant. Il néglige les essuie-glaces mais regarde, de son œil sévère de quaker, mon costume qui goutte sur la moquette de sa voiture. Je tremble de tous mes membres. C’est que je suis avec Nicole. Nicole est avec Fontana. Moi je suis ici, perdu. Je saigne de l’arrière du crâne. J’ai du mal à respirer, je dois avoir des côtes fêlées. Nicole a raison, je salope tout. J’ai retiré ma veste et je tiens la manche roulée en boule contre le sommet de mon crâne. Cousin ne dissimule pas son dégoût.

Il a calmé le vigile.

Nous sommes sur le parking de la raffinerie. Voiture luxueuse. Cousin a posé ses deux mains sur le volant. C’est la position de quelqu’un qui prend sur lui de se montrer patient mais qui signale clairement qu’il ne faudrait pas abuser de la situation. Je demande :

— Vous ne pouvez pas arrêter ça ?

Cette climatisation me frigorifie. Je suis gelé. C’est bien son style, à Cousin, le froid polaire. Je l’imagine se frotter le poitrail sous la neige. Son côté révérend Dimmesdale.

Tableau de bord de luxe, voiture de luxe.

— Bagnole de fonction ?

Cousin ne bouge pas. Évidemment, voiture de fonction. C’est la seconde fois que je le vois d’aussi près : son cerveau a un volume absolument étourdissant. Vraiment, ça fout les jetons. Tout ça me sert à me concentrer. Je prends sur moi pour ne pas me lancer tout de suite dans la bagarre. Plus que vingt minutes. Le saint des causes perdues vient de me rattraper par les cheveux, je ne peux pas faire comme avec le vigile et rater mon dernier coup. Je prends mon élan. Je me concentre sur la terreur de Nicole.

Je ne peux pas rater cet instant ultime.

Cousin s’impatiente.

— Je n’ai pas que ça à faire ! lâche-t-il enfin d’un ton cassant.

Si c’était absolument vrai, nous ne serions pas là, dans sa voiture à l’arrêt, sous une pluie battante, le jour où la région se mobilise contre le plan social qu’il est chargé d’appliquer avec l’aide des forces de l’ordre. Ça ne tient pas.

Je ne dis rien parce que je sais que Cousin est inquiet. Malgré l’envie que j’ai d’aller vite, très vite, c’est le meilleur moyen de tout gâcher.

La dernière fois que Cousin m’a vu, c’était hier dans le box des accusés. Il a déposé en ma faveur sur ordre de son patron. Et il me trouve, vingt-quatre heures plus tard, en train de casser la gueule au vigile de son usine en grève, l’air passablement disloqué. Ça ne présage rien de bon. Si je suis là, c’est pour réclamer. Or ça l’étonne, saint Paul. Depuis que je l’ai vu entrer dans la salle d’audience, je sais qu’il est très en colère contre moi. Parce qu’il a bien compris qu’il s’était fait baiser. Seulement il ne sait pas à quelle hauteur et ça l’intrigue. Ça le démange de savoir. En fait, c’est lui qui devrait réclamer. Il m’a rendu des services. Il a participé activement à ma libération et je suis, à l’évidence, le protégé de son patron qui fait des pieds et des mains en ma faveur. Mais il ne sait pas quoi réclamer, Cousin. Me trouver là, aux abois, c’est le monde à l’envers. Ma patience finit par payer. Il a carburé, Cousin.

— Pendant la prise d’otages, demande-t-il, vous m’avez laissé partir volontairement, n’est-ce pas ?

— Disons que je ne m’y suis pas opposé.

— Vous auriez pu me tirer dessus.

— Ça n’était pas mon intérêt.

— Parce que vous aviez besoin que quelqu’un s’enfuie et prévienne la police. N’importe qui. Moi ou un autre.

— Oui, mais j’ai préféré que ce soit vous.

Je regarde ma manche de veste, ça saigne encore, je me l’applique de nouveau sur le crâne en serrant très fort. Ça l’énerve, Cousin, de me voir faire ma tambouille. Ça l’oblige à attendre. Je me force à prendre du temps, c’est très dur parce que j’ai le regard qui ne cesse de traîner vers la montre de bord. Nicole. Les minutes s’égrènent. Je reprends, l’air distrait :

— Ça m’a fait plaisir que vous deveniez le héros de la journée aux yeux de votre patron. C’est ce qu’il vous fallait pour être réintégré dans cette boîte pour laquelle vous bossiez bénévolement depuis des années. Ça m’a plu que ce soit vous qui vous lanciez le premier. Vous étiez mon préféré. Mon favori. Solidarité de chômeurs, en quelque sorte.

Cousin retourne ça dans l’immensité de son crâne.

— Qu’est-ce que vous avez pris à Exxyal ?

— Comment vous savez ça, vous ?

— Allons !

Il est offusqué, Cousin.

— Alexandre Dorfmann organise une conférence de presse pour claironner qu’Exxyal retire toutes ses plaintes, il exige de ses cadres des dépositions favorables le jour de votre procès… Pas difficile de comprendre que vous le tenez. Alors moi je vous demande : avec quoi ?

C’est le grand moment. Il me reste quinze minutes. Je ferme les yeux. Je regarde Nicole. Tout mon courage est en elle. Je pose ma question calmement :

— Quelle tête il va faire, Dorfmann, quand il va apprendre que nous étions d’accord tous les deux ?

— D’accord sur quoi ? D’accord sur rien !

Il est outré, Cousin. Il crie.

— Oui, d’accord sur rien. Mais ça, il n’y a que vous et moi qui le savons. Si je lui dis que nous étions d’accord ensemble pour le baiser, il va croire qui ? Vous ou moi ?

Cousin se concentre. Je livre mon hypothèse :

— À mon avis, il va vous laisser vous débrouiller avec Sarqueville parce que c’est un boulot de merde. C’est les deux mains dans le cambouis. Généralement, les P-DG n’aiment pas trop. Mais ensuite, quand vous aurez viré tout le monde, c’est vous qu’il va virer. Et cette fois, il n’y aura pas un brave chômeur en fin de droits pour vous tirer la tête hors de l’eau.

Sa colère doit prendre à peu près toute la boîte crânienne, c’est dire…

— Et on aurait été d’accord… sur quoi ?

Je sors la mitrailleuse lourde.

— Je suis parti avec la caisse. Je compte lui dire que vous en avez la moitié.

Il pourrait être scandalisé, mais pas du tout. Il pense, Paul Cousin. C’est un manager. Il analyse la situation, dénombre les hypothèses, définit les objectifs. À mon avis, il gagnerait du temps à se dire qu’il l’a dans le cul. Je tâche de l’aider :

— Vous l’avez dans le cul, mon Cousin.

Je l’aide parce que je suis dans l’urgence absolue. J’espère que Fontana n’a pas collé une horloge sous les yeux de Nicole. Il en est capable. Il est capable de compter les minutes, les secondes. Je recharge la mitrailleuse lourde.

— Je vous donne trois minutes.

— Ça m’étonnerait.

Il va recadrer. Reste huit minutes. Nicole.

— Vous êtes parti avec combien ? demande-t-il.

— Tsst tsst tsst.

Il a essayé. C’était prévisible.

— Vous voulez quoi ? demande-t-il.

Excellente application du principe de réalité.

— Une sale affaire d’Exxyal. Une très sale affaire. Dorfmann, je veux le faire exploser en vol. Vous me donnez ce que vous voulez, je ne suis pas regardant. Un pot-de-vin à sept chiffres, une livraison honteuse, un contrat avec un pays terroriste, un dessous-de-table crapuleux, je m’en fous.

— Et pourquoi je saurais ça, moi ?

— Parce qu’il y a vingt ans que vous êtes là. Que vous en avez passé plus de quinze au sommet. Et que vous êtes tout à fait du genre à baigner dans ce genre de saloperies. Sinon, vous ne seriez pas ici, à Sarqueville. Je ne vous demande pas tout le dossier, vous me donnez deux pages significatives. Rien de plus. Vous avez deux minutes.

Quitte ou double.

— Comment me garantissez-vous la confidentialité ?

— Il faut que ça vienne d’un serveur informatique, c’est tout. J’ai pénétré le système d’Exxyal. Tout ce qui s’y trouve, je peux l’avoir cueilli. Je ne vous demande pas de document top secret, même pas confidentiel. Tout ce que je veux, c’est une information clé, je me charge du reste.

— Je vois.

Futé, le Cousin. Et même encore plus que je pensais, parce qu’il enchaîne :

— Trois millions, dit-il.

Décidément, c’est un pragmatique. Il lui a fallu quelques secondes pour analyser le cas qui se présente, comparer les avantages et comprendre qu’il allait jouer sur le velours. Trois millions d’euros. Je ne sais pas comment il est arrivé à ce chiffre. Il sait que je suis parti avec la caisse. Il a fait une estimation. Dans son esprit, ça correspond à quel pourcentage ? Je m’interrogerai une autre fois. Il faut boucler.

— Deux.

— Trois.

— Deux et demi.

— Trois.

— OK, trois millions trente.

Cousin marque la surprise, et comme je reste de glace :

— D’accord, dit-il.

— Un nom !

— Pascal Lombard.

Merde. Un ancien ministre de l’Intérieur. Je suis sur le cul. Je revois très bien sa tête à ce type. Pur produit de la politique véreuse. Pas mal de talent, un passé limoneux, un cynisme à toute épreuve, quelques gamelles historiques dont la justice n’est jamais parvenue à démêler les ficelles, menacé depuis quinze ans mais continue de pérorer haut et fort à l’Assemblée en faisant un bras d’honneur à la morale publique. Constamment réélu. Un exemple. Deux ou trois fils dans les affaires et dans la politique.

— Quoi ?

— Un délit d’initié. 1998. Lors de la fusion avec Union Path Corp. Tout ce qu’il y a de plus classique : quand il a appris par Dorfmann l’annonce de la fusion, il a fait acheter en masse des actions par ses fils et trois mois plus tard, quand la fusion a été annoncée, il a tout revendu.

— Bénéfice ?

— Quatre-vingt-seize millions de francs.

Je décroche le téléphone de bord. Je compose le numéro de Nicole. Fontana dès la première sonnerie.

— Passez-moi ma femme.

— J’espère que vous avez de bonnes nouvelles pour moi.

— J’en ai. Elles sont excellentes !

— Je vous écoute.

— Pascal Lombard. Union Path. 1998. Quatre-vingt-seize millions.

Silence sur la ligne. Je lui laisse le temps de percuter. Pas nécessaire d’être à la DST pour saisir qu’on est sur une sale affaire. C’est notoire, le nom de Pascal Lombard est un sésame pour le paradis des fripouilles. Le silence de Fontana me donne d’ailleurs raison. Il essaye quand même :

— Ne jouez pas avec moi, Delambre.

J’ai l’impression d’entendre du bruit derrière lui. C’est plus fort que moi :

— Je veux ma femme ! Passez-la-moi !

Ma voix a rempli la voiture. Paul Cousin, qui me regarde, me trouve de plus en plus halluciné.

— Désolé, Delambre, tente Fontana, mais mon client n’a rien reçu et le délai est épuisé.

— Qu’est-ce que j’entends, là, derrière vous ? C’est quoi ?

Il n’aime pas l’échec, Fontana. Et pour le moment, ça se passe mal pour moi mais aussi pour lui. C’est sur ça qu’il faut tabler. Il s’est engagé vis-à-vis de son client et ça part en quenouille. Je confirme :

— Vous allez le rappeler, votre client. Vous allez parler avec Alexandre Dorfmann personnellement et vous lui dites simplement de ma part : « Pascal Lombard. Union Path. 1998. »

Je reprends un peu d’élan, je laisse filer des secondes.

J’arme :

— Si vous lui dites simplement ça, c’est la fin de vos problèmes, Fontana. Parce que ça va le calmer immédiatement.

J’épaule :

— Mais si vous ne voulez pas l’appeler, il va être très très très en colère contre vous.

Je tire :

— Et à ce moment-là, pensez bien à la puissance de Dorfmann : mes problèmes ne seront absolument rien à côté des vôtres.

Silence.

Bon signe. Je respire. Il va le faire. Bien manœuvré.

— Je vous rappelle où ?

— C’est moi qui vous rappelle, avant ça vous me passez ma femme.

Fontana hésite. Il n’aime pas ça, se faire conduire.

— Je vous ai dit : passez-moi ma femme !

— Allô.

J’ai Nicole. Pas de peur. C’est au-delà de ça. Exténuée, comme morte.

— Alain ? Tu es où ?

— Je suis là, mon cœur, je suis avec toi. Tout est terminé.

Ma voix s’étrangle un peu, je tente de lui redonner de l’assurance, de l’assise.

— Pourquoi ils me gardent ? demande Nicole.

— Ils vont te relâcher, je te le promets. Ils t’ont fait mal ?

— Ils vont me relâcher quand ?

Sa voix est inhibée par la peur, pleine de vibrations. Hypertendue, comme cyanosée.

— Ils t’ont fait mal ?

Nicole ne répond jamais. Elle m’interroge, mélange d’angoisse et de découragement. Sa pensée revient sans cesse au même point :

— Qu’est-ce qu’ils veulent ? Tu es où…?

Pas le temps de répondre, le téléphone change de main.

— Rappelez-moi dans dix minutes, dit Fontana.

Il raccroche. Mon estomac est saisi d’un mouvement brutal qui fait monter une nausée. Pendant ce temps-là, Paul Cousin tapote des doigts sur le volant.

— J’ai beaucoup de travail, monsieur Delambre. Je propose que nous finalisions notre accord, qu’en dites-vous ?

C’est ça, finalisons. Il me propose de nous mettre rapidement d’accord sur les modalités pratiques de notre transaction. Il entube son patron avec le même professionnalisme qu’il le sert.

Un grand professionnel.

Moi, les quelques mots de Nicole m’ont sacrément secoué.

— Mais avant, juste une chose, demande Cousin.

— Oui, quoi ?

Je suis plutôt absent.

— Pourquoi… trente mille ?

— Trois millions par virement.

Je tape du plat de la main sur le tableau de bord.

— Plus votre bagnole. Je pars avec.

51

— Désolé, je n’ai reçu aucune instruction dans ce sens.

— Fontana, je vous emmerde !

Je hurle. Sur l’autoroute vers Paris, je roule à cent quatre-vingts en frappant du plat de la main sur le volant de toutes mes forces. La voiture ne bouge pas d’un poil. J’en profite pour klaxonner un type qui se traîne devant moi à cent soixante.

— La donne a changé, espèce de merdeux !

À cet instant précis, même si je le voulais, j’aurais du mal à me souvenir de la terreur que m’inspirait Fontana il y a encore très peu de temps. Je sais que je vais gagner, je le sens au bout des doigts, mais ce que je veux, plus que tout au monde, c’est Nicole.

J’enchaîne :

— Les ordres maintenant, c’est moi qui les donne, tu m’entends, trouduc ?

Reste silencieux, le trouduc. Aux seuls noms de Pascal Lombard et d’Union Path, Alexandre Dorfmann n’a pas mis plus de quarante secondes à lui donner instruction de suspendre toute action jusqu’à ce qu’il m’ait personnellement rencontré. Il m’attend à son bureau dans moins de deux heures. Je pourrais même m’offrir le luxe d’arriver avec quarante minutes de retard, je suis certain qu’il déplacerait ses rendez-vous pour m’attendre. J’ai monté le son du téléphone de bord et, tandis que je zigzague à près de deux cents pour dépasser tout ce qui bouge, je continue de hurler :

— Et je peux même te dire comment ça va se terminer, le pitbull. Dans une heure, tu vas relâcher ma femme et rentrer à la niche. Et je peux t’assurer que s’il lui manque un seul cheveu, tes exploits au Soudan, ça va ressembler à Bernard et Bianca !

Les mots me manquent.

— Alors tu notes mes instructions, connard, et tu exécutes. Je veux trois photos de ma femme, immédiatement. La première de son visage, la deuxième de ses mains et la dernière, je la veux en pied. Tout entière. Tu fais ça avec ton portable et sur les photos, je veux la date d’aujourd’hui et l’heure. Tu m’envoies ça au…

Je cherche le numéro. Il faut fouiller dans le téléphone. Je lâche une main, je me penche vers l’appareil, je presse une touche, une seconde, « ça marche comment cette saloperie… ». Une sirène surpuissante fait vibrer l’habitacle de la voiture, je relève la tête aussitôt. La voiture a dangereusement dérivé sur les voies de droite et glisse à toute vitesse vers un semi-remorque hollandais qui tape de toutes ses forces sur sa corne de brume à quatre tons, j’ai à peine le temps de me rendre compte de la situation, je tourne brutalement le volant dans un sens pour m’éloigner du camion et dans l’autre pour contourner une voiture sur laquelle je fonds à la vitesse de la lumière. Il ne m’est même pas venu à l’idée de freiner. Le compteur indique cent quatre-vingt-trois kilomètres-heure.

Je hurle à Fontana le numéro du téléphone de bord.

— Je te donne cinq minutes ! Ne m’oblige pas à rappeler sinon, je te promets, tout ce que je vais extorquer à ton patron, je le remets dans le commerce pour te faire arracher les couilles !

Je reprends mon slalom sur les quatre voies. Il faut se calmer. Me faire flasher par un radar, aucune importance, mais me faire arrêter par les flics n’est pas la bonne stratégie. Je me scotche sur la voie de gauche. Je décélère. Cent cinquante kilomètres-heure. Raisonnable. Toutes les dix secondes, je scrute l’écran du téléphone. J’ai hâte de voir les photos de Nicole. J’imagine mal Fontana se précipiter pour me donner satisfaction. J’ai quelques minutes devant moi.

Pour me détendre, j’observe l’habitacle de la voiture de Cousin. Le luxe. Tout ce qui se fait de mieux. Une vraie merveille de la technologie française, le cynisme absolu pour un massacreur de site industriel. Je tripote les commandes du GPS, je cherche une station. Je tombe sur France Info. « … John Arnold, un trader de trente-trois ans, a gagné l’an dernier entre 2 et 2,5 milliards de dollars. Viennent ensuite… » Je coupe. La Terre tourne toujours dans le même sens et à la même vitesse.

Je vérifie dans les options que le double appel est activé et je compose le numéro de Charles. Une sonnerie, deux, trois, quatre.

— Allô !

Mon bon Charles. Certes, sa voix ne respire pas la fraîcheur, mais le ton y est, flottant et généreux.

— Salut, Charles !

— Ah c’est toi oh bah merde si je m’attendais d’où que t’appelles ?

Tout ça dans la même foulée. Il est content, Charles. Ça fait plaisir de dépenser du téléphone pour lui, on se sent récompensé de son effort.

— Je suis sur l’autoroute vers Paris.

L’information doit faire le tour du petit cervelet en nageant le crawl dans le kirsch. Je n’attends pas la prochaine question, j’explique, Cousin, Fontana, Dorfmann.

— Ah bah merde ! répète Charles en boucle à la fin de mon exposé.

Il est médusé par ma performance. Je continue de guetter l’appel de Fontana et le temps me semble extraordinairement long. Je demande à Charles où il se trouve.

— Comme toi, sur l’autoroute.

Bon Dieu, Charles est au volant !

— Un coup de pot monstre, poursuit-il. J’appelle mon pote et devine son beau-frère habite un patelin à douze bornes de la station-service où on est tombés en panne il m’a fait le plein avoue que c’est du pot non ?

— Charles… Tu conduis ?

— Bah, je fais de mon mieux.

J’en suis soufflé.

— Je suis prudent, tu sais, me rassure Charles. Je reste sur la voie de droite et je ne dépasse pas le soixante.

La meilleure façon de se faire percuter par l’arrière et repérer par les flics.

— Mais… tu es à quelle hauteur, sur l’autoroute ?

— Là, je ne peux pas vraiment te dire parce que les panneaux sont écrits en petit, tu vois.

J’imagine. Et à l’instant précis où je lui réponds, j’aperçois au loin devant moi, sur la voie de droite, sa voiture écarlate, avec ses immenses pare-chocs chromés, suivie d’un dense nuage de fumée blanche, comme un panache. Je décélère légèrement et, arrivé à sa hauteur, je klaxonne. Il semble tout petit, comme tassé, on dirait que le volant est au niveau de sa tête.

Il lui faut plusieurs secondes pour apprécier la situation.

— C’est toi ! Ah bah merde ! hurle-t-il dès qu’il me reconnaît.

Il est fou de joie. Il me fait son petit signe d’Indien. Il se marre.

— Je ne traîne pas, Charles, je suis attendu.

— T’emmerde pas pour moi, répond-il.

J’aurais plein de choses à lui dire. Je lui dois beaucoup. Je lui dois énormément. Si tout se termine bien, Charles, je vais changer sa vie, je vais lui offrir une maison avec une cave pleine de kirsch. Tant de choses à lui dire.

Je remets les gaz. Et je file. En quelques secondes, le panache blanc et la trace rouge de sa voiture ne sont plus que deux points confondus dans mon rétroviseur arrière.

— Maintenant, tout devrait bien se passer, Charles.

— Oh bah oui, dit-il, c’est du nanan.

« Du nanan », il n’y a plus que lui au monde pour utiliser encore des expressions comme celle-là. Je conclus :

— Je rencontre Dorfmann, juste le temps de lui clouer les testicules sur son bureau, je récupère Nicole et tout est terminé.

Il est sidéré, mon Charles. Et heureux.

— Je suis drôlement content pour toi, mon pote. Tu le mérites !

Entendre Charles me dire une chose pareille me démonte complètement. Être aussi sincèrement content pour l’autre, jamais je n’aurais cette abnégation.

— Tu l’as sacrément baisé l’autre con comment il s’appelle déjà Montana ?

— Fontana.

— C’est ça ! hurle Charles.

Et il se marre de nouveau tellement ça lui semble jubilatoire.

Ma réussite ne fait pas de doute. Le rendez-vous accordé par Dorfmann est en soi un ordre de retraite, une demande d’armistice à peine déguisée. Je vais libérer Nicole et la retrouver à la maison. Je vais pouvoir tout lui expliquer. Nous allons toucher la récompense à laquelle nous avons droit. Le juste prix pour tous nos malheurs. Notre vie de chien va prendre fin. Je veux que Charles soit avec nous. Nicole va l’adorer.

— Oh bah non, dit Charles, après tout ça faut que tu restes avec ta dulcinée t’as pas besoin de quelqu’un pour tenir la chandelle !

J’insiste.

— Je veux que tu sois là, Charles. C’est important pour moi.

— T’es sûr ?

Je fouille dans mes poches, je déplie le papier que m’a donné Fontana et je lui donne l’adresse.

— Attends, dit Charles.

Puis :

— Euh, tu répètes ?

Je redonne l’adresse, ce qui fait hurler Charles.

— Ah t’avoueras que c’est marrant j’ai habité ce quartier-là quand j’étais môme enfin plus vraiment môme disons jeune.

Ça va faciliter les choses.

— Bon attends, enchaîne Charles, il faut quand même que je note le numéro de la rue parce que ça je suis pas sûr de le retenir.

Je l’imagine tanguer longuement de droite à gauche puis plonger vers la boîte à gants.

— Non !

Dans l’état où il est, s’il ne reste pas totalement concentré sur sa conduite, c’est la catastrophe.

— Te casse pas, Charles, je t’envoie ça par SMS.

— C’est comme tu veux.

— Alors on fait comme ça. On dit : vers 20 h 30, OK ? Il faut que je te laisse, maintenant. Je compte sur toi, promis, hein ?

La première photo, ce sont ses mains, sur lesquelles j’ai fait une vraie fixation. C’est sans doute parce que les miennes me font encore très mal et qu’à conduire ainsi pour la première fois depuis des mois, je prends conscience qu’elles ne marcheront plus jamais comme avant, certains doigts seront raides jusqu’à ma mort et même après. Je reconnais son alliance. Ça me fait une désagréable impression, ces deux mains ouvertes, exposées, comme dans l’attente du marteau. La seconde photo est marquée du bon jour et de la bonne heure mais ce n’est pas la bonne Nicole. Celle que j’avais, avant, ma Nicole de toujours, est remplacée par une femme d’une cinquantaine d’années aux cheveux grisonnants, aux traits tirés, qui se tient debout face à l’objectif dans un mélange de crainte et de défaitisme. Nicole est usée par les épreuves. En quelques heures, elle est devenue une femme âgée. Ça me serre le cœur. Elle ressemble aux portraits des otages qu’on voit à la télévision, ceux du Liban, de Bolivie, du Tchad, avec un regard inexpressif, vidé par la fébrilité. Sur la troisième image, sa pommette gauche est marquée par une plaie autour de laquelle s’étale un hématome violet. Un coup de poing. De matraque, peut-être.

Nicole s’est-elle débattue ?

A-t-elle tenté de s’enfuir ?

Je me mords les lèvres jusqu’au sang. Les larmes montent.

Je tape sur le volant en hurlant. Parce que cette Nicole-là, c’est moi qui l’ai faite.

Je ne peux pas me permettre la culpabilité. Il faut que je me reprenne. Ne pas céder maintenant. Rester concentré dans la dernière ligne droite. Je renifle, je m’essuie les yeux. Il faut, au contraire, que la voir ainsi sur l’écran du téléphone me donne maintenant de la force. Je vais me battre jusqu’au bout. Je le sais, par bonheur, ce que je vais lui rapporter va la réconcilier avec tout, soigner toutes les plaies, effacer tous les stigmates. Je rentre la retrouver, riche d’une vie réconciliée avec son avenir. Je rentre avec la solution à tous nos problèmes, sans exception.

Tout ce que je veux maintenant, c’est que le temps passe vite, qu’elle soit libérée, qu’elle rentre, que je revienne, que je la prenne dans mes bras.

Je dois la rappeler. La sonnerie résonne à peine que Fontana articule un « Non » ferme, définitif. Je m’apprête à l’insulter mais il est plus rapide que moi.

— Vous n’aurez plus rien jusqu’à ce que je reçoive des instructions de mon client.

Il raccroche aussitôt. Le lien ténu qui me reliait à Nicole vient de se rompre. Tout est entre mes mains. La libérer, la sauver. Tout de suite.

J’enfonce de nouveau la pédale d’accélérateur.

52

La Défense.

Je lève les yeux. En haut de la tour de verre miroitant, l’enseigne feu et or portant le logo et le nom d’Exxyal-Europe tourne sur son axe. On s’attend à ce que dans la nuit, elle se déifie, qu’elle se transforme en un large faisceau lumineux éclairant le monde.

La voiture de Paul Cousin est équipée d’un dispositif qui ouvre le parking à distance. Il est 19 h 30 passées mais au second niveau, qui est réservé aux cadres, la plupart des emplacements sont encore occupés. L’espace nº 198 s’éclaire automatiquement au passage de ma voiture, la borne en aluminium s’enfonce dans le sol. Je me gare et je me dirige d’un pas ferme vers l’ascenseur. Des caméras suivent mes faits et gestes. Il y en a partout, impossible de se concentrer. Je ne doute pas un instant de ma destination, j’appuie sur le bouton qui me propulse à l’étage le plus haut du gratte-ciel. Depuis la naissance du monde, c’est toujours là que résident les dieux.

Ascenseur stylisé, design postmoderne, luxueux, lumière indirecte, moquette. Dans mon costume froissé, hors d’âge, je fais loqueteux. À mesure que les étages défilent, l’angoisse me gagne.

C’est ainsi que les batailles se perdent.

Le management dit : déceler en soi les conduites fantasmatiques et toujours privilégier le réel et le mesurable.

Je respire à fond mais rien n’y fait. Alexandre Dorfmann, grand patron français, pilier de l’industrie européenne, va me recevoir. Affronter un tel pouvoir m’impressionne. Je fais le point de mes arguments. Un doute est là, persistant : pourquoi veut-il me rencontrer ?

Il n’y a aucun intérêt.

Il lui suffisait de passer ses instructions de manière anonyme. C’est d’une imprudence folle de sa part de me proposer un rendez-vous. Je suis certain qu’il ne connaît pas les détails, l’enlèvement de Nicole, il paie Fontana suffisamment cher pour avoir le droit de ne rien savoir et d’être ainsi parfaitement protégé de tout risque judiciaire.

Pourquoi éprouve-t-il alors le besoin de descendre en personne dans l’arène ?

Il y a certainement quelque chose à quoi je n’ai pas pensé. Une carte du jeu est biseautée que je n’ai pas vue. La conviction se fait jour qu’il va m’écraser d’un coup de poing. Il va me foutre à poil. Gagner aussi facilement devant un homme pareil, c’était absolument impossible. Ça ne s’est jamais fait. Je monte à l’échafaud. Voilà mon état d’esprit lorsque la porte de l’ascenseur s’ouvre. Je suis déjà à moitié vaincu. J’ai comme un voile devant les yeux qui porte l’empreinte du visage de Nicole, harassé. Je suis moi-même épuisé en débouchant au dernier étage.

À ce niveau, les secrétaires sont des hommes. Jeunes et diplômés. On les appelle des conseillers, des collaborateurs. Celui-là m’accueille avec un sourire d’énarque, très professionnel. La trentaine, le genre à se rendre tous les ans, avec ses copains, à la Nuit de la pub. Il est au courant. Le président va me recevoir.

Antichambre matelassée, moquettée, ouatée, je reste debout. Je connais la règle de l’attente : faire cuire longuement à feu doux. Je respire profondément, mais mon rythme cardiaque doit affleurer les cent vingt pulsations-minute. Non, je ne connais pas les règles de l’attente, car il n’y en a pas : une demi-minute plus tard, la porte s’ouvre.

Je suis demandé.

Le jeune conseiller s’efface.

D’emblée, ce qui me saute aux yeux, c’est la beauté inouïe de la ville illuminée à travers les immenses baies vitrées. Dieu a une jolie vue sur le monde. C’est sans doute pour ça qu’il tient à son job. Alexandre Dorfmann s’extrait de son bureau de mauvaise grâce, visiblement préoccupé par le dossier dont mon arrivée vient d’interrompre la lecture. Il retire ses lunettes d’un geste auguste. Son visage se transforme, il m’adresse un sourire mince comme une lame.

— Ah, monsieur Delambre !

La voix, à elle seule, est un instrument de domination. Parfaitement rodée, jusqu’à la plus minuscule intonation. Dorfmann fait quelques pas vers moi, me serre chaleureusement la main en me tenant le coude avec l’autre main et me tire vers le coin salon dont les murs sont tapissés par une bibliothèque qui hurle « Je suis un grand patron humaniste ». Je m’assois.

Dorfmann prend place à côté de moi. Sans façon.

Ce que je ressens est indescriptible.

Cet homme a une aura folle.

Il y a des gens comme ça, électrisants. Dégagent des ondes.

Dorfmann incarne la puissance comme Fontana incarne le danger. Dorfmann, c’est la pulsion d’emprise personnifiée.

Je serais un animal, je me mettrais à gronder.

J’essaye de me souvenir de lui le jour de la prise d’otages, assis par terre, muet. Mais nous ne sommes plus les mêmes hommes, ni lui ni moi. Nous voici revenus aux circonstances normales. La hiérarchie sociale reprend ses droits. Je n’en suis pas certain, mais je crois que la raison pour laquelle nous sommes aujourd’hui face à face est à rechercher de ce côté-là : de ce que je l’ai contraint à vivre.

— Vous jouez au golf, monsieur Delambre ?

— Euh… non.

C’est vrai qu’on vieillit vite en prison, mais est-ce que j’ai déjà l’air d’un type qui joue au golf ?

— C’est dommage. J’avais une métaphore qui résumait très bien la situation.

Il fait le geste de balayer une mouche.

— Ça ne fait rien.

Il prend un air désolé et il écarte les mains pour s’excuser à l’avance.

— Monsieur Delambre, j’ai très peu de temps…

Il me sourit largement. Un observateur extérieur jurerait qu’il ressent à mon égard une profonde empathie, des affinités d’ordre intime, que je suis un ami très cher avec qui il adorerait discuter longuement si les circonstances le permettaient.

— Je suis assez pressé aussi.

Il m’approuve puis il se tait. Et il me considère longuement, dans le plus parfait silence, il m’observe, me détaille, m’étudie sans la moindre gêne. Puis enfin son regard, imperturbable, se plante dans le mien. Un temps incroyablement long. Ça me remue jusque dans le ventre. Je ressens à cet instant un concentré de toutes les peurs professionnelles endurées au cours de ma vie. Dans le domaine de l’intimidation, Dorfmann est un expert : il a dû terroriser, sadiser, effrayer, paniquer et pousser à la défenestration un nombre incalculable de collaborateurs, de secrétaires et de conseillers. Toute sa personne n’est qu’un commentaire d’une vérité simple et claire : il est vivant parce qu’il a tué tous les autres.

— Bien…, dit-il enfin.

Je comprends alors enfin ma présence ici, devant lui.

Techniquement, rien ne la justifie, pratiquement, tout la déconseille. Mais il a voulu en avoir le cœur net. Cette affaire oppose depuis le début deux hommes qui ne se sont quasiment jamais vus, à l’exception des quelques minutes pendant lesquelles je lui ai braqué un Beretta sur la tempe. Ce n’est pas dans ses habitudes, à Dorfmann, de conclure les affaires sous cette forme.

Dans tout enjeu professionnel, il doit y avoir un instant de vérité.

Dorfmann ne pouvait pas me laisser partir sans sacrifier à ce besoin qu’il ressent : me voir en face, mesurer si sa puissance a, ou non, été mise en échec.

Et accessoirement, voir quelle menace je représente pour lui. Mesurer le risque potentiel.

— Nous aurions pu régler tout cela par téléphone, me dit-il.

Évaluer la nocivité de mes intentions à son égard.

— Mais je voulais vous féliciter personnellement.

Décider si je le contrains ou non à une guerre définitive, à laquelle il est prêt parce qu’il peut tout affronter sans état d’âme.

— Vous avez conduit votre affaire de main de maître.

Ou s’il est envisageable d’accepter ma parole. En d’autres termes : sommes-nous des salauds de confiance.

Je ne bouge pas d’un cil. Je soutiens son regard. Dorfmann n’a confiance qu’en une seule chose : son intuition. C’est peut-être d’ailleurs la clé de sa réussite, cette certitude de ne s’être jamais trompé sur un homme.

— Nous aurions dû vous embaucher, lâche-t-il enfin comme pour lui-même.

Il rit de son idée, tout seul, comme si je n’étais plus là.

Puis il redescend sur terre. On dirait qu’il sort à regret d’un rêve éveillé. Il s’ébroue, puis, souriant pour souligner qu’il passe du coq à l’âne :

— Alors, monsieur Delambre, qu’est-ce que vous allez faire maintenant, avec tout cet argent ? Investir ? Créer votre entreprise ? Vous lancer dans une nouvelle carrière ?

Ultime vérification du jugement définitif qu’il vient de porter sur moi. C’est comme s’il me tendait un chèque invisible de treize millions d’euros en le tenant serré entre ses doigts, me contraignant à tirer fort, de plus en plus fort. Pour le moment, il tient bon.

— J’ai envie de calme et de repos. J’aspire à une retraite bien méritée.

Je propose clairement une paix armée.

— Comme je vous comprends ! m’assure-t-il comme si, lui aussi, ne rêvait que de quiétude.

Moyennant quoi, passé une ultime seconde d’évaluation, il lâche le chèque invisible.

Et ça me fout en l’air de comprendre ça : au fond, cette somme n’a aucune importance. Elle passera simplement par pertes et profits.

Au niveau d’Alexandre Dorfmann, ce n’est pas de ça qu’on vit.

Ce n’est pas pour ça qu’on se bat.

Je peux même conserver l’impression de partir avec la caisse.

Dorfmann se lève en me souriant. Il me serre la main.

Je suis un minable.

Je pars avec de la ferraille.

53

La voiture est tout ce qu’il y a de plus confortable, mais le temps est tout de même très long. 20 h 05. C’est la sortie des derniers bureaux. Les salariés regagnent leurs voitures, à l’exception des cadres qui ont encore deux ou trois heures de travail à assurer, dans le meilleur des cas. Tant que je n’ai pas le feu vert définitif, je m’interdis de penser que j’en ai terminé, que j’ai gagné, raflé la mise, une fois pour toutes. J’ai l’œil rivé sur le téléphone de bord. Il ne se passe rien. Absolument rien. Je me raisonne : pour le moment, rien d’inquiétant. Je refais le calcul une nouvelle fois. J’élargis les marges de sécurité, j’arrondis, tout dépend de l’empressement que mettra Dorfmann à transmettre ses instructions. Je regarde la montre de bord : 20 h 10.

Je m’occupe, j’envoie un SMS à Charles pour lui confirmer l’adresse de l’appartement. Coup d’œil à l’écran du téléphone de bord. Toujours rien. Je suis tenté de regarder une nouvelle fois les photos de Nicole, mais je résiste. Ça va me faire peur et je veux croire que c’est inutile et contre-productif, d’avoir peur maintenant que tout est terminé. Je suis à quelques minutes du plus grand moment de ma vie. Si tout se passe bien, ce sera la grande journée des réparations.

20 h 12.

Je n’y tiens plus. Je compose le numéro du portable de Nicole. Une sonnerie, deux, puis à la troisième « allô », c’est elle, directement.

— Nicole ? Tu es où ?

J’ai crié. Il lui faut quelques secondes pour répondre, je ne sais pas pourquoi. C’est comme si elle ne reconnaissait pas ma voix. C’est peut-être l’effet de panique provoqué par mon hurlement.

— Dans un taxi, dit-elle enfin. Et toi, tu es où ?

— Tu es seule dans ton taxi ?

Pourquoi attend-elle aussi longtemps avant de répondre à mes questions ?

— Oui, ils… ils m’ont relâchée.

— Tu es sûre ?

Quelle question idiote.

— Ils m’ont dit que je pouvais rentrer à la maison.

Ça y est. Je respire. C’est terminé.

Gagné. Je suis le vainqueur.

Une joie incoercible me submerge.

Ma poitrine s’ouvre, envie de crier, de hurler.

Gagné.

Fini le Delambre ANPE. Voici le Delambre ISF sans les impôts. J’en pleurerais. D’ailleurs, j’en pleure, je serre le volant de toutes mes forces.

Puis je me mets à taper dessus avec rage.

Gagné, gagné, gagné.

— Alain…, dit Nicole.

Je hurle de joie.

Bordel de Dieu, j’ai réussi à les enfoncer, tous. J’exulte.

Je peux dépenser 50 000 euros par mois jusqu’à la fin de ma vie. Je vais acheter trois appartements. Un pour chacune de mes filles. C’est dingue.

— Alain…, répète Nicole.

— On a gagné, mon amour ! Tu es où, dis-moi, tu es où ?

Je me rends compte alors que Nicole pleure. Très doucement. Je ne m’en suis pas aperçu tout de suite mais maintenant que j’écoute plus attentivement, j’entends ses petits sanglots, ceux qui me font tant de mal. C’est normal, c’est le contrecoup de la peur. Elle a besoin d’être rassurée.

— C’est fini, mon amour, je te jure que c’est fini. Tu n’as plus rien à craindre. Il ne peut plus rien t’arriver. Il va falloir que je t’explique…

— Alain…, dit-elle de nouveau sans pouvoir aller plus loin.

Elle répète mon prénom, comme en boucle. Il y a tant de choses à lui expliquer. Mais pour cela, il faut du temps. D’abord, la rassurer.

— Et toi, Alain…, demande alors Nicole. Tu étais où ?

Elle ne me demande pas où je suis en ce moment mais où j’étais quand elle avait besoin de moi. Je la comprends mais elle n’a pas toutes les données du problème. Il va falloir lui expliquer qu’en fait, je ne me suis jamais éloigné d’elle, que pendant tout ce temps où elle avait peur, je remportais, pour nous deux, une victoire définitive sur notre chienne de vie. Tout en parlant avec elle, j’ai démarré, je quitte le parking d’Exxyal, je m’engage sur la voie rapide vers Paris.

— Là, je suis à la Défense.

Nicole reste interloquée.

— Mais… qu’est-ce que tu fais à la Défense ?

— Rien, je rentre, je vais t’expliquer. Tu n’as plus rien à craindre. C’est ça le plus important, non ?

— J’ai peur, Alain…

Nous avons bien du mal à nous comprendre. Il va falloir qu’elle dépasse tout cela, ce qu’elle a vécu. Nous allons devoir élaborer tout ça ensemble. Je m’engage sur le périphérique.

— Il n’y a plus aucune raison d’avoir peur, mon amour. (Je me répète, mais que faire d’autre ?) Nous allons nous retrouver tout de suite. (Aller le plus vite possible pour la serrer dans mes bras.) Tu sais ce qu’on va faire ? (L’encourager.) On va repartir pour une vie toute neuve, voilà ce qu’on va faire. J’ai de grandes nouvelles à t’annoncer, mon ange. De très grandes nouvelles ! Tu n’imagines pas…

Mais pour l’heure, ça ne sert pas à grand-chose de lui dire ça, elle pleure. Rien n’est possible tant qu’elle est dans cet état-là.

— Je vais être…

Je voudrais pouvoir dire « à la maison », mais je ne peux pas dire ça de l’endroit où nous allons nous retrouver. Physiquement, c’est impossible, je cherche mes mots. Nicole répète en boucle : « Alain, Alain… » Ça me met vraiment mal à l’aise. Et ça me rend assez nerveux.

— Je suis là dans une demi-heure, d’accord ?

Nicole prend sur elle.

— Oui, dit-elle enfin en reniflant bruyamment. D’accord.

Silence sur la ligne. Elle a raccroché avant moi.

Cinq minutes plus tard, j’aborde la porte de Clignancourt. Je rappelle. Les sonneries. Une, deux, trois, toutes les sonneries. Le répondeur. Je recompose le numéro. Porte de la Villette. Le répondeur à nouveau. Je ressens de mauvaises ondes. Je n’ose même pas prononcer mentalement le nom de Fontana mais il est là, devant moi, autour de moi, partout. Je tapote nerveusement le volant. J’ai gagné et maintenant je refuse d’avoir peur. Je recompose le numéro de Nicole. Nicole décroche enfin.

— Pourquoi tu ne répondais pas ? Tu étais où ?

— Quoi ?

Voix égarée, mécanique. Je répète ma question.

— J’étais dans l’ascenseur, dit enfin Nicole.

— Tu es… tu es arrivée ? Tu es rentrée, tu as fermé la porte ?

— Oui.

Elle pousse un immense soupir.

— Oui, j’ai fermé la porte.

Je l’imagine retirer ses chaussures comme elle le fait toujours, la pointe des pieds derrière le talon. Son soupir, c’est du pur soulagement. Pour moi aussi.

— Je suis là dans un quart d’heure, mon amour, d’accord ?

— D’accord, dit Nicole.

Cette fois, c’est moi qui raccroche. Je programme l’adresse sur le GPS. Je quitte le périphérique. Miraculeusement, en quelques minutes j’aborde l’avenue de Flandre. Mais je ne suis pas au bout de mes peines, les rues sont surchargées de voitures en stationnement. Je tourne, je vire, je cherche une place. Y a-t-il un parking public dans ce coin ? Je lève les yeux vers les tours. Hideuses. Je souris. L’appartement que Nicole a acheté, je vais l’offrir aux Emmaüs. Je prends à droite, à gauche, je reviens sur mes pas, je scrute les voitures garées le long des rues, je m’éloigne, je reviens, dessiner des cercles concentriques commence à m’énerver prodigieusement. Je regarde, en passant lentement, la file de voitures garées le long du trottoir de droite, puis celle du trottoir de gauche.

Mon cœur fait soudain un bond, ça me retourne le ventre.

Non, c’est impossible. J’ai mal vu.

J’avale ma salive.

Mais quelque chose me dit que c’est possible.

Bon réflexe, au lieu de m’arrêter, j’ai poursuivi mon chemin. Je dois en avoir le cœur net. Mes mains tremblent parce que cette fois, si je ne me trompe pas, c’est la catastrophe, le grand saut sans filet. Je tourne une fois à droite, une seconde fois, une troisième, j’emprunte la même rue, au pas, je conserve la tête bien droite et je plisse les yeux avec l’air d’un homme absorbé par sa conduite ou par ses pensées mais je vois clairement, en passant à sa hauteur, la femme assise derrière le volant d’un 4×4 noir : c’est Yasmine. Elle porte une oreillette.

Aucun doute, c’est elle.

Elle attend.

Non. Elle guette.

Car si la jeune Arabe est là, garée dans une rue à trente mètres de chez Nicole, c’est que Fontana est là lui aussi.

Ils me guettent. Ils nous guettent. Nicole et moi.

Je continue de rouler, de tourner ici et là, au hasard. Le temps de comprendre ce qui se passe.

Dorfmann a donné ses instructions. Fontana a obéi, ce qui a mis un point final à sa mission.

La conclusion n’est pas difficile à déduire : maintenant que son contrat est terminé avec son ancien patron, Fontana s’est mis à son compte. Treize bâtons, ça motive. De quoi passer un reste de vie sans le moindre problème.

Sans compter la haine personnelle qu’il me voue. Je n’ai pas cessé de le mettre en échec, l’heure de l’addition vient de sonner. Fontana vient me chercher à domicile. Il n’a plus qu’un seul patron maintenant. Lui-même. Il est totalement désinhibé. Il est capable de tout.

Il se sert de Nicole comme appât, mais c’est moi qu’il veut. Me faire cracher mes coordonnées bancaires à coups de marteau. Il veut me faire payer, dans tous les sens du terme.

Il va tenter de nous prendre tous les deux. Il va faire hurler Nicole jusqu’à ce que je lui donne tout, tout, tout.

Après quoi, il la tuera.

Il me tuera moi aussi, il me réserve même sans doute un sort particulier. Fontana veut régler avec moi un différend personnel.

Je ne sais absolument pas quoi faire, je tourne, je vire d’une rue à l’autre, je fais tout pour éviter de passer une nouvelle fois à proximité de la voiture en surveillance. Fontana doit s’être posté de manière à me piéger lors de mon arrivée. J’ai échappé à sa surveillance parce qu’il n’imagine pas que j’arrive en voiture. Ils m’attendent sans doute en taxi, à pied, je ne sais pas.

Si Fontana met la main sur nous… Je vois déjà les images de Nicole assise, attachée. Ce n’est pas possible. Je suis totalement démuni. Je ne connais pas les lieux. Je déplie le papier avec l’adresse. Nicole est au huitième étage.

Y a-t-il un parking ?

Ne pas se montrer.

Mais quoi faire ?

Ma pensée est confuse, désordonnée.

Je ne vois qu’une seule issue. La pire mais la seule, passer en force et s’enfuir. C’est nul mais je ne vois rien d’autre à faire, mon cerveau se pétrifie autour de ce piège.

Je tends la main vers le téléphone de bord mais je tremble tellement que je le lâche. Je le récupère avec difficulté, je le coince contre ma poitrine, une place est disponible devant une porte cochère, je m’y gare quelques instants en laissant tourner le moteur. Il faut appeler Nicole. Je compose son numéro. Et dès qu’elle décroche :

— Nicole, il faut partir.

— Quoi ? Pourquoi ?

Perdue, Nicole.

— Écoute, je ne peux pas t’expliquer. Il faut partir tout de suite. Voilà ce que tu vas faire…

— Mais pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ? Alain ! Tu ne m’expliques rien, je n’en peux plus…

Elle perçoit ma panique, elle comprend que la situation est grave, elle pressent le danger et du coup, sa voix la lâche et se transforme en sanglots. La terreur des dernières heures vient de remonter, intacte. Elle dit : « Non, non », en boucle. Elle est paralysée. Il faut la remettre en mouvement. Je lâche :

— Ils sont là.

Pas la peine de dire de qui il s’agit. Nicole revoit le visage de Fontana, celui de Yasmine, elle renoue avec la frayeur.

— Tu m’avais promis que c’était terminé.

Elle pleure.

— J’en ai marre de tes histoires, Alain, je n’en peux plus.

Elle ne me laisse pas le choix. Lui faire peur encore davantage, pour la mettre en mouvement.

— Si tu restes là, Nicole, ils vont venir te chercher. Il faut partir. Maintenant. Je suis en bas.

— Tu es où ? hurle-t-elle. Pourquoi tu ne viens pas ?

— Parce que c’est ce qu’ils veulent ! C’est moi qu’ils veulent !

— Mais c’est qui, bordel, c’est qui « ils » ?

Elle hurle. L’angoisse.

— Je vais t’emmener, Nicole. Écoute-moi bien. Tu descends, tu tournes à droite, c’est la rue Kloeckner. Tu prends le trottoir de droite. Tu n’as rien d’autre à faire, Nicole, rien d’autre, je t’assure, je m’occupe du reste.

— Non, Alain, je suis désolée. Je ne veux plus. J’appelle les flics. Je ne peux plus. Je ne peux plus.

— Tu ne fais rien ! tu m’entends ? Tu ne fais rien d’autre que ce que je te dis !

Silence. J’enchaîne. Il faut la forcer.

— Moi non plus je ne veux pas crever, Nicole ! Alors, tu fais ce que je dis, et rien d’autre ! Tu descends ! Tu prends à droite et tu le fais tout de suite, merde !

Je raccroche. J’ai tellement peur pour nous deux. Au fond de moi, je sais que ma stratégie est à peu près nulle. Mais j’ai beau fouiller, je ne trouve rien d’autre. Rien. Je laisse passer trois minutes, quatre, combien lui faut-il de temps pour se décider, descendre ? Puis je démarre. Personne ne s’attend à me trouver dans cette voiture. Pas même Nicole.

Faire vite.

Passer en force.

J’aborde au ralenti la rue Kloeckner, de loin, là-bas sur le trottoir de droite, la silhouette de Nicole, je roule dans sa direction, sa démarche est raide, si raide, j’arrive à sa hauteur, elle perçoit le bruit d’un moteur juste derrière, légèrement sur sa gauche mais elle ne tourne pas la tête, elle s’attend au pire à chaque microseconde, son pas est rigide, un pas de condamnée, je guette le bon moment, rien devant, rien derrière, j’accélère, je la dépasse de trois mètres, je pile, je me précipite hors de la voiture, je bondis sur le trottoir, j’attrape Nicole par le bras, elle étouffe un cri en me reconnaissant et avant qu’elle ait pu réagir, j’ouvre la portière passager, je la pousse dans la voiture, je fais le tour, je me réinstalle au volant, le tout n’a pas pris plus de sept à huit secondes, toujours rien devant, rien derrière, je redémarre en douceur, Nicole me regarde fixement, cette voiture, moi, tout lui paraît étrange, je ne sais pas si elle a maintenant moins peur, dans cette voiture silencieuse et glissante comme une onde et moi au volant mais elle ferme les yeux, je prends délicatement la première rue à droite, toujours rien devant, rien derrière, je ferme les yeux un court instant moi aussi et quand je les rouvre, à trente mètres devant moi, je reconnais la silhouette féline de Fontana, il court le long du trottoir et disparaît, j’accélère, sans réfléchir, je dépasse le niveau de la rue où il s’est engouffré d’où émerge le mufle d’un 4×4 noir haut comme un autobus, instinctivement j’active le blocage des portières, Nicole sursaute, elle comprend qu’il se passe quelque chose d’anormal, j’enfonce l’accélérateur, la voiture fait un bond, Nicole hurle lorsque l’accélération la cloue à son fauteuil, la voiture de Fontana tourne derrière nous, je vire à gauche, je roule déjà vite et j’accroche au passage l’arrière d’un véhicule à l’arrêt, soubresaut, nouveau cri de Nicole qui attrape la ceinture de sécurité et la boucle avec un claquement sec. La circulation n’est pas très dense dans ce quartier, elle se concentre sur les deux grands boulevards qui s’enfoncent vers le cœur de Paris ou s’éloignent vers la banlieue. À l’intersection suivante que je franchis sans même décélérer, une Renault 25 rouge avec d’immenses pare-chocs stoppe soudainement pour me laisser passer, c’est Charles qui vient nous rejoindre.

Je l’avais oublié, Charles.

Il nous voit passer à toute allure, à peine le temps de lever le bras, nous sommes loin et dans la seconde suivante, il y a un 4×4 noir à notre poursuite. Je sais que Charles va mettre le temps mais il va comprendre, pas le loisir de réfléchir à cette question, j’aborde le boulevard, je le prends sur la droite, une cohorte de voitures bloquées dans un embouteillage, si je m’arrête Fontana va se précipiter sur nous, il va tirer dans les vitres, ouvrir les portières en force, je ne pourrai rien faire, c’est la seule chose dont il a besoin, qu’on s’arrête juste le temps de nous sauter dessus, le reste il en fait son affaire, il peut coller immédiatement une balle dans la tête de Nicole le temps de me paralyser et de me tabasser pour me fourrer de force dans le 4×4 conduit par Yasmine…

Nous arrivons sur la dernière voiture de la file, je ne sais pas quoi faire, Nicole avance les deux mains vers le tableau de bord en voyant fondre sur nous la file de voitures arrêtées, je bascule brusquement le volant sur la gauche, j’accélère et je remonte à contresens la file de gauche, klaxon à fond, toutes lumières allumées. Fontana fait un coup que je n’aurais jamais imaginé, il déclenche une sirène de police, un bras sort et colle un gyrophare sur le toit, il a tous les culots, ça en dit long sur sa détermination, pour tout le monde nous voici pris en chasse, personne ne fera plus un geste pour nous faciliter le passage. Nous sommes poursuivis. La ville entière va se tourner contre nous. Je ne sais pas comment ça se fait, nous avons dû emprunter des trajectoires symétriques mais c’est de nouveau la voiture de Charles que je croise, un coup de volant à droite pour l’éviter, à gauche pour redresser, Nicole s’est blottie dans son fauteuil, les pieds ramenés sous elle, elle a baissé la tête, croisé ses deux mains sur sa nuque comme si elle voulait se protéger contre la chute du toit, mais dès qu’elle entend la sirène de police, elle se tourne vers la lunette arrière, pleine d’espoir. Dès qu’elle comprend le piège dans lequel je nous ai précipités, elle reprend sa position fœtale et commence à pousser des petits cris.

Au passage, les yeux de Charles, grands ouverts sur moi.

Puis sur la voiture qui nous poursuit.

Je ne réfléchis plus, je ne suis qu’une boule de réflexes, heureux ou non, mortels ou non, je braque violemment à gauche, j’emprunte une rue, je tourne à droite, à gauche, je ne sais plus dans quel sens je vais, dès qu’un obstacle apparaît je prends ailleurs, une rue, une deuxième, une troisième, j’accroche des voitures ici et là, j’évite des passants, des vélos, de l’aile gauche je heurte un autobus qui quitte son arrêt, Fontana est toujours derrière nous, plus ou moins loin, je ne sais plus où aller et soudain, c’est étrange, nous voici dans une rue à sens unique, interminable et droite qui longe le boulevard périphérique.

Bordée de chaque côté par des voitures en stationnement.

Immense et droite comme un I.

Sens unique. Une seule voie.

On en voit à peine le bout.

J’accélère à fond, dans le rétroviseur j’aperçois le véhicule de Fontana. Je ne conduis pas assez bien, pas assez vite avec les mains qu’il m’a détruites. Fontana attrape le gyrophare et le retire, la sirène de police s’éteint, à cinquante mètres derrière nous le 4×4 conserve une vitesse constante parce qu’il n’y a plus de fuite possible.

Je ne parviens pas à garder une trajectoire droite, je ne cesse de naviguer, je frôle les voitures tantôt de mon côté, tantôt du côté de Nicole.

Au bout, à plusieurs centaines de mètres, un feu rouge là où la rue débouche sur un large boulevard où s’écoule un flot dense de véhicules… Autant dire, un mur. Dans le désespoir de la situation bloquée, j’accélère encore.

Mais c’est terminé.

Même Nicole comprend cela.

Ce boulevard vers lequel nous nous précipitons, c’est comme une voie rapide. S’arrêter là, avec Fontana derrière nous, c’est descendre de voiture sur une piste de formule 1. Traverser en force, c’est couper la route à un TGV…

Nicole se redresse dans son fauteuil, face à l’obstacle qui, là-bas, va nous couper irrémédiablement la route.

La lunette arrière explose. Fontana nous tire déjà dessus. Il va gagner du temps lorsqu’il passera à l’abordage. L’habitacle donne l’impression de s’écarteler, le vent s’engouffre avec les débris de verre. Nicole se recroqueville.

Et voilà l’image de fin.

Voilà comment se termine l’histoire.

Ici. Dans quelques instants.

Dans quelques centaines de mètres.

Dans cette rue immensément droite dans laquelle nous roulons à près de cent vingt kilomètres-heure, poursuivis par un monstre métallique et noir, tous phares allumés.

Cette image me hante encore. Des mois après.

Elle ne s’effacera jamais.

Des années encore à la voir, à la revoir, à en rêver, à interroger son sens mystérieux et tragique.

Nicole a relevé la tête, hypnotisée par notre avancée rapide vers le mur de véhicules qui nous barre la route.

Et nous assistons, tous deux fascinés, à l’irruption soudaine, face à nous, d’une voiture rouge, munie d’immenses pare-chocs scintillants et entraînant derrière elle un grand panache de fumée blanche. Elle vient de déboucher du fond du boulevard, elle roule à contresens dans notre direction. À trois cents mètres de distance, nos voitures foncent l’une vers l’autre à tombeau ouvert.

Je commence à freiner légèrement, je ne sais plus quoi faire.

Car voici la mort qui s’approche.

Charles, lui, accélère. Lorsque sa voiture n’est plus qu’à deux cents mètres, je commence à distinguer son visage dans l’entrelacs de chromes de son pare-chocs avant.

Voici maintenant le dernier message.

Charles met son clignotant.

Le gauche.

Comme s’il pouvait tourner quelque part. Je comprends alors que le message n’est pas là, le message ne désigne pas la direction que Charles veut emprunter. Il me montre celle que je dois suivre, moi. Le message me dit : tourne à droite.

J’accélère et je scrute avec avidité la file ininterrompue de véhicules stationnés sur ma droite. La voiture de Charles n’est plus qu’à une centaine de mètres. Son image grandit, commence à remplir l’écran. Nous nous précipitons l’un vers l’autre de plus en plus vite, aspirés l’un par l’autre comme dans l’œil d’un cyclone.

Voici soudain la sortie.

C’est une impasse.

Je l’aperçois d’un seul coup. Elle débouche, là, sur notre droite, quelques dizaines de mètres plus loin. Je hurle à l’intention de Nicole. Elle agrippe sa ceinture de sécurité et lance ses jambes loin devant elle pour se retenir au tableau de bord. Je pile en braquant à la volée, la voiture dérape, frappe par l’arrière un obstacle que je ne vois pas, elle rebondit brutalement mais s’engage dans l’impasse, heurte une camionnette de plein fouet, les airbags nous collent au siège. La voiture s’immobilise.

Maintenant que nous avons dégagé l’espace, dans la rue droite comme un I, la voiture de Charles et celle de Fontana sont seules face à face.

Elles fondent l’une vers l’autre comme des météorites.

Quand il va découvrir, face à lui, la rutilante bagnole de Charles, Fontana va bien tenter de freiner. Ce sera évidemment trop tard.

Les deux voitures vont s’encastrer l’une dans l’autre à une vitesse cumulée de plus de cent quatre-vingts kilomètres-heure.

Le dernier geste de Charles, je le vois toujours au ralenti.

À l’instant où sa voiture passe à notre hauteur, je le vois très nettement. Il est assis très bas derrière son volant, il a tourné la tête vers moi. Il me sourit.

Le bon sourire de Charles. Fraternel et généreux. Le même que toujours. « T’emmerde pas pour moi. »

Il me regarde dans les yeux. Au passage, il lève le bras dans ma direction.

Son signe d’Indien.

L’instant d’après, le choc est effroyable.

Les deux véhicules se heurtent de face, de plein fouet. Et retombent l’un sur l’autre, enchevêtrés, compressés, confondus.

Les corps qui ne sont pas littéralement désintégrés dans la collision sont transpercés de part en part par des amas de ferraille.

Le feu se déclare d’un seul coup.

C’est fini.

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