PENDANT

25

Une heure avant le début de l’opération, M. Lacoste est venu me voir et m’a dit :

— Monsieur Fontana, il y a un petit changement. Les candidats au poste RH ne seront que deux au lieu de quatre.

À l’entendre, ce n’était qu’un détail et ça ne changeait rien, mais à voir son visage crispé quelques minutes plus tôt lorsqu’il avait reçu le second SMS, j’aurais parié l’inverse. Exxyal, son client, s’attendait à un lot de quatre candidats et il était difficile d’imaginer que le réduire de moitié serait totalement sans conséquence. M. Lacoste ne me dit rien des raisons pour lesquelles deux candidats se désistaient ainsi à la dernière minute, ce n’était pas à moi de le demander.

Je n’ai fait aucun commentaire, ça n’était pas mon problème. Mon travail consistait seulement à organiser l’opération sur le plan technique, à trouver les locaux, le personnel, etc.

Mais vous voyez, des opérations complexes, j’en ai monté quelques-unes, et de bien plus difficiles que celle-ci, et j’ai remarqué que c’est comme un organisme vivant, très fragile. C’est une chaîne dont tous les maillons se tiennent. Et quand, dans les minutes qui précèdent le démarrage, les petits dysfonctionnements commencent à s’accumuler, si j’en crois mon expérience, il faut souvent s’attendre au pire. On devrait toujours faire confiance à son intuition. Mais c’est le genre de chose qu’on se dit souvent trop tard.

J’ai vu, de loin, M. Lacoste s’entretenir avec M. Dorfmann, le patron d’Exxyal-Europe. Il prenait l’attitude dégagée de ces gens qui vous annoncent une mauvaise nouvelle comme si ça n’avait aucune importance. M. Dorfmann était peut-être contrarié, mais il n’en laissa rien paraître. C’est un homme qui ne manque pas de sang-froid. Il m’a inspiré un peu de respect.

Un peu après 9 heures, l’interphone d’accueil m’a annoncé l’arrivée de deux personnes. Je suis descendu. Le grand hall de l’immeuble totalement désert offrait une vraie image de désolation, avec sa vingtaine d’immenses fauteuils et ces deux personnes seules, assises à plus de dix mètres l’une de l’autre et qui n’avaient même pas osé se saluer.

J’ai immédiatement reconnu M. Delambre. Tandis que je m’approchais de lui, j’ai remonté le film. Le flash-back s’est arrêté quelques jours plus tôt. Je sortais d’un rendez-vous avec M. Lacoste. J’étais sur le trottoir, j’allais repartir quand j’ai senti que quelqu’un m’observait. C’est une sensation très bizarre à laquelle des années d’exercices assez dangereux m’ont appris à être très attentif. Je peux même dire que cela m’a sauvé la vie à deux reprises. Alors, je me suis arrêté là où j’étais. Pour me donner une contenance, j’ai sorti un chewing-gum de ma poche et tandis que j’en retirais l’emballage, j’ai cherché mentalement l’endroit d’où l’on m’observait. Quand mon intuition est devenue une certitude, j’ai levé la tête rapidement. À l’angle du bâtiment d’en face, un homme m’examinait. Il a aussitôt fait mine d’être absorbé par sa montre, son téléphone portable qui, comme par hasard, a eu la bonne idée de sonner, il l’a saisi et en le collant à son oreille il s’est détourné, comme s’il était très préoccupé par cet appel. Il s’agissait de M. Delambre. Il devait être en repérage ce jour-là. Mais l’homme que j’avais aperçu furtivement sur le trottoir n’avait rien à voir avec celui que j’avais maintenant devant moi.

D’emblée, je l’ai trouvé nerveux au-delà du raisonnable.

Une vraie pile électrique.

Il avait le visage défait, presque livide. Il s’était sans doute coupé en se rasant et il avait une croûte d’un rouge assez déplaisant à la joue droite. Un tic nerveux faisait tressauter son œil gauche par intermittence et il avait les mains moites. Un seul de ces symptômes aurait été suffisant en soi pour deviner que cet homme n’était pas à sa place dans cette histoire et qu’il y avait peu de chances qu’il tienne jusqu’au bout.

Vous voyez, deux désistements coup sur coup, Mlle Zbikowski aux abonnés absents (M. Lacoste ne cessait de lui laisser des messages de plus en plus pressants), un candidat à la limite de l’infarctus… L’aventure risquait d’être bien plus périlleuse que prévu. Mais ça n’était pas mon affaire. Les lieux étaient conformes à la demande, convenablement équipés, les appareils fonctionnaient, mon équipe était bien entraînée. J’avais fait ma part et quelle que soit l’issue de leurs singeries, j’attendais le solde de mon compte. Le reste ne me concernait pas.

Néanmoins, comme il y avait eu une dimension « conseil » dans ma mission, j’ai préféré me mettre à couvert. Aussi, après avoir serré les mains de M. Delambre et de Mme Rivet… oui, pardon, de Mlle Rivet…, je leur ai demandé de patienter quelques instants. Je suis allé jusqu’au poste d’accueil et j’ai joint M. Lacoste par un poste intérieur pour lui expliquer la situation.

— M. Delambre me semble dans une très mauvaise condition physique. Je ne sais pas si c’est jouable.

M. Lacoste est resté un instant silencieux. Après la suite de déconvenues qu’il essuyait depuis notre arrivée, cette nouvelle a semblé lui en mettre un coup. Je me suis même dit que si M. Lacoste donnait à son tour des signes de faiblesse, ce serait la fin de la partie. Mais il s’est repris très vite.

— Comment ça, mauvaise condition ?

— Oui, je le trouve très nerveux.

— Nerveux, c’est normal ! Tout le monde est nerveux ! Moi aussi je suis nerveux !

Aux précédents symptômes sur la mauvaise santé de cette affaire, j’ai ajouté mentalement l’extrême tension dans la voix de M. Lacoste. Au sens propre du terme, il ne voulait rien entendre. L’affaire était lancée et ça avait beau ressembler au train fou de La Bête humaine, il ne voyait pas comment arrêter le mouvement sans se discréditer auprès de son client. Il faisait comme si ces problèmes n’étaient que des désagréments mineurs. J’ai fréquemment vu ça depuis que j’interviens pour les entreprises. Comme ce sont des machines lourdes, lorsqu’un projet a mobilisé des énergies, des budgets, du temps, on ne trouve pas le courage d’arrêter. On voit ça dans les campagnes de publicité, dans les opérations de marketing, dans les créations d’événements. Rétrospectivement, après qu’ils sont rentrés dans le mur, les responsables reconnaissent que les signes étaient là et qu’ils ont préféré ne pas les voir, mais généralement ils ne le disent qu’à eux-mêmes et n’en conviennent jamais à haute voix.

— On va gérer, m’a dit M. Lacoste d’un ton rassurant. Et d’ailleurs, rien ne dit que Delambre ne va pas finalement se révéler bien plus positif qu’on le croit.

Devant une telle volonté d’aveuglement, j’ai préféré m’abstenir.

À l’autre extrémité du hall, la silhouette tassée de M. Delambre ressemblait à une énorme boule d’angoisse prête à exploser. Hormis un fiasco technique (qui m’aurait mis en question), je ne voyais aucun danger à cette situation. Tout ça n’était guère qu’un jeu de rôle.

Oui… Si je veux être honnête jusqu’au bout, ça ne me déplaisait pas tant que ça de voir l’opération battre de l’aile. Ça m’amusait, plutôt. Enfin, au début. Vous comprenez, j’ai passé plus de vingt ans sur des théâtres d’opérations. J’ai risqué ma vie une bonne douzaine de fois et vu mourir pas mal de gens. Alors, une entreprise qui s’offre une prise d’otages virtuelle… Oui, je me doute bien que ça n’est pas pour rien, que cette opération était justifiée par des enjeux économiques considérables, mais, pour l’avoir montée techniquement de A à Z, je ne peux pas m’empêcher de voir le plaisir qu’ils y ont pris. Ces gens-là, M. Dorfmann et M. Lacoste, ont des responsabilités écrasantes, mais avec leur histoire de prise d’otages, ils s’amusaient quand même à se faire peur. On a d’ailleurs vu le résultat.

M. Lacoste nous a rejoints rapidement. Il était difficile de savoir si sa nervosité était simplement due à la situation ou si, comme moi, il sentait confusément que cette histoire était en train de partir en vrille. C’est un peu l’habitude chez les gens qui ont bien réussi dans la vie : ils ne doutent jamais d’eux, ils pensent toujours qu’ils parviendront à surmonter les difficultés. Ils se sentent invulnérables.

L’allure de M. Delambre tranchait avec celle, élancée et presque aérienne, de Mlle Rivet. Jolie femme. Elle portait un tailleur chiné gris qui mettait en valeur sa silhouette. En choisissant cet ensemble, pas de doute, elle savait ce qu’elle faisait. Tassé dans l’immense fauteuil d’accueil, M. Delambre me sembla terriblement vieux et usé. La bataille semblait inégale, mais ce n’était pas non plus un défilé de mode. C’était une épreuve dans laquelle il faudrait montrer de la compétence relationnelle et un vrai savoir-faire, et sur ce plan, M. Lacoste avait raison : M. Delambre conservait toutes ses chances. Arithmétiquement, elles avaient même doublé, puisqu’ils n’étaient plus que deux au lieu de quatre.

Les deux candidats se sont levés d’un seul mouvement. M. Lacoste a fait les présentations :

— Monsieur Delambre, mademoiselle Rivet… Et monsieur David Fontana, qui est le grand ordonnateur.

Un clignotant s’est toutefois allumé dans mon esprit : à la décontraction de la jeune femme, à l’insistance de M. Lacoste, à une certaine manière de se tenir, j’ai été certain qu’entre eux deux les choses étaient… comment dire… déjà bien engagées. Et je n’ai pas pu m’empêcher de plaindre M. Delambre, parce que si je ne me trompais pas, sa participation risquait bien de se réduire à de la figuration.

J’ai aussi remarqué que M. Delambre portait un attaché-case, alors que Mlle Rivet n’avait que son sac à main, ce qui accentuait encore leur différence. On avait l’impression que lui allait au travail et qu’elle en revenait.

— Nous ne sommes que deux ? a demandé M. Delambre.

La tonalité de sa voix a coupé M. Lacoste dans son élan. Elle exsudait l’angoisse. Une voix basse, très timbrée, complètement sous pression.

— Oui, a enfin répondu M. Lacoste, les autres se sont désistés. Vos chances sont d’autant plus élevées…

Ça n’a pas semblé plaire beaucoup à M. Delambre. C’est vrai que même si ça augmentait ses chances, ça paraissait bizarre, toute cette organisation pour seulement deux candidats. M. Lacoste a dû le sentir.

— Je ne veux pas être désagréable, a-t-il ajouté, mais l’essentiel de cette opération, ce n’est pas votre embauche !

Il fixait M. Delambre dans les yeux parce qu’il lui fallait reprendre la situation en main.

— À la veille d’une opération essentielle pour lui, notre client a besoin de tester cinq de ses cadres pour choisir le plus apte. Et c’est ça, le plus important. Il se trouve que cette évaluation doit se dérouler alors qu’il embauche un assistant RH et que la première mission d’un RH, c’est justement d’évaluer les personnels. Nous faisons simplement d’une pierre deux coups.

— Merci, j’avais compris ! a dit M. Delambre.

Il était difficile de savoir si son ton contenait de l’aigreur ou de la colère difficilement maîtrisée. J’ai pensé qu’il valait mieux faire diversion. J’ai embarqué les candidats et nous sommes montés à l’étage.

Nous sommes entrés dans la salle de réunion à 9 h 17 exactement. Oui, j’en suis certain. Dans mon métier, l’exactitude est indispensable. Avec l’expérience, j’ai même complètement intégré la mesure du temps, à n’importe quel instant de la journée, je peux vous dire l’heure exacte, à quelques minutes près. Mais là, en plus, j’avais l’œil sur la montre. La réunion était convoquée pour 10 heures, les cadres d’Exxyal-Europe arriveraient au moins dix à quinze minutes avant, il fallait que tout soit fin prêt pour ce moment-là.

J’ai présenté l’équipe à M. Delambre et à Mlle Rivet, en commençant par les deux acteurs qui joueraient le rôle des clients. Malik portait une grande djellaba de couleur claire et un keffieh violet à motifs géométriques. M. Renard portait un costume classique.

J’ai expliqué :

— Au début du jeu de rôle, Malik et M. Renard seront les clients que les cadres d’Exxyal-Europe sont invités à rencontrer. Malik sortira rapidement, M. Renard, lui, restera jusqu’à la fin.

Pendant cette présentation, je suis resté très attentif aux réactions des candidats, parce que M. André Renard n’est peut-être pas un acteur de renom, mais il y a quelques années, il a joué dans une publicité pour un produit ménager qui a connu un certain succès et je craignais que son visage n’apparaisse un peu familier aux joueurs. Mais M. Delambre et Mlle Rivet étaient déjà concentrés sur les trois membres du commando. Parce que, vous voyez, on a beau savoir que c’est un jeu de rôle, les combinaisons, les cagoules, les rangers noires et trois pistolets-mitrailleurs Uzi avec leurs chargeurs alignés sur une table, ça impressionne. D’autant que, sans me vanter, j’avais bien choisi mes collaborateurs. Kader, le chef du commando, a un visage calme et déterminé, et Yasmine sait prendre un air sévère qui peut faire peur. Ils ont tous les deux commencé leur carrière dans la police marocaine, ils sont efficaces et ça se voit. Quant à Mourad, malgré ses faiblesses, je l’avais retenu à cause de ses traits un peu grossiers : avec ses grosses joues mal rasées, il a un visage brutal tout à fait adapté à son rôle.

Tout le monde s’est salué d’un simple hochement de tête. Il régnait une ambiance assez lourde. C’est toujours comme ça dans les minutes qui précèdent le début d’une opération, ça peut être assez trompeur.

Je leur ai ensuite montré les trois salles, la salle de réunion où débuterait le jeu de rôle et où serait ensuite retenu le groupe d’otages et la salle d’interrogatoire où les cadres seraient appelés individuellement ou par paires si on voulait les opposer. Sur une petite table, un ordinateur portable ouvert était connecté à l’intranet du groupe Exxyal. Et enfin la salle d’observation d’où les deux candidats piloteraient les interrogatoires. Un moniteur leur renvoyait des images de la salle de réunion prises par deux caméras différentes et un autre, des images de la table de la salle d’interrogatoire. La dernière salle, qui permettrait à MM. Dorfmann et Lacoste de suivre l’opération, ne les concernait pas.

Puis M. Lacoste nous a laissés. On voyait qu’il avait des soucis. Je pense qu’il est allé rappeler Mlle Zbikowski une nouvelle fois, même si, vu l’heure, nous savions tous les deux qu’elle ne viendrait plus. Je ne savais pas ce qui s’était passé entre eux, mais il n’était pas difficile de constater qu’elle l’avait planté et que désormais, il faudrait qu’il se débrouille tout seul, sans assistante.

Mlle Rivet a tenté d’adresser un sourire à M. Delambre, manière sans doute de détendre l’atmosphère, mais il était bien trop anxieux pour y répondre. Ils se sont assis l’un à côté de l’autre et se sont tournés vers les écrans qui couvraient la salle de réunion.

M. Alexandre Dorfmann, le patron d’Exxyal-Europe, est arrivé à son tour. Je ne l’avais rencontré que lors de l’unique répétition, quelques jours plus tôt. Il s’était montré très attentif à mes recommandations, très docile, ce qui est une façon très efficace de manifester son autorité. Pour un homme de son âge, il est assez souple, il a vite appris à tomber convenablement.

Nous sommes allés dans la salle de repos afin que je l’équipe. Je lui ai rappelé les consignes, mais M. Dorfmann a été moins complaisant que le jour de la répétition. Entendre de nouveau des conseils l’énervait. J’ai écourté. Il a rapidement regagné la salle de réunion. Tout le monde était à cran.

Comme prévu dans le scénario, M. Renard s’est assis à sa droite. Il semblait se concentrer sur son rôle de client, tandis que Malik, à la droite de M. Renard, buvait à petites lampées un café très serré.

Et nous avons commencé à attendre.

26

Les caméras renvoyaient des images d’une netteté absolue. Sur le plan technique, j’étais satisfait.

M. Lacoste s’est installé avec un bloc juste derrière M. Delambre et Mlle Rivet. J’ai tiré une chaise à mon tour et je me suis contenté d’observer. J’étais un peu nerveux moi aussi. Pas à cause de l’enjeu, non, il n’y en avait aucun pour moi, mais parce que j’aime le travail bien fait. Et parce qu’il me restait un tiers du prix à percevoir à la fin de l’opération. La mission était très bien payée, il faut le reconnaître. Honnêtement, les jeux de rôle en entreprise autorisent des tarifs élevés, mais ça n’est pas très intéressant. Ça amuse les entreprises et les managers. Moi, je préfère des missions plus réelles.

De toute manière, que la mission porte à conséquence ou pas, je suis toujours un peu nerveux au démarrage. Mais ce n’était rien à côté de M. Delambre. Il regardait les écrans avec fixité, comme s’il espérait y découvrir une signification cachée, et lorsqu’il passait d’un écran à l’autre, ce n’étaient pas ses yeux qui se déplaçaient, mais sa tête tout entière, un peu comme font les poules. Mlle Rivet semblait plus inquiète de la compagnie de son voisin que de l’épreuve elle-même. Elle l’observait à la dérobée comme, au restaurant, un voisin de table qui mange salement. M. Delambre, lui, ne paraissait pas la voir. Il agissait de façon mécanique. Comme je trouvais cette attitude un peu inquiétante (on peut être nerveux dans ce genre de circonstance, mais à ce point…), j’ai avancé le bras et j’ai touché son épaule pour lui demander si tout allait bien. Je n’avais pas achevé ma phrase qu’il avait déjà bondi comme si je l’avais touché avec un fil électrique.

— Hein ? Quoi ? a-t-il dit en se retournant brusquement.

— Tout va bien, monsieur Delambre ?

— Hein ? Oui, ça va…, m’a-t-il répondu, mais il était ailleurs.

C’est ça qui est terrible : dès ce moment, j’ai eu la confirmation que ça se passerait mal. Mon inquiétude était devenue une certitude. Mais je n’ai rien fait. Ça ne tournait pas rond dans la tête de M. Delambre. On pouvait annuler le test des candidats au poste RH sans annuler pour autant l’évaluation des cadres. Seulement, dans mon esprit, depuis le début, les deux opérations étaient liées et l’idée ne m’est pas venue. Et ensuite, tout est allé très vite.

À mesure qu’approchait le lancement de l’opération, Mlle Rivet semblait de moins en moins calme. En fait, depuis qu’elle avait vu les membres du commando et les armes noires et luisantes, elle était plus pâle — et elle ne savait pas qu’elle n’était pas au bout de ses peines. Je me suis levé pour leur montrer à tous deux comment utiliser le micro pour parler dans l’oreillette des différents membres du commando. M. Delambre répondait par des sortes de grognements, mais il comprenait bien ce qu’on lui disait parce qu’il a manœuvré les commandes correctement quand est venu son tour d’essayer.

Les cadres d’Exxyal sont arrivés peu à peu.

M. Lussay le premier, en compagnie de Mlle Tràn.

M. Maxime Lussay est juriste, et si vous voulez mon avis, ça tombe drôlement bien, parce que c’est exactement de quoi il a l’air. Tiré à quatre épingles, avec un fond de raideur dans chacun de ses mouvements. Même son œil semble se déplacer par saccades, comme s’il devait assurer d’abord sa position avant d’en changer. J’avais lu attentivement leurs dossiers et je me souvenais que M. Lussay était docteur en droit. Il a préparé et supervisé de nombreux contrats du groupe Exxyal.

Quant à Mlle Tràn, vous l’avez vue, c’est une commerciale, elle est très dynamique. Et même trop à mon avis. On la dirait un peu shootée. Elle marche avec assurance, elle se plante devant les gens, bien en face. On a l’impression que rien ne peut lui faire peur, mais que si vous traînez un peu, elle va terminer vos phrases avant vous. Avec son physique et son salaire à six chiffres, pour les hommes de son âge, elle doit être bien attirante.

Ces jeunes cadres, il suffisait de les voir entrer dans la salle de réunion pour mesurer à quel point ils étaient en phase avec leur époque. Dès qu’ils serraient une main, vous pouviez entendre leur message : « Nous sommes des gens dynamiques, productifs et heureux. »

Au fur et à mesure qu’ils arrivaient, les cadres d’Exxyal venaient saluer leur patron, M. Dorfmann, et il avait vis-à-vis d’eux cette attitude qu’on rencontre beaucoup dans les entreprises et que je trouve si ambiguë, cette sorte de familiarité. Du haut en bas de l’échelle, tout le monde est ami avec tout le monde, on s’appelle par les prénoms même quand on se vouvoie. Moi, je trouve que ça brouille les cartes. Dans cette ambiance-là, les gens finissent par penser que leur bureau est la succursale du bistro d’en face. J’ai fait une partie de ma carrière dans l’armée où là, les choses sont claires. On sait pourquoi on est là. Hormis les collègues, il n’y a que des chefs et des subordonnés, et quand vous rencontrez quelqu’un, vous êtes sûr qu’il est soit l’un, soit l’autre, au-dessus de vous ou en dessous. Dans les entreprises, c’est devenu plus compliqué. On joue au squash avec son patron, on fait du jogging avec son chef de service, et c’est sacrément trompeur. Si on n’y fait pas attention, on a l’impression qu’il n’y a plus de chefs et que seuls les tableurs contrôlent votre boulot. Sauf que tôt ou tard, il faut bien en revenir à la hiérarchie, c’est inévitable. Et c’est un problème : quand vous n’êtes pas assez performant aux yeux des tableurs et que vos supérieurs vous le reprochent, vous n’arrivez pas à leur en vouloir vraiment, parce que vous les confondez depuis trop longtemps avec des copains d’école.

Enfin, c’est mon avis.

Oui, donc, M. Dorfmann semblait trôner en bout de table et ses collaborateurs entraient et avant de se taper dans le dos mutuellement, ils passaient d’abord par la case Pouvoir, ils serraient la main de M. Dorfmann (et celles de M. Renard et de Malik, que M. Dorfmann présentait brièvement), après quoi ils allaient s’asseoir.

Dans la salle d’observation où nous étions, chaque fois qu’un cadre arrivait, M. Lacoste le nommait par son nom et précisait à Mlle Rivet et à M. Delambre qui il était sur la liste qui leur avait été remise. Il disait par exemple : « Maxime Lussay, c’est le “Docteur en droit — trente-cinq ans — service juridique” » ou : « Virginie Tràn : “trente-cinq ans — Centrale et HEC–Ingénieur commercial.” »

M. Delambre avait bien préparé son affaire. Il avait des fiches pour chacun et il prenait pas mal de notes, sur leur comportement je suppose, mais sa main tremblait et je me demandais s’il arriverait à se relire quand il en aurait besoin. Mlle Rivet avait une méthode plus légère, elle travaillait directement sur le document qui lui avait été envoyé et se contentait de marquer d’une croix dans la marge le nom des gens qui arrivaient. Ça donnait le sentiment qu’elle n’avait pas sérieusement préparé.

À quelques minutes de distance, sont arrivés M. Jean-Marc Guéneau et M. Paul Cousin.

Le premier est économiste et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il est content de lui. Il marche avec un air avantageux, la poitrine en avant. On sent l’homme que le doute n’envahit pas tous les jours. Son strabisme divergent est assez gênant, on ne sait jamais quel œil est le bon.

Son voisin de table, M. Paul Cousin, semblait presque son antithèse. Il a une très grosse tête et il est d’une maigreur à faire peur. On dirait un jésuite brûlé par la foi. Une batterie de diplômes d’ingénieur, toute une partie de sa carrière dans le golfe Persique, un retour au siège quatre ans plus tôt avec des responsabilités écrasantes. Le roi de la technique, l’empereur du forage.

Mme Camberlin a une cinquantaine d’années, elle est chef de projet. Elle est suffisamment sûre d’elle pour se permettre d’arriver la dernière.

M. Dorfmann semblait pressé d’en venir au fait.

Il a tapé du bout des doigts sur la table puis il s’est tourné vers M. Renard et vers Malik.

— Eh bien, permettez-moi tout d’abord, au nom d’Exxyal-Europe, de vous souhaiter la bienvenue. Les présentations ont été faites un peu rapidement. Je vais donc…

Dans la salle d’observation, l’atmosphère n’était déjà pas légère, mais là, elle s’est réellement plombée.

Les voix qui nous parvenaient par les haut-parleurs semblaient venir d’un univers lointain et terriblement menaçant.

J’ai regardé M. Lacoste, qui m’a répondu par un petit signe de tête.

Je suis sorti de la pièce pour rejoindre mon équipe dans la salle d’à côté.

Depuis la salle de réunion, la voix de M. Dorfmann m’a suivi dans le couloir.

(« … dans cette fusion très prometteuse et dont nous nous félicitons… »)

Ils étaient fin prêts tous les trois, de vrais professionnels, j’ai seulement redressé l’horizontalité de la mitraillette de Yasmine, un réflexe. Puis j’ai écarté les mains.

Le geste disait clairement : c’est le moment.

Kader a approuvé de la tête.

Ils se sont mis en route aussitôt.

Je les revois marcher dans le couloir (« … et représente un tournant majeur dans la stratégie globale des acteurs du secteur. C’est pourquoi… »). Je suis derrière eux mais je bifurque rapidement et je me replace derrière M. Delambre et Mlle Rivet.

Il faut moins de sept secondes au commando pour rejoindre la salle de réunion et ouvrir la porte à la volée.

— Les mains à plat sur la table ! hurle Kader tandis que Mourad se déploie sur sa droite afin de balayer facilement la pièce.

Yasmine, d’un pas vif et assuré, fait le tour de la table et assure le respect de la consigne d’un coup sec du canon de son Uzi sur le plateau de la table.

La stupeur a été si intense que rien ne bouge ni personne, aucun son ne sort d’aucune gorge. Instantanément, tout le monde s’est mis en apnée. Les cadres d’Exxyal regardent, sans comprendre, le canon de la mitraillette à quelques centimètres de leurs visages. Littéralement hypnotisés, ils ne semblent même pas tentés de lever les yeux vers ceux qui les tiennent.

Devant son écran, M. Delambre tente d’écrire un mot sur son bloc, mais sa main tremble trop. Il jette un œil sur sa droite. Mlle Rivet a beau simuler une certaine distance, la scène est d’une telle soudaineté que son teint est devenu presque aussi blanc que celui de son voisin.

Avec la commande à distance, j’actionne la caméra qui couvre la scène et je balaye rapidement la table : les cinq cadres sont figés, leurs yeux exorbités, aucun ne tente le moindre geste, littéralement tétanisés…

Sur l’écran, nous voyons Kader s’approcher de M. Dorfmann.

— Monsieur Dorfmann, commence le jeune homme avec son fort accent arabe.

Le patron d’Exxyal lève lentement la tête. Il semble soudain plus petit, plus vieux. Il garde la bouche entrouverte, ses yeux paraissent vouloir sortir de leurs orbites.

— Vous allez m’aider à clarifier la situation, si vous le voulez bien, reprend Kader.

Même si quelqu’un avait eu l’idée saugrenue d’intervenir, il n’aurait pas eu le temps de le faire. En moins de deux secondes, Kader a sorti son pistolet Sig Sauer, tendu le bras en direction de M. Dorfmann et il a tiré.

La détonation est assourdissante.

Le corps de M. Dorfmann est projeté en arrière, son fauteuil bascule un instant dans le vide et son corps revient vers la table, sur laquelle il s’effondre.

Puis l’action se précipite. Malik, qui joue le rôle du client, se lève, sa grande djellaba se déploie autour de lui tandis qu’il se met à crier en arabe en direction du chef du commando. Les mots se pressent, sa fureur s’exprime par des insultes qui sont l’expression de sa panique. Les phrases sortent en torrent de sa bouche. Le torrent s’assèche lorsque Kader lui tire une première balle dans la poitrine et l’atteint à peu près à l’endroit où l’on imagine le cœur. Le jeune homme entame un quart de tour sur lui-même mais n’a pas le temps de l’achever. La seconde balle l’atteint en plein ventre. Il se plie sous l’impact et tombe lourdement au sol.

Traditionnellement, les comportements des otages se répartissent en trois catégories : la résistance physique, la résistance verbale et la non-résistance. On préconise évidemment d’encourager la non-résistance, qui facilite la tâche pour la suite des opérations. Lors de la préparation, j’avais choisi qu’un otage « incarne » une stratégie perdante (et Malik venait de la mettre en scène de manière tout à fait convaincante) afin de montrer aux autres otages la bonne voie à suivre, celle de la non-résistance. L’entreprise nous demandait de tester leur résistance aux chocs, cela revenait, comme M. Lacoste me l’avait rappelé à plusieurs reprises, à mesurer leur degré de coopération avec l’ennemi sur une échelle allant de la résistance totale à la collaboration éhontée. Pour cela, il fallait qu’ils acceptent de négocier, et le mieux était de leur montrer que c’était effectivement la seule bonne voie à suivre.

Mais je reviens aux événements.

Dès la première balle, tous les participants ont étouffé un cri. Ensuite, il faut imaginer : la salle bourdonne du bruit des trois explosions, l’atmosphère en est saturée et deux hommes sont couchés avec une tache de sang qui s’agrandit sous chacun d’eux.

Instinctivement, Évelyne Camberlin a plaqué ses deux mains sur ses oreilles tandis que Maxime Lussay, les yeux fermés, les mains à plat sur la table, l’air égaré, penche la tête de droite et de gauche comme s’il voulait faire passer son cerveau d’un côté à l’autre de son crâne.

— Je pense que la règle du jeu est clairement posée. Je m’appelle Kader. Mais nous avons tout le temps de faire connaissance.

Cette voix leur parvient comme ouatée.

Kader baisse les yeux vers Jean-Marc Guéneau et fronce les sourcils d’un air vaguement contrarié.

On entend un bruit clair de liquide tombant en gouttes.

Sous la chaise de M. Guéneau, une large flaque sombre est en train de s’agrandir.

Au-delà des caractères et des tempéraments propres à chacun, les otages ont toujours à peu près les mêmes réactions. Finalement, le cerveau réagit à la soudaineté, à la terreur et à la menace avec un faisceau de comportements assez restreint. Il arrive que des otages, et ça me semblait le cas de M. Cousin qui se tenait la tête et regardait maintenant droit devant lui, restent incrédules devant la soudaineté de l’attaque, comme s’ils refusaient d’y croire et préféraient penser qu’ils sont victimes d’une mauvaise plaisanterie. Mais ils ne tardent pas à revenir à un comportement plus réaliste, notamment lorsqu’on abat une ou deux personnes devant eux. C’est la raison pour laquelle j’avais choisi de faire « abattre » tout de suite M. Dorfmann, qui représentait l’autorité à leurs yeux. Ce geste permettait de renverser immédiatement l’ordre de la hiérarchie. Ainsi, le message du commando était clair : nous sommes les patrons. M. Dorfmann a d’ailleurs remarquablement joué son rôle, il a fait éclater la poche d’hémoglobine dont je l’avais équipé et il est tombé comme je le lui avais indiqué. Au demeurant, je l’avais rassuré : même s’il n’avait pas aussi bien joué son rôle, personne ne s’en serait aperçu tant la soudaineté de la scène pétrifie les neurones.

M. Delambre et Mlle Rivet n’ont pas bougé d’un millimètre. Une prise d’otages à la télévision et une vraie prise d’otages, ce n’est pas du tout la même chose. Vous me direz que ce n’était pas une « vraie » prise d’otages mais, sans vouloir me flatter, c’était très réaliste et nos deux candidats ont assisté à l’action comme s’ils y étaient. Ce qui me fait dire ça, c’est leurs réactions. Neuf comportements ont été répertoriés chez les victimes de ce genre de situation : la sidération, l’étonnement, l’anxiété, la terreur, la frustration, la vulnérabilité, l’impuissance, l’humiliation et l’isolement. Et le comportement de M. Delambre correspondait tout à fait à l’anxiété et à l’isolement, celui de Mlle Rivet à la sidération et à la terreur.

Dans le scénario, et pour le cas où la mort du client arabe n’aurait pas été aussi dissuasive qu’espéré, j’avais prévu de prendre de court toute velléité de résistance physique chez les otages.

— Tout le monde ici ! a alors hurlé Mourad en désignant le mur opposé aux baies vitrées.

Comme mus par leur propre peur, tous se lèvent brusquement et se mettent à marcher à petits pas rapides et économes, comme s’ils craignaient de renverser des objets précieux, la tête baissée pour éviter des projectiles imaginaires.

— Les mains sur le mur, jambes écartées ! ajoute Mourad.

M. Lussay, comme il l’a sans doute vu faire à la télévision, a largement écarté mains et jambes et semble tendre son derrière pour la fouille. Mlle Tràn, à côté de lui, contrainte par sa jupe, ne peut pas écarter les jambes. Yasmine s’approche par-derrière et soulève le tissu d’un brusque mouvement de la pointe de son arme. Puis, de quelques coups de pied secs, elle la force à écarter les jambes. La jeune femme pose à son tour les mains sur le mur, les doigts écartés. La jupe ainsi retroussée est assez impudique, surtout lorsqu’il y a des hommes, c’est une manière souvent efficace de placer l’otage en situation de faiblesse. M. Guéneau, le pantalon mouillé jusqu’aux genoux, tremble de tous ses membres et M. Cousin ferme les yeux comme s’il attendait à chaque seconde qu’une balle lui fracasse le crâne. Intercalé entre les cadres d’Exxyal, M. Renard, notre acteur, marmonne tout bas des mots incompréhensibles. Mme Camberlin, qui ferme la ligne, est secouée quand elle prend conscience qu’il est en train de réciter une prière (comme je le lui ai demandé). C’est aussi un bon moyen d’amener les otages à la coopération que de leur montrer qu’un des leurs prie pour garder la vie sauve.

Quelques secondes plus tard, tous entendent, dans leur dos, des pas et une porte que l’on ouvre puis que l’on referme. Chacun peut sentir une silhouette qui va et vient derrière eux. Ils perçoivent le bruit de tables que l’on déplace puis celui d’une respiration haletante. Ils comprennent qu’on est en train de sortir les deux corps.

Il ne s’est guère passé plus de trois ou quatre minutes lorsque Kader leur ordonne de se retourner. Les tables ont été entreposées le long d’une cloison. Les flaques de sang absorbées par la moquette tournent au noir brillant. Le centre de la salle est tout vide et dans cette situation, ce vide donne le vertige.

Lorsque Mourad revient dans la pièce, tenant mollement son pistolet-mitrailleur, sa poitrine tachée de sang a été essuyée d’un revers de manche. Comme dans une chorégraphie réglée au millimètre, chaque membre du commando prend sa place face à la rangée des otages, Kader au centre, Yasmine à droite et Mourad à gauche.

Quelques secondes passent pendant lesquelles on n’entend que le bruit des sanglots de M. Guéneau, qui fixe le sol.

— Bien, dit Kader, tout le monde vide ses poches !

Les portefeuilles, trousseaux de clés, MP3, téléphones portables rejoignent les deux sacs à main des femmes sur la grande table de conférence.

Yasmine passe ensuite dans les rangs et procède à la fouille.

Mains expertes. Elle ne laisse rien au hasard. Les poches, les ceintures, tout y passe. Mlle Tràn sent les mains de la jeune femme passer avec habileté sur ses seins, entre ses cuisses. Mme Camberlin ne fait attention à rien, elle tente seulement de se tenir debout alors qu’elle n’a visiblement qu’une envie, s’effondrer. Yasmine fouille les hommes à leur tour, passe une main experte sur les fesses, dans l’entrejambe, même le pantalon inondé de M. Guéneau est palpé sans concession, puis elle s’éloigne de quelques pas en faisant signe au chef du commando que tout est en ordre.

Les otages sont de nouveau alignés, debout. Face à eux, le commando déployé.

— Nous sommes ici pour une Cause sainte, dit Kader calmement, une Cause qui mérite tous les sacrifices. Nous avons besoin de votre coopération et pour l’obtenir, nous sommes prêts à sacrifier nos vies. Mais aussi les vôtres, si nécessaire. Nous allons vous laisser réfléchir un peu à tout ça. Allah akbar !

Les deux autres membres du commando répètent : « Allah akbar » d’une seule voix, puis le chef du commando sort, suivi de Yasmine.

Seul reste, face à eux, le gros Mourad campé sur ses jambes.

Personne ne sait ce qu’il faut faire.

Personne ne bouge.

M. Guéneau tombe à genoux et se laisse aller à sangloter entre ses coudes plantés sur le sol.

27

Malik, qui a joué le rôle du client abattu, s’est changé. Il est en jean et en pull, un sac de sport posé au sol. Je lui donne son enveloppe, nous nous serrons la main et il disparaît vers les ascenseurs tandis que je rejoins M. Delambre et Mlle Rivet.

Après être allé changer de chemise et de costume dans la salle de repos, M. Dorfmann passe la tête. Je lève le pouce en l’air pour lui confirmer qu’il a très bien joué sa partition. Il me sourit et je me rends compte à cet instant que je ne l’avais encore jamais vu sourire.

Il disparaît rapidement et, suivi de M. Lacoste, il rejoint la salle de repos où les écrans leur renvoient les images de la salle de réunion, où sont gardés les otages, et celles de la salle d’interrogatoire, où les cadres de son entreprise vont se succéder à la table, face à Kader.

À partir de cet instant, MM. Dorfmann et Lacoste travaillent dans leur salle. Ce sont les commanditaires, ils doivent discuter ensemble de l’épreuve et commenter les performances des cadres. Moi, je suis seul avec les deux candidats pour surveiller le déroulement technique de la prise d’otages. C’est drôle, je peux dire que j’ai monté pour cette entreprise et pour ce patron une opération d’envergure (en tout cas, dont on se souviendra). Pourtant je pense que je n’ai pas échangé, en tout et pour tout, plus de vingt phrases avec M. Dorfmann. Je ne sais pas quel est son état d’esprit, à cet homme-là. Il doit avoir la certitude d’être nécessaire et de faire au mieux pour son entreprise. Il est le dieu de son monde. Mais son dieu à lui, qui est-ce ? Son conseil d’administration ? Ses actionnaires ? L’argent ? Je n’ai guère le temps de pousser ma réflexion, parce que devant moi, M. Delambre a commencé à se tourner et se retourner sur sa chaise, comme s’il avait envie d’aller aux toilettes. Mlle Rivet est très pâle, elle jette quelques mots sur le papier, rebouche son stylo et croise les pans de sa veste, comme si elle avait soudain froid.

— Nous allons les mettre en position. Ensuite, ce sera à vous de jouer.

Ma voix les a fait sursauter tous les deux. Ils se sont tournés vers moi. Je les vois ainsi de face. Ils ne sont plus les mêmes que tout à l’heure. Je l’ai souvent remarqué, les émotions fortes transfigurent les gens, comme si, dans les circonstances extrêmes, leur véritable visage, leur vrai moi, remontait à la surface. M. Delambre, particulièrement à cet instant, semble présenter le visage qu’il aura le jour où il mourra.

Je m’avance vers le micro et je demande :

— Mourad, vous les placez en rond comme prévu, s’il vous plaît.

Mourad, pendant que je lui parlais, a plaqué sa main en coquille sur son oreille comme s’il allait chanter.

Il fait oui de la tête. Dans le vide. Puis il se met en route. L’oreillette tombe.

— Bon, dit-il.

Six paires d’yeux inquiets sont instantanément braquées sur lui et fixent l’oreillette qui se balance bêtement au bout de son fil.

— On va, euh…, dit Mourad. On va changer. La position. On va la changer.

Le message n’apparaît pas très clairement. Je m’en doutais un peu, même aux répétitions, il n’avait pas été fameux. Je l’avais engagé sur son physique mais en réduisant le plus possible ses interventions, parce que ce garçon n’est pas vraiment lumineux. Il est cousin avec Kader, et comme il s’agit d’un jeu de rôle — pour une opération réelle je n’aurais même pas consacré trois secondes à son CV —, j’ai cédé. En fait, je dois l’avouer, ce garçon m’amusait un peu. Mais là, je dois reconnaître qu’il s’est surpassé. Si la situation n’avait pas été aussi tendue, on en aurait ri, mais évidemment, dans la circonstance, chacun s’est contenté de le regarder avec inquiétude.

Les otages ont bien saisi qu’ils devaient agir, mais cette histoire de position laisse tout le monde perplexe. Mme Camberlin regarde Mlle Tràn, qui scrute M. Cousin. M. Renard a cessé ses prières. M. Lussay renifle et dévisage M. Guéneau. Nul ne sait ce qui va se passer.

— Alors, dit Mourad, vous.

Il tend le doigt vers Paul Cousin, qui se redresse aussitôt. Face à l’adversité, c’est son truc, ça, se redresser. Je me dis que celui-là sera coriace.

— Vous allez venir là, dit Mourad. (Il désigne la place de Mme Camberlin.) Comme ça, vous (il montre M. Renard), vous allez passer ici (c’est une place située quelque part entre Mme Camberlin et Mlle Tràn), à côté de vous (il pointe M. Guéneau), et vous (à Mlle Tràn), vous allez vous mettre ici (cette fois le geste est imprécis, ça doit se situer près de Mme Camberlin, on ne sait pas trop). Et vous, euh… (M. Lussay est pendu à ses lèvres), eh ben, vous, ici. (Il a pointé son doigt à ses pieds.) Mais en rond ! ajoute-t-il pour faire bonne mesure.

Les otages ne se sentent pas menacés. Mourad a expliqué son projet sans violence, laborieusement et même avec un certain plaisir. Du ton d’un gourmand qui choisirait des pâtisseries dans une vitrine. D’ailleurs, maintenant qu’il a fini, il semble plutôt content. Sauf que personne ne bouge. À la décharge des otages, même moi, qui suis pourtant l’auteur de la configuration désirée, je n’ai rien saisi non plus.

— Allez, on le fait ! dit Mourad de l’air le plus engageant qu’il puisse trouver.

Mais vous comprenez, quand un type comme Mourad essaye de prendre un air encourageant alors qu’il porte un fusil-mitrailleur en bandoulière, le canon vaguement pointé devant lui, ça perd forcément de son caractère convivial. Aussi, malgré l’allant qu’il y a mis, la phrase reste sans effet. Chacun hésite.

Alors M. Cousin se décide. C’est à ce genre de détail qu’on voit les caractères. Personne ne savait quoi faire. M. Cousin est passé à l’acte. Rétrospectivement… mais nous n’en sommes pas encore là.

M. Cousin donc s’avance et se rend vers l’espace qui lui a été désigné, Mlle Tràn fait mouvement à son tour, suivie de M. Guéneau. Mme Camberlin se lève ensuite et se dirige sur sa droite, M. Renard va sur sa gauche puis tout le monde s’arrête, indécis. M. Lussay se heurte à M. Cousin, qui le renvoie sur Mme Camberlin.

Mourad est déçu. Il pensait pourtant avoir clairement exprimé son projet.

Il fait alors une chose inouïe. Je vous assure, ce garçon était très surprenant : il pose son Uzi au sol et il s’approche des otages. Il prend Mme Camberlin par les épaules, en regardant le sol comme s’il suivait des marques tracées sur la moquette. On aurait dit qu’il suivait avec application un cours de tango et qu’il avait invité Mme Camberlin pour la mise en application. Il la pousse d’un mètre et dit : « Là. » Il est tellement à sa tâche qu’il ne lui vient pas à l’idée que les otages pourraient en profiter, se ruer sur sa mitraillette, la saisir, l’attaquer. Mlle Tràn, le corps tendu à l’extrême, fait un pas en direction de l’arme… Je sens comme un glaçon me descendre le long de la colonne vertébrale. Mais Mourad vient de se retourner. Toujours à son affaire, il prend M. Renard par les épaules et l’installe un peu plus loin, puis vient le tour de Mlle Tràn, de M. Lussay, M. Guéneau et M. Cousin. Les otages sont placés en un large demi-cercle, dos à dos. Ils sont séparés d’un mètre environ. Aucun d’eux ne se trouve face à la porte.

— Asseyez-vous.

Après quoi, Mourad reprend son arme.

— C’est bien comme ça, lâche-t-il d’un ton satisfait.

Et il se tourne vers l’objectif, comme si la caméra pouvait le féliciter pour sa brillante manœuvre.

Puis les otages entendent la porte s’ouvrir et se refermer.

Le silence s’installe. Deux ou trois minutes s’écoulent.

Mlle Tràn risque enfin un regard sur le côté.

— Il est sorti, dit-elle d’une voix blanche.

28

— J’ai… j’ai un téléphone…

Tout le monde se retourne.

M. Renard tourne la tête vers les autres. Son visage est très blanc. Il avale sa salive à plusieurs reprises.

— C’est à ma femme, je m’en rappelais pas…, dit-il avec stupéfaction.

Il plonge sa main droite dans une de ses poches intérieures et en ressort un téléphone portable, très petit.

— J’ai… Ils l’ont pas vu…

Et il considère avec incrédulité le cellulaire posé à plat dans sa paume.

La nouvelle fait l’effet d’une bombe.

— Vous allez nous faire tuer, connard ! crie M. Guéneau, hors de lui.

— Calme-toi, tente Mme Camberlin.

Air ahuri de M. Renard, dont le regard passe de son téléphone au visage de ses interlocuteurs.

— Ils nous regardent, ajoute M. Lussay les lèvres serrées, la voix contenue.

D’un discret mouvement de menton, il désigne l’angle de la pièce en haut de laquelle est fixée une petite caméra noire. Chacun tourne alors la tête vers le plafond, qui à droite, qui à gauche.

— Quand ça clignote en rouge, c’est que ça ne marche pas, dit Mlle Tràn avec assurance.

— On peut pas en être sûrs, répond M. Lussay.

— Si ! Quand ça marche, c’est la lumière verte, quand c’est la lumière rouge, c’est que ça n’est pas en service, assène Mlle Tràn.

Dans sa façon de s’exprimer, il y a plus que de l’agacement, on dirait déjà de la haine.

— Ces caméras, coupe Mme Camberlin, elles n’ont pas le son. Ils ne peuvent pas nous entendre.

Seul M. Cousin n’a rien dit. Il est toujours droit comme un I. Rigidité cadavérique. Inflexible.

— Bon, je fais quoi ? demande M. Renard.

Il chevrote à la perfection. Il joue remarquablement son rôle. Après la triste prestation de Mourad, je trouve ça revigorant.

— Il faut appeler les flics, dit Mme Camberlin, qui tente de se donner de l’assurance.

— Il faut leur donner à eux ! hurle M. Guéneau.

— Ferme un peu ta gueule !

Tous se tournent vers Mlle Tràn. Elle foudroie M. Guéneau.

— Tu peux essayer de réfléchir, espèce de crétin ?

Elle se tourne vers M. Renard.

— Lancez-le-moi, dit-elle en lui tendant la main.

C’est à mon tour d’intervenir. Je souffle dans le micro :

— Mourad ! Vite, retour à la salle des otages !

J’entends le jeune homme courir dans le couloir…

M. Renard pose le récepteur par terre et s’apprête à le lancer comme un palet sur une piste de glace. Il le frotte plusieurs fois sur le sol en se concentrant et il lâche enfin son geste. Le téléphone glisse au sol en tournoyant comme une toupie en direction de Mlle Tràn, mais la trajectoire n’est pas bonne.

Sur l’écran, on voit Mourad ouvrir la porte à l’instant précis où le téléphone portable achève sa longue glissade à la hauteur de M. Guéneau. Pris de court, celui-ci le glisse précipitamment dans sa manche droite et il adopte une position censée être relâchée, comme s’il n’avait pas bougé d’un cil depuis le départ de leur geôlier.

Devant moi, M. Delambre prend des notes furieuses et à ce moment-là, je trouve cela plutôt rassurant. Ce que j’ai vu de lui à son arrivée n’était peut-être que l’excitation de la mise en route. Maintenant, il est dans le travail, concentré. Mlle Rivet, elle aussi, prend des notes.

Suit un long silence. Mourad se trifouille l’oreille, il a des difficultés à faire tenir en place son oreillette. Totalement concentré sur une difficile opération d’accroche de l’oreillette, il semble avoir totalement oublié ses otages. Tous les regards, sauf le sien, convergent vers M. Guéneau, qui tente à plusieurs reprises d’avaler sa salive. Je zoome un instant sur son bras : on voit clairement qu’il retient le petit téléphone portable dans sa manche et tente de le coincer. Puis il se racle la gorge et se lance enfin :

— S’il vous plaît…

Mourad se tourne vers lui. L’oreillette tombe.

— Les toilettes…, dit M. Guéneau d’une voix à peine audible. J’ai besoin d’y aller.

Cet homme n’a pas beaucoup de sang-froid, mais il n’a pas davantage d’imagination. Son pantalon est inondé comme une serpillière et il demande à aller aux toilettes… Mais Mourad n’est pas du genre à se poser des questions. Il est même très heureux de l’occasion qui lui est donnée.

— C’est prévu, répond-il avec fierté. On doit vous accompagner, ajoute-t-il en récitant sa leçon.

M. Guéneau voit instantanément qu’il vient de commettre une erreur de stratégie. Il dévisage Mme Camberlin.

— Moi aussi, faut que j’aille aux toilettes, enchaîne cette dernière.

Mourad ferme les yeux puis il les rouvre :

— C’est prévu aussi, dit-il victorieux. Vous irez l’un après l’autre. D’abord vous, dit-il à M. Guéneau, parce que c’est vous qui avez demandé en premier.

Je souffle « Très bien » dans l’oreillette de Mourad et celui-ci sourit aux anges. M. Guéneau ne sait pas comment interpréter ce contentement soudain. Il hésite. Mourad tend la main vers lui.

— Allez, dit-il d’un air qu’il veut encourageant.

Puis il ouvre la porte en grand. Dans l’encadrement, Yasmine, visage de marbre, est debout, les jambes écartées, comme plantées dans le sol. Elle regarde M. Guéneau dans les yeux, sans ciller.

— Allez ! répète Mourad.

Alors M. Guéneau se lève. Il a fermé les deux poings et conserve les bras ballants, raides, seule manière de retenir le téléphone portable qui doit glisser dans sa manche.

M. Delambre lève les yeux comme s’il remuait une idée intrigante et il note quelques mots sur son bloc. Puis il repose son stylo.

Et nous nous mettons à attendre.

Quelques minutes passent.

Je sais qu’à ce moment, si mes instructions sont suivies à la lettre, M. Guéneau, sous bonne garde, a longé le couloir jusqu’aux toilettes. Il est entré dans une cabine, s’est retourné et a tenté de repousser la porte, mais son geste s’est heurté au canon de l’Uzi. Yasmine est restée debout face à lui.

— Vous pourriez…, a commencé M. Guéneau d’un ton scandalisé.

Mais les mots suivants sont restés coincés quelque part.

Yasmine lui dit froidement :

— Vous vous décidez ou je vous ramène ?

M. Guéneau se retourne et relève la lunette d’un geste rageur. Puis il ouvre sa braguette, fourrage quelques instants et se met à uriner bruyamment. Il garde les yeux vers le bas en faisant glisser le téléphone en direction de son poignet. Sur son portable personnel, il est capable d’écrire un SMS les yeux fermés. Ils se ressemblent tous, se dit-il. Les mêmes fonctions, aux mêmes endroits. M. Guéneau garde la tête baissée, il serre le ventre pour gagner quelques précieuses secondes. Il tient le clavier sous son index. Il cherche la touche du bas et se met à pianoter discrètement.

C’est à cet instant que la sonnerie du portable retentit.

Le volume est réglé si fort que nous l’entendons d’où nous sommes, à l’autre extrémité du couloir.

En entendant cette musique hurler et résonner dans la cabine des toilettes, M. Guéneau a le sentiment de se vider de son sang. Il tente de saisir le téléphone qui vibre dans sa manche, mais celui-ci lui échappe et glisse entre ses doigts comme une savonnette, qu’il rattrape d’extrême justesse. Puis il demeure un instant dans cette position, les yeux fermés, attendant peut-être que sa geôlière lui tire une rafale dans les reins. Mais il ne se passe rien. Il se retourne vers Yasmine en clignant les yeux. Il s’attend à quoi ? Une gifle ? Un coup de pied ? Une balle dans la tête ? Il n’en sait rien, il tremble de partout. Yasmine ne bouge pas. Le téléphone sonne une seconde fois. Yasmine dirige alors le pistolet-mitrailleur vers le téléphone qui continue de vibrer dans sa main et qui provoque en lui des ondes du haut en bas, comme des décharges électriques.

Yasmine fait un geste explicite avec son arme.

M. Guéneau baisse les yeux et referme sa braguette en rougissant, puis il tend l’appareil à Yasmine, qui se contente de renouveler son geste impératif.

M. Guéneau consulte le cadran qui clignote : appel inconnu.

Il appuie sur la touche verte et entend alors une voix d’homme :

— Pensez-vous que cette initiative soit bien raisonnable, monsieur Guéneau ? lui dit alors Kader.

29

La première chose que voit M. Guéneau en entrant dans la pièce, c’est le pistolet-mitrailleur posé sur la table près de Kader. C’est toujours plus impressionnant qu’un simple pistolet. Et si l’otage saute dessus, comme c’est bien plus long à manipuler, ça laisse le temps d’intervenir. Kader est un homme très expérimenté, il ne peut rien arriver avec des amateurs, d’autant que toutes les armes sont chargées à blanc. De plus, c’est une équipe dont je suis sûr. Je les ai fait intervenir tous les deux dans plusieurs opérations parfois assez délicates et je connais leurs qualités. Kader se contente de tenir le Sig Sauer avec lequel il a « abattu » deux hommes quelques minutes plus tôt. M. Guéneau se retourne précipitamment. Son regard se heurte au visage de marbre de Yasmine. La jeune femme le pousse dans le dos du canon de son Uzi et lui désigne une chaise vide.

L’épreuve de vérité.

Le premier interrogatoire va donner le ton du jeu de rôle. S’il se passe bien, ça veut dire que le dispositif est adapté à l’objectif. Pour l’instant, mon scénario se révèle très fiable et tout se passe comme prévu. L’expérience. Mais nous entrons dans la phase active, celle où M. Delambre et Mlle Rivet doivent interroger les cadres pour évaluer leur comportement et où il y aura inévitablement une part d’improvisation. Je reste donc très attentif à tous les détails.

Mlle Rivet approche le micro qui se trouve entre elle et M. Delambre. Elle toussote. Toux sèche.

M. Guéneau s’assoit. Il tremble terriblement. Son pantalon inondé doit lui donner très froid. Sur l’écran, nous voyons qu’il articule des mots, mais aucun son ne nous parvient.

Sans attendre la consigne, Kader se penche vers lui et demande :

— Pardon ?

M. Guéneau murmure :

— Vous n’allez pas me tuer ?

Sa voix est à peine audible, ce qui rend cette terreur assez pathétique. Mlle Rivet doit d’ailleurs le sentir, parce qu’elle passe aussitôt à l’acte :

— Ce n’est pas notre intention première, monsieur Guéneau. Sauf si vous nous y obligez, évidemment.

Kader répète fidèlement ces paroles et il les interprète fort bien. Dans sa bouche, peut-être à cause de son accent, peut-être parce qu’il y met une tension contenue très convaincante, le mot « intention » sonne comme une menace. Mlle Rivet entend ses propres mots répétés en écho. Cela nous donne, à tous trois, l’étrange impression d’être à la fois ici et ailleurs.

M. Guéneau fait non de la tête, les yeux fermés. Il recommence à pleurer et murmure :

— Je vous en prie…

Il fouille lentement dans sa poche et en sort le téléphone portable, qu’il pose sur la table comme s’il s’agissait d’un flacon de nitroglycérine.

— Je vous en supplie.

Mlle Rivet se tourne vers M. Delambre et lui désigne le micro pour lui proposer d’intervenir à son tour, mais M. Delambre ne bouge pas et continue de fixer l’écran. Je réalise qu’il transpire, ce qui est assez étonnant parce que la climatisation est bien réglée. Mlle Rivet n’y prête pas attention et reprend :

— Vous vouliez appeler les secours ? demande-t-elle par la bouche de Kader. Vous voulez donc du mal à notre Cause, monsieur Guéneau ?

M. Guéneau relève la tête vers Kader, prêt à jurer ses grands dieux… mais il change d’avis :

— Qu’est-ce que… vous voulez ? demande-t-il.

— Ce n’est pas comme ça que nous allons procéder, monsieur Guéneau. Vous êtes un des financiers du groupe Exxyal. À ce titre, vous êtes au carrefour de nombreuses informations confidentielles, contrats, accords, transactions… Alors, je vous le demande : qu’êtes-vous prêt à faire pour notre Cause en échange de votre vie ?

M. Guéneau a un air ahuri.

— Je ne comprends pas… Je ne sais rien… Je n’ai rien…

— Allons, monsieur Guéneau, nous savons parfaitement vous et moi que les contrats pétroliers sont comme les icebergs ; ils ont une large partie immergée. Vous avez négocié vous-même plusieurs contrats, je me trompe ?

— Quels contrats ?

M. Guéneau tourne la tête dans plusieurs directions, comme s’il voulait prendre à témoin une assistance imaginaire.

Mauvaise pioche.

Depuis le début de l’interrogatoire, on sent que Mlle Rivet n’a pas suffisamment réfléchi à la situation personnelle de M. Guéneau et qu’elle n’a pas pris la dimension de cet interrogatoire. Elle va à la pêche aux informations, mais elle tombe à côté. M. Guéneau d’ailleurs devine le stratagème, même s’il ne l’identifie pas clairement.

Quelques secondes de malaise s’installent…

— Qu’est-ce que vous voulez… exactement… de moi ?

— C’est à vous de me le dire, insiste Mlle Rivet.

L’entretien part en vrille.

— Vous attendez bien… quelque chose de moi, non ? demande M. Guéneau.

Il est terriblement troublé.

Les questions qui lui sont posées ne cadrent pas avec la brutalité de la situation.

Il a le sentiment que le commando ne sait pas ce qu’il veut.

Instants de flottement, je n’aime pas ça du tout. J’avale ma salive.

C’est alors que M. Delambre semble sortir de sa léthargie. Il tend la main, approche le micro :

— Vous êtes marié, monsieur Guéneau ? demande-t-il.

Kader est surpris par le changement de voix dans son oreillette. Sans doute aussi par la tonalité d’outre-tombe de M. Delambre.

— Euh, oui…, répond M. Guéneau à la question répercutée par Kader.

— Et ça se passe bien ?

— Pardon ?

— Je vous demande, avec votre femme, ça se passe bien ?

— Je ne comprends pas…

— Sexuellement, avec votre femme ? insiste M. Delambre.

— Écoutez…

— Répondez-moi !

— Je ne vois pas…

— Répondez-moi !

— Oui… euh… ça se passe bien…

— Vous ne lui cachez rien ?

— Pardon ?

— Vous m’avez entendu.

— Eh bien, non… je ne vois pas… non…

— Et à votre employeur non plus, vous ne cachez rien.

— C’est-à-dire… ce n’est pas pareil…

— Parfois, ça revient au même.

— Je ne comprends pas…

— Déshabillez-vous.

— Quoi ?

— J’ai dit : déshabillez-vous ! Là, tout de suite !

Kader a saisi l’intention : il a posé le Sig Sauer devant lui, allongé le bras et saisi la mitraillette Uzi. M. Guéneau le regarde, horrifié. Il balbutie des syllabes indéchiffrables…

— Non, s’il vous plaît, implore-t-il.

— Vous avez dix secondes, ajoute Kader en se levant.

— Non, je vous en prie…

Il se passe deux ou trois longues secondes.

M. Guéneau pleure et regarde tour à tour le visage de Kader et la mitraillette et on devine qu’il est en train d’articuler « Je vous en prie, je vous en supplie… », mais tout en disant cela, il commence à retirer sa veste qu’il laisse tomber derrière lui et se met à déboutonner sa chemise en commençant par le bas.

— Le pantalon d’abord, intervient M. Delambre. Et reculez-vous…

M. Guéneau s’arrête, recule de un pas.

— Reculez encore !

Il est ainsi presque au centre de la pièce, bien en vue. Il s’attaque à sa ceinture en gémissant. Il s’essuie maladroitement les yeux.

— Plus vite…, le presse Kader sur les instructions de M. Delambre.

M. Guéneau a retiré son pantalon. Il garde la tête baissée. Il porte un slip de femme. Rouge vif. Avec de la dentelle crème. Comme ceux que l’on voit à la devanture des sex-shops.

Pour vous dire le fond de ma pensée, j’ai honte pour lui.

Je n’aime déjà pas les homosexuels, mais les homosexuels honteux, je trouve ça encore plus démoralisant.

— La chemise, ajoute M. Delambre.

Lorsque M. Guéneau a tout retiré, on voit qu’en fait, sous son costume, il porte l’ensemble complet, slip et soutien-gorge. C’est terriblement triste. Il garde les bras ballants, la tête baissée, et ses larmes maintenant sont vraiment déchirantes. Il a la poitrine un peu lourde d’un homme trop bien nourri que les bonnets compriment. L’ensemble rouge vif tranche évidemment sur ce corps trop gros, velu, au ventre blanc et tombant. Le slip s’est coincé entre ses grosses fesses et il est trempé d’urine.

Personne n’a compris comment M. Delambre avait eu cette intuition, mais il l’a eue. Comment a-t-il senti la faille chez cet homme ? Mlle Rivet est déboussolée : ce premier interrogatoire dépasse ce qu’elle avait imaginé.

M. Delambre reprend la parole.

— Monsieur Guéneau !

Celui-ci lève vers Kader un visage hébété.

— Pensez-vous que l’on puisse faire confiance à quelqu’un comme vous, monsieur Guéneau ?

L’homme se tient courbé sous l’humiliation, ses épaules plongent vers l’avant et vers le bas, sa poitrine se creuse, ses genoux semblent se cogner l’un contre l’autre. M. Delambre attend un long moment avant de porter le coup de grâce.

— Pour des raisons politiques qu’il serait trop long de vous expliquer, nous aimerions que la presse parle du groupe Exxyal. Notre Cause a besoin du discrédit de grandes sociétés européennes. Le groupe Exxyal doit apparaître sous son plus mauvais jour, vous voyez ce que je veux dire ? Pour cela, il nous faut des éléments tangibles à fournir à la presse. Nous savons que vous disposez d’informations qui peuvent servir notre Cause. Des clauses confidentielles, des pots-de-vin, des arrangements en sous-main, des partenariats dissimulés, des appuis inavoués, des secours, des aides, des encouragements… Vous voyez de quoi je veux parler. Vous avez donc le choix. Je peux vous tuer tout de suite. Mais si vous préférez, pour vous permettre de réfléchir à notre affaire, je peux vous renvoyer quelques heures parmi vos collègues. Ils vont être très amusés de vous voir dans cet accoutrement très… décadent.

M. Guéneau pousse des petits gémissements.

— Non…, murmure-t-il.

Il est intensément malheureux, c’est une humiliation effroyable.

Dans son dos, il doit sentir la présence de Yasmine. Même si elle est en uniforme, c’est tout de même une jeune femme qui le regarde. Il se triture les mains comme s’il voulait en arracher la peau.

— À moins que vous ne soyez prêt à agir pour notre Cause ?

Tout est allé très vite.

M. Guéneau s’est précipité sur le pistolet. Avant que Kader ait pu faire un geste, il l’a attrapé et il a fourré le canon dans sa bouche. Yasmine a un excellent réflexe. Elle lui attrape le bras et le tire brutalement vers elle. Le pistolet rebondit sur le sol.

Tout s’arrête.

M. Guéneau, dans ses sous-vêtements féminins rouges, reste sur la table, allongé sur le dos, un bras replié sur sa poitrine, l’autre dans le vide. Il a l’air d’une victime dérisoire sur l’autel du sacrifice. C’est un tableau un peu fellinien. On sent que cet homme vient de perdre là une part de l’estime de soi qu’il ne retrouvera jamais. Il ne bouge plus et respire avec difficulté. Il roule enfin sur le côté, se blottit en fœtus et ses larmes reprennent, silencieuses cette fois.

M. Guéneau a envie de mourir, ça se voit.

M. Delambre se penche de nouveau sur le micro.

— Il faut passer à l’acte, souffle-t-il à Kader. Son Blackberry !

Kader s’adresse en arabe à Yasmine, qui va chercher le petit carton où ont été déposés les téléphones, les montres et autres affaires personnelles des otages, et le pose près du visage de M. Guéneau.

— À vous de jouer, monsieur Guéneau, dit Kader, que choisissez-vous ?

C’est un instant interminable. M. Guéneau est comme engourdi, il agit très lentement. Il est assommé mais il finit par basculer sur lui-même et parvient à se lever, en vacillant certes, mais il tient debout. Il esquisse le geste de dégrafer son soutien-gorge, mais M. Delambre se précipite sur le micro :

— Non !

C’est non.

M. Guéneau adresse à Kader un regard empli de haine. Mais là encore, sa haine ne sert à rien, le voici déguisé en sous-vêtements féminins, trempé jusqu’aux os, il a peur de perdre une vie à laquelle pourtant il ne tient plus, il est vaincu. Il fouille lentement dans le carton et prend son Blackberry, qu’il allume d’une main. En expert. La scène est d’autant plus pitoyable qu’elle prend du temps. M. Guéneau relie son organiseur à l’ordinateur portable connecté à l’intranet d’Exxyal-Europe. Kader est maintenant derrière lui pour surveiller de près. M. Guéneau entre ses codes et commence sans doute à fouiner dans la comptabilité de certaines opérations, sur nos écrans nous ne voyons pas le détail de ce qui se passe réellement.

À partir de là, je crois que les opinions divergent.

Je suis certain, pour ma part, d’avoir entendu M. Delambre dire : « Salaud. » Non, je ne peux pas vous dire si c’était au singulier ou au pluriel, « Salaud » ou « Salauds ». Et il ne l’a pas dit fort, mais comme s’il se parlait à lui-même. Mlle Rivet d’ailleurs a dit qu’elle ne l’avait pas entendu. Moi, je suis certain du contraire. L’interrogatoire était terminé, M. Guéneau était terrassé, on ne comprenait même pas comment on en était arrivé là, M. Delambre a tourné la tête, il a dit « Salaud », j’en suis certain, et il s’est levé. L’action qu’il avait conduite jusqu’ici était loin d’être achevée. Pourtant, on aurait dit que l’affaire avait cessé de l’intéresser. Kader tournait la tête vers l’objectif de la caméra pour solliciter des instructions. M. Guéneau, courbé sur le clavier de l’ordinateur portable, continuait de sangloter comme un bébé dans son ensemble rouge à dentelle. Yasmine s’est tournée à son tour vers l’objectif. Et donc, en plein milieu de cette incertitude, M. Delambre s’est levé. Je le voyais de dos, je ne peux pas dire quelle tête il faisait. Mon impression, c’est qu’il y avait quelque chose de… comment dire… de relâché. Comme un soulagement. Évidemment, c’est toujours facile de dire ça après, mais vous pouvez vérifier, je l’ai dit dès ma première déposition. Bref.

M. Delambre est donc debout, dans ce silence bizarre. Mlle Rivet s’étonne. Puis il prend son attaché-case, il se retourne et il sort.

C’est étrange comme effet. On aurait juré qu’il rentrait chez lui. Comme s’il avait terminé son travail.

Mais dès qu’il a été sorti, j’ai su qu’il fallait agir. Tout de suite. Dans la salle d’interrogatoire, Kader regardait le pauvre M. Guéneau sangloter sur son clavier et attendait les instructions. J’ai allongé le bras vers le micro et lui ai dit précipitamment : « Tu l’arrêtes, tu le rhabilles ! », puis j’ai basculé le micro vers l’oreillette de Mourad, qui a penché la tête d’un air très concentré. J’ai dit : « Tu les gardes à l’œil. » Je me suis retourné pour courir après M. Delambre avant qu’il fasse une bêtise, mais j’avais à peine fait un pas que M. Dorfmann et M. Lacoste sont entrés dans notre salle.

Ils étaient très raides et ils regardaient droit devant eux. À côté d’eux, M. Delambre tenait son attaché-case dans la main gauche. Dans la droite, il tenait un pistolet, un Beretta Cougar, qu’il pointait sur la tempe de M. Dorfmann. J’ai tout de suite vu qu’il ne plaisanterait pas, parce que son regard était sauvage et son attitude très déterminée. Et quand un type colle une arme sur la tempe d’un autre, vous avez toujours intérêt à supposer qu’il est vraiment prêt à tirer.

M. Delambre a hurlé :

— Tout le monde dans la salle de réunion !

Il hurlait parce qu’il avait peur et gardait les yeux très grands ouverts, ce qui lui donnait un air un peu halluciné.

Mlle Rivet a poussé un cri.

J’ai commencé à dire : « Qu’est-ce qui se passe ? » mais M. Delambre m’a devancé. Il a détourné l’arme de la tête de M. Lacoste, il a visé devant lui, fermé les yeux et il a tiré. Sans hésiter une seconde. La détonation a été effroyable, deux écrans ont explosé (M. Delambre avait tiré au jugé), du verre partout, de la fumée, une odeur de plastique brûlé, Mlle Rivet est tombée sur les genoux en hurlant, les deux hommes qu’il tenait en joue se sont courbés sous la déflagration en se bouchant les oreilles.

Moi-même j’ai levé les bras aussi haut que je pouvais, pour montrer que je n’offrirais aucune résistance, parce que l’écran qui explose et cette odeur de cordite… il n’y avait pas de doute… il pouvait tous nous tuer.

M. Delambre tirait à balles réelles.

30

« Levez les mains ! » « Avancez ! » « Grouillez-vous ! »

M. Delambre n’a plus cessé de hurler. Pour occuper l’espace sonore, nous empêcher de réfléchir et profiter de l’effet de surprise.

En quelques secondes, il nous a fait traverser le couloir, il a attrapé au passage Kader, M. Guéneau et Yasmine, toujours en hurlant, et nous a tous poussés violemment dans le dos jusqu’à la salle de réunion, où les six faux otages, sans le savoir, venaient d’en devenir de vrais.

Puis, pour faire bonne mesure, il s’est tourné vers la caméra de droite, il a levé le bras et il a tiré, la caméra a disparu dans un nuage de fumée. Après quoi il s’est tourné de l’autre côté et il a tiré à nouveau, mais il a eu moins de chance : la balle est passée loin de la caméra et a traversé la cloison en faisant un trou large comme un ballon de football. Mais M. Delambre ne semblait pas prêt à s’en laisser compter, il a hurlé : « Bordel de merde ! » et il a tiré de nouveau et cette fois-ci la caméra s’est désintégrée.

Vous n’imaginez pas ce que peuvent faire trois détonations d’un Beretta.9 mm parabellum dans une pièce de quarante mètres carrés. Toutes les têtes ont eu l’impression d’exploser comme des caméras murales. Ce Beretta est une arme à 13 coups, il lui en restait neuf à tirer, et même s’il n’avait pas de chargeur de rechange, ce n’était pas le moment de faire n’importe quoi.

Ce qui m’a frappé d’emblée, c’est le « professionnalisme » de M. Delambre. Je veux dire, il était excité comme tout, il hurlait et il n’avait plus guère de sang-froid, bien sûr, ça se voyait à ses gestes précipités, saccadés (et c’est ce qui le rendait dangereux), il ne cessait de scruter tout autour de lui d’un air particulièrement inquiet et devait réfléchir à tout ce qu’il faisait, chaque geste, chaque déplacement, mais Kader m’a très vite regardé pour voir si je pensais comme lui : il y avait de la méthode dans l’enchaînement de ses actions, ce qu’il faisait répondait à une logique de sécurité et c’était le signe qu’il avait reçu les conseils d’un professionnel. Il tenait par exemple son arme à deux mains. Les amateurs gardent souvent les deux bras parfaitement tendus, comme ils l’ont vu faire à la télévision, et non simplement contractés (et placent même parfois la main faible sur l’arrière de l’arme). M. Delambre, lui, tenait parfaitement son arme en prévision du recul s’il venait à tirer. C’était évidemment très étonnant, mais enfin, j’étais là moi-même comme conseiller de M. Lacoste et de M. Dorfmann, pourquoi M. Delambre n’aurait-il pas eu lui aussi son ou ses conseillers ? Et si c’était le cas, c’était une bonne précaution, parce que ce que M. Delambre s’apprêtait à faire n’était pas simple du tout. Vous voyez, braquer un ou deux types avec un Beretta, c’est une chose, mais prendre une douzaine de personnes en otage, c’est une tout autre affaire. Et il faut le reconnaître, M. Delambre s’y est plutôt bien pris. D’où la suite des événements. S’il n’avait pas eu d’ordre et de méthode, s’il n’avait pas fait les bons gestes, je ne veux pas me vanter, mais avec des gens comme moi ou comme Kader dans le lot, il n’avait pas la moindre chance.

Je dois avouer que dans mon esprit, la donne venait de changer.

C’était comme s’il y avait eu cet homme sur la scène et quelqu’un d’autre dans la coulisse. J’ai eu la désagréable impression de me faire manipuler par un autre professionnel et, dans ma position, c’était très déplaisant. Pour les besoins de la cause, parce que c’était la commande, nous avions jusqu’ici « joué » à la prise d’otages, et par surprise, quelqu’un venait de changer les règles du jeu. C’est vrai, je l’ai mal pris. Je n’aime pas que l’on me mette au défi. Sans compter que M. Lacoste m’avait payé pour que tout se passe bien. Il avait accepté mes honoraires très élevés pour que tout se passe bien. Et un minable cadre au chômage, manipulé par je ne sais qui, venait nous braquer en pensant qu’il pourrait s’en tirer… Non, vraiment, je n’aimais pas ça du tout.

Il était armé d’un Beretta. C’est une arme que je connais très bien.

Kader, Yasmine et moi nous sommes regardés et sommes silencieusement arrivés à la même conclusion. Quel que soit celui de nous trois qui se verrait offrir une petite fenêtre, à la première erreur, M. Delambre était un homme mort.

À cet instant-là, la plupart des gens qui se trouvaient là ont dû penser qu’ils devenaient fous. Tous ceux qui savaient qu’il s’agissait d’un jeu de rôle ont instantanément compris que nous étions passés de l’autre côté de la réalité. Les autres ont dû ne rien comprendre du tout en constatant que le commando qui les avait pris tout à l’heure en otage venait à son tour d’être fait prisonnier. Ça devait être très compliqué dans leur tête. Les cadres d’Exxyal, qui avaient vu le commando abattre M. Dorfmann, le retrouvaient sain et sauf et voyaient évidemment qu’ils avaient été victimes d’un simulacre. Mais ils découvraient maintenant des gens qu’ils ne connaissaient pas et un homme qui tenait leur patron en joue et désintégrait les caméras à coups de pistolet. L’effet de sidération a joué en faveur de M. Delambre.

Avant que quiconque puisse analyser la situation, il nous avait fait allonger par terre sur le ventre, les bras et les jambes largement écartés.

— Les doigts aussi, bien écartés ! Le premier qui bouge, je tire !

Ça ne s’invente pas. Les doigts bien écartés, c’est un truc qu’il faut savoir. Cela dit, malgré les conseils avisés qu’il semblait avoir reçus, sa technique était quand même celle d’un débutant. Il s’en est d’ailleurs rendu compte lorsqu’il a voulu procéder à la fouille des nouveaux venus : tout le monde était allongé au sol dans le plus grand désordre et il ne pouvait pas à la fois fouiller les gens avec minutie et les avoir tous ensemble dans son champ de vision. C’est le problème principal du braqueur solitaire. Au plan technique, travailler seul nécessite beaucoup d’organisation, beaucoup d’anticipation, et s’il y a un détail que vous n’avez pas prévu, vous pouvez être certain que c’est là que vous allez rencontrer des problèmes. De plus, M. Delambre n’avait pas le mental pour ça. Il n’arrêtait pas de crier des choses du genre : « Pas un geste ! Le premier qui bouge, je l’abats ! » Au fond, il doutait. C’est du moins ce que j’ai ressenti quand il a été au-dessus de moi et qu’il m’a palpé. Ses gestes n’étaient pas assez maladroits pour me donner une occasion raisonnable d’intervenir, mais ils n’étaient pas systématiques et précis comme il aurait fallu. Cet homme pouvait faire des erreurs, j’étais même certain qu’il allait en faire. Allongé au milieu de la pièce comme un vulgaire client de supermarché un jour de braquage, j’ai décidé que si j’avais la main, je ne lui laisserais aucune chance.

Peut-être le savait-il, mais jamais M. Delambre n’avait été aussi près du jour de sa mort.

Lors de la fouille, et même si sa position était un peu ingrate, il avait un avantage : il savait ce qu’il cherchait. Principalement les téléphones portables. Un par personne. Et accessoirement les montres, pour nous priver de repères. Aussi n’a-t-il eu aucun mal à nous délester et à tout rassembler dans un tiroir qu’il a arraché d’un bureau.

Ensuite, il est allé jusqu’aux fenêtres, dont il a descendu les stores intérieurs, et il est passé à la suite des opérations en reconfigurant la salle :

— Vous ! a-t-il crié dans la direction de M. Cousin. Oui, vous, là ! Vous vous levez, vous gardez les mains en l’air et vous allez par là ! dépêchez-vous !

Il criait toujours mais certains mots étaient littéralement hurlés. Il était difficile de savoir si c’était un signe précurseur de la panique ou s’il continuait d’occuper l’espace sonore pour nous empêcher de réfléchir. Le problème, c’est que ça l’empêchait lui aussi de réfléchir. J’ai été l’un des premiers à devoir me lever sur son ordre et à pouvoir l’observer un instant : il était très agité. Intuitivement, c’est ce qui nous faisait tous courir, l’idée qu’il était si impatient, si irritable. On le sentait capable de n’importe quelle maladresse, mais aussi de n’importe quelle décision meurtrière.

Lorsqu’on raconte les événements comme je le fais là, tout semble fonctionner au ralenti. On détaille chaque geste, chaque intention, mais en fait, tout cela a été très vite. Tellement vite que je n’ai pas eu le temps de me poser la question fondamentale : pourquoi M. Delambre faisait-il cela ? Qu’en attendait-il ? Pourquoi un cadre convoqué pour un test de recrutement prenait-il ses futurs patrons en otage avec des balles réelles ? Il y avait derrière tout ça des enjeux qui m’échappaient, et j’ai pensé que le mieux était d’attendre que les événements se décantent.

Il nous a ainsi fait relever l’un après l’autre et il nous a indiqué à chacun un emplacement. Là, il nous a ordonné de poser nos mains bien à plat et de nous asseoir dessus, dos à la cloison. La bonne occasion d’agir n’allait pas se présenter rapidement parce que cette position est l’une des plus difficiles à contourner. Je l’ai maintes fois utilisée moi-même en opération.

Il n’avait pas préparé son plan dans le détail, parce que souvent il désignait quelqu’un, hésitait, et lançait : « Là ! » puis il changeait d’avis : « Non, là…! » C’était très inquiétant.

Mais finalement tout le monde a été placé.

Je ne sais pas si c’est le résultat auquel il voulait arriver, mais c’était un ordre logique. Il avait sur sa droite les gens d’Exxyal-Europe : Mme Camberlin, Mlle Tràn, M. Cousin, M. Lussay et M. Guéneau (qui avait eu le temps d’enfiler son pantalon et sa veste de costume). Sur sa gauche, mon équipe : Mourad, Yasmine, Kader, M. Renard et moi-même, et enfin, seuls au milieu, en étau entre ces deux groupes, M. Dorfmann et M. Lacoste. Le résultat, bien qu’improvisé, était impressionnant, parce que ces deux hommes ont tout de suite ressemblé à deux accusés devant un tribunal. Ils l’ont d’ailleurs senti : ils étaient très pâles. C’était peut-être plus frappant dans le cas de M. Lacoste qui au naturel est légèrement hâlé, résultat des sports d’hiver sans doute.

En pareil cas, contrairement à ce qu’on croit, ce ne sont pas les femmes qui pleurent le plus, ni le plus fort. M. Guéneau, lui, n’avait plus de larmes à verser, il regardait obstinément par terre entre ses jambes en serrant les deux pans de sa veste. M. Lussay, en revanche, avait pris le relais et pleurnichait discrètement, comme un chiot qui aurait eu peur d’être battu. Mme Camberlin avait pleuré silencieusement et son maquillage avait fait des ravages, des traînées noirâtres sur les pommettes, seule la lèvre inférieure portait encore du rouge. Chez une femme de cinquante ans, c’est toujours un peu moche. Mlle Tràn, elle, était pâle, on aurait dit qu’elle avait vieilli de dix ans en quelques minutes, ses cheveux s’étaient aplatis. J’ai souvent remarqué ça. Dans les circonstances extrêmes, les gens renoncent immédiatement à tout ce qui faisait leur apparence, parce qu’il n’y a plus que leur vie qui compte, et généralement, ils deviennent assez laids.

Mais le plus impressionnant était M. Cousin. Au naturel, son extrême maigreur est déjà saisissante, mais dans la circonstance il se tenait droit comme un cierge de Pâques et son œil de faucon semblait traverser les obstacles. Contrairement à tous ceux qui seraient prêts, s’il le fallait, à abandonner toute dignité pour conserver leur vie, lui dévisageait M. Delambre comme un ennemi personnel, sans ciller, sans baisser les yeux, comme s’ils étaient à égalité, et il obéissait aux ordres de M. Delambre avec des gestes qui affirmaient une opposition silencieuse mais radicale. Les autres se faisaient tout petits, bougeaient le moins possible.

Ceux que l’on entendait le plus, c’étaient M. Lussay, qui geignait douloureusement, et M. Renard, notre acteur, qui avait l’air de vouloir se fondre dans la moquette et qui vivait sans doute les minutes les plus difficiles de sa carrière.

Il y eut une demi-minute de silence.

M. Dorfmann, le patron d’Exxyal, ne laissait rien filtrer de ses émotions. C’est un homme d’un grand sang-froid, comme je l’ai dit.

M. Lacoste, mon patron, commençait juste à retrouver ses esprits. Il a levé vers moi des sourcils interrogateurs. Il était prêt à tenter d’intervenir. Je lui ai fait signe que j’allais m’en charger moi-même. Outre que la tâche me revenait en tant qu’organisateur de l’opération, j’étais aussi celui qui disposait de la plus longue expérience dans ce domaine. J’ai sollicité Yasmine, parce qu’elle a fait aussi de la psychologie des situations de crise. Elle m’a adressé un regard dubitatif, il était difficile de se faire une opinion. J’ai pensé que je pouvais me lancer. J’ai profité d’un instant de répit de M. Delambre pour établir un premier contact :

— Qu’est-ce que vous voulez, monsieur Delambre ?

Je me suis appliqué à prendre un ton serein, posé, mais je ne sais pas si c’est ce qu’il fallait dire en premier. M. Delambre s’est précipité sur moi. Instinctivement, nous avons tous baissé la tête. Moi le premier.

— Et toi, qu’est-ce que tu veux, connard ?

M. Delambre m’a planté brutalement son pistolet au milieu du front, près de la racine des cheveux, et comme je ne l’avais pas vu remettre le cran de sûreté, j’ai pris peur, je l’avoue. J’ai fermé les yeux le plus fort possible.

— Rien, je ne veux rien…

— C’est pour ça que tu me déranges, connard ? pour rien ?

J’ai ressenti une brusque poussée de transpiration froide et une nausée m’a soulevé l’estomac. Vous savez, dans mon métier, il m’est arrivé d’avoir peur de mourir et je peux vous assurer que c’est une sensation qui ne se confond avec aucune autre…

Le mieux était de ne pas répondre, pour ne pas risquer de l’exciter davantage.

Le canon de son arme pointait mon cerveau.

Je me suis dit que ce type était en train de virer dingue et qu’à la première occasion, je lui collerais une balle exactement à cet endroit-là.

31

J’étais sans doute intervenu prématurément, mais il était trop tard pour regretter. J’avais offert une brèche à M. Delambre et il s’y est engouffré.

— Alors, le gros bras ! m’a-t-il dit. Elle est où, ta belle organisation ? Hein, ducon, elle est où ?

Je ne peux pas vous dire quelle a été la réaction des autres, parce que je gardais les yeux fermés.

— C’était pourtant bien au point, quel dommage ! Ta petite équipe, tes caméras, tes écrans, tes mitraillettes à la mords-moi-le-nœud.

Il a tourné son arme contre mon front, comme s’il voulait visser le canon dans ma tête.

— Mais ça, c’est de la vraie, mon pote. Avec de vraies balles, pour faire de vrais trous. On ne joue plus aux cow-boys et aux Indiens, maintenant. Tiens, d’ailleurs, à propos d’Indiens, il est où le Grand Manitou ?

M. Delambre s’est relevé, il a fait mine de chercher autour de lui, une main sur la hanche.

— Bah c’est vrai ça, il est où le Roi Nègre ? Aaaaaah, le voilà !

Il s’est agenouillé devant M. Dorfmann comme il avait fait avec moi. Il a posé le canon de son Beretta exactement au même endroit, en plein milieu du front. Sa manière de s’exprimer montrait clairement qu’il était animé par la haine. Il avait envie d’humilier, de rabaisser. Ce qui répondait à ma question et que l’avenir allait démontrer : au fond, M. Delambre n’avait rien à réclamer. Il n’était pas là pour de l’argent, pour une rançon.

Non, il était là pour une revanche.

Son ressentiment, son amertume l’avaient conduit à ce qu’il faisait là, des représailles symboliques.

Mais ce vieux cadre au chômage tenant en joue un grand patron européen semblait maintenant y prendre un tel plaisir malsain qu’un vrai carnage devenait une hypothèse absolument plausible.

— Eh ben…, poursuivit-il. Il est drôlement discret, le Généralissime. Il se fait du mouron, c’est normal. Eh ! C’est qu’il a de sacrées responsabilités ! C’est dur, hein ? Hein ? Bah oui, c’est dur…

M. Delambre parlait sur un ton faussement compatissant, théâtral.

— Tiens, planifier les licenciements, ça, c’est dur. Et encore ! C’est pas ce qu’il y a de plus dur ! On en fait partout, on en fait tellement, on est rodés, hein ? Non, non, non, ce qu’il y a de plus dur, c’est de les organiser. Ça, c’est vachement compliqué ! Il faut du savoir-faire, il faut de la volonté. Faut négocier avec ces cons-là. Et pour ça, il faut des hommes et des bons. Il faut des soldats, des vrais fantassins du capitalisme. Il faut pas choisir n’importe qui, hein, César ? Et pour choisir le meilleur, rien ne vaut une bonne prise d’otages. Eh bien, tu as de la chance, Líder Máximo : on y est !

Il s’est penché davantage en tournant légèrement la tête, comme s’il voulait l’embrasser sur la bouche, et j’ai pu apercevoir le visage de M. Dorfmann. Il restait digne. Il a pris sa respiration et il a cherché à dire quelque chose, mais il n’y avait rien à faire. M. Delambre était sur orbite.

— Dites-moi à propos, votre Altesse Neigeuse… À Sarqueville, vous en virez combien exactement ?

— Qu’est-ce que… vous voulez ? a réussi à articuler M. Dorfmann.

— Je veux savoir combien vous en virez là-bas. Moi, ici, je peux vous tuer tous, ça fera douze. Mais je suis un artisan. Vous, vous travaillez à l’échelle industrielle. À Sarqueville, vous comptez en descendre combien ?

M. Dorfmann a senti qu’il ne fallait pas s’aventurer sur ce terrain-là, il a préféré se taire. Et il a sacrément bien fait, si vous voulez mon avis.

— Moi, j’ai noté huit cent vingt-trois, a repris M. Delambre d’un air sceptique. Mais je ne sais pas si mon décompte est à jour. C’est combien exactement ?

— Je… je ne sais pas…

— Mais si, vous savez ! a insisté M. Delambre plein de confiance. Allons, pas de fausse modestie, c’est combien ?

— Je ne sais pas, je vous dis ! a crié M. Dorfmann. Qu’est-ce que vous voulez, à la fin ?

M. Delambre s’est contenté de se lever et de dire :

— Ça va vous revenir, vous allez voir.

Il s’est retourné, il a allongé le bras et il a tiré dans la fontaine d’eau, qui a explosé en libérant une vingtaine de litres de flotte.

Il lui restait huit balles. Et personne n’a douté qu’avec autant de munitions, il pouvait faire des dégâts bien plus importants encore.

Il s’est de nouveau penché vers M. Dorfmann.

— Où en étions-nous ? Ah oui ! Sarqueville. Alors, c’est combien exactement ?

— Huit cent vingt-cinq, a lâché M. Dorfmann dans un souffle.

— Eh bien, vous voyez, ça revient ! Dites donc, ça fait deux de plus. Bon, pour vous, deux, c’est rien ! Mais à mon avis, pour ces deux-là, c’est autre chose.

Alors que jusqu’à présent, M. Delambre s’était montré organisé, méticuleux et qu’il semblait savoir ce qu’il voulait, depuis qu’il s’était adressé à M. Dorfmann, sa stratégie apparaissait nettement moins construite. C’était la confirmation qu’il nous avait pris en otage dans le seul but de nous terrifier ou de nous humilier. C’était évidemment difficile à croire, mais étant donné sa façon de s’y prendre, c’était l’hypothèse la plus vraisemblable.

La tension, c’est une sorte de fil que chacun porte en soi, dont on ne connaît pas réellement le niveau de résistance. Chacun a le sien. Mme Camberlin devait être à bout de nerfs parce qu’elle s’est mise à crier, d’abord assez doucement puis de plus en plus fort. Comme si elle avait donné là un signal ou une autorisation, tout le monde s’est mis à crier en même temps, ce qui a eu l’effet d’un défouloir collectif. En criant, chacun s’est laissé aller à sa peur, à son angoisse et ce cri s’est prolongé, les voix des hommes et des femmes se mêlaient en un beuglement très animal, ça remplissait la pièce, on avait l’impression que ça ne s’arrêterait jamais.

Devant cette étonnante cacophonie, M. Delambre s’est levé, mais il n’a pu croiser aucun regard, parce que tout le monde hurlait le menton dans la poitrine, les yeux farouchement fermés. Il s’est reculé jusqu’au milieu de la pièce et lui aussi s’est mis à hurler, mais son cri était si puissant, si déchirant, sa douleur venait de tellement plus loin… Les autres en ont été coupés dans leur élan, se sont arrêtés et ont levé les yeux vers lui. C’était un curieux tableau, vous savez, cet homme debout au milieu de la salle de réunion qui tenait son pistolet à bout de bras devant lui et qui levait les yeux au ciel en hurlant comme un loup, comme s’il allait mourir. Avec Kader, nous nous sommes mis d’accord en une fraction de seconde. Nous nous sommes précipités sur lui. Kader est arrivé dans ses jambes, je me suis levé pour le ceinturer. Mais instantanément, M. Delambre s’est laissé tomber sur le sol, comme un château de cartes, ce qui était la meilleure parade. Sa balle m’a atteint à la jambe droite et Kader a écarté les bras très largement pour montrer qu’il n’y avait plus rien à craindre de lui dès que M. Delambre lui eut abattu la crosse de son pistolet sur le sommet du crâne.

Malgré la douleur, j’ai crié : « Personne ne bouge ! Vous restez à vos places ! » parce que j’avais peur que quelqu’un tente de se ruer sur lui et qu’il se mette à tirer dans tous les sens.

Kader et moi avons rampé jusqu’au mur en nous tenant qui la tête, qui la jambe. L’apparition du sang marquait indubitablement une nouvelle étape dans l’escalade et tout le monde l’a très bien senti. Jusqu’ici, il y avait eu du bruit et de la peur, mais ce qu’on voyait maintenant, c’était plus physiologique, plus organique, ça nous rapprochait de la mort. J’entendais couiner les otages.

Je me suis longtemps demandé si j’avais agi à bon escient. Kader m’a assuré que oui. Il pense que nous ne pouvions pas laisser cette affaire se poursuivre ainsi sans tenter quelque chose et que cet instant était le plus propice. Moi, je crois que la bonne action, c’est seulement celle qui réussit. Cet épisode n’a fait qu’entretenir mon sentiment de frustration et ma résolution de montrer à M. Delambre qu’il ne pourrait pas toujours s’en tirer à si bon compte.

Arrivés près du mur, Kader et moi avons constaté que nous n’étions blessés gravement ni l’un ni l’autre. Lui n’avait eu le cuir chevelu que légèrement entamé, mais ça saigne toujours abondamment, c’est assez spectaculaire. Quant à moi, je me tenais la jambe en grimaçant, mais dès que j’ai eu déchiré largement le tissu de mon pantalon, j’ai constaté que la balle m’avait effleuré et n’avait pas fait de gros dégâts. M. Delambre n’y connaissait sans doute rien et sans nous consulter, Kader et moi avons surjoué la douleur.

M. Delambre était au milieu de la salle, dégrisé. Il tournait sur lui-même sans savoir quoi faire. J’ai murmuré :

— Il faut appeler les secours.

Il était désorienté, perdu. Totalement à la dérive. Il fallait lui proposer des solutions.

Comme il ne répondait pas, je me suis engouffré. Je tâchais de parler très lentement.

— Pour le moment, M. Delambre, il n’y a pas encore de mal, vous pouvez vous en tirer. Sans problème. Nous sommes seulement blessés, mais vous voyez, je perds beaucoup de sang. Kader aussi… Il faut appeler les secours.

Je n’avais plus de montre mais je savais que jusqu’ici cette prise d’otages n’avait pas duré plus d’une vingtaine de minutes. M. Delambre avait tiré cinq coups de feu, mais l’immeuble se trouvait dans une zone de bureaux et un jour de congé comme celui-ci, il y avait peu de chances que quelqu’un s’inquiète de ce qui se passait. Il ne restait qu’une solution : que M. Delambre renonce de lui-même. Pour cela, nos blessures étaient un bon levier, mais M. Delambre ne semblait pas prêt à céder sans résistance. Il ne disait rien mais il faisait « non » de la tête de façon répétitive, comme s’il espérait qu’une issue pouvait survenir d’elle-même. Puis il a dit :

— Les blessures… Quelqu’un s’y connaît ici ?

Personne n’a répondu. Intuitivement, chacun comprenait que se jouait là une nouvelle épreuve de force.

— Alors ? Personne ? OK, a alors dit M. Delambre d’un ton très décidé. On va faire autrement ! Putain, quitte à faire des dégâts irréparables, autant les faire au bon endroit !

En deux enjambées il a été devant M. Dorfmann, il s’est agenouillé et il a posé le canon de son arme sur son genou en disant :

— Allez, le Grand Timonier, c’est l’heure de te montrer héroïque !

Et étant donné la vitesse à laquelle il avait pris sa décision, il n’y a pas le moindre doute qu’il allait tirer, lorsqu’une voix forte s’est fait entendre.

— Moi, je vais le faire !

M. Cousin était debout. Je ne peux pas vous dire autrement : on aurait dit un spectre. Une peau laiteuse, presque diaphane, un regard de détraqué. M. Delambre lui-même en a été impressionné.

— Je m’y connais un peu. Je vais voir.

Et M. Cousin s’est mis en route. C’était tellement surprenant qu’on a eu l’impression qu’il marchait au ralenti. Il s’est approché d’abord de Kader et s’est penché. Il a dit :

— Baissez la tête.

Il a fourragé un instant dans ses cheveux.

— Ça n’est rien, a-t-il dit, c’est le cuir chevelu. C’est superficiel. Ça va s’arrêter tout seul.

Il parlait avec énormément d’autorité, comme s’il était devenu lui-même le preneur d’otages. Par son assurance, son aplomb, il prenait soudain le pas sur M. Delambre, qui restait là, agenouillé devant le patron d’Exxyal sans savoir quoi faire.

Puis M. Cousin s’est penché vers ma jambe. Il l’a soulevée sous le tibia comme font les secouristes, il a écarté le tissu et il a dit :

— Ce sont les jumeaux, rien de grave. Ça va aller très bien.

Il s’est relevé et il s’est tourné vers M. Delambre.

— Bon alors… Qu’est-ce que vous voulez exactement, qu’on en finisse ! Et vous êtes qui, d’abord ?

M. Cousin exigeait des comptes.

En quelques secondes, cette prise d’otages était devenue un match entre deux volontés. Les otages assis autour de la pièce. Et au milieu, comme sur un ring, deux hommes debout, face à face. M. Delambre avait évidemment un gros avantage : il avait un pistolet avec lequel il avait tiré six balles en faisant des trous dans les murs et deux blessés. Et il lui en restait sept. Mais pour autant, M. Cousin ne semblait pas du tout prêt à se laisser impressionner par son adversaire. Dressé sur ses ergots, on aurait même dit qu’il avait hâte d’en découdre.

— Aaaaah ! a crié M. Delambre en se relevant. Le cadre modèle vole au secours de son patron, comme c’est touchant !

Il s’est reculé avec précaution, sans se retourner, en tenant son pistolet à deux mains, jusqu’à ce que son dos heurte la porte. Il s’est tourné à nouveau vers M. Dorfmann :

— Bravo, Excellence, pour ce que vous avez réussi avec ce cadre. C’est quasiment un prototype ! Vous le virez, il continue de travailler en bénévole dans l’espoir que vous le reprendrez. Je pose la question : est-ce que ça n’est pas magnifique ?

En disant cela il a levé son arme en l’air comme s’il prenait tout le monde à témoin ou qu’il voulait tirer dans le plafond. Puis il a tourné son arme vers M. Cousin en hochant la tête d’un air admiratif :

— Et toi, tu as envie de la défendre, hein, ton entreprise ! Au péril de ta vie, s’il le faut. C’est ton clan, ta famille ! Elle te fait crever à petit feu depuis des mois, elle est disposée à te balancer à la décharge sans état d’âme, mais ça ne fait rien : tu es prêt à mourir pour elle ! Une soumission comme celle-là, ça frise la sainteté.

Nullement ébranlé, M. Cousin le considérait droit dans les yeux :

— Je répète, a-t-il dit. Qui êtes-vous et que voulez-vous ?

Il ne semblait pas du tout impressionné par le sketch de M. Delambre, ni par l’arme dirigée vers lui.

M. Delambre a laissé lentement ses bras retomber le long de son corps d’un air navré :

— Mais… la même chose que toi, mon vieux. Tout ce que je veux, moi, c’est du boulot.

M. Delambre s’est avancé jusqu’à M. Lacoste, qui a froncé les sourcils en signe d’inquiétude. Mais au lieu de placer le canon de son arme sur son front, c’est à la place du cœur qu’il l’a pointé.

— J’ai fait tout ce qu’il fallait pour l’avoir, ce job.

— Écoutez…, a commencé M. Lacoste d’un ton chancelant. Je crois que vous avez…

Mais M. Delambre l’a fait taire d’un simple mouvement du poignet sur son arme. Sa voix restait calme, et c’est ça qui faisait peur, ce ton concentré :

— J’ai travaillé plus que tout le monde pour l’avoir, ce job. Vous m’avez fait croire que j’avais toutes mes chances. Vous m’avez menti parce que pour vous, je ne suis même pas une personne.

Il se remit à tapoter la poitrine de M. Lacoste avec son pistolet.

— En fait, je suis meilleur qu’elle ! Bien meilleur !

D’un mouvement de tête, il a négligemment désigné la place de Mlle Rivet, mais cette présence a semblé réveiller sa colère parce qu’il s’est mis soudain à crier :

— Je l’ai mérité, ce boulot ! Et vous me l’avez volé ! Vous entendez : vous me l’avez volé et c’est tout ce que j’avais !

Il s’est tu. Il s’est penché vers l’oreille de M. Lacoste et il a dit, suffisamment fort pour qu’on l’entende clairement :

— Alors, puisqu’on ne me donne pas ce qui me revient… je suis venu me payer sur la bête.

On a soudain entendu un bruit de pas précipités.

Dès qu’il a compris que M. Cousin venait de s’enfuir par le couloir, M. Delambre s’est retourné et il a tiré sur la porte d’entrée, mais il a visé trop haut et il a fait un large trou dans la cloison. Il s’est précipité, il a buté dans une chaise que M. Cousin avait renversée sur son passage et il a manqué de s’étaler avec son pistolet. Il a néanmoins réussi à gagner le couloir. Nous l’avons vu lever son arme à deux mains, hésiter, puis son bras est retombé. C’était trop tard.

Il n’avait plus alors le choix qu’entre deux mauvaises solutions : courir après M. Cousin et nous laisser les lieux et les téléphones, ou rester avec nous et laisser M. Cousin aller chercher des secours.

Il était piégé.

Il pouvait encore survenir bien des événements, y avoir encore pas mal de conséquences, mais que ça se déroule bien ou mal, que certains sortent vivants et d’autres morts ne changeait rien à cette certitude : d’une certaine manière, c’était la fin.

L’expérience m’a appris qu’il ne faut que quelques secondes à un homme pour devenir un forcené. Les ingrédients de base (le sentiment d’humiliation ou d’injustice, l’extrême solitude, une arme et rien à perdre) étaient tous réunis pour que M. Delambre se barricade avec nous face à la police.

Lorsqu’il est revenu dans la pièce, son pistolet au bout de son bras ballant et la tête basse, comme un vaincu, j’ai vraiment cru que M. Delambre allait se mettre à pleurer à son tour.

32

Il aurait pu choisir de renoncer mais je crois que c’était au-dessus de ses forces. Il avait atteint un point de non-retour et il ne voyait sans doute pas comment finir. C’est toujours ça le plus dur, finir.

Il a tiré une chaise et le voilà assis là, dos à la porte d’entrée, face à ses otages.

Ce n’est plus le même homme.

Il est battu, exténué. Pire. Vaincu. Les coudes posés sur les genoux, il tient négligemment son arme dans la main droite, les yeux au sol, l’air absent. Dans la main gauche, il tripote un petit objet en tissu orangé qui doit être muni d’une sorte de minuscule clochette au bruit aigrelet. Ça ressemble à un porte-bonheur.

Il est à l’autre bout de la salle, bien trop loin pour que quiconque puisse espérer l’atteindre avant qu’il lève son arme.

Ce que je pense à ce moment-là ? Eh bien, je me demande ce qu’il espérait. Il a apporté une arme chargée, signe qu’il n’excluait pas de s’en servir, mais dans quel but ? J’ai beau retourner cela dans tous les sens, la vision qu’il nous offre à cet instant-là nous le confirme : M. Delambre a agi comme un désespéré. Et dans son désespoir, il n’a pas exclu d’aller jusqu’au meurtre, jusqu’à l’assassinat.

Comme l’a pronostiqué M. Cousin avant de s’enfuir, la blessure de Kader s’est effectivement arrêtée. Quant à moi, j’ai fait un garrot qui comprime la plaie, l’hémorragie s’est arrêtée et ce n’est plus qu’une question de patience.

Le groupe est calme et semble rentré dans une sorte de veillée d’armes. Les pleurs ont cessé, les grognements, les gémissements, les plaintes aussi. Tout cela a duré en tout bien moins d’une heure. Mais il s’est passé tant de choses que tout le monde est harassé.

Voici venu le dernier acte.

Chacun le redoute et reprend des forces comme il peut, en plongeant à l’intérieur de soi. Si M. Delambre semblait faiblir dans sa volonté de nous garder là, il y aurait un peu d’espoir, mais il suffit de le regarder pour constater que cet homme va aller jusqu’au bout. Et personne ne sait ce que va être cette extrémité.

Aussi, lorsque les premières sirènes de la police nous parviennent, environ quarante-cinq minutes plus tard, chacun se demande comment cette épreuve va tourner. M. Delambre se rend ou résiste. Pile ou face. Chacun fait son pari. Et attend le résultat.

Lorsque les sirènes se rapprochent, M. Delambre ne lève même pas la tête. Il n’esquisse pas le moindre mouvement, il est totalement découragé. J’écoute attentivement, je distingue cinq véhicules de police et deux ambulances. M. Cousin a été efficace et convaincant et les autorités prennent les choses au sérieux. On entend des pas précipités sur le parking. Les flics sont en train de saisir la dimension du problème. Le bâtiment va d’abord être ceinturé. Dans quelques minutes, le Raid va arriver à son tour. Nous allons entrer ensuite dans une négociation de cinq minutes ou de trente heures, selon que M. Delambre se montrera plus ou moins compréhensif, habile et résistant. Comme il regarde toujours ses pieds, perdu dans ses pensées, les otages se dévisagent, s’interrogent en silence, et leur incertitude personnelle cumulée fabrique une inquiétude collective. M. Dorfmann, par son sang-froid, tente de calmer tout le monde en fixant chacun tour à tour. M. Lacoste, lui, a été pris de court dès le début de l’épreuve et n’est jamais parvenu à revenir dans la course. Visage de perdant.

Le mégaphone a sifflé et une première voix s’est fait entendre :

— Le bâtiment est cerné…

Toujours assis sur sa chaise, sans l’ombre d’une hésitation, M. Delambre a tendu le bras d’un air las sans même lever la tête et il a tiré une balle dans la fenêtre dont la vitre, derrière le store baissé, s’est effondrée dans un énorme fracas. Tous les otages, couverts d’une pluie de verre, se sont instantanément roulés en boule en se couvrant la tête.

M. Delambre s’est ensuite levé. Il est allé jusqu’à son attaché-case, l’a ouvert sans prendre la moindre précaution vis-à-vis de nous, comme si nous n’étions plus un problème. Il en a tiré deux chargeurs de Beretta. De quoi tenir un siège. Et il est revenu s’asseoir. Les deux chargeurs à ses pieds. C’était une très mauvaise nouvelle. Cette dernière phase s’annonçait vraiment mal.

Après son premier appel au mégaphone, la police n’a pas insisté. Quelques minutes plus tard, nous avons entendu de nouveaux véhicules. Le Raid venait de débarquer. Il lui faudrait une vingtaine de minutes pour consulter les plans du bâtiment, faire passer, s’il le pouvait, des sondes micros et caméras afin d’observer ce qui se passait dans notre salle, rapprocher les équipes des accès névralgiques dans le but d’investir le bâtiment. Parallèlement, le Raid posterait face aux fenêtres des tireurs d’élite capables, à la moindre erreur de M. Delambre, de lui coller deux balles dans la tête.

J’ai évalué à une dizaine de minutes le délai nécessaire avant le premier coup de fil du négociateur et à mon avis, je ne suis pas tombé bien loin.

Il a appelé sur un poste intérieur qui se trouvait par terre près du mur, sur la droite de M. Delambre.

Tous les regards ont convergé vers l’appareil, mais une bonne douzaine de sonneries a été nécessaire pour décider M. Delambre à se lever. Il avait l’air fourbu. L’appareil était une sorte de standard avec des touches et un cadran numérique. M. Delambre a décroché, il a dit « Allô », a priori sans succès, puis il a appuyé d’abord sur une touche, puis sur une autre, il s’est très vite énervé et il a essayé quasiment toutes les touches, à la fin de quoi nous avons tous entendu parler son interlocuteur parce qu’il avait notamment appuyé sur la touche du haut-parleur. Ça n’a pas paru le gêner.

— Monsieur Delambre, je suis le capitaine Prungnaud.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je veux savoir comment vont les otages.

M. Delambre a fait le tour de la pièce.

— Tout va bien.

— Vous avez deux blessés.

La conversation s’est déroulée de façon prévisible et selon les codes habituels. M. Delambre a très rapidement déclaré qu’il ne laisserait sortir personne et qu’il faudrait « venir le chercher ». Et pour ponctuer sa déclaration, il a levé le bras et fait exploser deux autres fenêtres. Les stores plastifiés à travers lesquels il a tiré portaient de larges ouvertures brûlées qui donnaient une bonne impression de ce que pourrait donner le tir de M. Delambre s’il choisissait l’un de nous à la place d’une fenêtre. À cet instant, les tireurs d’élite du Raid devaient sans doute se contorsionner dans l’espoir d’apercevoir M. Delambre à travers les poches ouvertes dans les stores, mais il se trouvait trop loin des fenêtres pour qu’ils puissent risquer quoi que ce soit.

Ni Kader ni moi ne pouvions plus espérer intervenir. Pendant que nous attendions l’arrivée de la police, j’avais discrètement observé Yasmine, qui s’était montrée jusqu’ici extraordinairement discrète. Pendant la longue attente jusqu’à l’arrivée de la police, millimètre par millimètre, elle était parvenue à changer de position, à ramener discrètement un pied sous ses fesses, de quoi prendre un bon appel, à passer le poids du corps sur le bras antagoniste, de quoi assurer son élan. Une vraie pro. Elle était assise à environ sept mètres de M. Delambre et je savais qu’elle était prête à bondir sur lui à la moindre défaillance. Aussi, un peu plus tôt, quand M. Delambre s’était levé pour aller chercher ses deux autres chargeurs, je lui avais fait comprendre que ce n’était pas le bon moment. Le bon créneau, ce serait lorsque M. Delambre tirerait sa dernière balle. Le temps de s’apercevoir que le chargeur est vide, de prendre le nouveau, de le remplacer, Yasmine aurait devant elle un vrai boulevard ! Je ne donnais pas une chance sur cent à M. Delambre face à cette fille vive comme l’eau de roche et parfaitement entraînée. Pour l’heure, il lui restait trois balles et il avait l’air prêt à tirer sur tout ce qui bougerait, ce qui, paradoxalement, était plutôt bon signe parce que ça rapprochait du moment propice pour agir. Nous avions là une opportunité inespérée d’intervenir avant le Raid.

Pour ne rien vous cacher, c’était mon seul objectif.

Je me sentais en échec et je mettais un point d’honneur à régler la situation par moi-même avant l’arrivée des forces de l’ordre. J’y étais d’autant plus enclin que M. Delambre étant armé, je pouvais l’abattre froidement sans l’ombre d’un risque : la légitime défense m’était acquise d’avance. Il suffisait, vis-à-vis des autres otages, de tirer très rapidement, comme si je n’avais pas pu ajuster mon tir. En vérité, il ne me fallait que quelques dixièmes de seconde pour lui placer à coup sûr une balle en pleine tête, et c’est bien ce que j’avais l’intention de faire.

Mais il était dit que rien ne se passerait tel que je le prévoyais.

M. Delambre, qui paraissait pourtant bien désorienté, devait se souvenir des conseils qui lui avaient été donnés. Il était assis sur sa chaise, dos à la porte, face au groupe, et, alors que nous attendions avec impatience l’instant où il tirerait la dernière balle, il éjecta brusquement le chargeur en cours d’usage et le remplaça par un nouveau. Cela lui prit moins de quatre secondes, le temps de nous en rendre compte et M. Delambre avait une arme de nouveau chargée avec treize bonnes balles prêtes à l’usage.

Yasmine restait digne mais je savais qu’à l’intérieur, elle était effondrée.

Nous nous dirigions vers un assaut du Raid, avec toutes ses conséquences.

Notre salle se trouvait au quatrième étage de l’immeuble et avec trois fenêtres sur quatre descendues à coups de pistolet, l’air pénétrait par larges bouffées. Ce qui avait été agréable au tout début devenait maintenant franchement inconfortable. Le Raid choisirait-il cette voie d’accès ? Ça n’était pas impossible. Je pariais pour une action en deux endroits simultanés, le couloir et l’extérieur, un étau auquel M. Delambre seul serait incapable de faire face. Et après l’avoir vu tirer dans les fenêtres sans sommation et à balles réelles, les forces d’intervention ne laisseraient pas à un homme retenant douze otages dont deux blessés une seule chance de s’en sortir vivant.

Côté investigation, les flics et le Raid étaient allés très vite : M. Delambre avait été rapidement identifié, ce qui avait permis au négociateur de l’appeler par son nom dès le premier contact. En fait, à partir des éléments fournis par M. Cousin, il n’avait pas dû être très difficile de remonter de M. Dorfmann à M. Lacoste, et peut-être même d’alpaguer sa collaboratrice, Mlle Zbikowski, qui devait avoir toutes les clés de cette histoire.

Le premier round de négociation avait tourné court et s’était soldé par trois coups de pistolet. Il ne faudrait pas attendre bien longtemps avant que l’équipe du Raid remonte au charbon. Ce fut le cas une dizaine de minutes plus tard.

M. Delambre se leva dès la seconde sonnerie. Yasmine, comme moi, observait son comportement. Lorsqu’il parlait, détournait-il les yeux ? Où plaçait-il son arme pendant les conversations ? Se déplaçait-il autant que le lui permettait la longueur du fil du téléphone ? Il appuya rageusement sur plusieurs touches dont certaines, sans doute, se neutralisèrent l’une l’autre et le haut-parleur resta branché.

— Monsieur Delambre, que désirez-vous ?

C’était de nouveau la voix du capitaine Prungnaud, claire, calme, le genre de timbre qui respire le professionnalisme.

— Je ne sais pas… Vous pouvez me trouver un boulot ?

— Oui, j’ai cru comprendre qu’il y avait un problème à ce niveau-là.

— En effet, un petit problème. « À ce niveau-là. » J’ai une proposition à vous faire.

— Je vous écoute.

— Les gens qui sont ici avec moi ont tous un boulot. Si j’en abats un, n’importe lequel, et que je libère les autres, vous me donnez son poste ?

— On peut parler de tout, monsieur Delambre, je dis bien de tout, y compris de votre recherche d’emploi, mais pour ça il va d’abord falloir libérer quelques otages.

— Parler d’argent, par exemple ?

Le négociateur laissa passer une seconde, histoire de prendre la mesure du problème.

— Vous voulez de l’argent ? Combien ?

Mais avant qu’il ait terminé sa phrase, M. Delambre avait tiré dans la dernière fenêtre, dont la vitre s’effondra à son tour sur le dos rond des otages.

Le temps pour nous de rouvrir les yeux, M. Delambre avait raccroché et avait déjà regagné sa place. On entendit pas mal de remue-ménage en bas, sur le parking. La tâche pour les policiers n’était pas simple face à un type qui répondait aux questions en dézinguant les fenêtres à coups de pistolet.

Le téléphone sonna une nouvelle fois, environ cinq minutes plus tard.

— Alain…

— Môssieu Delambre, s’il vous plaît ! On n’a pas pointé ensemble à l’ANPE !

— OK. Monsieur Delambre, c’est comme vous voulez. Je vous appelle parce que j’ai quelqu’un à côté de moi qui veut vous parler. Je vous la passe.

— Non !

M. Delambre a hurlé et il a raccroché. Mais il resté là, tétanisé devant le téléphone, muet, sans bouger.

Yasmine me fixe intensément pour savoir si le moment est venu, mais je sais que le négociateur, après une telle réponse, ne va pas en rester là. De fait, quelques secondes plus tard, le téléphone sonne de nouveau, mais cette fois ce n’est pas le négociateur du Raid qui parle. C’est une femme. Jeune. Moins de trente ans à mon avis.

— Papa…?

Voix vibrante, émue. M. Delambre danse d’un pied sur l’autre.

— Papa, réponds-moi, s’il te plaît…

Mais M. Delambre ne peut pas parler. Il tient le téléphone dans la main gauche, son arme dans la droite, mais rien ne semble pouvoir le sortir de la situation dans laquelle cette voix le plonge. C’est plus difficile pour lui d’entendre cette voix que d’abattre M. Dorfmann d’une balle dans la tête, mais c’est peut-être la même chose : le signe indubitable d’un désespoir sans issue. Pour un peu, j’aurais pitié de lui.

Confusion sur la ligne, personne ne sait ce qui peut se passer.

C’est une autre femme qui intervient maintenant, plus âgée.

— Alain ? dit-elle. C’est Nicole.

M. Delambre est littéralement cloué sur place.

La femme pleure abondamment et s’étrangle sans vraiment parvenir à parler. On n’entend guère que ses sanglots. Et cela nous fait un effet troublant parce que cette femme ne pleure pas sur notre sort mais sur celui de l’homme dont nous sommes prisonniers et qui nous menace de mort depuis plus d’une heure.

— Alain, dit-elle. Je t’en supplie… réponds-moi.

Cette voix, ces mots, ont sur M. Delambre un effet foudroyant. Il dit simplement, très bas :

— Nicole… Je te demande pardon.

Simplement cela.

Rien d’autre.

Après quoi il raccroche, il attrape le tiroir dans lequel ont été entreposés nos téléphones, nos montres. Puis il s’approche de la fenêtre, en soulève le store et lance tout le contenu par la fenêtre. D’un seul geste. Tout à la fois. Je ne sais pas pourquoi il fait ça, je vous assure, c’est très étonnant. En tout cas la réplique ne s’est pas fait attendre.

La première balle lui passe à quelques millimètres de l’épaule droite, la seconde traverse l’espace à l’endroit où se trouvait sa tête la seconde précédente. Il tombe au sol et se tourne aussitôt vers nous, l’arme tendue à bout de bras. Et il fait bien parce que Yasmine est déjà debout, prête à bondir.

— Couchez-vous ! lui crie-t-il.

Yasmine obéit. M. Delambre rampe et se relève quelques mètres plus loin. Il se dirige vers la porte, l’ouvre et se retourne vers nous.

— Vous pouvez partir, dit-il. C’est fini.

Étonnement général.

Il vient de dire « c’est fini », personne n’y croit.

M. Delambre demeure quelques secondes ainsi, la bouche entrouverte. Il a raison, c’est fini. Je pense qu’il a envie de nous parler mais il n’y parvient pas, les mots restent dans sa tête. Le téléphone continue de sonner. Il ne fait pas un geste pour décrocher.

Il se retourne et il sort.

Le dernier bruit qui nous parvient de lui est celui de la serrure qu’il actionne depuis le couloir.

Nous sommes enfermés.

Nous sommes libres.

Ce que fut cet instant est difficile à décrire. Tous les otages se levèrent pour se précipiter aux fenêtres. Une fois qu’ils eurent arraché les stores, il nous fallut de l’énergie et de la persuasion, mon équipe et moi, pour les empêcher d’enjamber le rebord et de sauter. C’était une belle panique.

Du parking, en voyant subitement les otages agglutinés aux fenêtres, les policiers ne comprirent pas tout de suite ce qui se passait. Le négociateur appela sur la ligne intérieure. C’est Yasmine qui répondit et qui indiqua aux policiers ce que semblait être la situation, parce qu’on ne pouvait pas être certains que M. Delambre n’allait pas revenir sur sa décision. C’était encore très incertain et je partageais l’inquiétude des policiers. On ne savait pas, par exemple, où il se trouvait exactement avec son pistolet et ses deux chargeurs pleins. Avait-il réellement renoncé ? N’était-il pas plutôt en embuscade quelque part dans le bâtiment ?

Kader se donnait du mal pour calmer M. Lussay, Mme Camberlin, M. Guéneau. M. Renard était le plus excité. Il hurlait : « Venez nous chercher ! Venez nous chercher ! » et Yasmine ne trouva aucune autre solution que de lui retourner deux gifles sonnantes qui eurent pour effet de l’assagir instantanément.

Claudiquant comme je le pouvais, j’ai rejoint le téléphone et je me suis présenté. J’ai eu une brève conversation avec le capitaine du Raid.

Une dizaine de minutes plus tard, les échelles étaient dressées le long de la paroi extérieure de l’immeuble. Deux équipes du Raid équipées de gilets pare-balles, de casques et de fusils à lunette montèrent aussitôt. La première assura notre protection tandis que la seconde ouvrait les portes intérieures pour donner accès aux autres équipes, qui partirent immédiatement à la recherche de M. Delambre.

Quelques secondes plus tard, nous étions tous sur le parking, revêtus de couvertures argentées…

Voilà à peu près ce que j’ai expliqué aux policiers et répété au juge.

Il paraît que M. Delambre avait posé son arme et les deux chargeurs par terre sur le seuil du bureau où il s’était enfermé. L’équipe du Raid l’a trouvé prostré au pied d’un bureau, la tête enfoncée entre les genoux, les mains sur la nuque.

Il n’a opposé aucune résistance.

Je dois avoir à mon actif une bonne douzaine d’opérations plus compliquées et plus dangereuses que celle-ci. Kader, Yasmine et moi en avons assuré un débriefing très complet dès le lendemain, parce que aucune opération n’est dépourvue d’enseignement, qu’il faut toujours se repasser le film au ralenti, image par image, pour tirer de chaque détail, même le plus anodin, de quoi nourrir notre expérience, qui est notre gagne-pain. Après quoi, chacun part vers une nouvelle destination, une autre mission.

Mais cette fois, ça ne marche pas comme ça.

Les images de cette demi-journée défilent en boucle dans ma tête, comme si elles contenaient un message subliminal qui m’avait échappé.

Je me dis que c’est idiot et je passe à autre chose, mais rien n’y fait, au fil des jours les images me reviennent.

Toujours les mêmes.

Nous sommes sur le parking. Il règne une atmosphère de soulagement. L’équipe du Raid qui a déniché M. Delambre dans un bureau a appelé les agents postés sur le parking pour signaler la fin de l’opération. Ma jambe fait l’objet de soins attentifs. Les ambulanciers nous entourent. Le capitaine du Raid vient me serrer la main. Nous échangeons quelques propos de circonstance.

De ma place, je vois les otages libérés. Chacun réagit en fonction de son tempérament. M. Guéneau porte de nouveau son costume, qui est dans un état effroyable, Mlle Tràn s’est déjà refait une beauté, Mme Camberlin a elle aussi retrouvé ses couleurs et effacé les traces de maquillage qui maculaient ses joues quelques minutes seulement auparavant. Ils sont tous en cercle autour de M. Dorfmann, qui répond à leurs questions en souriant. L’autorité n’a pas eu besoin de beaucoup de temps pour reprendre sa place. Il semble même que les otages en ont besoin, comme d’un repère vital. Ce qui est extraordinaire, c’est que personne ne va en vouloir au patron d’Exxyal-Europe d’avoir organisé ce jeu de rôle aussi cruel que violent. Au contraire, tout le monde a l’air de trouver l’idée particulièrement féconde. Ceux qui ont bien réagi parce qu’ils pensent qu’on leur en donnera crédit, les autres pour faire oublier leurs faiblesses. Décidément, la vie reprend son cours à une vitesse stupéfiante. L’immense silhouette de M. Cousin se détache nettement sur les autres. Le résultat est visible : il est l’homme de la situation, celui qui a incarné le courage collectif, il est le grand gagnant de la journée. Il ne sourit pas. Il ressemble à un candidat à qui on vient d’annoncer son élection et qui fait mine de ne pas y prêter trop d’attention pour bien montrer la supériorité de son mental. Mais il suffit de voir la place qu’il occupe auprès de M. Dorfmann et de mesurer le cercle invisible et respectueux que font autour de lui ses collègues qui, il y a moins de trois heures, devaient le mépriser, pour comprendre qu’il est l’indiscutable vainqueur de cette épreuve. Son billet pour la raffinerie de Sarqueville ne fait de doute pour personne.

M. Lacoste est déjà au téléphone. Réflexe d’espèce, sans doute. Il parle avec animation. Je pense qu’il a du pain sur la planche. Il va devoir affronter son client, M. Dorfmann, et je lui souhaite bonne chance…

Un peu plus loin, M. Renard explique déjà à la presse, avec des gestes mesurés et d’autant plus expressifs, les conditions de notre incarcération puis de notre libération. C’est son plus beau rôle. Je crois que M. Renard peut mourir ce soir dans son lit, heureux.

Les gyrophares tournent lentement, les moteurs des véhicules ronronnent, assurant à l’ensemble de la scène un caractère apaisant de fin de crise.

Voilà ce dont je me souviens.

Et de deux femmes aussi, que je ne connais pas. Mère et fille. L’épouse de M. Delambre est une très jolie femme. Je veux dire, très charmante. Sa fille, une trentaine d’années, a passé son bras autour des épaules de sa mère. Ni l’une ni l’autre ne pleurent. Elles scrutent les portes du bâtiment avec anxiété. On leur a annoncé que M. Delambre avait été interpellé sans résistance et qu’il n’était pas blessé. Arrive une troisième femme, d’une trentaine d’années elle aussi. Bien que très joli, son visage épouvanté est marqué et vieilli. Les trois femmes se pressent les mains lorsque l’équipe du Raid sort avec M. Delambre.

Voilà, ce sont les images qui me reviennent régulièrement.

Je suis chez moi. Seul. Tout cela s’est déroulé il y a près de six semaines.

Nous sommes mardi. J’ai du travail, rien de pressant.

Yasmine m’a appelé avant-hier de Géorgie pour prendre des nouvelles. Elle m’a demandé si je continuais à « ruminer » cette histoire. En riant, je l’ai assurée qu’évidemment non, mais ce n’est pas vrai. Ce matin encore, tandis que je sirotais mon café face aux grands arbres du square, j’ai revu la sortie de M. Delambre.

C’est drôle parfois la manière dont ça s’enchaîne.

Il était 10 heures du matin. Je revoyais les agents du Raid emportant M. Delambre.

Dès qu’ils l’ont ceinturé, dans la salle d’interrogatoire, ils l’ont enfermé dans une sorte de camisole de force en tissu noir. C’est un système que je ne connaissais pas. Le capitaine Prungnaud m’a expliqué que c’était très pratique. Bref, M. Delambre était emmailloté là-dedans et porté comme dans une sorte de hamac. Il était sur le dos. Les flics du Raid le tenaient suspendu par quatre courroies, ce qui balançait son corps au rythme de leur course énergique pour gagner le véhicule où ils allaient l’installer pour le transporter. On ne voyait que son visage. Il est passé à quelques mètres des trois femmes, qui se mirent à pleurer en le voyant dans cette position. Sa femme a esquissé vers lui un geste inutile. Son passage devant nous n’a duré qu’une seconde tellement les flics du Raid couraient vite.

Voilà ce qui continue de m’intriguer depuis la fin de cette histoire.

C’est son regard.

C’est ça qui restait en suspension dans mon esprit depuis toutes ces semaines. Ce visage presque impassible. Rien de notable pour quiconque. C’était même compréhensible qu’après toute cette aventure, M. Delambre présente enfin un visage ainsi reposé, soulagé.

Mais c’est la façon dont il m’a regardé quand il est passé devant moi. Ça a duré une fraction de seconde. Ce n’était pas le perdant, le vaincu auquel je m’attendais.

Il a soutenu mon regard très clairement.

C’était un regard de vainqueur.

Et en dessous, on aurait juré une sorte de sourire.

L’image est ténue mais elle est là.

M. Delambre a quitté la scène avec la satisfaction de la victoire et un sourire infinitésimal qui ressemblait… à un clin d’œil.

C’est dingue…

Je me repasse le film.

Maintenant que j’ai mis le doigt sur le bon souvenir, je revois nettement son visage. Ce sourire, ce n’est pas l’ultime revanche du perdant.

C’est le sourire d’un gagnant.

L’image est là.

Flash-back, je repasse le film à l’envers. Le Raid débarque en lançant des fumigènes. Avant, les otages se pressent pour passer par la fenêtre. Avant encore, M. Delambre dit : « C’est fini. »

Merde.

M. Delambre est seul dans la salle où il attend qu’on vienne l’arrêter. L’équipe du Raid l’a trouvé prostré au pied d’un bureau, la tête enfoncée entre les genoux, les mains sur la nuque.

C’est pour ça que je souligne la coïncidence. Parce que c’est exactement au moment où j’ai compris ça que le téléphone a sonné.

C’était M. Dorfmann, le patron d’Exxyal-Europe.

Je n’avais encore jamais parlé au téléphone avec lui. Il était le client final. Mon unique interlocuteur était mon patron, c’est-à-dire M. Lacoste. C’est d’ailleurs ce que j’ai tenté de lui dire.

— Il n’y a plus de Lacoste.

Le ton était direct. Comme vous l’avez sans doute remarqué, M. Dorfmann n’est pas très habitué à la contradiction.

— Monsieur Fontana, accepteriez-vous une nouvelle mission dans la logique de celle qui vous a été confiée ?

— Sur le principe, oui. C’est une question de…

— L’argent n’est pas un problème ! m’a-t-il coupé avec agacement.

Après un temps, M. Dorfmann a simplement complété :

— Voyez-vous, monsieur Fontana, nous avons… un très gros problème.

Du coup, comme je venais juste de le comprendre moi-même, j’ai répondu très tranquillement :

— Ça ne m’étonne pas du tout. Sauf votre respect, monsieur, j’ai bien l’impression qu’on s’est fait baiser. Et dans les grandes largeurs.

Silence.

Puis :

— On peut dire ça comme ça, en effet, a conclu M. Dorfmann.

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