XX

Depuis deux heures, Richard Valence ne faisait plus rien. Il avait classé ses notes, débarrassé sa table, et, assis sans bouger sur sa chaise, il regardait les toits de Rome par la fenêtre fermée. Le soir tomberait bientôt. Ce qu’avaient à lui dire l’inspecteur Ruggieri et Mgr Vitelli ne l’intéressait pas. Il avait bouclé son rapport, il en remettrait un double à la police italienne, il en adresserait un autre à Édouard Valhubert, il en garderait l’original pour lui en souvenir, et il repartirait demain pour Milan. Ça exploserait derrière lui. C’était fini.

C’était fini et il restait, pesant et immobile, à observer les toits de Rome. Un vrai foutoir, les toits de Rome. Il remettrait ce rapport et il s’en irait. C’était terminé.

Édouard Valhubert serait fou de fureur. Il l’avait envoyé ici pour écraser l’affaire et, au lieu de ça, il avait fait éclore une solution terrible dont personne ne voulait se douter. Son intervention allait produire l’effet inverse de celui qu’on avait désiré à Paris. Il était encore temps bien entendu de confier ce rapport de la main à la main au ministre. Et personne n’en saurait rien. C’était ce qu’il devait faire. Aller saluer Ruggieri, remettre ses conclusions à Édouard Valhubert, et laisser le ministre décider de la suite à donner. C’est-à-dire aucune, bien entendu. On trouverait un bouc émissaire insaisissable pour offrir une issue convenable à cette histoire pénible. C’était ce qu’il devait faire.

C’était exactement ce qu’il ne ferait pas. Il avait arraché la vérité, il la ferait connaître et personne ne parviendrait à le faire changer d’avis. Il avait très envie, en réalité, que cette vérité s’apprenne et il ferait tout pour ça.

Il appuya ses deux mains sur la table et se redressa lentement, les genoux engourdis. Il plia son rapport et le glissa dans sa veste.

Dans le couloir de l’hôtel il marchait vite, les poings fermés dans ses poches. Il ne vit Tibère qu’à la dernière seconde, au moment où le jeune homme lui barrait l’accès à l’ascenseur.

— On ne passe pas, dit Tibère.

Valence se recula. Tibère avait l’air épuisé et surexcité. Il avait une barbe de deux jours et il ne semblait pas s’être changé depuis la dernière fois qu’il l’avait vu chez lui. Son pantalon noir était couvert de la poussière d’été de Rome, et on aurait pu croire qu’il avait traîné une triste aventure sans dormir et sans manger. Au vrai, il avait l’air assez menaçant. Valence voyait son corps tendu pour l’empêcher de passer. Cette résolution et cette poussière sur ses habits lui donnaient une espèce d’élégance romanesque que Valence apprécia. Mais Tibère ne l’impressionnait pas.

— Ôte-toi de ma route, Tibère, dit-il calmement.

Tibère se raidit pour contrer le mouvement de Valence. De chaque main, il s’appuyait aux montants métalliques de la cabine, bloquant toute la largeur de la porte de l’ascenseur, et il fléchissait les jambes. Des jambes solides. Poussiéreuses, mais solides.

— Qu’est-ce que tu cherches, jeune empereur ? Qu’est-ce que tu me veux ?

— Je veux que vous me parliez tout de suite, dit Tibère en martelant ses mots. Cela fait quatre jours que quelque chose de grave prend corps dans votre esprit granitique et dans votre foutue chambre emmurée. Vous ne passerez pas avant de m’avoir dit de quoi il s’agit.

— Tu me commandes ? Moi ?

— S’il doit arriver quelque chose à Laura, je serai là pour l’empêcher. Autant que vous le sachiez.

— Tu me fais rire. Et qu’est-ce qui te donne à penser qu’elle serait concernée ?

— Parce que je sais que vous désirez ardemment qu’il lui arrive quelque chose. Et moi, je désire ardemment qu’il ne lui arrive rien.

— Sais-tu que Mme Valhubert est assez grande pour se débrouiller sans toi ?

— C’est moi qui n’ai pas l’intention de me débrouiller sans elle.

— Je vois. Et qu’est-ce qui te fait croire qu’il va lui arriver quelque chose ? Laura Valhubert était en France quand on a tué son mari, non ?

— Deux mille kilomètres d’alibi ne vous feraient pas peur si vous vous mettiez en tête d’avoir sa peau. Et je sais que vous voulez sa peau.

— Tu sais pas mal de choses, on dirait, Tibère. Et qui te renseigne ainsi ?

— Mes yeux. Je l’ai vu sur votre front, sur vos lèvres, dans vos yeux, quand vous avez parlé d’elle. Vous allez la casser, parce qu’il faut bien le faire.

— Laisse-moi passer, Tibère.

— Non.

— Laisse-moi passer.

— Non.

Tibère était fort et plus jeune que lui, mais Valence savait qu’il aurait tout de même le dessus s’il décidait de le frapper. Il hésita. Tibère soutenait son regard, il était prêt. Valence n’avait pas trop envie de l’abîmer, s’il y avait moyen de faire autrement. Il n’aurait eu aucun plaisir à écraser son visage. Et puisque après tout il était décidé à divulguer ses résultats contre les ordres du ministre, il pouvait bien en parler à Tibère tout de suite. Car tôt ou tard, avant demain, Tibère apprendrait la vérité. Alors il valait peut-être mieux que ce soit de lui qu’elle vienne, rapide et directe.

— Viens, dit Valence, allons dehors. Prenons l’escalier. J’en ai assez de cette chambre.

Tibère lâcha les montants métalliques de l’ascenseur. Ils descendirent l’escalier côte à côte assez vite. Valence jeta sa clef sur le comptoir et Tibère le suivit dans la rue.

— Eh bien, jeune Tibère ? Qu’est-ce qui t’intéresse ?

— Vos pensées.

— Rien à faire. Tu ne les auras pas. Tu auras simplement les faits.

— Commençons par là.

— Tu as de la chance que j’accepte de te répondre. Il ne m’est jamais arrivé de répondre sous prétexte qu’on me le demandait. Je ne sais pas pourquoi je fais une exception pour toi.

— C’est parce que je suis empereur, dit Tibère en souriant.

— Sans doute. Les faits ne sont pas très nombreux, mais ils suffisent à tout comprendre, si on ne dissout pas les liens qui les unissent avec des complications et des figurants inutiles. Il y a six jours, Henri Valhubert est arrivé brusquement à Rome. Le soir même, on l’a tué devant le palais Farnèse, au moment où il cherchait à rencontrer son fils. Sur place se trouvaient donc Claude, toi-même et Néron, ainsi que Gabriella Delorme, qui n’avait signalé sa présence à personne. Pendant quelque temps, la police a pioché la piste de Michel-Ange, chargeant même Lorenzo Vitelli de lui servir de contact au sein du Vatican. La découverte de la parenté de Gabriella a changé les choses, et modifié le mobile du meurtre, si la preuve pouvait être faite que Gabriella était bien l’objet du voyage de Valhubert. J’ai passé quatre jours à enquêter par téléphone à Paris, et j’ai obtenu l’assurance formelle que c’était en effet le cas. Ces derniers temps, Henri Valhubert s’inquiétait des si fréquents voyages de sa femme à Rome, qui ne se justifiaient plus depuis que les parents Delorme avaient déménagé assez loin de la capitale. Il a dû craindre un amant et il a attaché un détective aux pas de sa femme, procédé sordide mais efficace, assez bien dans la ligne de ce qu’on a appris du personnage. Ce détective, Marc Martelet, prenait Laura Valhubert en chasse dès son arrivée à Rome, depuis quatre mois. Ne me demande pas d’où je tiens ces informations, il n’y a rien de plus simple. La secrétaire de Valhubert avait noté les rendez-vous de son patron et de Martelet. Je n’ai eu qu’à appeler ce Martelet, que l’assassinat d’Henri Valhubert libérait du secret professionnel. Martelet lui avait déjà remis des photos de Gabriella et trois rapports : on pouvait y apprendre que Mme Valhubert avait une fille à Rome, qu’elle venait la voir depuis dix-huit ans, et qu’elle lui assurait un train de vie très correct. D’où venait l’argent ? Martelet n’avait pas encore la réponse. Mais il s’était cependant produit récemment un fait curieux : un soir, Laura Valhubert a rejoint une troupe d’hommes dans une rue proche de l’hôtel Garibaldi. Ils ont marché ensemble une minute ou deux et se sont séparés en silence au bout de la rue. Elle est retournée seule à l’hôtel sans qu’aucun de ces hommes ne la raccompagne. Martelet a suivi l’un de ces hommes, celui qui semblait diriger la troupe, et il est parvenu à l’identifier. Il est connu de la police romaine sous le nom curieux de « Doryphore ». À cause des pommes de terre, il paraît. Les doryphores bouffent les feuilles des pommes de terre. Enfin ce n’est pas très clair.

— Je me fous de ces pommes de terre. Alors quoi, le Doryphore ?

— Il mène à travers Rome une bande de pillards. Il est difficile de le prendre sur le fait. La police attend un gros coup pour être assurée d’une lourde condamnation. Toujours est-il que Laura Valhubert, épouse d’un éditeur parisien fortuné, est en cheville avec le Doryphore. Tu ne dis plus rien, Tibère ?

— Continuez, dit Tibère dans un souffle. Videz votre sac, on fera le tri après.

— Elle est en cheville avec le Doryphore et sa pègre de banlieue. Martelet suggérait dans son rapport, à titre d’hypothèse à vérifier, que Laura en tirait de quoi faire vivre Gabriella. Sa position sociale privilégiée, la notoriété de son beau-frère Édouard, ses allers et retours réguliers entre Rome et Paris la désignent comme une auxiliaire de choix pour écouler des marchandises compromettantes. La bande vole à Rome, et Laura Valhubert transfère une partie des prises chez des receleurs parisiens, contre bon pourcentage. Cela pourrait expliquer que la police s’acharne en vain à chercher les portes de sortie du Doryphore, et également que Laura Valhubert se refuse à prendre l’avion. Le train offre des facilités pour l’anonymat des bagages. Tu comprends, Tibère ? Il faut bien qu’elle trouve d’une manière ou d’une autre l’argent qu’elle verse depuis vingt-quatre ans pour Gabriella, puisque Henri Valhubert ne lui a jamais laissé la moindre indépendance matérielle. Impossible de soustraire la plus petite somme du budget conjugal sans qu’Henri Valhubert ne le consigne dans un registre. D’autre part, les parents Delorme n’ont pas un sou devant eux. L’argent venait donc d’ailleurs. Ajoute à cela que, enfant, le Doryphore, de son vrai nom Vento Rietti, habitait à quelques rues de la maison des Delorme. Le trafic entre eux deux a dû commencer dès la naissance de Gabriella, d’abord sous une forme occasionnelle, puis jusqu’à devenir un véritable système. Tous ces détails restent à établir, bien entendu, mais je dispose déjà d’éléments bien suffisants pour une inculpation. Ce n’est pas très gai, n’est-ce pas ?

— À quoi ça sert tout ça ? gronda Tibère. Qu’est-ce que vous cherchez à prouver ? Laura n’a pas pu assassiner Henri depuis sa maison de campagne. Elle est hors de cause dans l’affaire !

— Mais sa fille aurait pu le faire. Elles auraient pu s’entendre. Imagine qu’au retour de son dernier voyage elle ait cherché ces rapports adressés par Martelet. Il est très probable qu’elle se soit sentie suivie à Rome, et que, alertée, elle ait fouillé le bureau de son mari. Martelet précise en effet dans son dernier rapport qu’il craignait d’avoir été remarqué et qu’il lui faudrait sans doute changer de « pisteur ». Suppose, jeune empereur, qu’elle ait donc trouvé ces rapports qui l’accablent. Suppose encore qu’Henri Valhubert, dont elle apprend le prochain départ pour Rome, réunisse les derniers éléments de preuves… Que reste-t-il alors de la vie de Laura Valhubert ? La ruine, la condamnation, l’emprisonnement ? C’est grave, tu ne trouves pas ? Et quand l’homme qui vous menace ainsi ne vous tient pas tellement à cœur…

— Laura n’aurait jamais entraîné sa fille dans une affaire de meurtre ! cria Tibère. Vous ne la connaissez pas ! Vous ne pouvez pas supposer des choses aussi médiocres ! Laura n’agit pas par procuration ! Laura n’a jamais dissimulé ni différé le moindre de ses sentiments. Si Laura aime quelqu’un, elle l’embrasse, si Laura boit, elle est ivre, et elle le dit, si elle s’emmerde, elle quitte la table au milieu du repas, en disant qu’elle s’emmerde, et si elle veut tuer quelqu’un, elle le tue. Et elle le tue elle-même, et elle dit pourquoi ! Voilà comment est Laura. Mais il y a une chose que vous ne savez pas, vous, c’est que Laura n’en a rien à faire de tuer, même si la misère ne lui fait pas envie.

— Dissimuler Gabriella et mentir à son mari pendant tant d’années ne cadre pas avec ce que tu racontes d’elle, n’est-ce pas ?

— C’est parce qu’Henri, quelle que fût son intelligence, était un imbécile et qu’il n’aurait pas fait de quartier avec Gabriella. Avec les imbéciles, Laura s’économise. Et c’est sage. Avec nous, elle n’a jamais caché Gabriella.

— Et pourquoi aurait-elle épousé cet imbécile ? Pour l’argent ?

— Ça ne s’explique pas. Ça la regarde. Pas pour l’argent.

— Tu l’idéalises, Tibère. Et donc tu t’égares. Comme tout le monde, Laura Valhubert te décontenance et te fanatise. Même l’inspecteur Ruggieri perd ses moyens et n’arrive pas à l’interroger correctement. C’est comme ça qu’une femme comme elle passe à travers toutes les mailles. Votre fanatisme à tous me lasse. Moi, je veux en finir et je vais en finir. Et vous comprendrez que Laura Valhubert, avec ce charme prodigieux qu’elle tire d’on ne sait où, n’est qu’une idée, qu’un leurre, qu’une image.

— Si vous n’êtes plus capable de faire la différence entre Laura et une image, je vous plains, monsieur Valence. La vie ne doit pas être marrante.

Valence serra les lèvres.

— Tu es au courant de ses affaires avec le Doryphore, puisqu’elle ne te cache rien ?

— Je ne suis au courant de rien. Laura ne trafique pas.

— Tu mens, Tibère. Tu es au courant.

— Allez vous faire foutre.

— Qu’est-ce que ça changerait ?

— À la fin, qu’est-ce que vous lui voulez ? Vous voulez l’écraser, c’est entendu ! Et comment comptez-vous vous y prendre ? Hein ? Vous perdez votre temps. Laura était en France ! Et on ne peut rien prouver contre Gabriella.

Valence s’arrêta de marcher.

— Jeune empereur, dit-il en baissant la voix, Laura Valhubert n’était pas en France.

Tibère se retourna brusquement et s’agrippa au bras de Valence.

— Espèce de salaud ! Elle était en France ! Tous les rapports l’ont dit, murmura-t-il.

— Elle était en France en fin d’après-midi. Elle était en France le lendemain en fin de matinée. La gardienne lui a apporté son déjeuner dans sa chambre à midi passé. Est-ce que cela veut dire qu’elle était en France pendant la nuit ?

— Bien sûr ! souffla Tibère.

— Mais bien sûr que non. La maison de campagne des Valhubert n’est qu’à une vingtaine de kilomètres de Roissy. Vers six heures du soir, Laura Valhubert est sortie pour se promener, et elle a prévenu la gardienne qu’elle dînerait dehors et qu’elle rentrerait tard — comme cela lui arrive souvent, d’ailleurs. Vers onze heures et demie, la gardienne voit la lumière du salon s’allumer, puis celle de la chambre, puis tout s’éteindre vers deux heures du matin. À cette heure-là, Laura Valhubert est déjà arrivée à Rome, par le vol de vingt heures qui s’est posé à vingt-deux heures exactement. Elle a largement eu le temps d’être à onze heures et demie place Farnèse, sans doute prévenue par Gabriella qu’Henri irait chercher son fils à cette fête. Cette foule avinée lui simplifie bien les choses. Elle le tue. Elle reprend l’avion du matin qui la dépose à onze heures dix en France. À midi, elle sonne la gardienne pour le petit déjeuner.

— Et la lumière qui s’est allumée ?

— Programmateur, Tibère. C’est si simple. Il y en a dans la maison pour se prémunir contre les vols.

— Espèce de salaud !

— Elle a bien entendu donné un faux nom pour voyager, ce qui n’est pas très difficile avec les faux papiers que doit lui fournir le Doryphore en cas de pépin. Elle savait quand Henri devait se rendre à Rome, elle a eu tout le temps de mettre au point son propre voyage. Premiers renseignements pris, on se souvient d’une grande femme brune descendue de l’avion du matin ce jour-là. Elle est foutue. Elle est foutue, Tibère.

— Il n’y a pas de preuves !

— J’ai longuement questionné la gardienne, à plusieurs reprises. Elle a été contrôler les deux programmateurs des lampes. Les horaires affichés correspondent. Une petite erreur de Laura Valhubert, vois-tu. En outre, quand la gardienne est entrée pour faire le ménage au matin, elle s’est aperçue que le feu de cheminée n’avait pas été couvert, ce que fait pourtant Mme Valhubert chaque soir. Enfin, les voisins d’en face n’ont pas entendu la voiture revenir le soir, mais sont certains de l’avoir entendue freiner doucement dans l’allée, vers midi moins le quart, le lendemain. Elle n’était pas en France cette nuit-là.

— Non ! Vous vous gourez. Car pourquoi aurait-elle pris la peine de venir jusqu’à Rome pour le tuer ? C’était plus simple de le faire à Paris, après avoir lu les rapports, non ?

— Réfléchis une minute, Tibère. À Paris, aucune chance de mettre au point un aussi excellent alibi. Devant lequel tout le monde s’est incliné d’ailleurs, sauf moi. Vois-tu, il lui fallait attendre Rome. Elle est foutue, je te dis.

— Et ça ne vous fait rien ? hurla Tibère.

— Si. Un peu, dit-il.

— Vous êtes content tout de même, c’est cela ? Valence haussa les épaules.

— Il faut bien qu’un jour ou l’autre les mythes s’écroulent, dit-il.

— Et pourquoi ?

— Je ne sais pas.

Richard Valence leva les yeux. Face à lui, Tibère était ravagé par une vraie douleur. Le jeune homme leva la main et gifla Valence avec violence. Et puis Valence le vit vaciller, tourner le dos puis courir très vite dans la nuit qui tombait. Qu’est-ce qu’il allait bien pouvoir faire, maintenant, l’empereur Tibère ?


Valence redressa sa cravate, serra sa veste. Il faisait un peu frais. C’était dommage de ravager comme ça le visage de Tibère. Tibère savait très bien qu’il avait raison. Il n’avait même pas vraiment défendu Laura, juste pour la forme. Tibère savait pour Gabriella, il savait pour le Doryphore et sa pègre, il savait même peut-être que Laura s’était sentie suivie à son dernier séjour. C’est pour ça qu’il s’était tant inquiété de le voir se mêler de l’enquête et qu’il l’avait surveillé sans relâche pour s’interposer entre Laura et lui. Ça n’avait servi à rien, au contraire. Valence décida de ne plus y penser. Il fallait qu’il en termine. Il devait aller parler à Gabriella. À dix heures, la jeune fille n’était sûrement pas couchée. Il marcha sans se presser, ignorant les taxis qui passaient près de lui.

Gabriella n’était pas seule. C’est vrai, on était vendredi. Et Mgr Vitelli se tenait à côté d’elle, grand et sévère, et il ne décroisa pas les bras quand Valence entra dans la pièce.

— Tibère sort d’ici, monsieur Valence. Il cherchait Laura, dit l’évêque.

— C’est-à-dire qu’il vous a raconté toute notre conversation ?

— En deux mots. C’est ignoble.

— Que Mme Valhubert ait tué son mari ?

— Non. Vous, vous êtes ignoble. Est-ce que je me trompe, ou bien n’aviez-vous pas pour mission de calmer le jeu en venant à Rome ? De déposer vos conclusions en main propre à votre ministre ?

— C’est exact.

— Vous avez donc décidé de jouer votre carrière ?

— Possible.

— Pour une femme ?

— Non. Pour la vérité. Ça semble clair, non ?

— Pas tellement, je trouve. Est-ce que tu trouves, Gabriella ma chérie, que cet homme semble clair ?

Gabriella eut une moue dubitative et Valence eut l’impression qu’ils lui jouaient une scène pour l’ébranler. Tous les deux étaient ironiques et détachés, ce qu’il ne s’attendait pas à rencontrer.

— C’est évident, dit l’évêque en s’adressant à Gabriella et en oubliant la présence de Valence. Cet homme-là ne balance pas sa carrière pour la vérité. La vérité, c’est un mot, ça ne veut rien dire. Il la balance pour une femme, bien entendu, pour voir la fin de cette femme, pour la provoquer lui-même. Vieux comme le monde. « Voir le dernier Romain à son dernier soupir, moi seul en être cause et mourir de plaisir », ou quelque chose de cet ordre-là. Il veut casser cette femme, c’est-à-dire qu’il ne peut plus s’empêcher de vouloir la casser. En réalité, cet homme, vois-tu, Gabriella, n’a plus son contrôle. Porté par ses pulsions comme un rondin sur un fleuve en crue. Cela ne se remarque pas, mais il est hors de lui. Il y a des gens chez qui ça ne se voit pas. C’est intéressant. Et il est ainsi depuis que je l’ai rencontré pour la deuxième fois au Vatican, blême et muet. Il y avait sur ce visage les remous du fleuve qui amorce sa crue tragique, et aussi les traces d’une fuite qui commence. C’est agaçant, n’est-ce pas monsieur Valence, quand deux personnes se mettent à vous commenter comme si vous n’étiez pas là ?

— Ça m’est égal, dit Valence.

— Bien sûr. Tu vois, Gabriella, cet homme n’est pas impressionnable. Il est d’une nature assez particulière, et tout compte fait assez belle. Mais son histoire est plutôt simple, comme toutes les grandes histoires. Faut-il la conter ?

— Est-ce cette soutane qui vous donne le droit et la morgue de discourir sur les autres, monseigneur ? demanda calmement Valence en se servant à boire.

— Non, c’est la longue fréquentation des confessionnaux. Vous ne pouvez pas savoir à quel point on y parle toujours de la même chose.

— Si vous voyez si clair au cœur de tous ces êtres simples, monseigneur, vous avez dû depuis longtemps percer l’identité de l’assassin de votre ami ?

L’évêque hésita en fronçant les sourcils.

— Je le crois. Mais moi, je ne suis pas sûr de le dire un jour. J’étais venu ce matin pour vous consulter à ce sujet, mais vous n’avez même pas eu le geste de me recevoir, tout absorbé que vous étiez dans votre histoire simple, emporté par la crue de votre fleuve. C’est tout compte fait une chance, car je me serais laissé aller à dire des choses que je regretterais beaucoup ce soir. À présent, je ne vous accorde plus ma confiance, et j’attends, oui, j’attends de vous voir chuter. La crue, la cascade. La chute.

— C’est une drôle de phrase, venant d’un évêque.

— C’est que je ne vois pas d’autre solution pour vous. Chuter, et revivre.

— Parlons plutôt de la chute de Laura Valhubert. Que pensez-vous de son alibi truqué ?

L’évêque eut un mouvement d’épaules indifférent.

— Tout le monde, dit-il, peut avoir un jour ou l’autre besoin de mentir pour aller passer une nuit hors de chez soi. Il n’est pas nécessaire de commettre un meurtre en même temps. Laura va peut-être voir un ami.

— Amant, rectifia Gabriella. Maman va peut-être voir un amant.

— Vous voyez, dit Vitelli en souriant, la petite est d’accord.

— Alors vous aussi, dit Valence, elle vous hallucine, elle vous égare. Et l’argent ? Où se procure-t-elle l’argent pour sa fille ? Est-ce que vous vous en doutez au moins ?

— Chez des pillards, dit Gabriella en riant presque.

Lorenzo Vitelli avait l’air de franchement s’amuser à présent. Valence serrait les doigts sur son verre.

— Maman m’apporte de l’argent tous les mois, chantonna Gabriella.

— Le salaire qu’elle reçoit du Doryphore en échange du passage de marchandises volées, précisa Valence.

— Parfaitement, dit Gabriella. Mais maman ne vole pas. Elle transporte seulement des choses pour pouvoir nourrir sa fille. Bientôt, ça sera fini, j’ai trouvé un travail, un bon travail. Avec Henri, il n’y avait pas d’autre solution, il n’a jamais voulu qu’elle gagne sa vie. Ça lui faisait honte. Le Doryphore est un chic type. Il a réparé toute la plomberie ici.

Vitelli souriait toujours.

— Et vous, monseigneur, ça vous distrait ? Vous protégez ce trafic sans dire un mot ?

— Monsieur Valence, Laura ne m’a jamais chargé de veiller sur son âme, avec laquelle elle entend se débrouiller toute seule. Elle m’a seulement chargé de son enfant.

— Maman a horreur qu’on interfère dans sa conception de la morale, commenta Gabriella.

— Laura Valhubert trafique, elle ment, elle élève sa fille avec l’argent de la pègre, mais son ami l’évêque ferme les yeux et sa fille reconnaissante en rit ! Et là-dedans, c’est moi qui suis ignoble, c’est ça ?

— C’est ça, à peu de chose près, dit Gabriella.

— Le sort de votre mère ne vous inquiète donc pas ?

— Si. Il m’inquiète depuis que vous en avez fait une affaire personnelle. Votre obstination a réussi à déglinguer Tibère qui vient de partir d’ici comme un cinglé. Mais Tibère est vite cinglé dès qu’il s’agit de maman, il perd la tête. Pas moi. Car je sais que vous n’aurez jamais le dessus sur elle. Elle vous regardera, elle rira ou elle pleurera peut-être, et puis elle repartira, quand vous, après avoir foncé sur elle, vous vous serez éclaté la tête contre un mur.

— La fameuse chute, commenta Vitelli.

— Votre mère a liquidé son mari… Ça ne vous évoque rien, ce genre d’horreur ?

— L’horreur, dit Gabriella, est une idée confuse. On peut être horrible en écrasant une mouche et magnifique en tuant un homme. Lorenzo, j’en ai assez.

Valence parvenait à rester presque calme en se disant qu’au moins il avait ce qu’il était venu chercher : l’aveu que Gabriella recevait des revenus réguliers, et que tout le monde ici était tranquillement au courant de leur origine insalubre. Et que tout le monde s’en amusait, sauf Henri Valhubert qui en était mort. Il posa son verre en soupirant. Il n’avait plus qu’à compléter son rapport avec ça. Et partir.

— Votre protégée est une furie, monseigneur.

— Vous n’y connaissez rien, dit Vitelli.

— Et depuis quand les évêques s’y connaissent-ils en femmes ?

— Très longue histoire. La nuit des temps, répondit l’évêque.

— Qu’étiez-vous venu me dire ce matin ?

— Trop tard. Allez donc chercher votre assassin et laissez-moi me charger du mien.

— Vous tournez le dos à l’évidence.

— Et alors ?

Lorenzo Vitelli ferma doucement la porte sur Richard Valence et l’écouta descendre l’escalier.

— Est-ce que j’ai été comme il faut, Lorenzo ?

— Parfaite, ma chérie. Tu as été parfaite.

— Je suis crevée.

— Le cynisme ne vient pas tout seul, il faut une certaine habitude. Au début, ça fatigue, c’est normal.

— Est-ce que tu crois qu’il s’est énervé ?

— Je crois au moins qu’il s’est découragé, même s’il ne s’en est pas encore aperçu. Ça va lui venir. Des interlocuteurs sincères comme Tibère, c’est de l’or pour Richard Valence, ça le galvanise. C’est ce qu’il faut à tout prix éviter. Il faut le déprimer par une indifférence générale, il faut remettre en cause ses motivations de n’importe quelle façon, jusqu’à ce qu’il lâche la rampe sans s’en rendre compte. Je ne vois pas d’autre moyen en notre pouvoir pour nous débarrasser de lui.

— J’ai peur tout de même. Tu ne crois pas un mot de ce qu’il avance, n’est-ce pas ?

— Je crois vraiment que ce n’est pas Laura qui a tué Henri.

— Tu penses à autre chose, toi ?

— C’est vrai.

— Quelque chose qui ne te fait pas plaisir ?

— C’est vrai encore.

— Qu’est-ce que tu comptes faire ?

— Attendre.

— Est-ce que c’est dangereux ?

— Peut-être.

— Je t’aime, Lorenzo. Débrouille-toi pour être prudent.

Gabriella resta les yeux dans le vide, tournant une cigarette entre ses doigts.

— Tu penses à Richard Valence ? demanda Lorenzo. Tu te dis qu’il a malgré tout quelque chose d’irrésistible et tu te demandes ce que ça pourrait bien être ?

— Lorenzo, tu es exactement le genre de curé que j’adore. On a à peine le temps de commencer à penser que c’est déjà déchiffré, formulé, disposé en petits carrés sur la table. Tu ne peux pas savoir comme c’est reposant. Il devait y avoir la queue à ton confessionnal.

L’évêque rit.

— Est-ce que tu as la réponse au moins, pour Richard Valence ?

— C’est le genre de réponse qu’on doit trouver tout seul, ma chérie.

— Sale évêque cauteleux. Est-ce que tu restes dîner avec moi ? Je sais qu’il est tard, mais c’est vendredi.

— Vendredi… dit Lorenzo, c’est poisson.

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