— Nom de Dieu, souffla Tibère, nom de Dieu, c’est vendredi.
Il se raidit sur sa couchette et essaya de rassembler le plus d’idées qu’il pouvait. C’était tellement bouleversant. Il resta le regard immobile, accroché au plafond, explorant soudainement un monde d’évidences, respirant très doucement pour ne pas effrayer les chaînes de pensées qui prenaient vie sans bruit dans sa tête. L’émotion lui effondrait le ventre. Il se leva avec précaution, accrocha ses mains aux barreaux et hurla.
— Geôlier !
Le gardien serra les dents. Depuis le début, ce type s’obstinait à l’appeler « geôlier », comme s’il s’était cru dans une prison du XVIIe siècle. C’était exaspérant, mais Ruggieri lui avait demandé de ne pas inutilement contrarier Tibère pour des vétilles. Il était clair que Ruggieri ne savait plus comment s’y prendre avec cet excité.
— Qu’est-ce qu’il y a, prisonnier ? demanda-t-il.
— Geôlier, fais venir ici Ruggieri sans tarder davantage, récita Tibère.
— On ne dérange pas le commissaire sans motif impérieux à huit heures du soir. Il est chez lui.
Tibère secoua les barreaux.
— Geôlier, nom de Dieu ! Fais comme je demande ! cria-t-il.
Le gardien se rappela les consignes de Ruggieri. L’avertir dès que le prévenu manifesterait un changement d’attitude, un désir de parler, quelle que soit l’heure de la journée ou de la nuit.
— Ta gueule, prisonnier. On va le chercher.
Tibère resta debout, accroché aux barreaux jusqu’à ce que Ruggieri arrive, une demi-heure plus tard.
— Vous voulez me parler, Tibère ?
— Non. Je veux que vous alliez me chercher Richard Valence, c’est terriblement urgent.
— Richard Valence n’est plus à Rome. Il est reparti pour Milan hier soir.
Tibère serra les barreaux. Valence ne l’avait pas écouté et il avait laissé Laura seule dans la nuit de Rome. Valence était un salaud.
— Allez le chercher à Milan ! hurla-t-il. Qu’est-ce que vous attendez ?
— Toi, dit Ruggieri en le dévisageant, tu paieras tes insultes un jour ou l’autre. Je fais prévenir M. Valence.
Tibère retomba sur sa couchette, assis, la tête sur ses bras. Valence était un salaud mais il fallait qu’il lui parle.
On ouvrit sa porte peu de temps après. Tibère respira un grand coup en voyant entrer Valence dans sa cellule.
— Vous êtes venu en avion ? dit Tibère.
— Je ne suis pas allé à Milan, dit Valence. Presque jamais.
— Alors… tu as fait comme je t’ai demandé pour Laura ?
Valence ne répondit pas et Tibère répéta sa question. Scrupuleusement, Valence chercha ses mots.
— J’ai été très biblique avec Laura, dit-il.
Tibère se recula et l’examina.
— Tu veux dire que vous vous êtes écroulés d’amour biblique et que tu as couché avec elle ?
— Oui.
Tibère fit lentement le tour de sa cellule, en croisant les mains dans son dos.
— Bon, dit-il enfin. Bon. Puisque c’est comme ça.
— Puisque c’est comme ça, dit Valence.
— Il faudra que je pense à te proposer la charge consulaire quand je serai sorti de là. Car je vais sortir de là, Valence !
Tibère se retourna, le visage altéré.
— Est-ce que tu peux me dire de mémoire le texte de mes billets, ceux qu’on a retrouvés chez Sainte-Conscience-des-Archives-Ravagées ? Essaie, c’est très important, c’est vital, concentre-toi.
— Maria… dit lentement Valence en fronçant les sourcils, Maria… Table-fenêtre n° 4 mardi… Maria Table-porte n° 2 vendredi… Maria… Table-fenêtre n° 5 vendredi, Maria… lundi… Maria…
— Mais tu ne comprends pas, Consul ? Tu ne comprends pas ? Tu n’entends donc pas ce que tu dis ? Maria Table-porte n° 2 vendredi… Vendredi !
— Eh bien quoi, vendredi ?
— Mais vendredi ! cria Tibère. Vendredi, c’est poisson ! C’est poisson, Valence, nom de Dieu !
Tibère le secouait par les épaules.
Un quart d’heure plus tard, Valence entrait en coup de vent dans le bureau de Ruggieri, qui n’avait pas pu se décider à partir et qui l’attendait.
— Eh bien, monsieur Valence ? Qu’est-ce que ce cinglé avait donc à vous dire de si personnel ?
Valence l’attrapa par le bras.
— Prenez six hommes, Ruggieri, direction Trastevere, le domicile de Gabriella Delorme, voitures banalisées. Vous serez dans la voiture qui bloquera l’entrée principale. Je monterai seul chez elle. Je vous ferai signe de la fenêtre au moment où vous devrez me rejoindre.
Ruggieri ne pensa pas à protester ou à exiger d’accompagner Richard Valence. Il secoua simplement la tête pour demander à comprendre.
— Plus tard, Ruggieri, je vous expliquerai en route. Préparez un mandat d’arrêt.
Comme c’était vendredi, il y avait du monde chez Gabriella, mais la soirée était lourde et lente. Du fond de la pièce, Néron tira sur ses yeux avec ses doigts pour examiner Valence qui entrait, s’asseyait et se servait un verre. Ils le regardaient tous sans parler, Gabriella, l’évêque à côté d’elle, et Laura, encadrée de Claude et de Néron.
— Vous nous apportez des nouvelles, centurion ? demanda Néron.
— Oui, dit Valence.
Néron tressaillit et se leva.
— Ça, c’est un vrai oui, dit-il à mi-voix. C’est un oui qui compte. Que se passe-t-il, monsieur Valence ?
— Tibère n’a pas tué Henri Valhubert et il n’a pas tué Maria Verdi.
— Ce n’est pas une nouvelle, dit Claude durement.
— Si. Ruggieri vient de détruire l’acte d’accusation. Il en dresse un autre.
— Qu’est-ce qu’on a trouvé ? demanda Néron sans cesser de tirer sur ses yeux.
— On a trouvé qu’aujourd’hui, c’était vendredi.
— Je ne comprends pas, murmura Laura.
— Aujourd’hui c’est vendredi, et vendredi c’est poisson. C’est poisson et c’est trêve. C’est trêve et c’est abstinence pour Maria Verdi. C’est abstinence et c’est pureté. Tous les vendredis. Maria Verdi s’abstenait de se rendre complice de Tibère, et Tibère respectait en souriant cette secousse religieuse hebdomadaire. Le vendredi, c’était relâche pour les voleurs de la Vaticane.
— Et après ? dit Claude.
— Sur deux des billets trouvés chez Maria, Tibère a écrit : Table-porte n° 2 vendredi, et Table-fenêtre n° 5 vendredi… Mais Tibère n’a jamais fait travailler Maria le vendredi. Ces deux billets sont des faux, et les neuf autres aussi. Les vrais billets ont bien été détruits par Maria, mais ceux-là ont été déposés chez elle après sa mort, pour faire chuter Tibère.
Valence se leva, ouvrit la fenêtre et fit un signe à Ruggieri.
— Les apparences… murmura-t-il en refermant la fenêtre. Quand un appartement est dévasté, on s’imagine qu’on y a cherché quelque chose, et on ne pense pas, au contraire, qu’on y a déposé quelque chose. Ces billets n’étaient pas chez Maria Verdi avant que Lorenzo Vitelli ne vienne les y mettre.
Ruggieri entrait avec deux hommes. L’évêque leur tendit les mains avant qu’on ne le lui demande. Valence vit le jeune flic hésiter devant l’anneau épiscopal avant de refermer les menottes sur ses poignets. Gabriella cria et se jeta contre Lorenzo, mais Laura ne bougea pas et ne dit rien.
Valence, adossé à la fenêtre, la regardait pendant qu’on emmenait l’évêque. Laura n’avait pas tourné la tête vers Vitelli, et lui non plus. Les deux amis d’enfance se séparaient sans un regard. Laura mordait ses lèvres et fumait, avec cette distraction souveraine qui lui faisait négliger les cendres qui tombaient au sol. Elle regardait ses mains, la tête penchée, épuisée, avec ce que l’épuisement apporte de détachement et de tristesse. Richard Valence l’examinait, il cherchait sur elle la réponse qui lui manquait. Il savait maintenant que Lorenzo Vitelli avait empoisonné Henri et égorgé Maria Verdi. Il le savait parce que les faits le prouvaient. Il comprenait enfin l’enchaînement véritable des événements et il savait comment l’évêque les avait superbement maîtrisés depuis treize jours. Mais il ne savait pas pourquoi. Il attendait que Laura parle.
Maintenant, Laura avait posé son front sur sa main, et il avait du mal à la quitter des yeux.
Depuis le départ silencieux de Vitelli et des policiers, Néron était resté près de la porte, contre le montant, et il gardait son œil gauche, tiré avec son doigt, fixé sur Valence. Valence se rendait compte que Néron le voyait regarder Laura. Il savait Néron capable de suivre ses pensées sur son visage et en ce moment, il était incapable de garder son visage détaché. Ça lui était égal.
Néron souriait, Néron revivait, depuis qu’il avait failli foutre le feu à Rome. Il se demandait lequel d’entre eux allait le premier casser le silence qui durait depuis que, tout à l’heure, le grand évêque était parti. Lui-même n’avait pas envie de le faire. C’était tellement agréable, et si gênant, ce silence abruti, la première fois qu’ils se taisaient tous depuis treize jours. Lui, il faisait la netteté sur Richard Valence en tirant sur son œil et ça lui plaisait comme ça. Quand il lâchait cet œil, Valence devenait flou, et quand il le tirait, Valence devenait précis, avec le regard bleu et les mèches noires retombées sur le front, et la respiration troublée. Néron n’avait pas beaucoup connu Valence, mais il était certain que depuis plusieurs jours, il n’était plus dans son état normal, et ça lui plaisait d’assister à ça. Beaucoup même. Le spectacle des grandes amours a toujours ravi les princes, songea Néron.
Il se détacha mollement de la porte et alla choisir une bouteille d’alcool fort.
— Je suis sûr que tout le monde préférerait être ivre, dit-il enfin.
Il fit le tour de la pièce sans se presser et donna à chacun un verre. En arrivant près de Laura, il s’accroupit et lui mit le verre dans la main.
— Et tout ça pour quoi ? lui dit-il. Pour pas grand-chose. Parce que monseigneur est le père de Gabriella.
Laura le regarda avec un peu de crainte.
— Et comment sais-tu ça, Néron ?
— Ça crève les yeux. Je l’ai toujours su.
Valence fut si surpris qu’il dut chercher ses mots. Il regarda Claude qui s’était immobilisé et Gabriella qui avait l’air de ne rien entendre.
— Mais si tu savais déjà ça, nom de Dieu, dit-il à Néron, pourquoi n’as-tu pas tout compris depuis le début ?
— Mais parce que je ne pense pas, dit Néron en se relevant.
— Et qu’est-ce que tu fais alors ?
— Je gouverne.
Il les regarda en souriant.
— Qu’est-ce qu’on attend pour être ivres ? ajouta-t-il.
Valence s’appuya lourdement à la fenêtre. Lentement, il rejeta la tête en arrière. Il fallait qu’il ne regarde plus que le plafond. Il fallait qu’il pense, qu’il ne fasse plus que penser. Bien sûr, Néron avait raison, tellement raison. Et lui était passé à côté de tout. Gabriella était la fille de Lorenzo Vitelli, la fille de l’évêque. C’était bien la seule chose qu’il y avait à savoir. C’était si facile ensuite. Henri Valhubert qui apprend l’existence de Gabriella, l’enfant bâtarde qu’on lui cache depuis dix-huit ans. À partir de là, il est foutu. Il est foutu parce qu’il veut savoir. C’est quelque chose qu’on ne peut pas empêcher. Il veut savoir, et tout se met en marche. Il va trouver son ami Lorenzo sans méfiance, pour parler de Gabriella. Peut-être s’est-il inquiété de la réaction de l’évêque, peut-être a-t-il perçu soudain la ressemblance vague qui unit le père et la fille, ou peut-être a-t-il déduit cette paternité de tout ce qu’il sait de Laura et de Lorenzo. Quelle importance ? Il se trouve que tout d’un coup, Henri Valhubert sait. Il sait. Au moment de cette naissance, Vitelli est déjà dans les ordres. Sous sa menace, Laura s’est tue. Père inconnu. Son mariage avec Valhubert la condamne encore plus au silence. Et puis Lorenzo s’attache à sa fille. C’est idiot mais c’est comme ça. Il élève Gabriella. C’est sans risque, ils ne se ressemblent que si l’on y pense. Il savait bien d’où Laura tirait son argent, et c’était un moyen de plus pour s’assurer son silence à jamais.
Henri Valhubert a affolé cette vie secrète qui se jouait doucement depuis vingt-quatre ans. L’évêque devait le tuer, cet imbécile qui allait foutre en l’air l’harmonie de ces chuchotements, qui allait foutre en l’air sa place de cardinal et toute sa carrière, qui allait foutre en l’air l’avenir de Gabriella. Il l’empoisonne sans hésiter pendant la soirée décadente. L’affaire du Michel-Ange est splendide à utiliser. Il enquête sans relâche pour la résoudre, et il réussit au-delà de ses espérances : Tibère dévalise la Vaticane, Tibère est parfait pour endosser le meurtre à sa place.
Mais il ne faut pas qu’il se précipite. Surtout pas. Que pourrait penser de lui Ruggieri s’il venait lui livrer Tibère, son jeune Tibère qu’il aime tant ? Le flic pourrait se méfier, chercher à comprendre ce qui le pousse, lui, un homme d’Église, à donner Tibère avec tant de zèle. Ce qu’il doit faire, c’est amener doucement les flics à découvrir seuls la culpabilité de Tibère, en conservant pour la façade son rôle de protecteur. Seulement, il y a Maria. Elle n’est pas si sotte, Maria. Elle le pratique depuis tant d’années. Elle ne croit pas à son dévouement. Et pire, elle le soupçonne du meurtre. Elle a compris depuis longtemps l’histoire de Gabriella, ou bien elle a surpris la conversation de Valhubert et de l’évêque dans le cabinet. Elle a dû proposer à Vitelli d’échanger son silence contre le sien : elle ne dira rien sur Gabriella s’il ne dit rien sur Tibère. L’évêque accepte, et puis il la tue. Et tout se referme sans accroc sur Tibère. C’est parfait. Mais après l’arrestation, Laura vacille, et elle possède assez d’éléments pour tout comprendre. Elle l’aime fort, ce sacré empereur, et il la sent faiblir, céder du terrain, jour après jour. Laura va l’affronter, lui, l’évêque. Il lui faut éliminer Laura. Une menace du Doryphore, puis le meurtre, tout paraîtra normal. Tuer Laura. Il a dû avoir du mal à s’y décider. Beaucoup de mal.
— Comment as-tu fait, Néron ? demanda Valence à voix basse sans lâcher le plafond des yeux. Pour l’évêque et Gabriella, comment as-tu fait ?
Néron fit la moue.
— C’est-à-dire que je vois des choses dans l’infravisible, dit-il.
— Comment as-tu fait, Néron ? répéta Valence.
Néron ferma les yeux et croisa les doigts sur son ventre.
— Quand Néron fait ça, commenta Claude, c’est qu’il n’a pas l’intention de parler.
— Juste, mon ami, dit Néron. Quand Néron fait ça, vous pouvez tous aller vous faire foutre.
— C’est moi qui le lui ai dit hier, dit Gabriella.
Elle s’était levée et les regardait de très loin.
— Tu ne le savais pas, murmura Laura.
— Par moments, je le savais quand même.
— Si tu savais ça, dit lentement Valence, tu savais aussi qui avait tué Henri et Maria.
— Non. Par moments, dit Gabriella.
— Pourquoi n’avoir parlé qu’à Néron ?
— J’aime bien Néron.
— Et voilà, dit Néron sans ouvrir les yeux. Infinis emmêlements des sentiments sur lesquels se tissent et chavirent les destins des princes…
— Ta gueule, Néron, dit Claude.
Néron pensa que Claude allait mieux. C’était une bonne nouvelle. Valence passa une main sur ses yeux et quitta la fenêtre.
— L’alcool est là, lui dit Néron en tendant le bras.
— Tibère a gardé dans un coffre six des onze pièces volées, dit Valence. On doit pouvoir récupérer celles qui manquent, en y mettant le prix.
— Même si les onze pièces sont restituées à la Vaticane, dit Claude, Tibère ne sera pas pour autant dégagé de sa faute. Il sera jugé et condamné tout de même.
— Mais il y a Édouard Valhubert, dit Laura. Il fera écraser le dossier.
— Tu penses à du chantage ou à quelque chose de ce genre ? demanda Claude.
— Bien sûr, mon chéri.
— C’est une sacrée idée, dit Claude.
Valence traversa la pièce. Il voulait voir Tibère.
— Embrasse-le pour moi, dit Laura.
Il sortit doucement sans faire claquer la porte.