Pour Minne, ô combien !
À Fanchon Delfosse, Pierre Arènes, José Rivaux, Philippe Bonneu, Ali Mehidi, Françoise Dousset et Nicole Harlé, sauveurs d’élèves s’il en fut.
Et à la mémoire de Jean Rolin, qui ne désespéra jamais du cancre que j’étais.
Statistiquement tout s’explique, personnellement tout se complique.
Commençons par l’épilogue : Maman, quasi centenaire, regardant un film sur un auteur qu’elle connaît bien. On voit l’auteur chez lui, à Paris, entouré de ses livres, dans sa bibliothèque qui est aussi son bureau. La fenêtre ouvre sur une cour d’école. Raffut de récré. On apprend que pendant un quart de siècle l’auteur exerça le métier de professeur et que s’il a choisi cet appartement donnant sur deux cours de récréation, c’est à la façon d’un cheminot qui prendrait sa retraite au-dessus d’une gare de triage. Puis on voit l’auteur en Espagne, en Italie, discutant avec ses traducteurs, blaguant avec ses amis vénitiens, et sur le plateau du Vercors, marchant, solitaire, dans la brume des altitudes, parlant métier, langue, style, structure romanesque, personnages… Nouveau bureau, ouvert sur la splendeur alpine, cette fois. Ces scènes sont ponctuées par des interviews d’artistes que l’auteur admire, et qui parlent eux-mêmes de leur propre travail : le cinéaste et romancier Dai Sijie, le dessinateur Sempé, le chanteur Thomas Fersen, le peintre Jürg Kreienbühl.
Retour à Paris : l’auteur derrière son ordinateur, parmi ses dictionnaires cette fois. Il en a la passion, dit-il. On apprend d’ailleurs, et c’est la conclusion du film, qu’il y est entré, dans le dictionnaire, le Robert, à la lettre P, sous le nom de Pennac, de son nom entier Pennacchioni, Daniel de son prénom.
Maman, donc, regarde ce film, en compagnie de mon frère Bernard, qui l’a enregistré pour elle. Elle le regarde d’un bout à l’autre, immobile dans son fauteuil, l’œil fixe, sans piper mot, dans le soir qui tombe.
Fin du film.
Générique.
Silence.
Puis, se tournant lentement vers Bernard, elle demande :
— Tu crois qu’il s’en sortira un jour ?
C’est que je fus un mauvais élève et qu’elle ne s’en est jamais tout à fait remise. Aujourd’hui que sa conscience de très vieille dame quitte les plages du présent pour refluer doucement vers les lointains archipels de la mémoire, les premiers récifs à ressurgir lui rappellent cette inquiétude qui la rongea pendant toute ma scolarité.
Elle pose sur moi un regard soucieux et, lentement :
— Qu’est-ce que tu fais, dans la vie ?
Très tôt mon avenir lui parut si compromis qu’elle ne fut jamais tout à fait assurée de mon présent. N’étant pas destiné à devenir, je ne lui paraissais pas armé pour durer. J’étais son enfant précaire. Elle me savait pourtant tiré d’affaire depuis ce mois de septembre 1969 où j’entrai dans ma première classe en qualité de professeur. Mais pendant les décennies qui suivirent (c’est-à-dire pendant la durée de ma vie adulte), son inquiétude résista secrètement à toutes les « preuves de réussite » que lui apportaient mes coups de téléphone, mes lettres, mes visites, la parution de mes livres, les articles de journaux ou mes passages chez Pivot. Ni la stabilité de ma vie professionnelle, ni la reconnaissance de mon travail littéraire, rien de ce qu’elle entendait dire de moi par des tiers ou qu’elle pouvait lire dans la presse ne la rassurait tout à fait. Certes, elle se réjouissait de mes succès, en parlait avec ses amis, convenait que mon père, mort avant de les connaître, en aurait été heureux mais, dans le secret de son cœur demeurait l’anxiété qu’avait fait naître à jamais le mauvais élève du commencement. Ainsi s’exprimait son amour de mère ; quand je la taquinais sur les délices de l’inquiétude maternelle, elle répondait joliment par une blague à la Woody Allen :
— Que veux-tu, toutes les Juives ne sont pas mères, mais toutes les mères sont juives.
Et, aujourd’hui que ma vieille mère juive n’est plus tout à fait dans le présent, c’est de nouveau cette inquiétude qu’expriment ses yeux quand ils se posent sur son petit dernier de soixante ans. Une inquiétude qui aurait perdu de son intensité, une anxiété fossile, qui n’est plus que l’habitude d’elle-même, mais qui demeure suffisamment vivace pour que Maman me demande, sa main posée sur la mienne, au moment où je la quitte :
— Tu as un appartement, à Paris ?
Donc, j’étais un mauvais élève. Chaque soir de mon enfance, je rentrais à la maison poursuivi par l’école. Mes carnets disaient la réprobation de mes maîtres. Quand je n’étais pas le dernier de ma classe, c’est que j’en étais l’avant-dernier. (Champagne !) Fermé à l’arithmétique d’abord, aux mathématiques ensuite, profondément dysorthographique, rétif à la mémorisation des dates et à la localisation des lieux géographiques, inapte à l’apprentissage des langues étrangères, réputé paresseux (leçons non apprises, travail non fait), je rapportais à la maison des résultats pitoyables que ne rachetaient ni la musique, ni le sport, ni d’ailleurs aucune activité parascolaire.
— Tu comprends ? Est-ce que seulement tu comprends ce que je t’explique ?
Je ne comprenais pas. Cette inaptitude à comprendre remontait si loin dans mon enfance que la famille avait imaginé une légende pour en dater les origines : mon apprentissage de l’alphabet. J’ai toujours entendu dire qu’il m’avait fallu une année entière pour retenir la lettre a. La lettre a, en un an. Le désert de mon ignorance commençait au-delà de l’infranchissable b.
— Pas de panique, dans vingt-six ans il possédera parfaitement son alphabet.
Ainsi ironisait mon père pour distraire ses propres craintes. Bien des années plus tard, comme je redoublais ma terminale à la poursuite d’un baccalauréat qui m’échappait obstinément, il aura cette formule :
— Ne t’inquiète pas, même pour le bac on finit par acquérir des automatismes…
Ou, en septembre 1968, ma licence de lettres enfin en poche :
— Il t’aura fallu une révolution pour la licence, doit-on craindre une guerre mondiale pour l’agrégation ?
Cela dit sans méchanceté particulière. C’était notre forme de connivence. Nous avons assez vite choisi de sourire, mon père et moi.
Mais revenons à mes débuts. Dernier-né d’une fratrie de quatre, j’étais un cas d’espèce. Mes parents n’avaient pas eu l’occasion de s’entraîner avec mes aînés, dont la scolarité, pour n’être pas exceptionnellement brillante, s’était déroulée sans heurt.
J’étais un objet de stupeur, et de stupeur constante car les années passaient sans apporter la moindre amélioration à mon état d’hébétude scolaire. « Les bras m’en tombent », « Je n’en reviens pas », me sont des exclamations familières, associées à des regards d’adulte où je vois bien que mon incapacité à assimiler quoi que ce soit creuse un abîme d’incrédulité.
Apparemment, tout le monde comprenait plus vite que moi.
— Tu es complètement bouché !
Un après-midi de l’année du bac (une des années du bac), mon père me donnant un cours de trigonométrie dans la pièce qui nous servait de bibliothèque, notre chien se coucha en douce sur le lit, derrière nous. Repéré, il fut sèchement viré :
— Dehors, le chien, dans ton fauteuil !
Cinq minutes plus tard, le chien était de nouveau sur le lit. Il avait juste pris le soin d’aller chercher la vieille couverture qui protégeait son fauteuil et de se coucher sur elle. Admiration générale, bien sûr, et justifiée : qu’un animal pût associer une interdiction à l’idée abstraite de propreté et en tirer la conclusion qu’il fallait faire son lit pour jouir de la compagnie des maîtres, chapeau, évidemment, un authentique raisonnement ! Ce fut un sujet de conversation familiale qui traversa les âges. Personnellement, j’en tirai l’enseignement que même le chien de la maison pigeait plus vite que moi. Je crois bien lui avoir murmuré à l’oreille :
— Demain, c’est toi qui vas au bahut, lèche-cul
Deux messieurs d’un certain âge se promènent au bord du Loup, leur rivière d’enfance. Deux frères. Mon frère Bernard et moi. Un demi-siècle plus tôt, ils plongeaient dans cette transparence. Ils nageaient parmi les chevesnes que leur chahut n’effrayait pas. La familiarité des poissons donnait à penser que ce bonheur durerait toujours. La rivière coulait entre des falaises. Quand les deux frères la suivaient jusqu’à la mer, tantôt portés par le courant tantôt crapahutant sur les rochers, il leur arrivait de se perdre de vue. Pour se retrouver, ils avaient appris à siffler entre leurs doigts. De longues stridulations qui se répercutaient contre les parois rocheuses.
Aujourd’hui l’eau a baissé, les poissons ont disparu, une mousse glaireuse et stagnante dit la victoire du détergent sur la nature. Ne demeure de notre enfance que le chant des cigales et la chaleur résineuse du soleil. Et puis, nous savons toujours siffler entre nos doigts ; nous ne nous sommes jamais perdus d’oreille.
J’annonce à Bernard que je songe à écrire un livre concernant l’école ; non pas l’école qui change dans la société qui change, comme a changé cette rivière, mais, au cœur de cet incessant bouleversement, sur ce qui ne change pas, justement, sur une permanence dont je n’entends jamais parler : la douleur partagée du cancre, des parents et des professeurs, l’interaction de ces chagrins d’école.
— Vaste programme… Et comment vas-tu t’y prendre ?
— En te cuisinant, par exemple. Quels souvenirs gardes-tu de ma propre nullité, disons… en math ?
Mon frère Bernard était le seul membre de la famille à pouvoir m’aider dans mon travail scolaire sans que je me verrouille comme une huître. Nous avons partagé la même chambre jusqu’à mon entrée en cinquième, où je fus mis en pension.
— En math ? Ça a commencé avec l’arithmétique, tu sais ! Un jour je t’ai demandé quoi faire d’une fraction que tu avais sous les yeux. Tu m’as répondu automatiquement : « Il faut la réduire au dénominateur commun. » Il n’y avait qu’une fraction, donc un seul dénominateur, mais tu n’en démordais pas : « Faut la réduire au dénominateur commun ! » Comme j’insistais : « Réfléchis un peu, Daniel il n’y a là qu’une seule fraction, donc un seul dénominateur », tu t’es foutu en rogne : « C’est le prof qui l’a dit ; les fractions, faut les réduire au dénominateur commun ! »
Et les deux messieurs de sourire, le long de leur promenade. Tout cela est très loin derrière eux. L’un d’eux a été professeur pendant vingt-cinq ans : deux mille cinq cents élèves, à peu près, dont un certain nombre en « grande difficulté », selon l’expression consacrée. Et tous deux sont pères de famille. « Le prof a dit que… », ils connaissent. L’espoir placé par le cancre dans la litanie, oui… Les mots du professeur ne sont que des bois flottants auxquels le mauvais élève s’accroche sur une rivière dont le courant l’entraîne vers les grandes chutes. Il répète ce qu’a dit le prof. Pas pour que ça ait du sens, pas pour que la règle s’incarne, non, pour être tiré d’affaire, momentanément, pour qu’« on me lâche ». Ou qu’on m’aime. À tout prix.
— Un livre de plus sur l’école, alors ? Tu trouves qu’il n’y en a pas assez ?
— Pas sur l’école ! Tout le monde s’occupe de l’école, éternelle querelle des anciens et des modernes : ses programmes, son rôle social, ses finalités, l’école d’hier, celle de demain… Non, un livre sur le cancre ! Sur la douleur de ne pas comprendre, et ses dégâts collatéraux.
— Tu en as bavé tant que ça ?
— Peux-tu me dire autre chose sur le cancre que j’étais ?
— Tu te plaignais de ne pas avoir de mémoire. Les leçons que je te faisais apprendre le soir s’évaporaient dans la nuit. Le lendemain matin tu avais tout oublié.
Le fait est. Je n’imprimais pas, comme disent les jeunes gens d’aujourd’hui. Je ne captais ni n’imprimais. Les mots les plus simples perdaient leur substance dès qu’on me demandait de les envisager comme objet de connaissance. Si je devais apprendre une leçon sur le massif du Jura, par exemple (plus qu’un exemple, c’est, en l’occurrence, un souvenir très précis), ce petit mot de deux syllabes se décomposait aussitôt jusqu’à perdre tout rapport avec la Franche-Comté, l’Ain, l’horlogerie, les vignobles, les pipes, l’altitude, les vaches, les rigueurs de l’hiver, la suisse frontalière, le massif alpin ou la simple montagne. Il ne représentait plus rien. Jura, me disais-je, Jura ? Jura… Et je répétais le mot, inlassablement, comme un enfant qui n’en finit pas de mâcher, mâcher et ne pas avaler, répéter et ne pas assimiler, jusqu’à la totale décomposition du goût et du sens, mâcher, répéter, Jura, Jura, jura, jura, jus, rat, jus, ra ju ra ju ra jurajurajura, jusqu’à ce que le mot devienne une masse sonore indéfinie, sans le plus petit reliquat de sens, un bruit pâteux d’ivrogne dans une cervelle spongieuse… C’est ainsi qu’on s’endort sur une leçon de géographie.
— Tu prétendais détester les majuscules.
Ah ! Terribles sentinelles, les majuscules ! Il me semblait qu’elles se dressaient entre les noms propres et moi pour m’en interdire la fréquentation. Tout mot frappé d’une majuscule était voué à l’oubli instantané : villes, fleuves, batailles, héros, traités, poètes, galaxies, théorèmes, interdits de mémoire pour cause de majuscule tétanisante. Halte là, s’exclamait la majuscule, on ne franchit pas la porte de ce nom, il est trop propre, on n’en est pas digne, on est un crétin !
Précision de Bernard, le long de notre chemin :
— Un crétin minuscule ! Rire des deux frères.
— Et plus tard, rebelote avec les langues étrangères : je ne pouvais pas m’ôter de l’idée qu’il s’y disait des choses trop intelligentes pour moi.
— Ce qui te dispensait d’apprendre tes listes de vocabulaire.
— Les mots d’anglais étaient aussi volatils que les noms propres…
— Tu te racontais des histoires, en somme.
Oui, c’est le propre des cancres, ils se racontent en boucle l’histoire de leur cancrerie : je suis nul, je n’y arriverai jamais, même pas la peine d’essayer, c’est foutu d’avance, je vous l’avais bien dit, l’école n’est pas faite pour moi… L’école leur paraît un club très fermé dont ils s’interdisent l’entrée. Avec l’aide de quelques professeurs, parfois.
Deux messieurs d’un certain âge se promènent le long d’une rivière. En bout de promenade ils tombent sur un plan d’eau cerné de roseaux et de galets.
Bernard demande :
— Tu es toujours aussi bon, en ricochets ?
Bien entendu se pose la question de la cause originelle. D’où venait ma cancrerie ? Enfant de bourgeoisie d’État, issu d’une famille aimante, sans conflit, entouré d’adultes responsables qui m’aidaient à faire mes devoirs… Père polytechnicien, mère au foyer, pas de divorce, pas d’alcooliques, pas de caractériels, pas de tares héréditaires, trois frères bacheliers (des matheux, bientôt deux ingénieurs et un officier), rythme familial régulier, nourriture saine, bibliothèque à la maison, culture ambiante conforme au milieu et à l’époque (père et mère nés avant 1914) : peinture jusqu’aux impressionnistes, poésie jusqu’à Mallarmé, musique jusqu’à Debussy, romans russes, l’inévitable période Teilhard de Chardin, Joyce et Cioran pour toute audace… Propos de table calmes, rieurs et cultivés.
Et pourtant, un cancre.
Pas d’explication non plus à tirer de l’historique familial. C’est une progression sociale en trois générations grâce à l’école laïque, gratuite et obligatoire, ascension républicaine en somme, victoire à la Jules Ferry… Un autre Jules, l’oncle de mon père, l’Oncle, Jules Pennacchioni, mena au certificat d’études les enfants de Guargualé et de Pila-Canale, les villages corses de la famille ; on lui doit des générations d’instituteurs, de facteurs, de gendarmes, et autres fonctionnaires de la France coloniale ou métropolitaine… (peut-être aussi quelques bandits, mais il en aura fait des lecteurs). L’Oncle, dit-on, faisait faire des dictées et des exercices de calcul à tout le monde et en toutes circonstances ; on dit aussi qu’il allait jusqu’à enlever les enfants que leurs parents obligeaient à sécher l’école pendant la cueillette des châtaignes. Il les récupérait dans le maquis, les ramenait chez lui et prévenait le père esclavagiste :
— Je te rendrai ton garçon quand il aura son certificat !
Si c’est une légende, je l’aime. Je ne crois pas qu’on puisse concevoir autrement le métier de professeur. Tout le mal qu’on dit de l’école nous cache le nombre d’enfants qu’elle a sauvés des tares, des préjugés, de la morgue, de l’ignorance, de la bêtise, de la cupidité, de l’immobilité ou du fatalisme des familles.
Tel était l’Oncle.
Pourtant, trois générations plus tard, moi, le cancre !
La honte de l’Oncle, s’il avait su… Par bonheur, il mourut avant de me voir naître.
Non seulement mes antécédents m’interdisaient toute cancrerie mais, dernier représentant d’une lignée de plus en plus diplômée, j’étais socialement programmé pour devenir le fleuron de la famille : polytechnicien ou normalien, énarque évidemment, la Cour des comptes, un ministère, va savoir… On ne pouvait espérer moins. Là-dessus, un mariage efficace et la mise au monde d’enfants destinés dès le berceau à la taupe de Louis-le-Grand et propulsés vers le trône de l’Élysée ou la direction d’un consortium mondial de la cosmétique. La routine du darwinisme social, la reproduction des élites… Eh bien non, un cancre.
Un cancre sans fondement historique, sans raison sociologique, sans désamour : un cancre en soi. Un cancre étalon. Une unité de mesure.
Pourquoi ?
La réponse gît peut-être dans le cabinet des psychologues, mais ce n’était pas encore l’époque du psychologue scolaire envisagé comme substitut familial. On faisait avec les moyens du bord.
Bernard, de son côté, proposait son explication :
— À six ans, tu es tombé dans la poubelle municipale de Djibouti.
— Six ans ? L’année du a ?
— Oui. C’était une décharge à ciel ouvert, en fait. Tu y es tombé du haut d’un mur. Je ne me rappelle pas combien de temps tu y as macéré. Tu avais disparu, on te cherchait partout, et tu te débattais là-dedans sous un soleil qui devait avoisiner les soixante degrés. Je préfère ne pas imaginer à quoi ça ressemblait.
L’image de la poubelle, tout compte fait, convient assez à ce sentiment de déchet que ressent l’élève perdu pour l’école. « Poubelle » est d’ailleurs un terme que j’ai entendu prononcer plusieurs fois pour qualifier ces boîtes privées hors contrat qui acceptent (à quel prix ?) de recueillir les rebuts du collège. J’y ai vécu de la cinquième à la première, pensionnaire. Et parmi tous les professeurs que j’y ai subis, quatre m’ont sauvé.
— Quand on t’a sorti de ce tas d’ordures, tu as fait une septicémie ; on t’a piqué à la pénicilline pendant des mois. Ça te faisait un mal de chien, tu mourais de trouille. Quand l’infirmier se pointait on passait des heures à te chercher dans la maison. Un jour tu t’es caché dans une armoire qui t’est tombée dessus.
Peur de la piqûre, voilà une métaphore parlante : toute ma scolarité passée à fuir des professeurs envisagés comme des Diafoirus armés de seringues gigantesques et chargés de m’inoculer cette brûlure épaisse, la pénicilline des années cinquante — dont je me souviens très bien —, une sorte de plomb fondu qu’ils injectaient dans un corps d’enfant.
En tout cas, oui, la peur fut bel et bien la grande affaire de ma scolarité ; son verrou. Et l’urgence du professeur que je devins fut de soigner la peur de mes plus mauvais élèves pour faire sauter ce verrou, que le savoir ait une chance de passer.
Je fais un rêve. Pas un rêve d’enfant, un rêve d’aujourd’hui, pendant que j’écris ce livre. Juste après le chapitre précédent, à vrai dire. Je suis assis, en pyjama, au bord de mon lit. De gros chiffres en plastique, comme ceux avec lesquels jouent les petits enfants, sont éparpillés sur le tapis, devant moi. Je dois « mettre ces chiffres en ordre ». C’est l’énoncé. L’opération me paraît facile, je suis content. Je me penche et tends les bras vers ces chiffres. Et je m’aperçois que mes mains ont disparu. Il n’y a plus de mains au bout de mon pyjama. Mes manches sont vides. Ce n’est pas la disparition de mes mains qui m’affole, c’est de ne pas pouvoir atteindre ces chiffres pour les mettre en ordre. Ce que j’aurais su faire.
Pourtant, extérieurement, sans être agité, j’étais un enfant vif et joueur. Habile aux billes et aux osselets, imbattable au ballon prisonnier, champion du monde de polochon, je jouais. Plutôt bavard et rieur, farceur même, je me faisais des amis à tous les étages de la classe, des cancres certes, mais des têtes de série aussi — je n’avais pas de préjugés. Plus que tout, certains professeurs me reprochaient cette gaieté. C’était ajouter l’insolence à la nullité. La moindre des politesses, pour un cancre, c’est d’être discret : mort-né serait l’idéal. Seulement, ma vitalité m’était vitale, si je puis dire. Le jeu me sauvait du chagrin qui m’envahissait dès que je retombais dans ma honte solitaire. Mon Dieu, cette solitude du cancre dans la honte de ne jamais faire ce qu’il faut ! Et cette envie de fuir… J’ai ressenti très tôt l’envie de fuir. Pour où ? Assez confus. Fuir de moi-même, disons, et pourtant en moi-même. Mais un moi qui aurait été acceptable par les autres. C’est sans doute à cette envie de fuir que je dois l’étrange écriture qui précéda mon écriture. Au lieu de former les lettres de l’alphabet, je dessinais des petits bonshommes qui s’enfuyaient en marge pour s’y constituer en bande. Je m’appliquais, pourtant, au début, j’ourlais mes lettres tant bien que mal, mais peu à peu les lettres se métamorphosaient d’elles-mêmes en ces petits êtres sautillants et joyeux qui s’en allaient folâtrer ailleurs, idéogrammes de mon besoin de vivre :
Aujourd’hui encore j’utilise ces bonshommes dans mes dédicaces. Ils me sont précieux pour couper à la recherche de la platitude distinguée qu’on se doit d’écrire sur la page de garde des services de presse. C’est la bande de mon enfance, je lui reste fidèle.
Adolescent, j’ai rêvé d’une bande plus réelle. Ce n’était pas l’époque, ce n’était pas de mon milieu, mon environnement ne m’en donnait pas la possibilité, mais aujourd’hui encore, je le dis résolument, si j’avais eu l’occasion de me constituer en bande, je l’aurais fait. Et avec quelle joie ! Mes camarades de jeu ne me suffisaient pas. Je n’existais pour eux qu’à la récréation ; en classe je me sentais compromettant. Ah ! me fondre dans une bande où la scolarité n’aurait compté pour rien, quel rêve ! Ce qui fait l’attrait de la bande ? S’y dissoudre avec la sensation de s’y affirmer. La belle illusion d’identité ! Tout pour oublier ce sentiment d’étrangeté absolue à l’univers scolaire, et fuir ces regards d’adulte dédain. Tellement convergents, ces regards ! Opposer un sentiment de communauté à cette perpétuelle solitude, un ailleurs à cet ici, un territoire à cette prison. Quitter l’île du cancre à tout prix, fût-ce sur un bateau de pirates où ne régnerait que la loi du poing et qui mènerait, au mieux, en prison. Je les sentais tellement plus forts que moi, les autres, les professeurs, les adultes, et d’une force tellement plus écrasante que le poing, si admise, si légale, qu’il m’arrivait d’en éprouver un besoin de vengeance proche de l’obsession. (Quatre décennies plus tard, l’expression « avoir la haine » ne me surprit pas quand elle apparut dans la bouche de certains adolescents. Multipliée par quantité de facteurs nouveaux, sociologiques, culturels, économiques, elle exprimait encore ce besoin de vengeance qui m’avait été si familier.) Par bonheur, mes camarades de jeu n’étaient pas de ceux qui se constituent en bande, et je n’étais originaire d’aucune cité. Je fus donc une bande de jeunes à moi tout seul, comme dit la chanson de Renaud, une bande bien modeste, où je pratiquais en solitaire des représailles plutôt sournoises. Ces langues de bœufs, par exemple (une centaine), prélevées nuitamment aux conserves de la cantine et que j’avais clouées à la porte d’un intendant parce qu’il nous les servait deux fois par semaine et que nous les retrouvions le lendemain dans nos assiettes si nous ne les avions pas mangées. Ou ce hareng saur ficelé au pot d’échappement de la toute neuve voiture d’un professeur d’anglais (c’était une Ariane, je me la rappelle, le flanc des pneus blanc comme des chaussures de maquereau…), qui se mit à puer inexplicablement le poisson grillé au point que, les premiers jours, son propriétaire lui-même empestait la poiscaille en entrant dans la classe. Ou encore cette trentaine de poules, chipées dans les fermes avoisinant mon pensionnat de montagne, pour remplir la chambre du surveillant général pendant toute la durée du week-end où il m’avait consigné. Quel magnifique poulailler devint cette piaule en trois jours seulement : fientes et plumes collées, et la paille pour faire plus vrai, et les œufs cassés un peu partout, et le maïs généreusement distribué par là-dessus ! Sans parler de l’odeur ! Ah, la jolie fête quand le chef des pions, ouvrant benoîtement la porte de sa chambre, libéra dans les couloirs les prisonnières affolées que chacun se mit à poursuivre pour son propre compte !
C’était idiot, bien sûr, idiot, méchant, répréhensible, impardonnable… Et inefficace, avec ça : le genre de sévices qui n’améliore pas le caractère du corps enseignant… Pourtant, je mourrai sans arriver à regretter mes poules, mon hareng et mes pauvres bœufs à la langue tranchée. Avec mes petits bonshommes fous, ils faisaient partie de ma bande.
Une constante pédagogique : à de rares exceptions près, le vengeur solitaire (ou le chahuteur sournois, c’est une question de point de vue) ne se dénonce jamais. Si un autre que lui a fait le coup, il ne le dénonce pas davantage. Solidarité ? Pas sûr. Une sorte de volupté, plutôt, à voir l’autorité s’épuiser en enquêtes stériles. Que tous les élèves soient punis — privés de ceci ou de cela — jusqu’à ce que le coupable se livre ne l’émeut pas. Bien au contraire, on lui fournit par là l’occasion de se sentir partie prenante de la communauté, enfin ! Il s’associe à tous pour juger « dégueulasse » de faire « payer » tant d’« innocents » à la place d’un seul « coupable ». Stupéfiante sincérité ! Le fait qu’il soit le coupable en question n’entre plus, à ses yeux, en ligne de compte. En punissant tout le monde l’autorité lui a permis de changer de registre : nous ne sommes plus dans l’ordre des faits, qui regarde l’enquête, mais sur le terrain des principes ; or, en bon adolescent qu’il est, l’équité est un principe sur lequel il ne transige pas.
— Ils ne trouvent pas qui c’est, alors ils nous font tous payer, c’est dégueulasse !
Qu’on le traite de lâche, de voleur, de menteur ou de quoi que ce soit d’autre, qu’un procureur tonitruant déclare publiquement tout le mépris où il tient les affreux de son espèce qui « n’ont pas le courage de leurs actes » ne le touche guère. D’abord parce qu’il n’entend là que la confirmation de ce qu’on lui a mille fois répété et qu’il est d’accord sur ce point avec le procureur (c’est même un plaisir rare, cet accord secret : « Oui, tu as raison, je suis bien le méchant que tu dis, pire même, si tu savais… ») et ensuite parce que le courage d’aller accrocher les trois soutanes du préfet de discipline au sommet du paratonnerre, par exemple, ce n’est pas le procureur qui l’a eu, ni aucun autre élève ici présent, c’est bien lui, et lui seul, au plus noir de la nuit, lui dans sa nocturne et désormais glorieuse solitude. Pendant quelques heures, les soutanes ont fait au collège un noir drapeau de pirate et personne, jamais, ne saura qui a hissé ce pavillon grotesque.
Et si on accuse quelqu’un d’autre à sa place, ma foi, il se tait encore, car il connaît son monde et sait très bien (avec Claudel, qu’il ne lira pourtant jamais) qu’« on peut aussi mériter l’injustice ».
Il ne se dénonce pas. C’est qu’il s’est fait une raison de sa solitude et qu’il a enfin cessé d’avoir peur. Il ne baisse plus les yeux. Regardez-le, il est le coupable au regard candide. Il a enfoui dans son silence ce plaisir unique : personne ne saura, jamais ! Quand on se sent de nulle part, on a tendance à se faire des serments à soi-même.
Mais ce qu’il éprouve, par-dessus tout, c’est la joie sombre d’être devenu incompréhensible aux nantis du savoir qui lui reprochent de ne rien comprendre à rien. Il s’est découvert une aptitude, en somme : faire peur à ceux qui l’effrayaient ; il en jouit intensément. Personne ne sait ce dont il est capable, et c’est bon.
La naissance de la délinquance, c’est l’investissement secret de toutes les facultés de l’intelligence dans la ruse.
Mais on se ferait une fausse idée de l’élève que j’étais si on s’en tenait à ces représailles clandestines. (D’ailleurs, les trois soutanes, ce n’était pas moi.) Le cancre joyeux, ourdissant nuitamment des coups de main vengeurs, l’invisible Zorro des châtiments enfantins, j’aimerais pouvoir m’en tenir à cette image d’Épinal, seulement j’étais aussi — et surtout — un gosse prêt à toutes les compromissions pour un regard d’adulte bienveillant. Quémander en douce l’assentiment des professeurs et coller à tous les conformismes : oui, monsieur, vous avez raison, oui… hein, monsieur, que je ne suis pas si bête, pas si méchant, pas si décevant, pas si… Oh ! l’humiliation quand l’autre me renvoyait, d’une phrase sèche, à mon indignité. Oh ! l’abject sentiment de bonheur quand, au contraire, il y allait de deux mots vaguement gentils que j’engrangeais aussitôt comme un trésor d’humanité… Et comme je me précipitais, le soir même, pour en parler à mes parents : « J’ai eu une bonne conversation avec monsieur Untel… » (comme s’il s’agissait d’avoir une bonne conversation, devait se dire mon père, à juste titre…).
Longtemps, j’ai traîné derrière moi la trace de cette honte.
La haine et le besoin d’affection m’avaient pris tout ensemble dès mes premiers échecs. Il s’agissait d’amadouer l’ogre scolaire. Tout faire pour qu’il ne me dévore pas le cœur. Collaborer, par exemple, au cadeau d’anniversaire de ce professeur de sixième qui, pourtant, notait mes dictées négativement : « Moins 38, Pennacchioni, la température est de plus en plus basse ! » Me creuser la tête pour choisir ce qui ferait vraiment plaisir à ce salaud, organiser la quête parmi les élèves et fournir moi-même le complément, vu que le prix de l’affreuse merveille dépassait le montant de la cagnotte.
Il y avait des coffres-forts dans les maisons bourgeoises de l’époque. J’entrepris de crocheter celui de mes parents pour participer au cadeau de mon tortionnaire. C’était un de ces petits coffres sombres et trapus, où dorment les secrets de famille. Une clef, une molette à chiffres, une autre à lettres. Je savais où mes parents rangeaient la clef mais il me fallut plusieurs nuits pour trouver la combinaison. Molette, clef, porte close. Molette, clef, porte close. Porte close. Porte close. On se dit qu’on n’y arrivera jamais. Et voilà que soudain, déclic, la porte s’ouvre ! On en reste sidéré. Une porte ouverte sur le monde secret des adultes. Secrets bien sages en l’occurrence : quelques obligations, je suppose, des emprunts russes qui dormaient là en espérant leur résurrection, le pistolet d’ordonnance d’un grand-oncle, dont le chargeur était plein mais dont on avait limé le percuteur, et de l’argent aussi, pas beaucoup, quelques billets, d’où je prélevai la dîme nécessaire au financement du cadeau.
Voler pour acheter l’affection des adultes… Ce n’était pas exactement du vol et ça n’acheta évidemment aucune affection. Le pot aux roses fut découvert lorsque, durant cette même année, j’offris à ma mère un de ces affreux jardins japonais qui étaient alors à la mode et qui coûtaient les yeux de la tête.
L’événement eut trois conséquences : ma mère pleura (ce qui était rare), persuadée d’avoir mis au monde un perceur de coffres (le seul domaine où son dernier-né manifestait une indiscutable précocité), on me mit en pension, et ma vie durant je fus incapable de faucher quoi que ce soit, même quand le vol devint culturellement à la mode chez les jeunes gens de ma génération.
À tous ceux qui aujourd’hui imputent la constitution de bandes au seul phénomène des banlieues, je dis : vous avez raison, oui, le chômage, oui, la concentration des exclus, oui, les regroupements ethniques, oui, la tyrannie des marques, la famille monoparentale, oui, le développement d’une économie parallèle et les trafics en tout genre, oui, oui, oui… Mais gardons-nous de sous-estimer la seule chose sur laquelle nous pouvons personnellement agir et qui, elle, date de la nuit des temps pédagogiques : la solitude et la honte de l’élève qui ne comprend pas, perdu dans un monde où tous les autres comprennent.
Nous seuls pouvons le sortir de cette prison-là, que nous soyons ou non formés pour cela.
Les professeurs qui m’ont sauvé — et qui ont fait de moi un professeur — n’étaient pas formés pour ça. Ils ne se sont pas préoccupés des origines de mon infirmité scolaire. Ils n’ont pas perdu de temps à en chercher les causes et pas davantage à me sermonner. Ils étaient des adultes confrontés à des adolescents en péril. Ils se sont dit qu’il y avait urgence. Ils ont plongé.
Ils m’ont raté. Ils ont plongé de nouveau, jour après jour, encore et encore… Ils ont fini par me sortir de là. Et beaucoup d’autres avec moi. Ils nous ont littéralement repêchés. Nous leur devons la vie.
Je fouille le fatras de mes vieux papiers à la recherche de mes bulletins scolaires et de mes diplômes, et je tombe sur une lettre conservée par ma mère. Elle est datée de février 1959.
J’avais quatorze ans depuis trois mois. J’étais en quatrième. Je lui écrivais de ma première pension :
Ma chère Maman,
Moi aussi j’ai vu mes notes, je suis écœuré, j’en ai plein le dot [sic], quand on en est venu au point de travailler 2 h sans arrêt pendant une étude pour récolter un 1 à un devoir d’algèbre que l’on croulait [sic] bon il y a de quoi être découragé, aussi ais-je [sic] tout lâché [sic] pour réviser mes examens et mon 4 en application explique sûrement la révision de mon examen de géologie pendant mon cour [sic] de math, [etc.]
Je ne suis pas assez intelligent et travailleur pour continuer mes études. Ça ne m’intéresse pas, j’attrape mal au crâne [sic] à rester enfermer [sic] dans la paperasse, je ne comprend [sic] rien à l’anglais, à l’algèbre, je suis nule [sic] en orthographe, que reste-t-il ?
Marie-Thé, coiffeuse de notre village — La Colle-sur-Loup —, mon amie aînée depuis ma prime enfance, m’avouait récemment que ma mère, s’épanchant sous le casque, lui avait confié son inquiétude quant à mon avenir, un peu soulagée, disait-elle, d’avoir obtenu de mes frères la promesse qu’ils prendraient soin de moi après sa disparition et celle de mon père.
Toujours dans la même lettre, j’écrivais : « Vous avez eu trois fils intelligents et travailleurs… un autre un cancre, un féniant » (sic)… Suivait une étude comparée des performances de mes frères et des miennes et une vigoureuse supplique pour qu’on arrête le massacre, qu’on me retire de l’école et qu’on m’envoie « aux colonies » (famille de militaires), « dans un petit blède [sic] et là se serait [sic] le seul endroit où je serais [sic] heureux » (souligné deux fois). L’exil, au bout du monde en somme, le pis-aller du rêve, un projet de fuite à la Bardamu chez un fils de soldat.
Dix ans plus tard, le 30 septembre 1969, je recevais une lettre de mon père, adressée au collège où j’exerçais depuis un mois le métier de professeur. C’était mon premier poste et c’était sa première lettre au fils devenu. Il sortait de l’hôpital, il me disait les douceurs de la convalescence, ses lentes promenades avec notre chien, me donnait des nouvelles de la famille, m’annonçait le possible mariage de ma cousine à Stockholm, faisait de discrètes allusions à un projet de roman dont nous avions parlé ensemble (et que je n’ai toujours pas écrit), manifestait une vive curiosité à l’égard de ce que mes collègues et moi échangions dans nos propos de table, attendait l’arrivée par la poste de La loge du gouverneur d’Angelo Rinaldi en pestant contre la grève des postiers, vantait L’attrape-cœur de Salinger et Le jardin des délices de José Cabanis, excusait ma mère de ne pas m’écrire (« plus fatiguée que moi de m’avoir soigné »), m’annonçait qu’il avait prêté la roue de secours de notre 2 CV à mon amie Fanchon (« Bernard s’est fait un plaisir de la lui changer »), et m’embrassait en m’assurant de sa bonne forme.
Pas plus qu’il ne m’avait menacé d’un avenir calamiteux pendant ma scolarité, il ne faisait la moindre allusion à mon passé de cancre. Sur la plupart des sujets son ton était comme à l’habitude pudiquement ironique, et il ne semblait pas considérer que mon nouvel état de professeur méritât qu’on s’en étonne, qu’on m’en félicite, ou qu’on s’en inquiète pour mes élèves.
Bref, mon père tel qu’en lui-même, ironiste et sage, désireux de bavarder avec moi, à distance respectable, de la vie qui se continuait.
J’ai l’enveloppe de cette lettre sous les yeux.
Aujourd’hui seulement un détail me frappe.
Il ne s’était pas contenté d’écrire mon nom, le nom du collège, celui de la rue et de la ville…
Il y avait ajouté la mention : professeur.
Daniel Pennacchioni professeur au collège…
Professeur…
De son écriture si exacte.
Il m’aura fallu une existence entière pour entendre ce hurlement de joie — et ce soupir de soulagement.