J’ai douze ans et demi et je n’ai rien fait
Nous entrons, pendant que j’écris ces lignes, dans la saison des appels au secours. Dès le mois de mars le téléphone sonne à la maison plus souvent que d’habitude : amis éperdus cherchant une nouvelle école pour un enfant en échec, cousins désespérés en quête d’une énième boîte après un énième renvoi, voisins contestant l’efficacité d’un redoublement, inconnus qui pourtant me connaissent, ils tiennent mon téléphone d’Untel…
Ce sont des appels du soir généralement, vers la fin du dîner, l’heure de la détresse. Des appels de mères le plus souvent. De fait rarement le père, le père vient après, quand il vient, mais à l’origine, au premier coup de téléphone, c’est toujours la mère, et presque toujours pour le fils. La fille semble plus sage.
On est la mère. On est seule à la maison, repas expédié, vaisselle pas faite, le bulletin du garçon étalé devant soi, le garçon enfermé à double tour dans sa chambre devant son jeu vidéo, ou déjà dehors, en vadrouille avec sa bande, malgré une timide interdiction… On est seule, la main sur le téléphone, on hésite. Expliquer pour la énième fois le cas du fils, faire une fois de plus l’historique de ses échecs, cette fatigue, mon Dieu… Et la perspective de l’épuisement à venir : démarcher cette année encore les écoles qui voudront bien de lui… poser une journée de congé au bureau, au magasin… visites aux chefs d’établissement… barrages des secrétariats… dossiers à remplir… attente de la réponse… entretiens… avec le fils, sans le fils… tests… attente des résultats… documentation… incertitudes, cette école est-elle meilleure que cette autre ? (Car en matière d’école la question de l’excellence se pose au sommet de l’échelle comme au fond des abysses, la meilleure école pour les meilleurs élèves et la meilleure pour les naufragés, tout est là…) On appelle enfin. On s’excuse de vous déranger, on sait à quel point vous devez être sollicité mais voilà on a un garçon qui, vraiment, dont on ne sait plus comment…
Professeurs, mes frères, je vous en supplie, pensez à vos collègues quand, dans le silence de la salle des profs, vous écrivez sur vos bulletins que « le troisième trimestre sera déterminant ». Sonnerie instantanée de mon téléphone :
— Le troisième trimestre, tu parles ! Leur décision est déjà prise depuis le début, oui.
— Le troisième trimestre, le troisième trimestre, ça ne l’émeut pas du tout, ce gosse, la menace du troisième trimestre, il n’a jamais eu un seul trimestre convenable !
— Le troisième trimestre… Comment voulez-vous qu’il remonte un pareil handicap en si peu de temps ?
Ils savent bien que c’est un gruyère, leur troisième trimestre, avec toutes ces vacances !
— S’ils refusent le passage, cette fois je fais appel !
— De toute façon, aujourd’hui il faut s’y prendre de plus en plus tôt pour trouver une école…
Et ça dure jusqu’à la fin du mois de juin, quand il est avéré que le troisième trimestre a bel et bien été déterminant, qu’on n’acceptera pas le rejeton dans la classe supérieure et qu’il est effectivement trop tard pour chercher une nouvelle école, tout le monde s’y étant pris avant soi, mais que voulez-vous, on a voulu y croire jusqu’au bout, on s’est dit que cette fois peut-être le gosse comprendrait, il s’était bien repris au troisième trimestre, si, si, je vous assure, il faisait des efforts, beaucoup moins d’absences…
Il y a la mère perdue, épuisée par la dérive de son enfant, évoquant les effets supposés des désastres conjugaux : c’est notre séparation qui l’a… depuis la mort de son père, il n’est plus tout à fait… Il y a la mère humiliée par les conseils des amies dont les enfants, eux, marchent bien, ou qui, pire, évitent le sujet avec une discrétion presque insultante… Il y a la mère furibarde, convaincue que son garçon est depuis toujours l’innocente victime d’une coalition enseignante, toutes disciplines confondues, ça a commencé très tôt, à la maternelle, il avait une institutrice qui… et ça ne s’est pas du tout arrangé au CP, l’instit, un homme cette fois, était pire, et figurez-vous que son professeur de français, en quatrième, lui a… Il y a celle qui n’en fait pas une question de personne mais vitupère la société telle qu’elle se délite, l’institution telle qu’elle sombre, le système tel qu’il pourrit, le réel en somme, tel qu’il n’épouse pas son rêve… Il y a la mère furieuse contre son enfant : ce garçon qui a tout et ne fait rien, ce garçon qui ne fait rien et veut tout, ce garçon pour qui on a tout fait et qui jamais ne… pas une seule fois, vous m’entendez ! Il y a la mère qui n’a pas rencontré un seul professeur de l’année et celle qui a fait leur siège à tous… Il y a la mère qui vous téléphone tout simplement pour que vous la débarrassiez cette année encore d’un fils dont elle ne veut plus entendre parler jusqu’à l’année prochaine même date, même heure, même coup de téléphone, et qui le dit : « On verra l’année prochaine, il faut juste lui trouver une école d’ici là. » Il y a la mère qui craint la réaction du père : « Cette fois mon mari ne le supportera pas » (on a caché la plupart des bulletins de notes au mari en question)… Il y a la mère qui ne comprend pas ce fils si différent de l’autre, qui s’efforce de ne pas l’aimer moins, qui s’ingénie à demeurer la même mère pour ses deux garçons. Il y a la mère, au contraire, qui ne peut s’empêcher de choisir celui-ci (« Pourtant je m’investis entièrement en lui »), au grand dam des frères et sœurs, bien sûr, et qui a utilisé en vain toutes les ressources des aides auxiliaires : sport, psychologie, orthophonie, sophrologie, cures de vitamines, relaxation, homéopathie, thérapie familiale ou individuelle… Il y a la mère versée en psychologie, qui donnant une explication à tout s’étonne qu’on ne trouve jamais de solution à rien, la seule au monde à comprendre son fils, sa fille, les amis de son fils et de sa fille, et dont la perpétuelle jeunesse d’esprit (« N’est-ce pas qu’il faut savoir rester jeune ? ») s’étonne que le monde soit devenu si vieux, tellement inapte à comprendre les jeunes. Il y a la mère qui pleure, elle vous appelle et pleure en silence, et s’excuse de pleurer… un mélange de chagrin, d’inquiétude et de honte… À vrai dire toutes ont un peu honte, et toutes sont inquiètes pour l’avenir de leur garçon : « Mais qu’est-ce qu’il va devenir ? » La plupart se font de l’avenir une représentation qui est une projection du présent sur la toile obsédante du futur. Le futur comme un mur où seraient projetées les images démesurément agrandies d’un présent sans espoir, la voilà la grande peur des mères !
Elles ignorent qu’elles s’adressent au plus jeune perceur de coffre de sa génération et que si leur représentation de l’avenir était fondée je ne serais pas au téléphone en train de les écouter mais en prison, à compter mes poux, conformément au film que dut projeter ma pauvre maman sur l’écran du futur quand elle apprit que son fils de onze ans pillait les économies de la famille.
Alors, je tente une histoire drôle :
— Connaissez-vous le seul moyen de faire rire le bon Dieu ?
Hésitation au bout du fil.
— Racontez-lui vos projets.
En d’autres termes, pas d’affolement, rien ne se passe comme prévu, c’est la seule chose que nous apprend le futur en devenant du passé.
C’est insuffisant, bien sûr, un sparadrap sur une blessure qui ne cicatrisera pas si facilement, mais je fais avec les moyens du téléphone.
Pour être juste, on me parle aussi parfois de bons élèves : la mère méthodique, par exemple, en quête de la meilleure classe préparatoire, comme elle fut, dès la naissance de son enfant, à la recherche de la meilleure maternelle, et qui me suppose aimablement une compétence pour cette pêche en altitude ; ou la mère venue d’un autre monde, première immigration, gardienne de mon immeuble, qui a repéré des dons étranges chez sa fille, or elle a raison, la petite doit poursuivre un cycle long, aucun doute là-dessus, une future agrégée de quelque chose, elle aura même le choix de la matière… (De fait, elle achève aujourd’hui ses études de droit.) Et puis, il y a L. M., agriculteur dans le Vercors, convoqué par l’institutrice du village, vu les résultats époustouflants de son garçon…
— Elle me demande ce que j’aimerais qu’il fasse plus tard.
Il lève son verre à ma santé :
— Vous êtes marrants, vous autres les profs, avec vos questions…
— Alors, qu’est-ce que tu lui as répondu ?
— Qu’est-ce que tu veux que ça réponde, un père ? Le maximum ! Président de la République !
Et il y a l’inverse, un autre père, technicien de surface celui-là, qui veut absolument abréger les études de son garçon pour le mettre au travail, que le gamin « gagne » tout de suite. (« Un salaire de plus dans la famille ça ferait pas de mal ! ») Oui mais voilà, le gamin veut être professeur des écoles justement, instituteur comme on disait naguère, et je trouve que c’est une bonne idée, j’aimerais bien, moi, qu’il entre dans l’enseignement, ce garçon si vif et qui en a tant envie, négocions, négocions, il y va du bonheur des futurs élèves de ce futur collègue…
Allons bon, voilà que je me mets à croire en l’avenir, moi aussi, que je reprends foi en l’école de la république. C’est elle qui a formé mon propre père, après tout, l’école de la république, et à quatre-vingt-dix ans de distance ce garçon ressemble beaucoup à ce que devait être mon père, le petit Corse d’Aurillac, vers l’année 1913, quand son frère aîné se mit au travail pour offrir à son cadet les moyens et le temps de franchir les portes de l’École polytechnique.
Et puis, j’ai toujours encouragé mes amis et mes élèves les plus vivants à devenir professeurs. J’ai toujours pensé que l’école, c’était d’abord les professeurs. Qui donc m’a sauvé de l’école, sinon trois ou quatre professeurs ?
Il y a ce père, agacé, qui m’affirme, catégorique :
— Mon fils manque de maturité.
Un homme jeune, strictement assis dans les perpendiculaires de son costume. Droit sur sa chaise, il déclare d’entrée de jeu que son fils manque de maturité. C’est une constatation. Ça n’appelle ni question ni commentaire. Ça exige une solution, point final. Je demande tout de même l’âge du fils en question.
Réponse immédiate :
— Onze ans déjà.
C’est un jour où je ne suis pas en forme. Mal dormi, peut-être. Je prends mon front entre mes mains, pour déclarer, finalement, en Raspoutine infaillible :
— J’ai la solution.
Il lève un sourcil. Regard satisfait. Bon, nous sommes entre professionnels. Alors, cette solution ? Je la lui donne :
— Attendez.
Il n’est pas content. La conversation n’ira pas beaucoup plus loin.
— Ce gosse ne peut tout de même pas passer son temps à jouer !
Le lendemain je croise le même père dans la rue. Même costume, même raideur, même attaché-case.
Mais il se déplace en trottinette.
Je jure que c’est vrai.
Aucun avenir.
Des enfants qui ne deviendront pas. Des enfants désespérants.
Écolier, puis collégien, puis lycéen, j’y croyais dur comme fer moi aussi à cette existence sans avenir.
C’est même la toute première chose dont un mauvais élève se persuade.
— Avec des notes pareilles qu’est-ce que tu peux espérer ?
— Tu t’imagines que tu vas passer en sixième ? (En cinquième, en quatrième, en troisième, en seconde, en première…)
— Combien de chances, au bac, d’après vous, faites-moi plaisir, calculez vos chances vous-même, sur cent, combien ?
Ou cette directrice de collège, dans un vrai cri de joie :
— Vous, Pennacchioni, le BEPC ? Vous ne l’aurez jamais ! Vous m’entendez ? Jamais !
Elle en vibrait.
En tout cas je ne deviendrai pas comme toi, vieille folle ! Je ne serai jamais prof, araignée engluée dans ta propre toile, garde-chiourme vissée à ton bureau jusqu’à la fin de tes jours. Jamais ! Nous autres les élèves nous passons, vous, vous restez ! Nous sommes libres et vous en avez pris pour perpète. Nous, les mauvais, nous n’allons nulle part mais au moins nous y allons ! L’estrade ne sera pas l’enclos minable de notre vie !
Mépris pour mépris je me raccrochais à ce méchant réconfort : nous passons, les profs restent ; c’est une conversation fréquente chez les élèves de fond de classe. Les cancres se nourrissent de mots.
J’ignorais alors qu’il arrive aux professeurs de l’éprouver aussi, cette sensation de perpétuité : rabâcher indéfiniment les mêmes cours devant des classes interchangeables, crouler sous le fardeau quotidien des copies (on ne peut pas imaginer Sisyphe heureux avec un paquet de copies !), je ne savais pas que la monotonie est la première raison que les professeurs invoquent quand ils décident de quitter le métier, je ne pouvais pas imaginer que certains d’entre eux souffrent bel et bien de rester assis là, quand passent les élèves… J’ignorais que les professeurs aussi se soucient du futur : décrocher mon agreg, achever ma thèse, passer à la fac, prendre mon envol pour les cimes des classes préparatoires, opter pour la recherche, filer à l’étranger, m’adonner à la création, changer de secteur, laisser enfin tomber ces boutonneux amorphes et vindicatifs qui produisent des tonnes de papier, j’ignorais que lorsque les professeurs ne pensent pas à leur avenir, c’est qu’ils songent à celui de leurs enfants, aux études supérieures de leur progéniture… Je ne savais pas que la tête des professeurs est saturée d’avenir. Je ne les croyais là que pour m’interdire le mien. Interdit d’avenir.
À force de me l’entendre répéter je m’étais fait une représentation assez précise de cette vie sans futur. Ce n’était pas que le temps cesserait de passer, ce n’était pas que le futur n’existait pas, non, c’était que j’y serais pareil à ce que j’étais aujourd’hui. Pas le même, bien sûr, pas comme si le temps n’avait pas filé, mais comme si les années s’étaient accumulées sans que rien ne change en moi, comme si mon instant futur menaçait d’être rigoureusement pareil à mon présent. Or, de quoi était-il fait, mon présent ? D’un sentiment d’indignité que saturait la somme de mes instants passés. J’étais une nullité scolaire et je n’avais jamais été que cela. Bien sûr le temps passerait, bien sûr la croissance, bien sûr les événements, bien sûr la vie, mais je traverserais cette existence sans aboutir jamais à aucun résultat. C’était beaucoup plus qu’une certitude, c’était moi.
De cela, certains enfants se persuadent très vite, et s’ils ne trouvent personne pour les détromper, comme on ne peut vivre sans passion ils développent, faute de mieux, la passion de l’échec.
L’avenir, cette étrange menace…
Soirée d’hiver. Nathalie dégringole en sanglotant les escaliers du collège. Un chagrin qui tient à se faire entendre. Qui utilise le béton comme caisse de résonance. C’est encore une enfant, son corps pèse son poids d’ancien bébé sur les marches sonnantes de l’escalier. Il est dix-sept heures trente, presque tous les élèves sont partis. Je suis un des derniers professeurs à passer par là. Le tam-tam des pas sur les marches, l’explosion des sanglots : hou-là, chagrin d’école, pense le professeur, disproportion, disproportion, chagrin probablement disproportionné ! Et Nathalie apparaît au bas de l’escalier. Eh bien, Nathalie, eh bien, eh bien, qu’est-ce que c’est que ce chagrin ? Je connais cette élève, je l’ai eue l’année précédente, en sixième. Une enfant incertaine, à rassurer souvent. Qu’est-ce qui se passe, Nathalie ? Résistance de principe : Rien, m’sieur, rien. Alors, c’est beaucoup de bruit pour rien, ma grande ! Redoublement des sanglots, et Nathalie, finalement, d’exposer son malheur entre les hoquets :
— Meu… Meu… Monsieur… je n’a… je n’arrive p… Je n’arrive pas à c… à comp… Je n’arrive pas à comprendre…
— À comprendre quoi ? Qu’est-ce que tu n’arrives pas à comprendre ?
— L’ap… l’ap…
Et brusquement le bouchon saute, ça sort d’un coup :
— La… proposition-subordonnée-conjonctive-de-concession-et-d’opposition !
Silence.
Ne pas rigoler.
Surtout ne pas rire.
— La proposition subordonnée conjonctive de concession et d’opposition ? C’est elle qui te met dans un état pareil ?
Soulagement. Le prof se met à penser très vite et très sérieusement à la proposition en question ; comment expliquer à cette élève qu’il n’y a pas de quoi s’en faire une montagne, qu’elle l’utilise sans le savoir, cette fichue proposition (une de mes préférées d’ailleurs, si tant est qu’on puisse préférer une conjonctive à une autre…), la proposition qui rend possibles tous les débats, condition première à la subtilité, dans la sincérité comme dans la mauvaise foi, il faut bien le reconnaître, mais tout de même, pas de tolérance sans concession, ma petite, tout est là, il n’y a qu’à énumérer les conjonctions qui l’introduisent, cette subordonnée : bien que, quoique, encore que, quelque que, tu sens bien qu’on s’achemine vers la subtilité après des mots pareils, qu’on va faire la part de la chèvre et du chou, que cette proposition fera de toi une fille mesurée et réfléchie, prête à écouter et à ne pas répondre n’importe quoi, une femme d’arguments, une philosophe peut-être, voilà ce qu’elle va faire de toi, la conjonctive de concession et d’opposition !
Ça y est, le professeur est enclenché : comment consoler une gamine avec une leçon de grammaire ? Voyons voir… Tu as bien cinq minutes, Nathalie, viens ici que je t’explique. Classe vide, assieds-toi, écoute-moi bien, c’est tout simple… Elle s’assied, elle m’écoute, c’est tout simple. Ça y est ? Tu as compris ? Donne-moi un exemple, pour voir. Exemple juste. Elle a compris. Bon. Ça va mieux ? Eh bien ! pas du tout, ça ne va pas mieux du tout, nouvelle crise de larmes, des sanglots gros comme ça, et tout à coup cette phrase, que je n’ai jamais oubliée :
— Vous ne vous rendez pas compte, monsieur, j’ai douze ans et demi, et je n’ai rien fait.
Rentré chez moi je ressasse la phrase. Qu’est-ce que cette gamine a bien pu vouloir dire ? « Rien fait… » Rien fait de mal en tout cas, innocente Nathalie.
Il me faudra attendre le lendemain soir, renseignements pris, pour apprendre que le père de Nathalie vient de se faire licencier après dix ans de bons et loyaux services en qualité de cadre dans une boîte de je ne sais plus quoi. C’est un des tout premiers cadres licenciés. Nous sommes au milieu des années quatre-vingt ; jusqu’à présent le chômage était de culture ouvrière, si l’on peut dire. Et cet homme, jeune, qui n’a jamais douté de son rôle dans la société, cadre modèle et père attentif (je l’ai vu plusieurs fois l’année précédente, soucieux de sa fille si timide, si peu confiante en elle-même), s’est effondré. Il a dressé un bilan définitif. À la table familiale, il ne cesse de répéter : « J’ai trente-cinq ans et je n’ai rien fait. »
Le père de Nathalie inaugurait une époque où l’avenir lui-même serait réputé sans avenir ; une décennie pendant laquelle les élèves allaient se l’entendre répéter tous les jours et sur tous les tons : fini les vaches grasses, mes enfants ! Et fini les amours faciles ! Chômage et sida pour tout le monde, voilà ce qui vous attend. Oui, c’est ce que nous leur avons seriné, parents ou professeurs, pendant les années qui ont suivi, pour les « motiver » davantage. Un discours comme un ciel bouché. Voilà ce qui faisait pleurer la petite Nathalie ; elle éprouvait du chagrin par anticipation, elle pleurait son futur comme un jeune mort. Et elle se sentait bien coupable de le tuer un peu plus tous les jours, avec ses difficultés en grammaire. Il est vrai que, par ailleurs, son professeur avait cru bon lui affirmer qu’elle avait « de l’eau de vaisselle dans le crâne ». De l’eau de vaisselle, Nathalie ? Laisse-moi écouter… J’avais secoué sa petite tête avec une mine de toubib attentif… Non, non, pas de flotte là-dedans, ni de vaisselle… Timide sourire, quand même. Attends un peu… Et j’avais tapoté son crâne, index replié, comme on frappe à une porte… Non, je t’assure, c’est un beau cerveau que j’entends là, Nathalie, exceptionnel même, un très joli son, exactement le son que font les têtes pleines d’idées ! Petit rire, enfin.
Quelle tristesse nous leur avons mise à l’âme pendant toutes ces années ! Et comme je préfère le rire de Marcel Aymé, le bon rire vachard de Marcel, quand il vante la sagesse du fils qui a flairé le chômage avant tout le monde :
— Toi, Émile, tu as été rudement plus malin que ton frère. Il faut dire que tu es l’aîné et que tu as plus de connaissance de la vie. En tout cas je n’ai pas d’inquiétude pour toi, tu as su résister à la tentation, et comme tu n’en as jamais foutu un clou te voilà préparé à l’existence qui t’attend. Ce qui est le plus dur pour le chômeur, vois-tu, c’est de ne pas avoir été habitué dès l’enfance à cette vie-là. C’est plus fort que soi, on a dans les mains une démangeaison de travailler. Avec toi, je suis tranquille, tu as un de ces poils dans la main qui ne demande qu’à friser.
— Quand même, protesta Émile, je sais lire presque couramment.
— Et c’est encore une preuve que tu es malin. Sans rien te casser ni prendre de mauvaises habitudes de travail, te voilà capable de suivre le tour de France dans ton journal, et tous les comptes rendus des grandes épreuves sportives qu’on écrit pour la distraction du chômeur. Ah ! Tu seras un homme heureux…
Plus de vingt ans ont passé. Aujourd’hui, le chômage est en effet de toutes les cultures, l’avenir professionnel ne sourit plus à grand monde sous nos latitudes, l’amour ne brille guère et Nathalie doit être une jeune femme de trente-sept ans (et demi). Et mère, va savoir. D’une fille de douze ans, peut-être. Nathalie est-elle chômeuse ou satisfaite de son rôle social ? Perdue de solitude ou heureuse en amour ? Femme équilibrée, maîtresse ès concessions et oppositions ? Se répand-elle en désarroi à la table familiale ou songe-t-elle bravement au moral de sa fille quand la petite franchit la porte de sa classe ?
Nos « mauvais élèves » (élèves réputés sans devenir) ne viennent jamais seuls à l’école. C’est un oignon qui entre dans la classe : quelques couches de chagrin, de peur, d’inquiétude, de rancœur, de colère, d’envies inassouvies, de renoncement furieux, accumulées sur fond de passé honteux, de présent menaçant, de futur condamné. Regardez, les voilà qui arrivent, leur corps en devenir et leur famille dans leur sac à dos. Le cours ne peut vraiment commencer qu’une fois le fardeau posé à terre et l’oignon épluché. Difficile d’expliquer cela, mais un seul regard suffit souvent, une parole bienveillante, un mot d’adulte confiant, clair et stable, pour dissoudre ces chagrins, alléger ces esprits, les installer dans un présent rigoureusement indicatif.
Naturellement le bienfait sera provisoire, l’oignon se recomposera à la sortie et sans doute faudra-t-il recommencer demain. Mais c’est cela, enseigner : c’est recommencer jusqu’à notre nécessaire disparition de professeur. Si nous échouons à installer nos élèves dans l’indicatif présent de notre cours, si notre savoir et le goût de son usage ne prennent pas sur ces garçons et sur ces filles, au sens botanique du verbe, leur existence tanguera sur les fondrières d’un manque indéfini. Bien sûr nous n’aurons pas été les seuls à creuser ces galeries ou à ne pas avoir su les combler, mais ces femmes et ces hommes auront tout de même passé une ou plusieurs années de leur jeunesse, là, assis en face de nous. Et ce n’est pas rien, une année de scolarité fichue : c’est l’éternité dans un bocal.
Il faudrait inventer un temps particulier pour l’apprentissage. Le présent d’incarnation, par exemple. Je suis ici, dans cette classe, et je comprends, enfin ! Ça y est ! Mon cerveau diffuse dans mon corps : ça s’incarne.
Quand ce n’est pas le cas, quand je n’y comprends rien, je me délite sur place, je me désintègre dans ce temps qui ne passe pas, je tombe en poussière et le moindre souffle m’éparpille.
Seulement, pour que la connaissance ait une chance de s’incarner dans le présent d’un cours, il faut cesser d’y brandir le passé comme une honte et l’avenir comme un châtiment.
À propos, que deviennent-ils, ceux qui sont devenus ?
F. est mort quelques mois après sa mise à la retraite. J. s’est jeté par la fenêtre la veille de la sienne. G. fait une dépression nerveuse. Tel autre en sort à peine. Les médecins de J. F. datent le début de son Alzheimer de la première année de sa retraite anticipée. Ceux de P. B. aussi. La pauvre L. pleure toutes les larmes de son corps pour avoir été licenciée du groupe de presse où elle croyait faire l’actualité ad vitam aeternam. Et je pense encore au cordonnier de P., mort de n’avoir pas trouvé repreneur à sa cordonnerie. « Alors ma vie ne vaut rien ? » C’est ce qu’il ne cessait de répéter. Personne ne voulait racheter sa raison d’être. « Tout ça pour rien ? » Il en est mort de chagrin.
Celui-ci est diplomate ; retraité dans six mois, il redoute plus que tout le face-à-face avec lui-même. Il cherche à faire autre chose : conseiller international d’un groupe industriel ? Consultant en ceci ou en cela ? Quant à celui-là, il fut Premier ministre. Il en a rêvé trente ans durant, dès ses premiers succès électoraux. Sa femme l’y a toujours encouragé. C’est un routier de la politique, il savait que ce rôle-titre, le gouvernement Untel, était, par nature, temporaire. Et dangereux. Il savait qu’à la première occasion il serait la risée de la presse, une cible de choix, y compris pour son propre camp, bouc émissaire en chef. Sans doute connaissait-il la blague de Clemenceau sur son chef de cabinet, en 1917, « Quand je pète, c’est lui qui pue ». (Oui, le monde politique a de ces élégances. On y est d’autant plus cru entre « amis » qu’on se doit de peser les déclarations publiques au milligramme.) Donc, il devient Premier ministre. Il accepte ce contrat périlleux à durée limitée. Sa femme et lui se sont blindés en conséquence. Premier ministre pendant quelques années, bien. Les quelques années passent. Comme prévu, il saute. Il perd son ministère. Ses proches affirment qu’il accuse gravement le coup : « Il craint pour son avenir. » Tant et si bien qu’une dépression nerveuse l’entraîne jusqu’au bord du suicide.
Maléfice du rôle social pour lequel nous avons été instruits et éduqués, et que nous avons joué « toute notre vie », soit une moitié de notre temps de vivre : ôtez-nous le rôle, nous ne sommes même plus l’acteur.
Ces fins de carrière dramatiques évoquent un désarroi assez comparable à mes yeux au tourment de l’adolescent qui, croyant n’avoir aucun avenir, éprouve tant de douleur à durer. Réduits à nous-mêmes, nous nous réduisons à rien. Au point qu’il nous arrive de nous tuer. C’est, à tout le moins, une faille dans notre éducation.
Vint une année où je fus particulièrement mécontent de moi. Tout à fait malheureux d’être ce que j’étais. Assez désireux de ne pas devenir. La fenêtre de ma chambre donnait sur les baous de La Gaude et de Saint-Jeannet, deux rochers abrupts de nos Alpes du Sud, réputés abréger la souffrance des amoureux éconduits. Un matin que j’envisageais ces falaises avec un peu trop d’affection, on a frappé à la porte de ma chambre. C’était mon père. Il a juste passé sa tête par l’entrebâillement :
— Ah ! Daniel, j’ai complètement oublié de te dire : le suicide est une imprudence.
Mais revenons à mes débuts. Bouleversée par mon cambriolage familial, ma mère était allée demander conseil au directeur de mon collège, un personnage débonnaire et perspicace, affublé d’un gros nez rassurant (les élèves l’appelaient Tarin). Me jugeant plus anxieux et chétif que dangereux, Tarin préconisa l’éloignement et le grand air. Un séjour en altitude me remplumerait. Un pensionnat de montagne, oui, c’était la solution, j’y gagnerais des forces et j’y apprendrais les règles de la vie en communauté. Ne vous inquiétez pas, chère madame, vous n’êtes pas la mère d’Arsène Lupin mais d’un petit rêveur auquel on se doit de donner le sens des réalités. S’ensuivirent mes deux premières années de pension, cinquième et quatrième, où je ne retrouvais ma famille qu’à Noël, à Pâques et pour les grandes vacances. Les autres années, je les passerais dans des internats hebdomadaires.
La question de savoir si je fus « heureux » au pensionnat est assez secondaire. Disons que l’état de pensionnaire me fut infiniment plus supportable que celui d’externe.
Il est difficile d’expliquer aux parents d’aujourd’hui les atouts de l’internat, tant ils l’envisagent comme un bagne. À leurs yeux, y envoyer ses enfants relève de l’abandon de paternité. Évoquer seulement la possibilité d’une année de pension, c’est passer pour un monstre rétrograde, adepte de la prison pour cancres. Inutile d’expliquer qu’on y a soi-même survécu, l’argument de l’autre époque vous est immédiatement opposé : « Oui, mais en ce temps-là on traitait les gosses à la dure ! »
Aujourd’hui qu’on a inventé l’amour parental, la question de la pension est taboue, sauf comme menace, ce qui prouve qu’on ne la tient pas pour une solution.
Et pourtant…
Non, je ne vais pas faire l’apologie de la pension. Non.
Essayons juste de décrire le cauchemar ordinaire d’un externe « en échec scolaire ».
Quel externe ? Un de ceux dont m’entretiennent mes mères téléphoniques, par exemple, et qu’elles n’enverraient pour rien au monde en pension. Mettons les choses au mieux : c’est un gentil garçon, aimé par sa famille ; il ne veut la mort de personne mais, à force de ne rien comprendre à rien, il ne fait plus grand-chose et récolte des bulletins scolaires où les professeurs, exténués, laissent aller des appréciations sans espoir : « Aucun travail », « N’a rien fait rien rendu », « En chute libre », ou plus sobrement : « Que dire ? » (J’ai, en écrivant ces lignes, ce bulletin et quelques autres sous les yeux.)
Suivons notre mauvais externe dans une de ses journées scolaires. Exceptionnellement, il n’est pas en retard — son carnet de correspondance l’a trop souvent rappelé à l’ordre ces derniers temps —, mais son cartable est presque vide : livres, cahiers, matériel une fois de plus oubliés (son professeur de musique écrira joliment sur son bulletin trimestriel : « Manque de flûte »).
Bien entendu ses devoirs ne sont pas faits. Or sa première heure est une heure de mathématiques et les exercices de math sont de ceux qui manquent à l’appel. Ici, de trois choses l’une : ou il n’a pas fait ces exercices parce qu’il s’est occupé à autre chose (une vadrouille entre copains, un quelconque massacre vidéo dans sa chambre verrouillée…), ou il s’est laissé tomber sur son lit sous le poids d’une prostration molle et a sombré dans l’oubli, un flot de musique hurlant dans son crâne, ou — et c’est l’hypothèse la plus optimiste — il a, pendant une heure ou deux, bravement tenté de faire ses exercices mais n’y est pas arrivé.
Dans les trois cas de figure, à défaut de copie, notre externe doit fournir une justification à son professeur. Or, l’explication la plus difficile à servir en l’occurrence est la vérité pure et simple : « Monsieur, madame, je n’ai pas fait mes exercices parce que j’ai passé une bonne partie de la nuit quelque part dans le cyberespace à combattre les soldats du Mal, que j’ai d’ailleurs exterminés jusqu’au dernier, vous pouvez me faire confiance. » « Madame, monsieur, désolé pour ces exercices non faits mais hier soir j’ai cédé sous le poids d’une écrasante hébétude, impossible de remuer le petit doigt, juste la force de chausser mon baladeur. »
La vérité présente ici l’inconvénient de l’aveu « Je n’ai pas fait mon travail », qui appelle une sanction immédiate. Notre externe lui préférera une version institutionnellement plus présentable. Par exemple : « Mes parents étant divorcés, j’ai oublié mon devoir chez mon père avant de rentrer chez Maman. » En d’autres termes un mensonge. De son côté le professeur préfère souvent cette vérité aménagée à un aveu trop abrupt qui l’atteindrait dans son autorité. Le choc frontal est évité, l’élève et le professeur trouvent leur compte dans ce pas de deux diplomatique. Pour la note, le tarif est connu : copie non remise, zéro.
Le cas de l’externe qui a essayé, bravement mais en vain, de faire son devoir, n’est guère différent. Lui aussi entre en classe détenteur d’une vérité difficilement recevable : « Monsieur, j’ai consacré hier deux heures à ne pas faire votre devoir. Non, non, je n’ai pas fait autre chose, je me suis assis à ma table de travail, j’ai sorti mon cahier de texte, j’ai lu l’énoncé et, pendant deux heures, je me suis retrouvé dans un état de sidération mathématique, une paralysie mentale dont je ne suis sorti qu’en entendant ma mère m’appeler pour passer à table. Vous le voyez, je n’ai pas fait votre devoir, mais j’y ai bel et bien consacré ces deux heures. Après le dîner il était trop tard, une nouvelle séance de catalepsie m’attendait : mon exercice d’anglais. » « Si vous écoutiez davantage en classe, vous comprendriez vos énoncés ! » peut objecter (à juste titre) le professeur.
Pour éviter cette humiliation publique, notre externe préférera lui aussi une présentation diplomatique des faits : « J’étais occupé à lire l’énoncé quand la chaudière a explosé. »
Et ainsi de suite, du matin au soir, de matière en matière, de professeur en professeur, de jour en jour, dans une exponentielle du mensonge qui aboutit au fameux « C’est ma mère !… Elle est morte ! » de François Truffaut.
Après cette journée passée à mentir à l’institution scolaire, la première question que notre mauvais externe entendra en rentrant à la maison est l’invariable :
— Alors, ça s’est bien passé aujourd’hui ?
— Très bien. Nouveau mensonge.
Qui lui aussi demande à être coupé d’un soupçon de vérité :
— En histoire la prof m’a demandé 1515, j’ai répondu Marignan, elle était très contente !
(Allez, ça tiendra bien jusqu’à demain.)
Mais demain vient aussitôt et les journées se répètent, et notre externe reprend ses va-et-vient entre l’école et la famille, et toute son énergie mentale s’épuise à tisser un subtil réseau de pseudo-cohérence entre les mensonges proférés à l’école et les demi-vérités servies à la famille, entre les explications fournies aux uns et les justifications présentées aux autres, entre les portraits à charge des professeurs qu’il fait aux parents et les allusions aux problèmes familiaux qu’il glisse à l’oreille des professeurs, un atome de vérité dans les uns et dans les autres, toujours, car ces gens-là finiront par se rencontrer, parents et professeurs, c’est inévitable, et il faut songer à cette rencontre, peaufiner sans cesse la fiction vraie qui fera le menu de cette entrevue.
Cette activité mentale mobilise une énergie sans commune mesure avec l’effort consenti par le bon élève pour faire un bon devoir. Notre mauvais externe s’y épuise. Le voudrait-il (il le veut sporadiquement) qu’il n’aurait plus aucune force pour se mettre à travailler vraiment. La fiction où il s’englue le tient prisonnier ailleurs, quelque part entre l’école à combattre et la famille à rassurer, dans une troisième et angoissante dimension où le rôle dévolu à l’imagination consiste à colmater les innombrables brèches par où peut surgir le réel sous ses aspects les plus redoutés : mensonge découvert, colère des uns, chagrin des autres, accusations, sanctions, renvoi peut-être, retour à soi-même, culpabilité impuissante, humiliation, délectation morose : Ils ont raison, je suis nul, nul, nul. Je suis un nul.
Or, dans la société où nous vivons, un adolescent installé dans la conviction de sa nullité — voilà au moins une chose que l’expérience vécue nous aura apprise — est une proie.
Les raisons pour lesquelles il arrive aux professeurs et aux parents de passer outre ces mensonges, voire d’en être complices, sont trop nombreuses pour être discutées. Combien de bobards quotidiens sur quatre ou cinq classes de trente-cinq élèves ? peut légitimement se demander un professeur. Où trouver le temps nécessaire à ces enquêtes ? Suis-je, d’ailleurs, un enquêteur ? Dois-je, sur le plan de l’éducation morale, me substituer à la famille ? Si oui, dans quelles limites ? Et ainsi de suite, litanie d’interrogations dont chacune fait, un jour ou l’autre, l’objet d’une discussion passionnée entre collègues.
Mais il est une autre raison pour laquelle le professeur ignore ces mensonges, une raison plus enfouie, qui, si elle accédait à la conscience claire, donnerait à peu près ceci : Ce garçon est l’incarnation de mon propre échec professionnel. Je n’arrive ni à le faire progresser, ni à le faire travailler, tout juste à le faire venir en classe, et encore suis-je assuré de sa seule présence physique.
Par bonheur, à peine entrevue, cette mise en cause personnelle est combattue par quantité d’arguments recevables : J’échoue avec celui-ci, d’accord, mais je réussis avec beaucoup d’autres. Ce n’est tout de même pas ma faute si ce garçon se trouve en quatrième ! Que lui ont donc appris mes prédécesseurs ? Le collège unique est-il à mettre en cause ? À quoi pensent ses parents ? Imagine-t-on qu’avec mes effectifs et mes horaires je puisse lui faire rattraper un pareil retard ?
Autant de questions qui, rameutant le passé de l’élève, sa famille, les collègues, l’institution elle-même, nous permettent de rédiger en toute conscience l’annotation la plus répandue des bulletins scolaires : Manque de bases (que j’ai trouvée jusque sur un bulletin de cours préparatoire !). Autrement dit : patate chaude.
Chaude, la patate l’est surtout pour les parents. Ils n’en finissent pas de la faire sauter d’une main dans l’autre. Les mensonges quotidiens de ce gosse les épuisent : mensonges par omission, affabulations, explications exagérément détaillées, justifications anticipées : « En fait, ce qui s’est passé… »
De guerre lasse bon nombre de parents feignent d’accepter ces fables débilitantes, pour calmer momentanément leur propre angoisse d’abord (l’atome de vérité — Marignan 1515 — jouant son rôle de cachet d’aspirine), pour préserver l’atmosphère familiale ensuite, que le dîner ne tourne pas au drame, pas ce soir s’il vous plaît, pas ce soir, pour retarder l’épreuve des aveux qui déchire le cœur de chacun, bref, pour repousser le moment où on mesurera sans réelle surprise l’étendue de la bérézina scolaire en recevant le bulletin trimestriel, plus ou moins adroitement maquillé par le principal intéressé, qui tient à l’œil la boîte aux lettres familiale.
Nous verrons demain, nous verrons demain…
Une des plus mémorables histoires de complicités adultes au mensonge d’un enfant est la mésaventure arrivée au frère de mon ami B. Il devait avoir douze ou treize ans, à l’époque. Comme il redoutait un contrôle de math, il demande à son meilleur copain de lui indiquer la place exacte de l’appendice. Sur quoi il s’effondre, simulant une crise terrible. La direction fait mine de le croire, le renvoie chez lui, ne serait-ce que pour s’en débarrasser. De là, les parents — à qui il en a fait d’autres — le conduisent sans grande illusion dans une clinique voisine, où, surprise, on l’opère sur-le-champ ! Après l’opération, le chirurgien apparaît, porteur d’un bocal où baigne un long machin sanguinolent et déclare, le visage rayonnant d’innocence : « J’ai bien fait de l’opérer, il était à deux doigts de la péritonite ! »
Car les sociétés se bâtissent aussi sur le mensonge bien partagé.
Ou cette autre histoire plus récente : N., proviseur d’un lycée parisien, veille à l’absentéisme. Elle fait elle-même l’appel dans ses classes de terminale. Elle tient particulièrement à l’œil un récidiviste qu’elle a menacé d’exclusion à la prochaine absence injustifiée. Ce matin-là, le garçon est absent ; c’est la fois de trop. N. appelle aussitôt la famille par le téléphone du secrétariat. La mère, désolée, lui affirme que son fils est bel et bien malade, au fond de son lit, brûlant de fièvre, et lui assure qu’elle était sur le point de prévenir le lycée. N. raccroche, satisfaite ; tout est dans l’ordre. À ceci près qu’elle croise le garçon en retournant à son bureau. Il était tout simplement aux toilettes pendant l’appel.
En limitant les va-et-vient entre l’école et la famille, l’état de pensionnaire présente sur celui d’externe l’avantage d’installer notre élève dans deux temporalités distinctes : l’école du lundi matin au vendredi soir, la famille pendant le week-end. Un groupe d’interlocuteurs pendant cinq jours ouvrables, l’autre pendant deux jours fériés (qui retrouvent une chance de redevenir deux jours festifs). La réalité scolaire d’un côté, la réalité familiale de l’autre. S’endormir sans avoir à rassurer les parents par le mensonge du jour, se réveiller sans avoir à fourbir d’excuses pour le travail non fait, puisqu’il a été fait à l’étude du soir avec, dans le meilleur des cas, l’aide d’un surveillant ou d’un professeur. Du repos mental, en somme ; une énergie récupérée qui a quelque chance d’être investie dans le travail scolaire. Est-ce suffisant pour propulser le cancre en tête de la classe ? Du moins est-ce lui donner une occasion de vivre le présent comme tel. Or, c’est dans la conscience de son présent que l’individu se construit, pas en le fuyant.
Ici s’arrête mon éloge de la pension.
Ah, si, tout de même, histoire de terroriser tout le monde j’ajouterai, pour y avoir enseigné moi-même, que les meilleurs internats sont ceux où les professeurs eux aussi sont pensionnaires. Disponibles à toute heure, en cas de SOS.
À noter que, durant ces vingt dernières années où la pension avait si mauvaise presse, trois des plus gros succès du cinéma et de la littérature populaires auprès de la jeunesse auront été Le cercle des poètes disparus, Harry Potter, et Les choristes, tous trois ayant pour cadre un pensionnat. Trois pensionnats assez archaïques de surcroît : uniformes, rituels et châtiments corporels chez les Anglo-Saxons, blouses grises, bâtiments sinistres, professeurs poussiéreux et paires de baffes chez Les choristes.
Il serait intéressant d’analyser le triomphe que fit auprès des jeunes spectateurs de 1989 Le cercle des poètes disparus, à peu près unanimement décrié par notre critique et nos salles de professeurs : démagogie, complaisance, archaïsme, niaiserie, sentimentalisme, pauvreté cinématographique et intellectuelle, autant d’arguments qu’on ne peut raisonnablement contester… Reste que des hordes de lycéens s’y précipitèrent et en revinrent radieux. Les supposer enchantés par les seuls défauts du film c’est se faire une piètre opinion d’une génération entière. Les anachronismes du professeur Keating, par exemple, n’avaient pas échappé à mes élèves, ni sa mauvaise foi :
— Il n’est pas tout à fait « honnête », monsieur, avec son Carpe diem, Keating, il en parle comme si nous étions toujours au XVIe siècle ; or, au XVIe on mourait beaucoup plus jeune qu’aujourd’hui !
— Et puis, c’est dégueulasse, le début, quand il fait déchirer le manuel scolaire, un type qui se prétend si ouvert… Et pourquoi pas se mettre à brûler les livres qui lui déplaisent, tant qu’il y est ? Moi, j’aurais refusé.
Cela déduit, mes élèves avaient « adoré » le film. Tous et toutes s’identifiaient à ces jeunes Américains de la fin des années cinquante qui, socialement et culturellement parlant, leur étaient à peu près aussi proches que des Martiens. Tous et toutes raffolaient de l’acteur Robin Williams (dont les adultes estimaient qu’il en faisait des tonnes). Son professeur Keating incarnait à leurs yeux la chaleur humaine et l’amour du métier : passion pour la matière enseignée, dévouement absolu à ses élèves, le tout servi par un dynamisme de coach infatigable. Le vase clos de l’internat ajoutait à l’intensité de ses cours, il leur conférait un climat d’intimité dramatique qui élevait nos jeunes spectateurs à la dignité d’étudiants à part entière. À leurs yeux les cours de Keating étaient un rituel de passage qui ne regardait qu’eux et eux seuls. Ce n’était pas l’affaire de la famille. Ni d’ailleurs celle des professeurs. Ce qu’un de mes élèves exprima sans ambages :
— Bon, les profs n’aiment pas. Mais c’est notre film, c’est pas le vôtre !
Exactement ce qu’avaient dû penser la plupart des professeurs en question, vingt ans plus tôt, quand, lycéens eux-mêmes, ils avaient jubilé à la Palme d’or du Festival de Cannes 1969, intitulée If, une autre histoire de pensionnat, où les plus brillants élèves d’un collège ô combien britannique prenaient leur école d’assaut et, perchés sur les toits, tiraient à la mitrailleuse et au mortier sur les parents, l’évêque et les professeurs rassemblés pour la remise des prix. Spectateurs adultes scandalisés, comme il se doit, étudiants et lycéens exultant, bien entendu : C’est notre film, pas le leur !
Apparemment, les temps avaient changé.
Je me suis dit alors qu’une étude comparée de tous les films concernant l’école en dirait long sur les sociétés qui les avaient vus naître. Du Zéro de conduite de Jean Vigo à ce fameux Cercle des poètes disparus, en passant par Les disparus de Saint-Agil de Christian-Jaque (1939), La cage aux rossignols de Jean Dréville (1944, l’ancêtre des Choristes), Graine de violence de Richard Brooks (USA, 1955), Les 400 coups de François Truffaut (1959), Le premier maître de Mikhalkov-Kontchalovski (URSS, 1965), Le professeur de Zurlini (1972), à quoi on peut ajouter, après 1990, Le porteur de serviette de Daniele Luchetti (1991), Le tableau noir de l’Iranienne Samira Makhmalbaf (2000), L’esquive d’Abdellatif Kechiche (2002), et quelques dizaines encore.
Mon projet d’étude comparée n’a pas dépassé le stade de l’intention ; le traite qui veut, si ce n’est déjà fait. Voilà en tout cas un beau prétexte à rétrospective. La plupart de ces films ayant été d’énormes succès publics, on pourrait en tirer bon nombre d’enseignements intéressants, entre autres celui-ci : que, depuis Rabelais, chaque génération de Gargantua éprouve une juvénile horreur des Holoferne et un gros besoin de Ponocrates, en d’autres termes l’envie toujours renouvelée de se former en supposant à l’air du temps, à l’esprit du lieu, et le désir de s’épanouir à l’ombre — ou plutôt dans la clarté ! — d’un maître jugé exemplaire.
Mais revenons à la question du devenir.
Février 1959, septembre 1969. Dix années, donc, s’étaient écoulées entre la lettre calamiteuse que j’avais écrite à ma mère et celle que mon père envoyait à son fils professeur.
Les dix années où je suis devenu.
À quoi tient la métamorphose du cancre en professeur ?
Et, accessoirement, celle de l’analphabète en romancier ?
C’est évidemment la première question qui vient à l’esprit.
Comment suis-je devenu ?
La tentation est grande de ne pas répondre. En arguant, par exemple, que la maturation ne se laisse pas décrire, celle des individus pas plus que celle des oranges. À quel moment l’adolescent le plus rétif atterrit-il sur le terrain de la réalité sociale ? Quand décide-t-il de jouer, si peu que ce soit, ce jeu-là ? Est-ce seulement de l’ordre de la décision ? Quelle part y prennent l’évolution organique, la chimie cellulaire, le maillage du réseau neuronal ? Autant de questions qui permettent d’éviter le sujet.
— Si ce que vous écrivez de votre cancrerie est vrai, pourrait-on m’objecter, cette métamorphose est un authentique mystère !
À ne pas y croire, en effet. C’est d’ailleurs le lot du cancre : on ne le croit jamais. Pendant sa cancrerie on l’accuse de déguiser une paresse vicieuse en lamentations commodes : « Arrête de nous raconter des histoires et travaille ! » Et quand sa situation sociale atteste qu’il s’en est sorti on le soupçonne de se faire valoir : « Vous, un ancien cancre ? Allons donc, vous vous vantez ! » Le fait est que le bonnet d’âne se porte volontiers a posteriori. C’est même une décoration qu’on s’octroie couramment en société. Elle vous distingue de ceux dont le seul mérite fut de suivre les chemins du savoir balisé. Le gotha pullule d’anciens cancres héroïques. On les entend, ces malins, dans les salons, sur les ondes, présenter leurs déboires scolaires comme des hauts faits de résistance. Je ne crois, moi, à ces paroles, que si j’y perçois l’arrière-son d’une douleur. Car si l’on guérit parfois de la cancrerie, on ne cicatrise jamais tout à fait des blessures qu’elle nous infligea. Cette enfance-là n’était pas drôle, et s’en souvenir ne l’est pas davantage. Impossible de s’en flatter. Comme si l’ancien asthmatique se vantait d’avoir senti mille fois qu’il allait mourir d’étouffement ! Pour autant, le cancre tiré d’affaire ne souhaite pas qu’on le plaigne, surtout pas, il veut oublier, c’est tout, ne plus penser à cette honte. Et puis il sait, au fond de lui, qu’il aurait fort bien pu ne pas s’en sortir. Après tout, les cancres perdus à vie sont les plus nombreux. J’ai toujours eu le sentiment d’être un rescapé.
Bref, que s’est-il passé en moi pendant ces dix années ?
Comment m’en suis-je sorti ?
Une constatation préalable : adultes et enfants, on le sait, n’ont pas la même perception du temps. Dix ans ne sont rien aux yeux de l’adulte qui calcule par décennies la durée de son existence. C’est si vite passé, dix ans, quand on en a cinquante ! Sensation de rapidité qui, d’ailleurs, aiguise l’inquiétude des mères pour l’avenir de leur fils. Le bac dans cinq ans, déjà, mais c’est tout de suite ! Comment le petit peut-il changer si radicalement en si peu de temps ? Or, pour le petit, chacune de ces années-là vaut un millénaire ; à ses yeux son futur tient tout entier dans les quelques jours qui viennent. Lui parler de l’avenir c’est lui demander de mesurer l’infini avec un décimètre. Si le verbe « devenir » le paralyse, c’est surtout parce qu’il exprime l’inquiétude ou la réprobation des adultes. L’avenir, c’est moi en pire, voilà en gros ce que je traduisais quand mes professeurs m’affirmaient que je ne deviendrais rien. En les écoutant je ne me faisais pas la moindre représentation du temps, je les croyais, tout bonnement : crétin à jamais, pour toujours, « jamais » et « toujours » étant les seules unités de mesure que l’orgueil blessé propose au cancre pour sonder le temps.
Le temps… Je ne savais pas qu’il me faudrait vieillir pour avoir une perception logarithmique de son écoulement. (J’étais d’ailleurs tout à fait ignorant des logs, de leurs tables, de leurs fonctions, de leurs échelles et de leurs courbes charmantes…) Mais, devenu professeur, je sus d’instinct qu’il était vain de brandir le futur sous le nez de mes plus mauvais élèves. À chaque jour suffit sa peine, et à chaque heure dans cette journée, pourvu que nous y soyons pleinement présents, ensemble.
Or, enfant, je n’y étais pas. Il me suffisait de pénétrer dans une classe pour en sortir. Comme un de ces rayons tombés des soucoupes volantes, il me semblait que le regard vertical du maître m’arrachait à ma chaise et m’expédiait instantanément ailleurs. Où cela ? Dans sa tête précisément ! La tête du maître ! C’était le laboratoire de la soucoupe volante. Le rayon m’y déposait. On y prenait toute la mesure de ma nullité, puis on me recrachait, par un autre regard, comme un détritus, et je roulais dans un champ d’épandage où je ne pouvais comprendre ni ce qu’on m’enseignait, ni d’ailleurs ce que l’école attendait de moi puisque j’étais réputé incapable. Ce verdict m’offrait les compensations de la paresse : à quoi bon se tuer à la tâche si les plus hautes autorités considèrent que les carottes sont cuites ? On le voit, je développais une certaine aptitude à la casuistique. C’est une tournure d’esprit que, professeur, je repérais vite chez mes cancres.
Puis vint mon premier sauveur.
Un professeur de français.
En troisième.
Qui me repéra pour ce que j’étais : un affabulateur sincère et joyeusement suicidaire.
Épaté, sans doute, par mon aptitude à fourbir des excuses toujours plus inventives pour mes leçons non apprises ou mes devoirs non faits, il décida de m’exonérer de dissertations pour me commander un roman. Un roman que je devais rédiger dans le trimestre, à raison d’un chapitre par semaine. Sujet libre, mais prière de fournir mes livraisons sans faute d’orthographe, « histoire d’élever le niveau de la critique ». (Je me rappelle cette formule alors que j’ai tout oublié du roman lui-même.) Ce professeur était un très vieil homme qui nous consacrait les dernières années de sa vie. Il devait arrondir sa retraite dans cette boîte on ne peut plus privée de la banlieue nord parisienne. Un vieux monsieur d’une distinction désuète, qui avait donc repéré en moi le narrateur. Il s’était dit que, dysorthographie ou pas, il fallait m’attaquer par le récit si l’on voulait avoir une chance de m’ouvrir au travail scolaire. J’écrivis ce roman avec enthousiasme. J’en corrigeais scrupuleusement chaque mot à l’aide du dictionnaire (qui, de ce jour, ne me quitte plus), et je livrais mes chapitres avec la ponctualité d’un feuilletoniste professionnel. J’imagine que ce devait être un récit fort triste, très influencé que j’étais alors par Thomas Hardy, dont les romans vont de malentendu en catastrophe et de catastrophe en tragédie irréparable, ce qui ravissait mon goût du fatum : rien à faire dès le départ, c’est bien mon avis.
Je ne crois pas avoir fait de progrès substantiel en quoi que ce soit cette année-là mais, pour la première fois de ma scolarité, un professeur me donnait un statut ; j’existais scolairement aux yeux de quelqu’un, comme un individu qui avait une ligne à suivre, et qui tenait le coup dans la durée. Reconnaissance éperdue pour mon bienfaiteur, évidemment, et quoiqu’il fût assez distant, le vieux monsieur devint le confident de mes lectures secrètes.
— Alors, que lit-on, Pennacchioni, en ce moment ?
Car il y avait la lecture.
Je ne savais pas, alors, qu’elle me sauverait.
À l’époque, lire n’était pas l’absurde prouesse d’aujourd’hui. Considérée comme une perte de temps, réputée nuisible au travail scolaire, la lecture des romans nous était interdite pendant les heures d’étude. D’où ma vocation de lecteur clandestin : romans recouverts comme des livres de classe, cachés partout où cela se pouvait, lectures nocturnes à la lampe de poche, dispenses de gymnastique, tout était bon pour me retrouver seul avec un livre. C’est la pension qui m’a donné ce goût-là. Il m’y fallait un monde à moi, ce fut celui des livres. Dans ma famille, j’avais surtout regardé les autres lire : mon père fumant sa pipe dans son fauteuil, sous le cône d’une lampe, passant distraitement son annulaire dans la raie impeccable de ses cheveux, un livre ouvert sur ses genoux croisés ; Bernard, dans notre chambre, allongé sur le côté, genoux repliés, sa main droite soutenant sa tête… Il y avait du bien-être dans ces attitudes. Au fond, c’est la physiologie du lecteur qui m’a poussé à lire. Peut-être n’ai-je lu, au début, que pour reproduire ces postures et en explorer d’autres. En lisant je me suis physiquement installé dans un bonheur qui dure toujours. Que lisais-je ? Les contes d’Andersen, pour cause d’identification au Vilain petit canard, mais Alexandre Dumas aussi, pour le mouvement des épées, des chevaux et des cœurs. Et Selma Lagerlôf, le magnifique Gôsta Berling, ce pasteur ivrogne et splendide, banni par son évêque, dont je fus l’infatigable compagnon d’aventure avec les autres cavaliers d’Ekeby, La Guerre et la Paix, offert par Bernard pour mon entrée en quatrième je crois, l’histoire d’amour entre Natacha et le prince André à la première lecture — ce qui réduisait le roman à une centaine de pages —, l’épopée napoléonienne en troisième, à la deuxième lecture : Austerlitz, Borodino, l’incendie de Moscou, la retraite de Russie (j’avais dessiné une fresque immense de la bataille d’Austerlitz, où se massacraient les petits bonshommes de mon écriture clandestine), deux ou trois cents pages de mieux. Nouvelle lecture en seconde, pour l’amitié de Pierre Bezoukhov (un autre vilain petit canard, mais qui comprenait plus de choses qu’on ne le croyait), et la totalité du roman enfin, en terminale, pour la Russie, pour le personnage de Koutouzov, pour Clausewitz, pour la réforme agraire, pour Tolstoï. Il y avait Dickens, évidemment — Oliver Twist avait besoin de moi —, Emily Brontë, dont le moral m’appelait au secours, Stevenson, Jack London, Oscar Wilde, et les premières lectures de Dostoïevski, Le joueur, bien sûr (avec Dostoïevski, va savoir pourquoi, on commence toujours par Le joueur). Ainsi allaient mes lectures, au gré de ce que je trouvais dans la bibliothèque familiale et Tintin, bien sûr, et Spirou, et les Signes de piste ou les Bob Morane qui ravageaient l’époque. La première qualité des romans que j’emportais au collège était de ne pas être au programme. Personne ne m’interrogeait. Aucun regard ne lisait ces lignes pardessus mon épaule ; leurs auteurs et moi demeurions entre nous. J’ignorais, en les lisant, que je me cultivais, que ces livres éveillaient en moi un appétit qui survivrait même à leur oubli. Ces lectures de jeunesse s’achevèrent par quatre portes ouvertes sur les signes du monde, quatre livres on ne peut plus différents mais qui tissèrent en moi, pour des raisons qui me demeurent en partie mystérieuses, des liens étroits de parenté : Les liaisons dangereuses, À rebours, Mythologies de Roland Barthes et Les choses de Perec.
Je n’étais pas un lecteur raffiné. N’en déplaise à Flaubert, je lisais comme Emma Bovary à quinze ans, pour la seule satisfaction de mes sensations, lesquelles, par bonheur, se révélèrent insatiables. Je ne tirais aucun bénéfice scolaire immédiat de ces lectures. Contre toutes les idées reçues, ces milliers de pages avalées — et très vite oubliées — n’améliorèrent pas mon orthographe, toujours incertaine aujourd’hui, d’où l’omniprésence de mes dictionnaires. Non, ce qui eut provisoirement raison de mes fautes (mais ce provisoire rendait la chose définitivement possible), ce fut ce roman commandé par ce professeur qui refusait d’abaisser sa lecture à des considérations orthographiques. Je lui devais un manuscrit sans faute. Un génie de l’enseignement en somme. Pour moi seul, peut-être, et peut-être en cette seule circonstance, mais un génie !
J’ai croisé trois autres de ces génies entre ma classe de troisième et ma seconde terminale, trois autres sauveurs dont je parlerai plus loin : un professeur de mathématiques qui était les mathématiques, une époustouflante professeur d’histoire qui pratiquait comme personne l’art de l’incarnation historique, et un professeur de philosophie que mon admiration surprend d’autant plus aujourd’hui que lui-même ne garde aucun souvenir de moi (il me l’a écrit), ce qui le grandit encore à mes yeux puisqu’il m’éveilla l’esprit sans que je doive rien à son estime mais tout à son art. À eux quatre ces maîtres m’ont sauvé de moi-même. Sont-ils arrivés trop tard ? Les aurais-je si bien suivis, s’ils avaient été mes instituteurs ? Garderais-je un meilleur souvenir de mon enfance ? Quoi qu’il en soit, ils ont été mes heureux imprévus. Furent-ils, pour d’autres élèves, la révélation qu’ils ont été pour moi ? C’est une question qui se pose, tant la notion de tempérament joue son rôle en matière de pédagogie. Quand il m’arrive de rencontrer un ancien élève qui se déclare heureux des heures passées dans ma classe, je me dis qu’au même instant, sur un autre trottoir, se promène peut-être celui pour qui j’étais l’éteignoir de service.
Un autre élément de ma métamorphose fut l’irruption de l’amour dans ma prétendue indignité. L’amour ! Parfaitement inimaginable à l’adolescent que je croyais être. La statistique, pourtant, disait son surgissement probable, voire certain. (Mais non, pensez donc, inspirer de l’amour, moi ? Et à qui ?) Il se présenta pour la première fois sous la forme d’une émouvante rencontre de vacances, s’exprima essentiellement dans une copieuse correspondance, et s’acheva par une rupture consentie au nom de notre jeunesse et de la distance géographique qui nous séparait. L’été suivant, le cœur brisé par la fin de cette passion semi-platonique, je m’engageai comme mousse sur un cargo, un des derniers liberty ships en service sur l’Atlantique, et jetai à la mer un paquet de lettres à faire ricaner les requins. Il fallut attendre deux ans pour qu’un autre amour devienne le premier, par l’importance que, dans ce domaine, les actes confèrent à la parole. Un autre genre d’incarnation, qui révolutionna ma vie et signa l’arrêt de mort de ma cancrerie. Une femme m’aimait ! Pour la première fois de ma vie mon nom résonnait à mes propres oreilles ! Une femme m’appelait par mon nom ! J’existais aux yeux d’une femme, dans son cœur, entre ses mains, et déjà dans ses souvenirs, son premier regard du lendemain me le disait ! Choisi parmi tous les autres ! Moi ! Préféré ! Moi ! Par elle ! (Une élève d’hypokhâgne, qui plus est, quand j’allais redoubler ma terminale !) Mes derniers barrages sautèrent : tous les livres lus nuitamment, ces milliers de pages pour la plupart effacées de ma mémoire, ces connaissances stockées à l’insu de tous et de moi-même, enfouies sous tant de couches d’oubli, de renoncement et d’autodénigrement, ce magma de mots bouillonnant d’idées, de sentiments, de savoirs en tout genre, fit soudain exploser la croûte d’infamie et jaillit dans ma cervelle qui prit des allures de firmament infiniment étoile ! En somme, je planais, comme disent les heureux d’aujourd’hui. J’aimais et on m’aimait ! Comment tant d’ardeur impatiente pouvait-elle susciter tant de calme et tant de certitude ? Quelle confiance me faisait-on, tout à coup ! Et quelle confiance avais-je soudain en moi ! Pendant les quelques années que dura ce bonheur, il ne fut plus question de faire l’imbécile. Les bouchées doubles, oui. Après le bac, j’éliminai en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire une licence et une maîtrise de lettres, l’écriture de mon premier roman, des cahiers entiers d’aphorismes que j’appelais sans rire mes Laconiques, et la production d’innombrables dissertations, dont certaines destinées aux khâgneuses amies de mon amie qui réclamaient mes lumières sur tel point d’histoire, de littérature ou de philosophie. Dans la foulée je m’étais même offert le luxe d’une hypokhâgne que j’abandonnai en cours de route pour la rédaction de ce fameux premier roman. Laisser aller ma propre plume, voler de mes propres ailes, dans mon propre ciel ! Je ne voulais rien d’autre. Et que mon amie continuât de m’aimer.
À la blague de mon père sur la révolution nécessaire à ma licence et sur le risque d’un conflit planétaire si je tentais l’agreg, j’ai ri de bon cœur et rétorqué que, pas du tout, pas la révolution, Papa, l’amour, nom de Dieu ! L’amour depuis trois ans ! La révolution nous l’avons faite au lit, elle et moi ! Quant à l’agreg, pas d’agreg, je n’aime pas les jeux de hasard ! Ni de Capes ! Assez perdu de temps comme ça. Une maîtrise et basta : le minimum vital du professeur. Petit prof, Papa. Dans des petites boîtes s’il le faut. Retour sur le lieu du crime. M’y occuper des gosses qui sont tombés dans la poubelle de Djibouti. M’occuper d’eux avec le clair souvenir de ce que je fus. Pour le reste, la littérature ! Le roman ! L’enseignement et le roman ! Lire, écrire, enseigner !
Mon réveil doit aussi beaucoup à la ténacité de ce père faussement lointain. Jamais découragé par mon découragement, il a su résister à toutes mes tentatives de fuite : cette supplique véhémente, par exemple, à quatorze ans, pour qu’il me fasse entrer aux enfants de troupe. Nous en avons beaucoup ri vingt ans plus tard, quand, libéré de mon service, je lui ai donné à lire la mention inscrite sur mon livret militaire, Grades successifs : deuxième classe.
— Successivement deuxième classe, alors ? C’est bien ce que je pensais : inapte à l’obéissance et aucun goût pour le commandement.
Il y eut ce vieil ami aussi, Jean Rolin, professeur de philo, père de Nicolas, de Jeanne et de Jean-Paul, mes compagnons d’adolescence. Chaque fois que je ratais le bac, il m’invitait dans un excellent restaurant, pour me convaincre, une fois de plus, que chacun va son rythme et que je faisais tout bonnement un retard d’éclosion. Jean, mon cher Jean, que ces pages — si tardives en effet — te fassent sourire, au paradis des philosophes.
Bref, on devient.
Mais on ne change pas tellement. On fait avec ce qu’on est.
Voilà qu’à la fin de cette deuxième partie, je m’offre une crise de doute. Doute quant à la nécessité de ce livre, doute quant à mes capacités à l’écrire, doute sur moi-même tout simplement, doute qui s’épanouira bientôt en considérations ironiques sur l’ensemble de mon travail, voire ma vie entière… Doute proliférant… Ces crises sont fréquentes. Elles ont beau être un héritage de ma cancrerie, je ne m’y habitue pas. On doute toujours pour la première fois et j’ai le doute ravageur. Il me pousse vers ma pente naturelle. Je résiste mais de jour en jour je redeviens le mauvais élève que j’essaye de décrire. Les symptômes sont rigoureusement pareils à ceux de mes treize ans : rêverie, procrastination, éparpillement, hypocondrie, nervosité, délectation morose, sautes d’humeur, jérémiades et, pour finir, sidération devant l’écran de mon ordinateur, comme jadis devant l’exercice à faire, l’interro à préparer… Je suis là, ricane le cancre que je fus.
Je lève les yeux. Mon regard erre sur le Vercors sud. Pas une maison à l’horizon. Ni une route. Ni un individu. Des champs pierreux bordés de montagnes rases où s’épanouissent par-ci par-là des bouquets de hêtres comme des panaches silencieux. Sur tout ce vide bourgeonne immensément un ciel de menace. Dieu que j’aime ce paysage ! Au fond, une de mes grandes joies aura été de m’offrir cet exil qu’enfant je réclamais à mes parents… Cet horizon en deçà duquel nul n’a de comptes à rendre à personne. (Sauf ce petit lapin à cette buse, là-haut, qui a des vues sur lui…) Au désert, le tentateur, ce n’est pas le diable, c’est le désert lui-même : tentation naturelle de tous les abandons.
Bon, ça va comme ça, arrête ton cirque, remets-toi au travail.
Et on se remet au travail. Ligne après ligne on continue de devenir, avec ce livre qui se fait. On devient.
Les uns après les autres, nous devenons.
Ça se passe rarement comme prévu, mais une chose est sûre : nous devenons.
La semaine dernière, comme je sors d’un cinéma, une petite fille, neuf ou dix ans, me course dans la rue et me rattrape tout essoufflée :
— Monsieur, monsieur !
Quoi donc ? Ai-je oublié mon parapluie au cinoche ? Tout sourire, la petite désigne du doigt un type qui nous regarde, de l’autre côté de la rue.
— C’est mon grand-père, monsieur ! Grand-père ébauche un salut un peu gêné.
— Il n’ose pas vous dire bonjour, mais vous avez été son professeur.
Nom d’un chien, son grand-père ! J’ai été le professeur de son grand-père ! Eh oui, nous devenons.
Vous quittez une gamine en quatrième, nulle, nulle, nulle, de son propre aveu (« Qu’est-ce que j’étais nulle ! »), et vingt ans plus tard une jeune femme vous interpelle dans une rue d’Ajaccio, radieuse, assise à la terrasse d’un café :
— Monsieur, Ne touchez pas l’épaule du cavalier qui passe !
Vous vous arrêtez, vous vous retournez, la jeune femme vous sourit, vous lui récitez la suite de L’allée, ce poème de Supervielle qu’apparemment vous connaissez tous les deux :
Il se retournerait
Et ce serait la nuit,
Une nuit sans étoile,
Sans courbe ni nuage.
Elle éclate de rire, elle demande :
— Que deviendrait alors Tout ce qui fait le ciel, La lune et son passage Et le bruit du soleil ?
Et vous répondez à l’enfant réapparue dans le sourire de la femme, l’enfant rétive à qui vous aviez jadis appris ce poème :
Il vous faudrait attendre qu’un second cavalier
Aussi puissant que l’autre
Consentît à passer.
À Paris, je bavarde avec des amis, dans un café. D’une table voisine un homme me pointe du doigt en me regardant fixement. Je lève les yeux et lui demande d’un hochement de front ce qu’il me veut. Il m’appelle alors par un autre nom que le mien :
— Don Segundo Sombra !
Ce faisant, il me fait faire un bond vertigineux dans le temps.
— Toi, je t’ai eu en 1982 ! En cinquième.
— Tout juste, monsieur. Et cette année-là vous nous avez lu Don Segundo Sombra, un roman argentin, de Ricardo Guiraldes.
Je ne me rappelle jamais le nom de ces élèves de rencontre, ni d’ailleurs leurs visages, mais dès les premiers vers, les premiers titres de romans évoqués, les premières allusions à un cours précis, quelque chose se recompose de l’adolescent qui ne voulait pas lire ou de la petite qui prétendait ne rien comprendre à rien ; ils me redeviennent aussi familiers que les vers de Supervielle ou le nom de Segundo Sombra qui, eux, va savoir pourquoi, n’ont pas subi l’érosion du temps. Ils sont à la fois cette gamine apeurée et cette jeune femme qui fait aujourd’hui la mode de sa génération, ce garçon buté et ce commandant de bord qui bouquine au-dessus des océans, pilote automatique enclenché.
À chaque rencontre, on constate qu’une vie s’est épanouie, aussi imprévisible que la forme d’un nuage.
Et n’allez pas vous imaginer que ces destins doivent tant que ça à votre influence de professeur ! Je regarde l’heure à la montre gousset que Minne, ma femme, m’a offerte pour quelque ancien anniversaire et qui ne me quitte jamais. Ce genre de montre à double boîtier s’appelle une savonnette. Donc, je consulte ma savonnette et voilà que je glisse quinze ans en arrière, lycée H, salle F, où je suis occupé à surveiller une soixantaine de premières et de terminales qui planchent dans un silence d’avenir. Tous noircissent du papier à qui mieux mieux, sauf Emmanuel, sur ma droite, près de la fenêtre à trois ou quatre rangs de mon estrade. Nez au vent, copie blanche, Emmanuel. Nos regards se croisent. Le mien se fait explicite : Alors quoi ? copie blanche ? tu vas t’y mettre, oui ? Emmanuel me fait signe d’approcher. Je l’ai eu comme élève deux ans plus tôt. Malin, vif, cossard, inventif, drôle et déterminé. Et, pour l’instant, copie ostensiblement blanche. Je consens à m’approcher, histoire de lui secouer les puces, mais il coupe court à mon tir de semonce en lâchant, dans un soupir définitif :
— Si vous saviez comme ça m’emmerde, monsieur ! Que faut-il faire d’un pareil élève ? L’abattre sur place ? Dans l’expectative, et bien que ce ne soit pas le moment, je demande :
— Et peut-on savoir ce qui t’intéresse ?
— Ça.
Répond-il en me rendant ma savonnette, qu’il m’a fauchée sans que je m’en aperçoive.
— Et ça, ajoute-t-il en me rendant mon stylo.
— Pickpocket ? Tu veux devenir pickpocket ?
— Prestidigitateur, monsieur.
Ce qu’il devint, ma foi, qu’il est encore, et renommé, sans que j’y sois pour rien.
Oui, il arrive parfois que des projets se réalisent, que des vocations s’accomplissent, que le futur honore ses rendez-vous. Un ami m’assure qu’une surprise m’attend dans le restaurant où il m’invite. J’y vais. La surprise est de taille. C’est Rémi, le maître-queux du lieu. Impressionnant du haut de son mètre quatre-vingts et sous sa blanche toque de chef ! Je ne le reconnais pas d’abord, mais il me rafraîchit la mémoire en déposant sous mes yeux une copie rédigée par lui et corrigée par moi vingt-cinq ans plus tôt. 13/20. Sujet : Faites votre portrait à quarante ans. Or, l’homme de quarante ans qui se tient debout devant moi, souriant et vaguement intimidé par l’apparition de son vieux professeur, est très exactement celui que le jeune garçon décrivait dans sa copie : le chef d’un restaurant dont il comparait les cuisines à la salle des machines d’un paquebot de haute mer. Le correcteur avait apprécié, en rouge, et avait émis le souhait de s’asseoir un jour à la table de ce restaurant…
C’est le genre de situation où vous ne regrettez pas d’être devenu ce professeur que, désormais, vous n’êtes plus.
Nous devenons, nous devenons, tous autant que nous sommes, et nous nous croisons parfois entre devenus. Isabelle, la semaine dernière, rencontrée dans un théâtre, étonnamment semblable en sa proche quarantaine à la gamine de seize ans qui fut mon élève en seconde… Elle avait échoué dans ma classe après son deuxième renvoi. (« Mon deuxième renvoi en trois ans, tout de même ! ») Orthophoniste à présent, au sourire avisé.
Comme les autres, elle me demande :
— Vous vous souvenez d’Unetelle ? Et d’Untel ? Et de tel autre ?
Hélas, ô mes élèves, ma fichue mémoire se refuse toujours à l’archivage des noms propres. Leurs majuscules continuent de faire barrage. Il me suffisait des grandes vacances pour oublier la plupart de vos noms, alors, vous pensez, avec toutes ces années ! Une sorte de siphonnage permanent lessive ma cervelle, qui élimine, avec les vôtres, le nom des auteurs que je lis, les titres de leurs bouquins ou ceux des films que je vois, les villes que je traverse, les itinéraires que je suis, les vins que je bois… Ce qui ne signifie pas que vous sombriez dans mon oubli ! Qu’il me soit seulement donné de vous revoir cinq minutes, et la bouille confiante de Rémi, le grand rire de Nadia, la malice d’Emmanuel, la gentillesse pensive de Christian, la vivacité d’Axelle, l’inoxydable bonne humeur d’Arthur ressuscitent l’élève dans cet homme ou cette femme qui me font, en me croisant, le plaisir de reconnaître leur professeur. Je peux bien vous l’avouer aujourd’hui, votre mémoire a toujours été plus véloce et plus fiable que la mienne, même en ces temps où nous apprenions ensemble ces textes hebdomadaires que nous devions pouvoir nous réciter mutuellement à n’importe quel moment de l’année. Bon an mal an, une trentaine de textes en tout genre, dont Isabelle déclare fièrement :
— Je n’en ai pas oublié un seul, monsieur !
— J’imagine que tu avais tes préférés…
— Oui, celui-ci par exemple, dont vous aviez précisé que nous serions mûrs pour le comprendre dans une soixantaine d’années.
Et de me réciter le texte en question qui, en effet, tombe à pic pour clore le chapitre du devenir :
Mon grand-père avait coutume de dire : « La vie est étonnamment brève. Dans mon souvenir elle se ramasse aujourd’hui sur elle-même si serrée que je comprends à peine (par exemple) qu’un jeune homme puisse se décider à partir à cheval pour le plus proche village sans craindre que — tout accident écarté — une existence ordinaire et se déroulant sans heurts ne suffise pas, de bien loin, même pour cette promenade. »
Dans une esquisse de révérence Isabelle lâche le nom de l’auteur : Franz Kafka. Et précise :
— Dans la traduction de Vialatte, celle que vous préfériez.