« Dans ce monde il faut être un peu trop bon pour l’être assez. »
Dès que les mères désespérées raccrochent leur téléphone, je décroche le mien pour tenter de caser leur progéniture. Je fais la tournée des collègues : amis de vieille date, spécialistes en cas réputés désespérés, et moi jouant à mon tour le rôle de la maman éplorée. À l’autre bout du fil on s’en amuse :
— Ah ! te voilà, toi ! En général c’est la saison où tu te manifestes !
— Combien d’absences dans l’année, dis-tu ? Trente-sept ! Il a séché trente-sept fois et tu voudrais qu’on le prenne ? Tu le livres avec les menottes ?
Didier, Philippe, Stella, Fanchon, Pierre, Françoise, Isabelle, Ali et les autres… C’est qu’ils en ont sauvé plus d’un, tous autant qu’ils sont ! Nicole H., à elle seule, son lycée ouvert à tous les bras cassés de passage…
Il m’est même arrivé de plaider en milieu d’année.
— Allez, Philippe…
— Renvoyé pour quelle raison ? Bagarre ! À l’intérieur et à l’extérieur du bahut ? Même avec les vigiles du centre commercial ! Et ce n’est pas la première fois ? Beau cadeau de Noël, dis donc ! Envoie toujours, je verrai ce qu’on peut faire.
Ou ce dialogue avec mademoiselle G., directrice de collège. Je la trouve, occupée à surveiller un devoir sur table. Deux classes planchent sous ses yeux. Silence. Concentration. Stylos mâchonnés ou qui tournent à toute allure entre le pouce et l’index (comment réussissent-ils ça ? je n’y suis jamais arrivé), feuilles de brouillon vertes pour les uns, jaunes pour les autres… Le calme de l’étude. On entendrait voler un doute. J’ai toujours aimé le silence de la sieste et le calme de l’étude. Dans mon enfance il m’arrivait de les associer. J’avais le goût du repos immérité. Je sais tout sur l’art de faire semblant d’écrire en préparant une copie blanche. Mais il est difficile de jouer à ce petit jeu sous la surveillance de mademoiselle G.
Elle m’a vu entrer du coin de l’œil. Elle ne bronche pas. Elle sait que je ne la dérange jamais pour rien et que, si je m’y autorise, c’est rarement pour lui annoncer une bonne nouvelle. Je marche sans bruit vers son bureau, je me penche à son oreille et murmure mes arguments de vente :
— Quinze ans et huit mois, redouble sa troisième, a perdu l’habitude de travailler voilà une dizaine d’années, renvoyé pour d’innombrables motifs, arrêté le mois dernier dans le métro pour trafic de barrettes, mère en fuite, père irresponsable, vous le prenez ?
Mademoiselle G. ne me regarde toujours pas, elle regarde ses ouailles, elle se contente de faire oui de la tête, mais :
— À une condition, murmure-t-elle sans remuer les lèvres.
— Laquelle ?
— Que vous ne me demandiez pas de vous remercier.
Ô ma si britannique mademoiselle G., ce consentement silencieux est un de mes meilleurs souvenirs de professeur ! C’est dans Marivaux, dans Marivaux, m’entendez-vous ? pas dans un de vos livres pieux, dans Marivaux ! que j’ai trouvé la phrase qui devait secrètement vous servir de devise : « Dans ce monde, il faut être un peu trop bon pour l’être assez. »
Si j’ajoute que vous avez conduit ce garçon jusqu’au bac, j’en aurai dit un peu sur les effets de cette bonté-là.
Il suffit d’un professeur — un seul ! — pour nous sauver de nous-mêmes et nous faire oublier tous les autres.
C’est, du moins, le souvenir que je garde de monsieur Bal.
Il était notre professeur de mathématiques en première. Du point de vue de la gestuelle le contraire de Keating ; un professeur on ne peut moins cinématographique : ovale, je dirais, une voix aiguë et rien de particulier qui retienne le regard. Il nous attendait assis à son bureau, nous saluait aimablement, et dès ses premiers mots nous entrions en mathématique. De quoi était faite cette heure qui nous retenait tant ? Essentiellement de la matière que monsieur Bal y enseignait et dont il semblait habité, ce qui faisait de lui un être curieusement vivant, calme et bon. Étrange bonté, née de la connaissance même, désir naturel de partager avec nous la « matière » qui ravissait son esprit et dont il ne pouvait pas concevoir qu’elle nous fût répulsive, ou seulement étrangère. Bal était pétri de sa matière et de ses élèves. Il avait quelque chose du ravi de la crèche mathématique, une effarante innocence. L’idée qu’il pût être chahuté n’avait jamais dû l’effleurer, et l’envie de nous moquer de lui ne nous serait jamais venue, tant son bonheur d’enseigner était convaincant.
Nous n’étions pourtant pas un public docile. À peu près tous sortis de la poubelle de Djibouti, guère attachants. J’ai quelques souvenirs de bagarres nocturnes, en ville, et de règlements de comptes internes qui ne devaient rien à la tendresse. Mais, dès que nous franchissions la porte de monsieur Bal, nous étions comme sanctifiés par notre immersion dans les mathématiques et, l’heure passée, chacun de nous refaisait surface mathematikos !
Le jour de notre rencontre, lorsque les plus nuls d’entre nous s’étaient vantés de leurs zéros pointés, il avait répondu en souriant qu’il ne croyait pas aux ensembles vides. Sur quoi, il avait posé quelques questions fort simples et considéré nos réponses élémentaires comme d’inestimables pépites, ce qui nous avait beaucoup amusés. Puis, il avait inscrit le chiffre 12 au tableau en nous demandant ce qu’il écrivait là.
Les plus délurés avaient tenté une sortie :
— Les douze doigts de la main !
— Les douze commandements !
Mais l’innocence, dans son sourire, décourageait vraiment :
— C’est la note minimum que vous aurez au bac. Il ajouta :
— Si vous cessez d’avoir peur. Et encore :
— D’ailleurs, je n’y reviendrai pas. Ce n’est pas du baccalauréat que nous allons nous occuper ici, c’est de mathématiques.
De fait, il ne nous parla plus une seule fois du bac. Mètre après mètre, il occupa cette année à nous remonter du gouffre de notre ignorance, en s’amusant à le faire passer pour le puits même de la science ; il s’émerveillait toujours de ce que nous savions malgré tout.
— Vous croyez que vous ne savez rien, mais vous vous trompez, vous vous trompez, vous en savez énormément ! Regarde, Pennacchioni, savais-tu que tu savais ça ?
Bien entendu, cette maïeutique ne suffit pas à faire de nous des génies de la mathématique, mais si profond qu’ait été notre puits, monsieur Bal nous ramena tous au niveau de la margelle : la moyenne au baccalauréat.
Et sans la moindre allusion, jamais, à l’avenir calamiteux qui, d’après tant d’autres professeurs et depuis si longtemps, nous attendait.
Était-il lui-même un grand mathématicien ? Et, l’année suivante mademoiselle Gi une gigantesque historienne ? Et, durant ma seconde terminale, monsieur S. un philosophe hors de pair ? Je le suppose mais à vrai dire je l’ignore ; je sais seulement que ces trois-là étaient habités par la passion communicative de leur matière. Armés de cette passion ils sont venus me chercher au fond de mon découragement et ne m’ont lâché qu’une fois mes deux pieds solidement posés dans leur cours, qui se révéla être l’antichambre de ma vie. Ce n’est pas qu’ils s’intéressaient à moi plus qu’aux autres, non, ils considéraient également leurs bons et leurs mauvais élèves, et savaient ranimer chez les seconds le désir de comprendre. Ils accompagnaient nos efforts pas à pas, se réjouissaient de nos progrès, ne s’impatientaient pas de nos lenteurs, ne considéraient jamais nos échecs comme une injure personnelle et se montraient avec nous d’une exigence d’autant plus rigoureuse qu’elle était fondée sur la qualité, la constance et la générosité de leur propre travail. Pour le reste, on ne peut imaginer professeurs plus différents : monsieur Bal, si calme et si souriant, un bouddha mathématique, mademoiselle Gi au contraire un tronc de l’air (tron de l’èr comme on eût dit dans mon village), une tornade qui nous arrachait à notre gangue de paresse pour nous entraîner avec elle dans le cours tumultueux de l’Histoire, quand monsieur S., philosophe sceptique et pointu (nez pointu, chapeau pointu, ventre pointu), immobile et perspicace, me laissait le soir venu bourdonnant de questions auxquelles je brûlais de répondre. Je lui rendais des dissertations pléthoriques qu’il qualifiait d’exhaustives, suggérant par là que son confort de correcteur se fût accommodé de devoirs plus concis.
Tout bien réfléchi, ces trois professeurs n’avaient qu’un point commun : ils ne lâchaient jamais prise. Ils ne s’en laissaient pas conter par nos aveux d’ignorance. (Combien de dissertations mademoiselle Gi me fit-elle refaire pour cause d’orthographe défaillante ? Combien de cours supplémentaires monsieur Bal me donna-t-il parce qu’il me trouvait l’air vacant dans un couloir ou rêvassant dans une salle de permanence ? « Et si nous faisions un petit quart d’heure de math, Pennacchioni, tant que nous y sommes ? Allons-y, un bon petit quart d’heure… ») L’image du geste qui sauve de la noyade, la poigne qui vous tire vers le haut malgré vos gesticulations suicidaires, cette image brute de vie d’une main agrippant solidement le col d’une veste est la première qui me vient quand je pense à eux. En leur présence — en leur matière — je naissais à moi-même : mais un moi mathématicien, si je puis dire, un moi historien, un moi philosophe, un moi qui, l’espace d’une heure, m’oubliait un peu, me flanquait entre parenthèses, me débarrassait du moi qui, jusqu’à la rencontre de ces maîtres, m’avait empêché de me sentir vraiment là.
Autre chose, il me semble qu’ils avaient un style. Ils étaient artistes en la transmission de leur matière. Leurs cours étaient des actes de communication, bien sûr, mais d’un savoir à ce point maîtrisé qu’il passait presque pour de la création spontanée. Leur aisance faisait de chaque heure un événement dont nous pouvions nous souvenir en tant que tel. À croire que mademoiselle Gi ressuscitait l’histoire, que monsieur Bal redécouvrait les mathématiques, que Socrate s’exprimait par la bouche de monsieur S. ! Ils nous donnaient des cours aussi mémorables que le théorème, le traité de paix ou l’idée fondamentale qui en constituaient, ce jour-là, le sujet. En enseignant, ils créaient l’événement.
Leur influence sur nous s’arrêtait là. Du moins leur influence apparente. Hors de la matière qu’ils incarnaient, ils ne cherchaient pas à nous impressionner. Ils n’étaient pas de ces professeurs qui se glorifient de leur ascendant sur un effectif d’adolescents en mal d’image paternelle. Avaient-ils seulement conscience d’être des maîtres libérateurs ? Quant à nous, nous étions leurs élèves de mathématiques, d’histoire ou de philosophie, et n’étions que cela. Certes nous en tirions une fierté un peu snob, comme les membres d’un club très fermé, mais ils auraient été les premiers surpris d’apprendre que, quarante-cinq ans plus tard, un de leurs élèves, grâce à eux devenu professeur, jouerait les disciples au point de leur dresser une statue ! D’autant que, comme ma violoncelliste du Blanc-Mesnil, une fois rentrés chez eux, en dehors de la correction de nos copies ou de la préparation de leurs cours, ils ne devaient plus guère penser à nous. Ils avaient à coup sûr d’autres centres d’intérêt, une curiosité ouverte, qui devaient nourrir leur force, ce qui expliquait, entre autres, la densité de leur présence en classe. (Mademoiselle Gi, surtout, me semblait avoir un appétit à dévorer le monde et ses bibliothèques.) Ce n’était pas seulement leur savoir que ces professeurs partageaient avec nous, c’était le désir même du savoir ! Et c’est le goût de sa transmission qu’ils me communiquèrent. Du coup, nous allions à leurs cours la faim au ventre. Je ne dirais pas que nous nous sentions aimés par eux, mais considérés, à coup sûr (respectés, dirait la jeunesse d’aujourd’hui), considération qui se manifestait jusque dans la correction de nos copies, où leurs annotations ne s’adressaient qu’à chacun de nous en particulier. Le modèle du genre étant les corrections de monsieur Beaum, notre professeur d’histoire en hypokhâgne. Il exigeait qu’on laissât vierge la dernière page de nos dissertations pour qu’il pût y taper à la machine — en rouge, sur un seul interligne — le corrigé détaillé de chaque devoir !
Ces professeurs, rencontrés dans les dernières années de ma scolarité, me changèrent beaucoup de tous ceux qui réduisaient leurs élèves à une masse commune et sans consistance, « cette classe », dont ils ne parlaient qu’au superlatif d’infériorité. Aux yeux de ceux-là nous étions toujours la plus mauvaise quatrième, troisième, seconde, première ou terminale de leur carrière, ils n’avaient jamais eu de classe moins… si… On eût dit qu’ils s’adressaient d’année en année à un public de moins en moins digne de leur enseignement. Ils s’en plaignaient à la direction, aux conseils de classes, aux réunions de parents. Leurs jérémiades éveillaient en nous une férocité particulière, quelque chose comme la rage que mettrait le naufragé à entraîner dans sa noyade le capitaine pleutre qui a laissé le bateau s’empaler sur le récif. (Oui, enfin, c’est une image… Disons qu’ils étaient surtout nos coupables idéaux comme nous étions les leurs ; leur dépression routinière entretenait chez nous une méchanceté de confort.)
Le plus redoutable d’entre eux fut monsieur Blamard (Blamard est un pseudonyme), triste bourreau de mes neuf ans, qui fit pleuvoir tant de mauvais points sur ma tête qu’aujourd’hui encore, coincé dans la queue d’une administration, il m’arrive de considérer mon ticket d’attente comme un verdict de Blamard : « № 175, Pennacchioni, toujours aussi loin des félicitations ! »
Ou ce professeur de sciences naturelles, en terminale, à qui je dois mon exclusion du lycée. Se plaignant de ce que la moyenne générale de « cette classe » n’excédât pas les 3,5/20, il avait commis l’imprudence de nous en demander la raison. Front haussé, menton tendu, commissures tombantes :
— Alors quelqu’un peut-il expliquer cette… prouesse ?
J’ai levé un index poli et suggéré deux explications possibles : ou notre classe constituait une monstruosité statistique (32 élèves qui ne pouvaient dépasser une moyenne de 3,5 en sciences naturelles), ou ce résultat famélique sanctionnait la qualité de l’enseignement dispensé.
Content de moi, je suppose.
Et fichu à la porte.
— Héroïque mais inutile, me fit observer un copain : sais-tu la différence entre un professeur et un outil ? Non ? Le mauvais prof n’est pas réparable.
Viré, donc.
Fureur de mon père, bien sûr.
Sales souvenirs, ces années de rancœur ordinaire !
Au lieu de recueillir et de publier les perles des cancres, qui réjouissent tant de salles de professeurs, on devrait écrire une anthologie des bons maîtres. La littérature ne manque pas de ces témoignages : Voltaire rendant hommage aux jésuites Tournemine et Porée, Rimbaud soumettant ses poèmes au professeur Izambard, Camus écrivant des lettres filiales à monsieur Martin, son instituteur bien-aimé, Julien Green rappelant à son affectueux souvenir l’image haute en couleur de monsieur Lesellier, son professeur d’histoire, Simone Weil chantant les louanges de son maître Alain, lequel n’oubliera jamais Jules Lagneau qui l’ouvrit à la philosophie, J.-B. Pontalis célébrant Sartre, qui « tranchait » tellement sur tous ses autres professeurs…
Si, outre celui des maîtres célèbres, cette anthologie proposait le portrait de l’inoubliable professeur que nous avons presque tous rencontré au moins une fois dans notre scolarité, nous en tirerions peut-être quelque lumière sur les qualités nécessaires à la pratique de cet étrange métier.
Aussi loin que je me souvienne, quand les jeunes professeurs sont découragés par une classe, ils se plaignent de n’avoir pas été formés pour ça. Le « ça » d’aujourd’hui, parfaitement réel, recouvre des domaines aussi variés que la mauvaise éducation des enfants par la famille défaillante, les dégâts culturels liés au chômage et à l’exclusion, la perte des valeurs civiques qui s’ensuit, la violence dans certains établissements, les disparités linguistiques, le retour du religieux, mais aussi la télévision, les jeux électroniques, bref tout ce qui nourrit plus ou moins le diagnostic social que nous servent chaque matin nos premiers bulletins d’information.
Du « nous ne sommes pas formés pour ça » au « nous ne sommes pas là pour », il n’y a qu’un pas qu’on peut exprimer ainsi : « Nous autres professeurs ne sommes pas là pour résoudre à l’intérieur de l’école les problèmes de société qui font écran à la transmission du savoir ; ce n’est pas notre métier. Qu’on nous adjoigne un nombre suffisant de surveillants, d’éducateurs, d’assistantes sociales, de psychologues, brefs de spécialistes en tous genres et nous pourrons enseigner sérieusement les matières que nous avons passé tant d’années à étudier. » Revendications on ne peut plus justifiées, auxquelles les ministères successifs opposent les limites du budget.
Nous voici donc entrés dans une nouvelle phase de la formation des enseignants, qui sera de plus en plus axée sur la maîtrise de la communication avec les élèves. Cette aide est indispensable, mais si les jeunes professeurs en attendent un discours normatif qui leur permette de résoudre tous les problèmes qui se posent dans une classe, ils iront vers de nouvelles désillusions ; le « ça » pour lequel ils n’ont pas été formés y résistera. Pour tout dire, je crains que « ça » ne se laisse jamais tout à fait cerner, que « ça » ne soit d’une autre nature que la somme des éléments qui le constituent objectivement.
L’idée qu’on puisse enseigner sans difficulté tient à une représentation éthérée de l’élève. La sagesse pédagogique devrait nous représenter le cancre comme l’élève le plus normal qui soit : celui qui justifie pleinement la fonction de professeur puisque nous avons tout à lui apprendre, à commencer par la nécessité même d’apprendre ! Or, il n’en est rien. Depuis la nuit des temps scolaires l’élève considéré comme normal est l’élève qui oppose le moins de résistance à l’enseignement, celui qui ne douterait pas de notre savoir et ne mettrait pas notre compétence à l’épreuve, un élève acquis d’avance, doué d’une compréhension immédiate, qui nous épargnerait la recherche des voies d’accès à sa comprenette, un élève naturellement habité par la nécessité d’apprendre, qui cesserait d’être un gosse turbulent ou un adolescent à problèmes pendant notre heure de cours, un élève convaincu dès le berceau qu’il faut juguler ses appétits et ses émotions par l’exercice de sa raison si on ne veut pas vivre dans une jungle de prédateurs, un élève assuré que la vie intellectuelle est une source de plaisirs qu’on peut varier à l’infini, raffiner à l’extrême, quand la plupart de nos autres plaisirs sont voués à la monotonie de la répétition ou à l’usure du corps, bref un élève qui aurait compris que le savoir est la seule solution : solution à l’esclavage où nous maintiendrait l’ignorance et consolation unique à notre ontologique solitude.
C’est l’image de cet élève idéal qui se dessine dans l’éther quand j’entends prononcer la phrase : « Je dois tout à l’école de la République ! » Je ne mets pas en cause la gratitude de celui qui la prononce. « Mon père était ouvrier et je dois tout à l’école de la République ! » Je ne minimise pas non plus les mérites de l’école. « Je suis fils d’immigré et je dois tout à l’école de la République ! »
Mais, c’est plus fort que moi, dès que j’entends cette manifestation publique de gratitude, je vois se dérouler un film — long métrage — à la gloire de l’école certes, mais à celle de cet enfant surtout qui aurait compris, dès sa première heure de maternelle, que l’école de la République était prête à lui garantir son avenir pour peu qu’il fût l’élève qu’elle attendait de lui. Et honte à ceux qui ne répondent pas à cette attente-là ! Alors une petite voix se met à commenter le film dans ma tête :
— C’est vrai, mon gars, tu dois beaucoup à l’école de la République, énormément même, mais pas tout, pas tout, sur ce point tu te trompes. Tu oublies les caprices du hasard. Peut-être étais-tu un enfant plus doué que la moyenne, par exemple. Ou un jeune immigré élevé par des parents aimants, volontaires et perspicaces, comme les parents de mon amie Kahina, qui voulurent leurs trois filles indépendantes et diplômées pour qu’aucun homme ne les traite un jour comme l’étaient les femmes de leur génération. Tu pourrais, au contraire, être, comme mon vieux Pierre, le produit d’une tragédie familiale, et avoir trouvé ton unique salut dans tes études, y avoir plongé profondément pour oublier, le temps de la classe, ce que te réservait le retour à la maison. Ou encore avoir été, comme Minne, un enfant prisonnier de sa cage d’asthmatique et qui eut soif de tout apprendre tout de suite pour sortir de son lit de malade : « Apprendre pour respirer, me dit-elle, comme on ouvre des fenêtres, apprendre pour cesser d’étouffer, apprendre, lire, écrire, respirer, ouvrir toujours plus de fenêtres, de l’air, de l’air, je te jure, le travail scolaire était la seule façon de m’envoler hors de mon asthme, et je me fichais bien de la qualité des professeurs, sortir de mon lit, aller à l’école, compter, multiplier, diviser, apprendre la règle de trois, tricoter les lois de Mendel, en savoir tous les jours un peu plus, c’est tout ce que je voulais, respirer, de l’air ! de l’air ! » À moins que tu ne fusses doté de la mégalomanie blagueuse de Jérôme : « Dès que j’ai appris à lire et à compter, j’ai su que le monde était à moi ! À dix ans, je passais mes week-ends dans l’hôtel-restaurant de ma grand-mère et, sous prétexte de donner un coup de main en salle, je cassais les pieds aux clients en leur posant toutes sortes de colles : À quel âge est mort Louis XIV ? Qu’est-ce qu’un adjectif attribut ? 123 multiplié par 72 ? La réponse que je préférais était : J’en sais rien mais tu vas me le dire. C’était rigolo d’en savoir plus à dix ans que le pharmacien ou le curé du coin ! Ils me tapotaient la joue avec l’envie de m’arracher la tête, ça m’amusait follement. »
Excellents élèves, Kahina, Minne, Pierre, Jérôme et toi, et mon amie Françoise qui apprit tout en jouant, dès sa petite enfance, sans la moindre inhibition — Ah ! sa stupéfiante faculté de s’amuser sérieusement ! — , jusqu’à passer l’agrégation de lettres classiques comme s’il se fût agi du jeu des mille euros. Fils ou filles d’immigrés, d’ouvriers, d’employés, de techniciens, d’instituteurs ou de grands bourgeois, très différents les uns des autres, ces amis-là, mais excellents élèves tous. C’était bien le minimum que l’école de la République vous repère, eux et toi ! Et qu’elle t’aide à devenir ce que tu es ! Il n’aurait plus manqué qu’elle te rate ! Tu trouves qu’elle n’en laisse pas assez sur le bord du chemin, l’école de la République ?
En honorant l’école à l’excès, c’est toi que tu flattes en douce, tu te poses plus ou moins consciemment en élève idéal. Ce faisant, tu masques les innombrables paramètres qui nous font tellement inégaux dans l’acquisition du savoir : circonstances, entourage, pathologies, tempérament… Ah ! l’énigme du tempérament !
« Je dois tout à l’école de la République ! »
Serait-ce que tu voudrais faire passer tes aptitudes pour des vertus ? (Les unes et les autres n’étant d’ailleurs pas incompatibles…) Réduire ta réussite à une question de volonté, de ténacité, de sacrifice, c’est ça que tu veux ? Il est vrai que tu fus un élève travailleur et persévérant, et que le mérite t’en revient, mais c’est, aussi, pour avoir joui très tôt de ton aptitude à comprendre, éprouvé dès tes premières confrontations au travail scolaire la joie immense d’avoir compris, et que l’effort portait en lui-même la promesse de cette joie ! À l’heure où je m’asseyais à ma table écrasé par la conviction de mon idiotie, tu t’installais à la tienne vibrant d’impatience, impatience de passer à autre chose aussi, car ce problème de math sur lequel je m’endormais tu l’expédiais, toi, en un tournemain. Nos devoirs, qui étaient les tremplins de ton esprit, étaient les sables mouvants où s’enlisait le mien. Ils te laissaient libre comme l’air, avec la satisfaction du devoir accompli, et moi hébété d’ignorance, maquillant un vague brouillon en copie définitive, à grand renfort de traits soigneusement tirés qui ne trompaient personne. À l’arrivée, tu étais le travailleur, j’étais le paresseux. C’était donc ça, la paresse ? Cet enlisement en soi-même ? Et le travail, qu’était-ce donc ? Comment s’y prenaient-ils, ceux qui travaillaient bien ? Où puisaient-ils cette force ? Ce fut l’énigme de mon enfance. L’effort, où je m’anéantissais, te fut d’entrée de jeu un gage d’épanouissement. Nous ignorions toi et moi qu’« il faut réussir pour comprendre », selon le mot si clair de Piaget, et que nous étions, toi comme moi, la vivante illustration de cet axiome.
Cette passion de comprendre, tu l’as entretenue avec détermination ta vie durant, et tu as rudement bien fait. Elle brille encore aujourd’hui dans tes yeux ! Celui qui te la reprocherait serait un envieux imbécile… Mais je t’en prie, cesse de faire passer tes aptitudes pour des vertus, ça brouille les cartes, ça complique la question déjà fort complexe de l’instruction (et c’est un défaut de caractère assez répandu).
Sais-tu ce que tu étais, en réalité ?
Tu étais un élève friandise.
C’est ainsi que, devenu professeur, j’appelais (in petto) mes excellents élèves, ces perles rares, quand j’en trouvais un dans ma classe. Je les ai beaucoup aimés, mes élèves friandises ! Ils me reposaient des autres. Et me stimulaient. Celui qui pige le plus vite, répond le plus juste, et avec humour souvent, cet œil qui s’allume, et cette discrétion dans l’aisance qui est la grâce suprême de l’intelligence… La petite Noémie, par exemple (pardon, la grande Noémie, elle est en première à présent !), que son professeur de français remerciait, l’année dernière, sur son bulletin scolaire : « Merci », tout bonnement. Il était à court d’appréciations élogieuses : Noémie P., français 19/20, Merci. C’est justice : l’école de la République doit beaucoup à Noémie. Comme elle doit à mon jeune cousin Pierre, qui vient de nous annoncer sa mention très bien au bac avant de retourner affronter sur un voilier l’océan particulièrement colérique de ces premiers jours de juillet 2007 : « Des sensations un peu plus fortes que les examens… », semble nous dire son beau rire.
Oui, j’ai toujours aimé les bons élèves.
Et je les ai plaints, aussi. Car ils ont leurs propres tourments : ne jamais décevoir l’attente des adultes, s’agacer de n’être que deuxième quand ce crétin d’Untel monopolise la première place, deviner les limites du professeur à l’approximation de ses cours, et donc s’ennuyer un peu en classe, subir la moquerie ou l’envie des nuls, être accusés de pactiser avec l’autorité, à quoi s’ajoutent, comme pour les autres, les embarras ordinaires de la croissance.
Portrait d’un élève friandise : Philippe, en sixième, dans les années soixante-quinze, un filiforme Philippe de onze ans, aux oreilles perpendiculaires, doté d’un énorme appareil dentaire qui le fait zézayer comme une abeille. Je lui demande s’il a bien assimilé cette notion de langage propre et de langage figuré dont nous parlions la veille.
— Langaze propre et langaze figuré ? Parfaitement, monsieur ! Z’ai même plein d’egzemples à vous proposer !
— Je t’en prie, Philippe, nous t’écoutons.
— Bon, alors voilà, hier soir il y avait des invités à la maison. Ma Maman m’a présenté en langaze figuré. Elle a dit : « C’est Philippe, mon petit dernier. » Ze suis le dernier, c’est vrai pour l’instant en tout cas, mais pas petit du tout, plutôt grand pour mon aze, même ! « Il a un appétit d’oiseau. » C’est idiot, les oiseaux manzent une fois leur poids par zour, à ce qui paraît, et moi ze manze presque rien. Et elle a dit aussi que z’étais touzours dans la lune, alors que z’étais là, à table, avec eux, tout le monde pouvait témoigner ! Et à moi, elle ne m’a parlé qu’en langaze propre : « Tais-toi, essuie-toi la bouche, ne mets pas tes coudes sur la table, dis bonsoir et va te coucher… »
Philippe en tira la conclusion que le langage figuré était celui des maîtresses de maison et le langage propre celui des mères de famille.
— Et des professeurs, monsieur, précisa-t-il, des professeurs avec leurs zélèves !
Je ne sais pas ce qu’est devenu mon zozotant Philippe, archétype de l’élève friandise. À quoi passe-t-il sa vie ? Professeur ? J’aimerais. Ou, mieux, chargé, à Normale Sup ou dans un IUFM, de former les professeurs à la réalité des élèves tels qu’ils sont. Mais peut-être a-t-il perdu ses dons pédagogiques. Peut-être l’a-t-on jugé trop inventif pour enseigner, peut-être s’est-il endormi, peut-être s’est-il envolé…
Donc, l’élève tel qu’il est, tout est là.
« Fais attention, m’ont prévenu mes amis quand j’ai entrepris la rédaction de ce livre, les élèves ont énormément changé depuis ton enfance, et même depuis la douzaine d’années où tu as cessé d’enseigner ! Ce ne sont plus du tout les mêmes, tu sais ! »
Oui et non.
Ce sont des enfants et des adolescents du même âge que moi à la fin des années cinquante, voilà au moins un point de reconnaissance. Ils se lèvent toujours aussi tôt, leurs horaires et leurs sacs sont toujours aussi lourds et leurs professeurs, bons ou mauvais, restent des mets de choix au menu de leurs conversations, trois autres points communs.
Ah ! une différence : ils sont plus nombreux que dans mon enfance, quand les études s’arrêtaient pour beaucoup au certificat du même nom. Et ils sont de toutes les couleurs, du moins dans mon quartier, où vivent les immigrés qui ont construit le Paris contemporain. Le nombre et la couleur font des différences notables, c’est vrai, mais qui s’estompent dès qu’on quitte le XXe arrondissement, surtout les différences de couleur. De moins en moins nombreux, les élèves de couleur, en descendant de nos collines vers le centre de Paris. Presque plus aucun dans les lycées qui flanquent le Panthéon. Très peu d’élèves blackoubeurs, dans nos centres-villes — la proportion de la charité, disons — et nous voici ramenés à la blanche école des années soixante.
Non, la différence fondamentale entre les élèves d’aujourd’hui et ceux d’hier est ailleurs : ils ne portent pas les vieux pulls de leurs grands frères. La voilà, la vraie différence ! Ma mère tricotait un pull-over à Bernard qui, ayant grandi, me le refilait. Même chose pour Doumé et Jean-Louis, nos aînés. Les « chandails » de notre mère constituaient l’inévitable surprise de Noël. Il n’y avait pas de marque, pas d’étiquette pull Maman ; pourtant la plupart des enfants de ma génération portaient des pulls maman.
Aujourd’hui, non ; c’est Mère-Grand marketing qui habille grands et petits. C’est elle qui habille, nourrit, désaltère, chausse, coiffe, équipe tout un chacun, elle qui barde l’élève d’électronique, le monte sur rollers, vélo, scooter, moto, trottinette, c’est elle qui le distrait, l’informe, le branche, le place sous transfusion musicale permanente et le disperse aux quatre coins de l’univers consommable, c’est elle qui l’endort, c’est elle qui le réveille et, quand il s’assied en classe, c’est elle qui vibre au fond de sa poche pour le rassurer : Je suis là, n’aie pas peur, je suis là, dans ton téléphone, tu n’es pas l’otage du ghetto scolaire !
Un enfant est mort, dans les années soixante-dix. Appelons-le l’enfant Jules, du prénom de Jules Ferry, ministre de l’Instruction publique entre 1878 et 1883. Nous faisons comme si l’enfant Jules était immortel et datait de toute éternité, mais il fut conçu il n’y a guère plus d’un siècle et je réalise avec stupeur qu’il aura vécu moins longtemps que ma vieille maman. Imaginé par Rousseau vers 1760 sous la forme d’un prototype mental prénommé Émile, il fut mis au monde un siècle plus tard par Victor Hugo, qui se faisait un devoir d’arracher les enfants au travail où les enchaînait le monde industriel naissant : « Le droit de l’enfant, c’est d’être un homme, écrivait Hugo dans Choses vues ; ce qui fait l’homme c’est la lumière ; ce qui fait la lumière c’est l’instruction. Donc le droit de l’enfant c’est l’instruction gratuite, obligatoire. » Dans la fin des années 1870, la République fit asseoir cet enfant sur les bancs de l’école laïque, gratuite et obligatoire pour que fussent satisfaits ses besoins fondamentaux : lire, écrire, compter, raisonner, se constituer en citoyen conscient de son identité individuelle et nationale. L’enfant Jules avait deux casquettes : il était écolier en classe, fils ou fille dans sa famille. La famille avait à charge son éducation, l’école son instruction. Ces deux mondes étaient pratiquement étanches et l’univers de l’enfant Jules l’était aussi : il assistait sans la moindre documentation aux terrifiants bourgeonnements de l’adolescence, il se perdait en conjectures sur les particularités de l’autre sexe, il imaginait beaucoup et corrigeait avec les moyens du bord ; quant à ses jeux, la plupart relevaient de sa seule faculté à les imaginer. Sauf cas exceptionnels, l’enfant Jules ne participait pas aux préoccupations affectives, économiques ou professionnelles des adultes. Il n’était ni l’employé de la société, ni le confident de la famille, ni l’interlocuteur de ses professeurs. Bien entendu, comme tous les univers, cette société si corsetée n’était simple qu’en apparence ; le sentiment y filtrait par quantité d’interstices pour lui conférer son humaine complexité. Reste que les droits de l’enfant Jules se limitaient à celui de l’instruction, ses devoirs à être un bon fils, un bon élève et, le cas échéant, un bon mort : sur une armée de six millions d’enfants Jules 1 350 000 furent massacrés entre 1914 et 1918 et la plupart des autres n’en revinrent pas entiers.
L’enfant Jules vécut cent ans.
1875–1975.
En gros.
Arraché à la société industrielle pendant le dernier quart du XIXe siècle, il fut livré cent ans plus tard à la société marchande, qui en fit un enfant client.
Il existe cinq sortes d’enfants sur notre planète, aujourd’hui : l’enfant client chez nous, l’enfant producteur sous d’autres cieux, ailleurs l’enfant soldat, l’enfant prostitué, et sur les panneaux incurvés du métro, l’enfant mourant dont l’image, périodiquement, penche sur notre lassitude le regard de la faim et de l’abandon.
Ce sont des enfants, tous les cinq.
Instrumentalisés, tous les cinq.
Parmi les enfants clients il y a ceux qui disposent des moyens de leurs parents et ceux qui n’en disposent pas ; ceux qui achètent et ceux qui se débrouillent. Dans les deux cas de figure, l’argent étant rarement le produit d’un travail personnel, le jeune acquéreur accède à la propriété sans contrepartie. C’est cela, l’enfant client : un enfant qui, sur quantité de terrains de consommation identiques à ceux de ses parents ou de ses professeurs (habillement, nourriture, téléphonie, musique, électronique, locomotion, loisirs…), accède sans coup férir à la propriété privée. Ce faisant il joue le même rôle économique que les adultes qui ont à charge son éducation et son instruction. Il constitue comme eux une part énorme du marché, il fait comme eux circuler les devises (le fait que ce ne soit pas les siennes n’entre pas en ligne de compte), ses désirs autant que ceux de ses parents doivent être sollicités et renouvelés en permanence pour que la machine continue de tourner. De ce point de vue, il est un personnage considérable : client à part entière. Comme les grands.
Consommateur autonome.
Dès ses premiers désirs d’enfant.
Dont la satisfaction est censée mesurer l’amour qu’on lui porte.
Les adultes, même s’ils s’en défendent, n’y peuvent pas grand-chose ; ainsi va la société marchande : aimer son enfant (cet enfant, chez nous si désiré que sa naissance creuse en ses parents une dette d’amour sans fond), c’est aimer ses désirs, lesquels s’expriment vite comme des besoins vitaux : besoin d’amour ou désir d’objets, c’est tout comme, puisque les preuves de cet amour passent par l’achat de ces objets.
Le désir d’enfant…
Tiens, voilà une autre différence entre l’enfant d’aujourd’hui et celui que je fus : ai-je été un enfant désiré ?
Aimé, oui, à la façon de ma lointaine époque, mais désiré ?
Quelle tête ferait ma vieille maman, dont nous venons de fêter les cent un ans (décidément j’écris ce bouquin trop lentement), si je lui demandais en passant :
— À propos, ma petite mère, m’as-tu désiré ?
— … ?
— Oui, tu m’as bien entendu : ai-je été un enfant expressément voulu par toi, par Papa, par vous deux ?
Je vois son regard se poser sur moi. J’entends le long silence qui s’ensuivrait. Et, question pour question :
— Dis-moi, tu t’en sors bien, toi, dans la vie ?
Si je creusais un peu plus, j’obtiendrais à la rigueur quelques précisions événementielles :
— C’était la guerre, ton père était en permission, puis il nous a déposés à Casablanca, tes trois frères et moi, pour aller débarquer avec la septième armée américaine en Provence. C’est à Casablanca que tu es né, toi.
Ou encore, en bonne mère du Sud :
— J’avais un peu peur que tu sois une fille, j’ai toujours préféré les garçons.
Mais savoir si je fus désiré, non. Il y avait un adjectif pour qualifier ces questions à cette époque et dans ma famille : elles étaient saugrenues.
Bien, revenons à l’enfant client.
Et mettons les choses au point : en le décrivant je ne cherche pas à le présenter comme un sybarite méprisable et décervelé, je ne prêche pas non plus le retour au pull maman, aux jouets en fer-blanc, aux chaussettes reprisées, aux silences familiaux, à la méthode Ogino et à tout ce qui fait que la jeunesse d’aujourd’hui imagine la nôtre comme un film en noir et blanc. Non, je me demande seulement quel genre de cancre j’aurais été, si le hasard m’avait fait naître, disons, il y a une quinzaine d’années. Aucun doute là-dessus : j’aurais été un cancre consommateur. À défaut de précocité intellectuelle, je me serais rabattu sur cette maturité commerciale qui confère aux désirs des adolescents la même légitimité qu’à ceux de leurs parents. J’en aurais fait une question de principe. Je m’entends d’ici : Vous avez votre ordinateur, j’ai bien le droit au mien ! Surtout si vous ne voulez pas que je touche le vôtre ! Et on m’aurait cédé. Par amour. Amour dévoyé ? Facile à dire. Chaque époque impose son langage à l’amour familial. La nôtre prescrit la langue des objets. N’oubliez pas le diagnostic de Grand-Mère marketing : « Il y va de son identité. » Comme bon nombre d’enfants ou d’adolescents que j’entends un peu partout, j’aurais su convaincre ma mère que ma conformité au groupe, donc mon équilibre personnel, dépendait de tel ou tel achat :
— Maman, il me faut absolument les dernières NNN !
Ma mère aurait-elle voulu faire de moi un paria ? Mes piètres résultats scolaires n’y suffisaient-ils pas ? Fallait-il vraiment en rajouter ?
— Maman, je te jure, j’aurai l’air d’un blaireau, sinon ! (Correction : « blaireau » date un peu), j’aurai l’air d’un bolos, et ça va pas le faire ! (En son temps, Michel Audiard aurait parlé de cave ou de loquedu. « Môman, si tu me paies pas ces pompes i vont me prendre pour un cave ! »)
Et ma mère aimante aurait cédé.
Seulement, il y a une quinzaine d’années, aurais-je été le dernier-né d’une fratrie de quatre ? M’aurait-on désiré ? M’aurait-on accordé mon visa de sortie ?
Question de budget, comme le reste.
Un des éléments du « ça » auquel le jeune professeur d’aujourd’hui n’est pas préparé, c’est le face-à-face avec une classe d’enfants clients. Certes, il en fut un lui-même et ses propres enfants en sont, mais dans cette classe il est le professeur. En tant que professeur il ne ressent pas la dette d’amour qui émeut son cœur de père. L’élève n’est pas un enfant désiré au point de faire fondre de gratitude les membres du corps enseignant. Ici, on est à l’école, au collège, au lycée, pas en famille, pas dans une galerie marchande : on n’exauce pas des désirs superficiels par des cadeaux, on satisfait des besoins fondamentaux par des obligations. Besoins de s’instruire d’autant plus difficiles à combler qu’il faut d’abord les éveiller ! Rude tâche pour le professeur, ce conflit entre les désirs et les besoins ! Et douloureuse perspective pour le jeune client, avoir à se préoccuper de ses besoins au détriment de ses désirs : se vider la tête pour se former l’esprit, se débrancher pour se connecter au savoir, troquer la pseudo-ubiquité des machines contre l’universalité des connaissances, oublier les clinquantes babioles pour assimiler d’invisibles abstractions. Et devoir les payer, ces connaissances scolaires, quand la satisfaction des désirs, elle, ne l’engage à rien ! Car, paradoxe de l’enseignement gratuit hérité de Jules Ferry, l’école de la République reste aujourd’hui le dernier lieu de la société marchande où l’enfant client doive payer de sa personne, se plier au donnant-donnant : du savoir contre du travail, des connaissances contre des efforts, l’accès à l’universalité contre l’exercice solitaire de la réflexion, une vague promesse d’avenir contre une pleine présence scolaire, voilà ce que l’école exige de lui.
Si le bon élève, fort de son aptitude à faire la part des choses, se satisfait de cette situation, pourquoi le cancre l’accepterait-il ? Pourquoi abandonnerait-il son statut de maturité commerciale pour la position de l’élève obéissant, qu’il estime infantilisante ? Pourquoi irait-il payer à l’école dans une société où des ersatz de connaissance lui sont, du matin au soir, proposés gratuitement sous la forme de sensations et d’échange ? Tout cancre qu’il soit en classe, ne se sent-il pas maître de l’univers quand, enfermé dans sa chambre, il est assis devant sa console ? En chattant jusqu’au petit matin n’éprouve-t-il pas le sentiment de communiquer avec la terre entière ? Son clavier ne lui promet-il pas l’accès à toutes les connaissances sollicitées par ses envies ? Ses combats contre les armées virtuelles ne lui offrent-ils pas une vie palpitante ? Pourquoi troquerait-il cette position centrale contre une chaise de classe ? Pourquoi supporterait-il les jugements réprobateurs des adultes penchés sur son bulletin trimestriel quand, verrouillé dans sa chambre, coupé des siens et de l’école, il règne ?
Aucun doute, si le cancre que je fus était né il y a une quinzaine d’années et si sa mère n’avait pas cédé à ses moindres envies, il aurait pillé la caisse familiale, mais pour se faire des cadeaux à lui-même, cette fois ! Il se serait offert un matériel d’évasion dernier cri, se serait laissé aspirer par son écran, s’y serait dilué pour surfer sur l’espace-temps, sans contrainte ni limite, sans horaire et sans horizon, il aurait chatté sans fin et sans propos avec d’autres lui-même. Il l’aurait adorée, cette époque qui, si elle ne garantit aucun avenir à ses mauvais élèves, est prodigue en machines qui leur permettent d’abolir le présent ! Il aurait été la proie idéale pour une société qui réussit cette prouesse : fabriquer de jeunes obèses en les désincarnant.
— Moi, un jeune obèse désincarné ? (Oh ! Bon dieu, le revoilà…)
— Qui te permet de parler à ma place ?
Nom d’un chien, pourquoi l’ai-je évoqué, ce cancre que je fus, cet indécrottable souvenir de moi-même ? J’arrive enfin à mes dernières pages, il me fichait la paix depuis cette conversation sur Maximilien, et voilà que je le rappelle à mon bon souvenir !
— Réponds-moi ! Qu’est-ce qui t’autorise à penser que si j’étais né il y a une quinzaine d’années, je serais le cancre hyperconsommateur que tu dis ?
Aucun doute, c’est bien lui. Toujours à exiger des explications au lieu de fournir des résultats. Bon, allons-y :
— Et depuis quand ai-je besoin de ton autorisation pour écrire quoi que ce soit ?
— Depuis que tu dégoises sur les cancres ! En matière de cancrerie c’est moi l’expert, il me semble !
Est-on l’expert de ce qu’on subit ? Les malades doivent-ils nécessairement remplacer les toubibs et les mauvais élèves se substituer à leurs professeurs ?
Inutile de le pousser sur ce terrain, il serait fichu de m’y faire noircir des pages. Finissons-en au plus vite :
— Admettons. Quel genre de cancre serais-tu aujourd’hui, d’après toi ?
— Si ça se trouve, aujourd’hui je m’en sortirais très bien ! Y’a pas que l’école, dans la vie, figure-toi ! Tu nous bassines depuis le début avec l’école, mais il y a d’autres solutions ! Tu as des tas d’amis qui ont très bien réussi hors de l’école. Il faut le dire aussi, ça ! Regarde Bertrand, Robert, Mike et Françoise : ils se sont barrés très tôt de l’école et s’en sont très bien sortis. Ils se sont fait une belle vie, non ? Alors, pourquoi pas moi ? Moi, je serais peut-être un champion de l’électronique aujourd’hui, va savoir !
— Non ? Ça te défrise cette perspective, toi qui n’es pas foutu d’initier le moindre ordinateur ! Tu me veux cancre, hein, absolument. Et perceur de coffres ! C’est pour les besoins de la démonstration ? Bon, d’accord, si j’étais né il y a quinze ans j’aurais été un cancre, le pire de ta classe, et toi tu te serais répandu : « On m’a pas formé à ça, on m’a pas formé à ça », ça te va comme ça ?
— De toute façon ce que j’aurais été ou pas, c’est pas la question.
— Quelle est la question ?
— La vraie nature du « ça » pour lequel les jeunes profs déclarent n’avoir pas été formés, la voilà la seule question, c’est toi-même qui l’as posée.
— Réponse ?
— Vieille comme le monde : les profs ne sont pas préparés à la collision entre le savoir et l’ignorance, voilà tout !
— Tu m’en diras tant.
— Parfaitement, ces histoires de perte de repères, de violence, de consommation, tout ce baratin, c’est l’explication du jour ; demain ce sera autre chose. D’ailleurs tu l’as dit toi-même : La vraie nature du « ça » n’est pas réductible à la somme des éléments qui la constituent objectivement.
— Ce qui ne nous éclaire pas sur ce qu’elle est.
— Je viens de te le dire : le choc du savoir contre l’ignorance ! Il est trop violent. La voilà, la vraie nature du « ça ». Tu m’écoutes, oui ?
— Je t’écoute, je t’écoute.
Je l’écoute et voilà qu’il se lance dans un cours magistral, monté sur estrade, on ne peut plus sûr de lui, d’où il ressort, si je le comprends bien, que la vraie nature du « ça » résiderait dans l’éternel conflit entre la connaissance telle qu’elle se conçoit et l’ignorance telle qu’elle se vit : l’incapacité absolue des professeurs à comprendre l’état d’ignorance où mijotent leurs cancres, puisqu’ils étaient eux-mêmes de bons élèves, du moins dans la matière qu’ils enseignent ! Le gros handicap des professeurs tiendrait dans leur incapacité à s’imaginer ne sachant pas ce qu’ils savent. Quelles que soient les difficultés qu’ils ont éprouvées à les acquérir, dès que leurs connaissances sont acquises elles leur deviennent consubstantielles, ils les perçoivent désormais comme des évidences (« Mais c’est évident, voyons ! »), et ne peuvent pas imaginer leur absolue étrangeté pour ceux qui, dans ce domaine précis, vivent en état d’ignorance.
— Toi, par exemple, qui as mis un an à apprendre la lettre a peux-tu, aujourd’hui, t’imaginer ne sachant ni lire ni écrire ? Non ! Pas plus qu’un prof de math ne peut s’imaginer ignorant que 2 et 2 font 4 ! Eh bien il fut un temps où tu ne savais pas lire ! Tu pataugeais dans l’alphabet. Lamentable, tu étais ! Djibouti, tu te souviens ? Puis-je maintenant te rappeler l’époque, pas si lointaine, où tu trouvais qu’Alice, ta fille — aujourd’hui plus grande lectrice que toi —, mettait de la mauvaise volonté à lire les premiers textes que l’école flanquait sous ses yeux d’enfant ? Imbécile ! Père indigne ! Tu avais oublié que cette difficulté avait été la tienne ! Et que tu étais infiniment plus lent que ta fille dans ce domaine ! Mais voilà, devenu adulte et sachant, Monsieur se montrait impatient avec une gamine en apprentissage ! Ton savoir de prof et ton inquiétude de père t’avaient tout bonnement fait perdre le sens de l’ignorance !
Je l’écoute, je l’écoute. Lancé à une pareille vitesse, je sais que rien ne pourrait l’arrêter.
— Vous êtes tous les mêmes, les profs ! Ce qui vous manque, ce sont des cours d’ignorance ! On vous fait passer toutes sortes d’examens et de concours sur vos connaissances acquises, quand votre première qualité devrait être l’aptitude à concevoir l’état de celui qui ignore ce que vous savez ! Je rêve d’une épreuve du Capes ou de l’agreg où on demanderait au candidat de se souvenir d’un échec scolaire — une brusque chute, en math, par exemple, en troisième ou en seconde — et de chercher à comprendre ce qui lui est arrivé cette année-là !
— Il accuserait son professeur d’alors.
— Insuffisant ! La faute au prof, je connais, j’ai pratiqué. Il faudrait exiger du candidat qu’il fouille plus profond, qu’il cherche vraiment pourquoi il a dévissé cette année-là. Qu’il cherche en lui, autour de lui, dans sa tête, dans son cœur, dans son corps, dans ses neurones, dans ses hormones, qu’il cherche partout. Et qu’il se souvienne aussi comment il s’en est sorti ! Les moyens qu’il a utilisés ! Les fameuses ressources ! Où se planquaient-elles, ses ressources ? À quoi elles ressemblaient ? J’irai plus loin, il faudrait demander aux apprentis professeurs les raisons pour lesquelles ils se sont consacrés à telle matière plutôt qu’à telle autre. Pourquoi enseigner l’anglais et pas les math ou l’histoire ? Par préférence ? Eh bien, qu’ils aillent fouiller du côté des matières qu’ils ne préféraient pas ! Qu’ils se souviennent de leurs faiblesses en physique, de leur nullité en philo, de leurs excuses bidons en gymnastique ! Bref, il faut que ceux qui prétendent enseigner aient une vue claire de leur propre scolarité. Qu’ils ressentent un peu l’état d’ignorance s’ils veulent avoir la moindre chance de nous en sortir !
— Si je comprends bien, tu suggères de recruter les professeurs chez les mauvais élèves plutôt que chez les bons ?
— Pourquoi pas ? S’ils s’en sont sortis et qu’ils se souviennent de l’élève qu’ils étaient, pourquoi pas ? Après tout, tu me dois beaucoup !
— Non ?
— Non ? Moi, je trouve qu’en matière d’enseignement tu me dois énormément. Il a fallu que tu sois un ancien cancre pour devenir prof, non ? Sois honnête. Si tu avais brillé en classe, tu aurais fait autre chose. En fait tu es retourné dans la poubelle de Djibouti, déguisé en prof, pour en sortir d’autres cancres ! Et c’est grâce à moi que tu y es arrivé ! Parce que tu savais ce que je ressentais. C’était du savoir ça aussi, tu ne penses pas ?
(S’il s’imagine que je vais lui faire ce plaisir…)
— Je pense surtout que tu nous les brises avec ton devoir d’empathie et qu’il énerverait plus d’un professeur ! Si tu t’étais pris en main une bonne fois tu t’en serais sorti toi-même !
Là, il se fiche dans une rogne noire. D’abord parce qu’il ne comprend pas le mot « empathie », ensuite parce qu’une fois expliqué, il le comprend trop bien.
— Pas l’empathie ! On s’en fout de votre empathie ! Elle nous coulerait plutôt, votre empathie ! Personne ne vous demande de vous prendre pour nous, on vous demande de sauver les gosses qui n’ont pas les moyens de vous le demander, tu peux comprendre ça ? On vous demande d’ajouter à toutes vos connaissances l’intuition de l’ignorance, et d’aller à la pêche au cancre, c’est votre boulot ! Le mauvais élève se prendra en main quand vous lui aurez appris à se prendre en main ! C’est tout ce qu’on vous demande !
— Qui ça, on ?
— Moi !
— Ah, toi… Et qu’en dirais-tu, toi, le spécialiste, de cet état d’ignorance ?
— J’en dirais que ce n’est pas le grand trou noir que vous imaginez. C’est tout le contraire. Un marché aux puces où tu trouves tout et n’importe quoi sauf le désir d’apprendre ce que les profs t’enseignent. Le mauvais élève ne se vit jamais comme ignorant. Je ne me trouvais pas ignorant, moi, je me trouvais con, c’est très différent ! Le cancre se vit comme indigne, ou comme anormal, ou comme révolté, ou alors il s’en fout, il se vit comme sachant un tas d’autres choses que ce que vous prétendez lui apprendre, mais il ne se vit pas comme ignorant ce que vous savez ! Très vite, il n’en veut plus de votre savoir. Il en a fait son deuil. Un deuil douloureux parfois, mais, comment dire ? L’entretien de cette douleur l’occupe davantage que le désir de la guérir, c’est difficile à comprendre mais c’est comme ça ! Son ignorance, il la prend pour sa nature profonde. Il n’est pas un élève de mathématiques, il est un nul en math, c’est comme ça. Comme il lui faut des compensations, il va briller dans d’autres secteurs. Perceur de coffres, dans mon cas. Et casseur de gueules, un peu. Et quand il se fait poisser par la police, que l’assistante sociale lui demande pourquoi il ne travaille pas à l’école, tu sais ce qu’il répond ?
— La même chose que le professeur, exactement : le « ça », le « ça » ! L’école, c’est pas pour moi, je suis pas fait pour « ça », voilà ce qu’il répond. Et lui aussi, sans le savoir, parle du terrible choc entre l’ignorance et le savoir. C’est le même « ça » que celui des professeurs. Les profs estiment n’avoir pas été préparés à trouver dans leurs classes des élèves qui estiment ne pas être faits pour y être. Des deux côtés, le même « ça » !
— Et comment remédier à « ça », si l’empathie est déconseillée ?
Là, il hésite énormément. Je dois insister :
— Vas-y, toi qui sais tout sans avoir rien appris, le moyen d’enseigner sans être préparé à ça ? Il y a une méthode ?
— C’est pas ce qui manque, les méthodes, il n’y a même que ça, des méthodes ! Vous passez votre temps à vous réfugier dans les méthodes, alors qu’au fond de vous vous savez très bien que la méthode ne suffit pas. Il lui manque quelque chose.
— Qu’est-ce qu’il lui manque ?
— Je ne peux pas le dire.
— Pourquoi ?
— C’est un gros mot.
— Pire qu’« empathie » ?
— Sans comparaison. Un mot que tu ne peux absolument pas prononcer dans une école, un lycée, une fac, ou tout ce qui y ressemble.
— À savoir ?
— Non, vraiment je peux pas…
— Allez, vas-y !
— Je ne peux pas, je te dis ! Si tu sors ce mot en parlant d’instruction, tu te fais lyncher.
— L’amour.
C’est vrai, chez nous il est malvenu de parler d’amour en matière d’enseignement. Essayez, pour voir. Autant parler de corde dans la maison d’un pendu.
Mieux vaut recourir à la métaphore pour décrire le type d’amour qui anime mademoiselle G., Nicole H., les professeurs dont j’ai parlé tout au long de ces pages, la plupart de ceux qui m’invitent dans leurs classes et tous les inlassables que je ne connais pas.
Métaphore, donc.
Une métaphore ailée en l’occurrence.
Vercors, une fois de plus.
Un matin de septembre dernier.
Les tout premiers jours de septembre.
Je me suis endormi tard sur une quelconque page de ce livre. Je me réveille pressé de poursuivre. Je m’apprête à sauter du lit mais un subtil vacarme me stoppe. Ça piaille autour de la maison. Pépiements innombrables, à la fois intenses et tout à fait ténus. Ah ! oui, le départ des hirondelles ! Chaque année vers la même date elles se donnent rendez-vous sur les fils électriques. Champs et bords de route se couvrent de partitions, comme dans une image à trois sous. On s’apprête à migrer. C’est le vacarme des retrouvailles. Celles qui tournoient encore dans le ciel demandent autorisation d’alignage à celles qui sont déjà posées sur leur fil, toutes frémissantes du désir d’horizon. Magnez-vous, on y va ! On arrive, on arrive ! Ça vole à toute allure. Ça vient du nord, par bataillons hitchcockiens, cap vers le sud. Or, c’est précisément l’orientation de notre chambre : nord, sud. Une lucarne au nord, une double fenêtre au sud. Et chaque année le même drame : trompées par la transparence de ces fenêtres alignées, un bon nombre d’hirondelles se cassent la tête contre la lucarne. Pas d’écriture ce matin, donc. J’ouvre la lucarne nord et la double fenêtre sud, je replonge dans notre lit, et nous voilà occupés pour la matinée à regarder des escadrilles d’hirondelles traverser notre piaule, silencieuses tout à coup, intimidées peut-être par ces deux allongés qui les passent en revue. Seulement, de part et d’autre de la double fenêtre, deux minces fenestrons verticaux restent fermés. L’espace est vaste entre les deux fenestrons, de quoi livrer passage à tous les oiseaux du ciel. Pourtant ça ne rate jamais, il faut toujours que trois ou quatre de ces idiotes se payent les fenestrons ! C’est notre proportion de cancres. Nos déviantes. On n’est pas dans la ligne. On ne suit pas le droit chemin. On batifole en marge. Résultat : fenestron. Poe ! Assommée sur le tapis. Alors, l’un de nous deux se lève, prend l’hirondelle estourbie au creux de sa main — ça ne pèse guère, ces os pleins de vent —, attend qu’elle se réveille, et l’envoie rejoindre ses copines. La ressuscitée s’envole, groggy encore un peu, zigzaguant dans l’espace retrouvé, puis elle pique droit vers le sud et disparaît dans son avenir.
Voilà, ma métaphore vaut ce qu’elle vaut mais c’est à cela que ressemble l’amour en matière d’enseignement, quand nos élèves volent comme des oiseaux fous. C’est à cela que mademoiselle G. ou Nicole H. auront occupé leur existence : sortir du coma scolaire une ribambelle d’hirondelles fracassées. On ne réussit pas à tous les coups, on échoue parfois à tracer une route, certains ne se réveillent pas, restent sur le tapis ou se cassent le cou contre la vitre suivante ; ceux-là demeurent dans notre conscience comme ces trous de remords où reposent les hirondelles mortes au fond de notre jardin, mais à tous les coups on essaye, on aura essayé. Ils sont nos élèves. Les questions de sympathie ou d’antipathie pour l’un ou l’autre d’entre eux (questions on ne peut plus réelles, pourtant !) n’entrent pas en ligne de compte. Bien malin qui pourrait dire le degré de nos sentiments à leur égard. Ce n’est pas de cet amour-là qu’il s’agit. Une hirondelle assommée est une hirondelle à ranimer, point final.