III Y ou le présent d’incarnation

Je n’y arriverai jamais

1

— J’y arriverai jamais, m’sieur.

— Tu dis ?

— J’y arriverai jamais !

— Où veux-tu aller ?

— Nulle part ! Je veux aller nulle part !

— Alors pourquoi as-tu peur de ne pas y arriver ?

— C’est pas ce que je veux dire !

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Que j’y arriverai jamais, c’est tout !

— Écris-nous ça au tableau : Je n’y arriverai jamais.

Je ni arriverai jamais.

— Tu t’es trompé de n’y. Celui-ci est une conjonction négative, je t’expliquerai plus tard. Corrige. N’y, ici, s’écrit n apostrophe, y. Et arriver prend deux r.

Je n’y arriverai jamais.

— Bon. Qu’est-ce que c’est que ce « y », d’après toi ?

— Je sais pas.

— Qu’est-ce qu’il veut dire ?

— Je sais pas.

— Eh bien il faut absolument qu’on trouve ce qu’il veut dire, parce que c’est lui qui te fait peur, ce « y ».

— J’ai pas peur.

— Tu n’as pas peur ?

— Non.

— Tu n’as pas peur de ne pas y arriver ?

— Non, je m’en branle.

— Pardon ?

— Ça m’est égal, quoi, je m’en moque !

— Tu te moques de ne pas y arriver ?

— Je m’en moque, c’est tout.

— Et ça, tu peux l’écrire au tableau ?

— Quoi, je m’en moque ?

— Oui.

Je mens moque.

— M apostrophe en. Là tu as écrit le verbe mentir à la première personne du présent.

Je m’en moque.

— Bon, et ce « en » justement, qu’est-ce que c’est que ce « en » ?

— Ce « en », qu’est-ce que c’est ?

— Je sais pas, moi… C’est tout ça !

— Tout ça quoi ?

— Tout ce qui me gonfle !

2

Dès les premières heures de cours, cette année-là, nous nous étions attaqués à ce « y », à ce « en », à ce « tout », à ce « ça », mes élèves et moi. C’est par eux que nous avions entamé l’assaut du bastion grammatical. Si nous voulions nous installer solidement dans l’indicatif présent de notre cours, il fallait régler leur compte à ces mystérieux agents de désincarnation. Priorité absolue ! Nous avons donc fait la chasse aux pronoms flous. Ces mots énigmatiques se présentaient comme autant d’abcès à vider.

« Y », d’abord. Nous avons commencé par ce fameux « y » auquel on n’arrive jamais. Passons sur sa dénomination de pronom adverbial qui résonne comme du chinois à l’oreille de l’élève qui l’entend pour la première fois, ouvrons-lui le ventre, extirpons-en tous les sens possibles, nous lui collerons son étiquette grammaticale en le recousant, après avoir remis en place ses entrailles dûment répertoriées. Les grammairiens lui accordent une valeur imprécise. Eh bien précisons, précisons !

En l’occurrence, cette année-là, pour ce garçon-là, qui braillait et lâchait des gros mots comme on roule des mécaniques, « y » était le souvenir cuisant d’un exercice de math sur lequel il venait de se casser les dents. L’exercice avait déclenché la crise : stylo jeté, cahier claqué (de toute façon j’y comprends rien, je m’en branle, ça me gonfle, etc.), élève fichu à la porte et piquant une nouvelle crise à l’heure suivante, chez moi, en français, où il se heurtait à une autre difficulté, grammaticale celle-là, mais qui le renvoyait brutalement au souvenir de la précédente…

— J’y arriverai jamais, je vous dis. L’école c’est pas fait pour moi, m’sieur !

(Débat national, mon petit gars, et bientôt séculaire. Savoir si l’école est faite pour toi ou toi pour l’école, tu n’imagines pas comme on s’étripe à ce propos dans l’olympe éducatif.)

— Il y a trois ans, pensais-tu que tu serais un jour en quatrième ?

— Pas vraiment, non. Et puis, en CM2 ils voulaient que je redouble.

— Eh bien tu y es quand même, en quatrième. Tu y es arrivé.

(À l’ancienneté, peut-être, en piètre état je te l’accorde, de plus ou moins bon gré, ça te regarde, à plus ou moins juste titre, ça se discute en haut lieu, mais tu y es quand même arrivé, le fait est là, et nous tous avec toi, et maintenant que nous y sommes, nous allons y passer l’année, y travailler, en profiter pour résoudre quelques problèmes, à commencer par les plus urgents de tous : cette peur de ne pas y arriver, cette tentation de t’en foutre, et cette manie de tout fourrer dans le même tout. Il y a des tas de gens, dans cette ville, qui ont peur de ne pas y arriver et qui croient s’en foutre… Mais ils ne s’en foutent pas du tout ; ils friment, ils dépriment, ils dérivent, ils gueulent, ils cognent, ils jouent à faire peur, mais s’il y a une chose dont ils ne se foutent pas, c’est bien de ce « y » et de ce « en » qui leur pourrissent la vie, et de ce « tout » qui les gonfle.)

— Ça sert à rien, de toute façon !

— D’accord, on va s’occuper de ce « ça », aussi et de ce « rien ». Et du verbe « servir », tant qu’on y est. Parce qu’il commence à me taper sur les nerfs, le verbe « servir » ! Ça sert à rien, ça sert à rien, et dans ta bouche, maintenant, il sert à quoi, le verbe « servir » ? Il est temps de lui poser la question.

Cette année-là, donc, nous avons ouvert le ventre de ce « y », de ce « en », de ce « ça », de ce « tout », de ce « rien ». Chaque fois qu’ils faisaient irruption dans la classe, nous partions à la recherche de ce que nous cachaient ces mots si déprimants. Nous avons vidé ces outres infiniment extensibles de ce qui alourdit la barque de l’élève en perdition, nous les avons vidées comme on écope un canot sur le point de couler, et nous avons examiné de près le contenu de ce que nous jetions par-dessus bord :

« Y » : cet exercice de math d’abord, qui avait mis le feu aux poudres.

« Y » : celui de grammaire, ensuite, qui avait rallumé l’incendie. (La grammaire, ça me gonfle encore plus que les math, m’sieur !)

Et ainsi de suite : « y », la langue anglaise qui ne se laissait pas saisir, « y », la techno qui le gonflait comme le reste (dix ans plus tard elle lui prendrait la tête et dix ans plus tard encore elle le gaverait), « y », les résultats que tous les adultes attendaient vainement de lui, bref « y », tous les aspects de sa scolarité.

D’où l’apparition du « en », de s’en moquer (s’en foutre, s’en taper, s’en branler, histoire de tester la résistance des oreilles enseignantes. Encore une vingtaine d’années et s’en battre les couilles viendrait s’ajouter à la liste).

« En », le constat quotidien de son échec, « En », l’opinion que les adultes ont de lui, « En », ce sentiment d’humiliation qu’il préfère reconvertir en haine des professeurs et en mépris des bons élèves…

D’où son refus de chercher à comprendre l’énorme « ça » qui ne sert à « rien », cette envie permanente d’être ailleurs, de faire autre chose, n’importe où ailleurs et n’importe quoi d’autre.

Leur dissection scrupuleuse de ce « y » révéla à ces élèves l’image qu’ils se faisaient d’eux-mêmes : des nuls fourvoyés dans un univers absurde, qui préféraient s’en foutre, puisqu’ils ne s’y voyaient aucun avenir.

— Même pas en rêve, monsieur ! No future.

« Y » ou l’avenir inaccessible.

Seulement à ne s’envisager aucun futur, on ne s’installe pas non plus dans le présent. On est assis sur sa chaise mais ailleurs, prisonnier des limbes de la déploration, un temps qui ne passe pas, une sorte de perpétuité, un sentiment de torture qu’on ferait payer à n’importe qui, et au prix fort.

D’où ma résolution de professeur : user de l’analyse grammaticale pour les ramener ici, maintenant, afin d’y éprouver le délice très particulier de comprendre à quoi sert un pronom adverbial, un mot capital qu’on utilise mille fois par jour, sans y penser. Parfaitement inutile, devant cet élève en colère, de se perdre en arguties morales ou psychologiques, l’heure n’est pas au débat, elle est à l’urgence.

Une fois « y » et « en » vidés et nettoyés, nous les avons dûment étiquetés. Deux pronoms adverbiaux fort pratiques pour noyer le poisson dans une conversation épineuse. Nous les avons comparés à des caves du langage, ces pronoms, à des greniers inaccessibles, à une valise qu’on n’ouvre jamais, à un paquet oublié dans une consigne dont on aurait perdu la clef.

— Une planque, monsieur, une sacrée planque !

Pas si bonne en l’occurrence. On croit s’y cacher et voilà que la planque nous digère. « Y » et « en » nous avalent et nous ne savons plus qui nous sommes.

3

Les maux de grammaire se soignent par la grammaire, les fautes d’orthographe par l’exercice de l’orthographe, la peur de lire par la lecture, celle de ne pas comprendre par l’immersion dans le texte, et l’habitude de ne pas réfléchir par le calme renfort d’une raison strictement limitée à l’objet qui nous occupe, ici, maintenant, dans cette classe, pendant cette heure de cours, tant que nous y sommes.

J’ai hérité cette conviction de ma propre scolarité. On m’y a beaucoup fait la morale, on a souvent essayé de me raisonner, et avec bienveillance, car les gentils ne manquent pas chez les professeurs. Le directeur du collège où m’avait expédié mon cambriolage domestique, par exemple. C’était un marin, un ancien commandant de bord, rompu à la patience des océans, père de famille et mari attentif d’une épouse qu’on disait atteinte d’un mal mystérieux. Un homme fort occupé par les siens et par la direction de ce pensionnat où les cas de mon espèce ne manquaient pas. Combien d’heures a-t-il pourtant épuisées à me convaincre que je n’étais pas l’idiot que je prétendais être, que mes rêves d’exil africain étaient des tentatives de fuite, et qu’il suffisait de me mettre sérieusement au travail pour lever l’hypothèque que mes jérémiades faisaient peser sur mes aptitudes ! Je le trouvais bien bon de s’intéresser à moi, lui qui avait tant de soucis, et je promettais de me reprendre, oui, oui, tout de suite. Seulement, dès que je me retrouvais en cours de math, ou à l’étude du soir penché sur une leçon de sciences naturelles, il ne restait plus rien de l’invincible confiance que j’avais retirée de notre entretien. C’est que nous n’avions pas parlé d’algèbre, monsieur le directeur et moi, ni de la photosynthèse, mais de volonté, mais de concentration, c’était de moi que nous avions parlé, un moi tout à fait susceptible de progresser, il en était convaincu, si je m’y mettais vraiment ! Et ce moi, gonflé d’un soudain espoir, jurait de s’appliquer, de ne plus se raconter d’histoires ; hélas, dix minutes plus tard, confronté à l’algébricité du langage mathématique, il se vidait comme une baudruche, ce moi, et à l’étude du soir il n’était plus que renoncement devant le goût inexplicable des plantes pour le gaz carbonique via l’étrange chlorophylle. Je redevenais le crétin familier qui n’y comprendrait jamais rien, pour la raison qu’il n’y avait jamais rien compris.

De cette mésaventure tant de fois répétée, la conviction m’est restée qu’il fallait parler aux élèves le seul langage de la matière que je leur enseignais. Peur de la grammaire ? Faisons de la grammaire. Pas d’appétit pour la littérature ? Lisons ! Car, aussi étrange que cela puisse vous paraître, ô nos élèves, vous êtes pétris des matières que nous vous enseignons. Vous êtes la matière même de toutes nos matières. Malheureux à l’école ? Peut-être. Chahutés par la vie ? Certains, oui. Mais à mes yeux, faits de mots, tous autant que vous êtes, tissés de grammaire, remplis de discours, même les plus silencieux ou les moins armés en vocabulaire, hantés par vos représentations du monde, pleins de littérature en somme, chacun d’entre vous, je vous prie de me croire.

4

Vanité des interventions psychologiques les mieux intentionnées. Classe de première. Jocelyne est en larmes, le cours ne peut pas commencer. Il n’y a pas plus étanche que le chagrin pour faire écran au savoir. Le rire, on peut l’éteindre d’un regard, mais les larmes…

— Est-ce que quelqu’un a une histoire drôle en réserve ? Il faut faire rire Jocelyne pour qu’on puisse commencer. Creusez-vous la cervelle. Une histoire très drôle. Budget, trois minutes, pas plus ; Montesquieu nous attend.

L’histoire drôle jaillit.

Elle est drôle en effet.

Tout le monde rigole, y compris Jocelyne, que j’invite à venir me parler pendant la récréation, si elle en éprouve le besoin.

— D’ici là, tu ne t’occupes que de Montesquieu.

Récré. Jocelyne m’expose son malheur. Ses parents ne s’entendent plus. Ils se disputent du matin au soir. Se disent des horreurs. La vie à la maison est infernale, la situation déchirante. Bon, me dis-je, encore deux coureurs de fond qui ont mis vingt ans à se trouver mal assortis ; il y a du divorce dans l’air. Jocelyne, qui n’est pas une mauvaise élève, dégringole dans toutes les matières. Et me voilà bricolant dans son chagrin. Mieux vaut, lui dis-je très prudemment, peut-être, le divorce, tu sais, Jocelyne, enfin… deux divorcés apaisés te seront plus supportables qu’un couple acharné à se détruire… Etc.

Jocelyne fond de nouveau en larmes :

— Justement, monsieur, ils avaient décidé de divorcer, mais ils viennent d’y renoncer !

Ah ! Bon.

Bon, bon, bon.

Bien.

C’est toujours plus compliqué que ne le croit l’apprenti psychologue.

— Connais-tu Maisie Farange ?

— Non, qui c’est ?

— C’est la fille de Beale Farange et de sa femme, dont j’ai oublié le prénom. Deux divorcés célèbres en leur temps. Maisie était petite quand ils se sont séparés, mais elle n’en a pas perdu une miette. Tu devrais faire sa connaissance. C’est un roman. D’un Américain. Henry James. Ce que savait Maisie.

Roman complexe au demeurant, que Jocelyne lut durant les semaines suivantes, stimulée par le terrain même de la bataille conjugale. (« Ils se balancent les mêmes arguments que les Farange, monsieur ! »)

Eh oui, pour être saignante de vrai sang, la guerre des couples et le chagrin des enfants n’en sont pas moins littéraires.

Cela dit, quand Montesquieu fait l’honneur de sa présence à notre classe, on se doit d’être présent à Montesquieu.

5

Leur présence en classe… Pas commode, pour ces garçons et ces filles de fournir cinquante-cinq minutes de concentration, dans cinq ou six cours successifs, selon cet emploi si particulier que l’école fait du temps.

Quel casse-tête, l’emploi du temps ! Répartition des classes, des matières, des heures, des élèves, en fonction du nombre de salles, de la constitution des demi-groupes, du nombre de matières optionnelles, de la disponibilité des labos, des desiderata incompatibles du professeur de ceci et de la professeur de cela… Il est vrai qu’aujourd’hui la tête du proviseur est sauvée par l’ordinateur auquel il confie ces paramètres : « Désolé pour votre mercredi après-midi, madame Untel, c’est l’ordinateur. »

— Cinquante-cinq minutes de français, expliquais-je à mes élèves, c’est une petite heure avec sa naissance, son milieu et sa fin, une vie entière, en somme.

Cause toujours, auraient-ils pu me répondre, une vie de littérature qui ouvre sur une vie de mathématiques, laquelle donne sur une pleine existence d’histoire, qui vous propulse sans raison dans une autre vie, anglaise celle-là, ou allemande, ou chimique, ou musicale… Ça en fait des réincarnations en une seule journée ! Et sans aucune logique ! C’est Alice au pays des merveilles, votre emploi du temps : on prend le thé chez le lièvre de mars et on se retrouve sans transition à jouer au croquet avec la reine de cœur. Une journée passée dans le shaker de Lewis Carroll, le merveilleux en moins, vous parlez d’une gymnastique ! Et ça se donne des allures de rigueur, par-dessus le marché, une absolue pagaille taillée comme un jardin à la française, bosquet de cinquante-cinq minutes par bosquet de cinquante-cinq minutes. Il n’y a guère que la journée d’un psychanalyste et le salami du charcutier pour être découpés en tranches aussi égales. Et ça, toutes les semaines de l’année ! Le hasard sans la surprise, un comble !

Il serait tentant de leur répondre : Cessez de rouspéter, chers élèves, et mettez-vous à notre place, votre comparaison avec le psychanalyste n’est d’ailleurs pas mauvaise ; tous les jours dans son cabinet, le pauvre, à voir défiler le malheur du monde, et nous dans nos classes à voir défiler son ignorance, par groupes de trente-cinq et à heure fixe, notre vie entière, laquelle — perception logarithmique ou pas — est beaucoup plus longue que votre trop brève jeunesse, vous verrez, vous verrez…

Mais non, ne jamais demander à un élève de se mettre à la place d’un professeur, la tentation du ricanement est trop forte. Et ne jamais lui proposer de mesurer son temps au nôtre : notre heure n’est vraiment pas la sienne, nous n’évoluons pas dans la même durée. Quant à lui parler de nous ou de lui-même, pas question : hors sujet. Nous en tenir à ce que nous avons décidé : cette heure de grammaire doit être une bulle dans le temps. Mon travail consiste à faire en sorte que mes élèves se sentent exister grammaticalement pendant ces cinquante-cinq minutes.

Pour y parvenir, ne pas perdre de vue que les heures ne se ressemblent pas : les heures de la matinée ne sont pas celles de l’après-midi ; les heures du réveil, les heures digestives, celles qui précèdent les récréations, celles qui les suivent, toutes sont différentes. Et l’heure qui succède au cours de math ne se présente pas comme celle qui suit le cours de gym…

Ces différences n’ont guère d’incidence sur l’attention des bons élèves. Ceux-ci jouissent d’une faculté bénie : changer de peau à bon escient, au bon moment, au bon endroit, passer de l’adolescent agité à l’élève attentif, de l’amoureux éconduit au matheux concentré, du joueur au bûcheur, de Tailleurs à l’ici, du passé au présent, des mathématiques à la littérature… C’est leur vitesse d’incarnation qui distingue les bons élèves des élèves à problèmes. Ceux-ci, comme le leur reprochent leurs professeurs, sont souvent ailleurs. Ils se libèrent plus difficilement de l’heure précédente, ils traînent dans un souvenir ou se projettent dans un quelconque désir d’autre chose. Leur chaise est un tremplin qui les expédie hors de la classe à la seconde où ils s’y posent. À moins qu’ils ne s’y endorment. Si je veux espérer leur pleine présence mentale, il me faut les aider à s’installer dans mon cours. Les moyens d’y arriver ? Cela s’apprend, surtout sur le terrain, à la longue. Une seule certitude, la présence de mes élèves dépend étroitement de la mienne : de ma présence à la classe entière et à chaque individu en particulier, de ma présence à ma matière aussi, de ma présence physique, intellectuelle et mentale, pendant les cinquante-cinq minutes que durera mon cours.

6

Ô le souvenir pénible des cours où je n’y étais pas ! Comme je les sentais flotter, mes élèves, ces jours-là, tranquillement dériver pendant que j’essayais de rameuter mes forces. Cette sensation de perdre ma classe… Je n’y suis pas, ils n’y sont plus, nous avons décroché. Pourtant, l’heure s’écoule. Je joue le rôle de celui qui fait cours, ils font ceux qui écoutent. Bien sérieuse notre mine commune, blabla d’un côté, griffonnage de l’autre, un inspecteur s’en satisferait peut-être ; pourvu que la boutique ait l’air ouverte… Mais je n’y suis pas, nom d’un chien, je n’y suis pas, aujourd’hui, je suis ailleurs. Ce que je dis ne s’incarne pas, ils se foutent éperdument de ce qu’ils entendent. Ni questions ni réponses. Je me replie derrière le cours magistral. L’énergie démesurée que je dilapide alors pour faire prendre ce ridicule filet de savoir ! Je suis à cent lieues de Voltaire, de Rousseau, de Diderot, de cette classe, de ce bahut, de cette situation, je m’épuise à réduire la distance mais pas moyen, je suis aussi loin de ma matière que de ma classe. Je ne suis pas le professeur, je suis le gardien du musée, je guide mécaniquement une visite obligatoire.

Ces heures ratées me laissaient sur les genoux. Je sortais de ma classe épuisé et furieux. Une fureur dont mes élèves risquaient de faire les frais toute la journée, car il n’y a pas plus prompt à vous engueuler qu’un professeur mécontent de lui-même. Attention les mômes, rasez les murs, votre prof s’est donné une mauvaise note, le premier responsable venu fera l’affaire ! Sans parler de la correction de vos copies, ce soir, à la maison. Un domaine où la fatigue et la mauvaise conscience ne sont pas bonnes conseillères ! Mais non, pas de copies ce soir, et pas de télé, pas de sortie, au lit ! La première qualité d’un professeur, c’est le sommeil. Le bon professeur est celui qui se couche tôt.

7

Elle est immédiatement perceptible, la présence du professeur qui habite pleinement sa classe. Les élèves la ressentent dès la première minute de l’année, nous en avons tous fait l’expérience : le professeur vient d’entrer, il est absolument là, cela s’est vu à sa façon de regarder, de saluer ses élèves, de s’asseoir, de prendre possession du bureau. Il ne s’est pas éparpillé par crainte de leurs réactions, il ne s’est pas recroquevillé sur lui-même, non, il est à son affaire, d’entrée de jeu, il est présent, il distingue chaque visage, la classe existe aussitôt sous ses yeux.

Cette présence, je l’ai éprouvée une nouvelle fois, il y a peu, au Blanc-Mesnil, où m’invitait une jeune collègue qui avait plongé ses élèves dans un de mes romans. Quelle matinée j’ai passée là ! Bombardé de questions par des lecteurs qui semblaient posséder mieux que moi la matière de mon livre, l’intimité de mes personnages, qui s’exaltaient sur certains passages et s’amusaient à épingler mes tics d’écriture… Je m’attendais à répondre à des questions sagement rédigées, sous l’œil d’un professeur légèrement en retrait, soucieux du seul ordre de la classe, comme cela m’arrive assez souvent, et voilà que j’étais pris dans le tourbillon d’une controverse littéraire où les élèves me posaient fort peu de questions convenues. Quand l’enthousiasme emportait leurs voix au-dessus du niveau de décibels supportable, leur professeur m’interrogeait elle-même, deux octaves plus bas, et la classe entière se rangeait à cette ligne mélodique.

Plus tard, dans le café où nous déjeunions, je lui ai demandé comment elle s’y prenait pour maîtriser tant d’énergie vitale.

Elle a d’abord éludé :

— Ne jamais parler plus fort qu’eux, c’est le truc. Mais je voulais en savoir davantage sur la maîtrise qu’elle avait de ces élèves, leur bonheur manifeste d’être là, la pertinence de leurs questions, le sérieux de leur écoute, le contrôle de leur enthousiasme, leur emprise sur eux-mêmes quand ils n’étaient pas d’accord entre eux, l’énergie et la gaieté de l’ensemble, bref tout ce qui tranchait tellement avec la représentation effrayante que les médias propagent de ces classes blackébeures.

Elle fit la somme de mes questions, réfléchit un peu et répondit :

— Quand je suis avec eux ou dans leurs copies je ne suis pas ailleurs.

Elle ajouta :

— Mais, quand je suis ailleurs, je ne suis plus du tout avec eux.

Son ailleurs, en l’occurrence, était un quatuor à cordes qui exigeait de son violoncelle l’absolu que réclame la musique. Du reste, elle voyait un rapport de nature entre une classe et un orchestre.

— Chaque élève joue de son instrument, ce n’est pas la peine d’aller contre. Le délicat, c’est de bien connaître nos musiciens et de trouver l’harmonie. Une bonne classe, ce n’est pas un régiment qui marche au pas, c’est un orchestre qui travaille la même symphonie. Et si vous avez hérité du petit triangle qui ne sait faire que ting ting, ou de la guimbarde qui ne fait que bloïng bloïng, le tout est qu’ils le fassent au bon moment, le mieux possible, qu’ils deviennent un excellent triangle, une irréprochable guimbarde, et qu’ils soient fiers de la qualité que leur contribution confère à l’ensemble. Comme le goût de l’harmonie les fait tous progresser, le petit triangle finira lui aussi par connaître la musique, peut-être pas aussi brillamment que le premier violon, mais il connaîtra la même musique.

Elle eut une moue fataliste :

— Le problème, c’est qu’on veut leur faire croire à un monde où seuls comptent les premiers violons.

Un temps :

— Et que certains collègues se prennent pour des Karajan qui supportent mal de diriger l’orphéon municipal. Ils rêvent tous du Philharmonique de Berlin, ça peut se comprendre…

Puis, en nous quittant, comme je lui répétais mon admiration, elle répondit :

— Il faut dire que vous êtes venu à dix heures. Ils étaient réveillés.

8

Il y a l’appel du matin. Entendre son nom prononcé par la voix du professeur, c’est un second réveil. Le son que fait votre nom à huit heures du matin a des vibrations de diapason.

— Je ne peux pas me résoudre à négliger les appels, surtout celui du matin, m’explique une autre professeur — de math, cette fois —, même si je suis pressée. Réciter une liste de noms comme on compte des moutons, ce n’est pas possible. J’appelle mes lascars en les regardant, je les accueille, je les nomme un à un, et j’écoute leur réponse. Après tout, l’appel est le seul moment de la journée où le professeur a l’occasion de s’adresser à chacun de ses élèves, ne serait-ce qu’en prononçant son nom. Une petite seconde où l’élève doit sentir qu’il existe à mes yeux, lui et pas un autre. Quant à moi, j’essaye autant que possible de saisir son humeur du moment au son que fait son « Présent ». Si sa voix est fêlée, il faudra éventuellement en tenir compte.

L’importance de l’appel…

Nous jouions à un petit jeu, mes élèves et moi. Je les appelais, ils répondaient, et je répétais leur « Présent », à mi-voix mais sur le même ton, comme un lointain écho :

— Manuel ?

— Présent !

— « Présent ». Laetitia ?

— Présente !

— « Présente ». Victor ?

— Présent !

— « Présent ». Carole ?

— « Présente ! »

— « Présente ». Rémi ?

J’imitais le « Présent » retenu de Manuel, le « Présent » clair de Laetitia, le « Présent » vigoureux de Victor, le « Présent » cristallin de Carole… J’étais leur écho du matin. Certains s’appliquaient à rendre leur voix le plus opaque possible, d’autres s’amusaient à changer d’intonation pour me surprendre, ou répondaient « Oui », ou « Je suis là », ou « C’est bien moi ». Je répétais tout bas la réponse, quelle qu’elle fût, sans manifester de surprise. C’était notre moment de connivence, le bonjour matinal d’une équipe qui allait se mettre à l’ouvrage.

Mon ami Pierre, lui, professeur à Ivry, ne fait jamais l’appel.

— Enfin, deux ou trois fois au début de l’année, le temps de connaître leurs noms et leurs visages. Autant passer tout de suite aux choses sérieuses.

Ses élèves attendent en rangs, dans le couloir, devant la porte de sa classe. Partout ailleurs dans le collège, on court, on s’interpelle, on bouscule les chaises et les tables, on envahit l’espace, on sature le volume sonore ; Pierre, lui, attend que les rangs se forment, puis il ouvre la porte, regarde garçons et filles entrer un par un, échange par-ci par-là un « Bonjour » qui va de soi, referme la porte, se dirige à pas mesurés vers son bureau, les élèves attendant, debout derrière leurs chaises. Il les prie de s’asseoir, et commence : « Bon, Karim, où en étions-nous ? » Son cours est une conversation qui reprend là où elle s’est interrompue.

À la gravité qu’il met à sa tâche, à l’affectueuse confiance que lui portent ses élèves, à leur fidélité une fois devenus adultes, j’ai toujours vu mon ami Pierre comme une réincarnation de l’oncle Jules.

— Au fond, tu es l’oncle Jules du Val-de-Marne ! Il éclate de son rire formidable :

— Tu as raison, mes collègues me prennent pour un prof du XIXe siècle ! Ils croient que je collectionne les marques de respect extérieur, que la mise en rangs, les gosses debout derrière leur chaise, ce genre de trucs, tient à une nostalgie des temps anciens. Remarque, ça n’a jamais fait de mal à personne, un peu de politesse, mais en l’occurrence il s’agit d’autre chose : en installant mes élèves dans le silence, je leur donne le temps d’atterrir dans mon cours, de commencer par le calme. De mon côté, j’examine leurs têtes, je note les absents, j’observe les groupes qui se font et se défont ; bref, je prends la température matinale de la classe.

Aux dernières heures de l’après-midi, quand nos élèves tombaient de fatigue, Pierre et moi pratiquions sans le savoir le même rituel. Nous leur demandions d’écouter la ville (lui Ivry, moi Paris). Suivaient deux minutes d’immobilité et de silence où le boucan du dehors confirmait la paix du dedans. Ces heures-là, nous faisions nos cours à voix plus basse ; souvent nous les terminions par une lecture.

9

En aura-t-elle proféré, des sottises, ma génération, sur les rituels considérés comme marque de soumission aveugle, la notation estimée avilissante, la dictée réactionnaire, le calcul mental abrutissant, la mémorisation des textes infantilisante, ce genre de proclamation…

Il en va de la pédagogie comme du reste : dès que nous cessons de réfléchir sur des cas particuliers (or, dans ce domaine, tous les cas sont particuliers), nous cherchons, pour régler nos actes, l’ombre de la bonne doctrine, la protection de l’autorité compétente, la caution du décret, le blanc-seing idéologique. Puis nous campons sur des certitudes que rien n’ébranle, pas même le démenti quotidien du réel. Trente ans plus tard seulement, si l’Éducation nationale entière vire de bord pour éviter l’iceberg des désastres accumulés, nous nous autorisons un timide virage intérieur, mais c’est le virage du paquebot lui-même, et nous voilà suivant le cap d’une nouvelle doctrine, sous la houlette d’un nouveau commandement, au nom de notre libre arbitre bien entendu, éternels anciens élèves que nous sommes.

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Réactionnaire, la dictée ? Inopérante en tout cas, si elle est pratiquée par un esprit paresseux qui se contente de défalquer des points dans le seul but de décréter un niveau ! Avilissante, la notation ? Certes, quand elle ressemble à cette cérémonie, vue il y a peu à la télévision, d’un professeur rendant leurs copies à ses élèves, chaque devoir lâché devant chaque criminel comme un verdict annoncé, le visage du professeur irradiant la fureur et ses commentaires vouant tous ces bons à rien à l’ignorance définitive et au chômage perpétuel. Mon Dieu, le silence haineux de cette classe ! Cette réciprocité manifeste du mépris !

11

J’ai toujours conçu la dictée comme un rendez-vous complet avec la langue. La langue telle qu’elle sonne, telle qu’elle raconte, telle qu’elle raisonne, la langue telle qu’elle s’écrit et se construit, le sens tel qu’il se précise par l’exercice méticuleux de la correction. Car il n’y a pas d’autre but à la correction d’une dictée que l’accès au sens exact du texte, à l’esprit de la grammaire, à l’ampleur des mots. Si la note doit mesurer quelque chose, c’est la distance parcourue par l’intéressé sur le chemin de cette compréhension. Ici comme en analyse littéraire, il s’agit de passer de la singularité du texte (quelle histoire va-t-on me raconter ?) à l’élucidation du sens (qu’est-ce que tout cela veut dire exactement ?), en transitant par la passion du fonctionnement (comment ça marche ?).

Quelles qu’aient été mes terreurs d’enfant à l’approche d’une dictée — et Dieu sait que mes professeurs pratiquaient la dictée comme une razzia de riches dans un quartier pauvre ! — , j’ai toujours éprouvé la curiosité de sa première lecture. Toute dictée commence par un mystère : que va-t-on me lire là ? Certaines dictées de mon enfance étaient si belles qu’elles continuaient à fondre en moi comme un bonbon acidulé, longtemps après la note infamante qu’elles m’avaient pourtant coûtée. Mais, ce zéro en orthographe, ou ce moins 15, ce moins 27 ! j’en avais fait un refuge dont personne ne pouvait me chasser. Inutile de m’épuiser en corrections puisque le résultat m’était connu d’avance !

Combien de fois, enfant, ai-je affirmé à mes professeurs ce que mes élèves me répéteraient à leur tour si souvent :

— De toute façon j’aurai toujours zéro en dictée !

— Ah bon, Nicolas ? Qu’est-ce qui te fait croire ça ?

— J’ai toujours eu zéro !

— Moi aussi, m’sieur !

— Toi aussi, Véronique ?

— Et moi aussi, moi aussi !

— C’est une épidémie, alors ! Levez le doigt, ceux qui ont toujours eu zéro en orthographe.

C’était une conversation de début d’année, pendant notre prise de contact, avec des quatrièmes par exemple ; elle ouvrait systématiquement sur la première dictée d’une longue série :

— D’accord, on va bien voir. Prenez une feuille, écrivez Dictée.

— Oh, non m’sieueueueur !

— Ça ne se négocie pas. Dictée. Écrivez : Nicolas prétend qu’il aura toujours zéro en orthographe… Nicolas prétend…

Une dictée non préparée, que j’imaginais sur place, écho instantané à leur aveu de nullité :

Nicolas prétend qu’il aura toujours zéro en orthographe, pour la seule raison qu’il n’a jamais obtenu une autre note. Frédéric, Sami et Véronique partagent son opinion. Le zéro, qui les poursuit depuis leur première dictée, les a rattrapés et avalés. À les entendre, chacun d’eux habite un zéro d’où il ne peut pas sortir. Ils ne savent pas qu’ils ont la clé dans leur poche.

Pendant que j’imaginais le texte, y distribuant un petit rôle à chacun d’eux, histoire d’émoustiller leur curiosité, je faisais mes comptes grammaticaux : un participe conjugué avec avoir, COD placé derrière ; un présent singulier précédé d’un pronom complément pluriel et d’un pronom relatif sujet ; deux autres participes avec avoir, COD placé devant ; un infinitif précédé d’un pronom complément, etc.

La dictée achevée, nous entamions sa correction immédiate :

— Bon, Nicolas, lis-nous la première phrase.

— Nicolas prétend qu’il aura toujours zéro en orthographe.

— C’est la première phrase ? Elle s’arrête là, tu es sûr ?

— …

— Lis attentivement.

— Ah ! non, pour la raison qu’il n’a jamais obtenu une autre note.

— Bien. Quel est le premier verbe conjugué ?

— Prétend ?

— Oui. Infinitif ?

— Prétendre.

— Quel groupe ?

— Euh…

— Troisième, je t’expliquerai tout à l’heure. Quel temps ?

— Présent.

— Le sujet ?

— Moi. Enfin, Nicolas.

— La personne ?

— Troisième personne du singulier.

— Troisième personne de prétendre au présent, oui. Faites attention à la terminaison. À toi, Véronique, quel est le deuxième verbe de cette phrase ?

a !

a ? Le verbe avoir ? Tu en es sûre ? Relis.

— …

— …

— Non, pardon, m’sieur, c’est a obtenu. C’est le verbe obtenir !

— À quel temps ?

Une correction qui reprend tout de zéro puisque c’est de là que nous affirmons partir. En quatrième ? Eh oui ! tout reprendre de zéro en quatrième ! Jusqu’en troisième il n’est jamais trop tard pour repartir de zéro, quoi qu’on pense des impératifs du programme ! Je ne vais quand même pas entériner un perpétuel manque de bases, renier systématiquement la patate chaude au collègue suivant ! Allez, on repart de zéro : chaque verbe interrogé, chaque nom, chaque adjectif, chaque lien, pas à pas, une langue qu’ils ont mission de reconstruire à chaque dictée, mot à mot, groupe à groupe.

Raison, nom commun, féminin singulier.

— Un déterminant ?

— La !

— Qu’est-ce que c’est, comme déterminant ?

— Un article !

— Quel genre d’article ?

— Défini !


Raison a-t-il un adjectif qualificatif ? Devant ? Derrière ? Loin ? Près ?

— Devant, oui : seule. Derrière… aucun. Pas d’adjectif derrière. Juste seule.

— Faites l’accord si vous avez oublié de le faire. Ces dictées, quotidiennes, des premières semaines se présentaient sous la forme de brefs récits où nous tenions le journal de la classe. Elles n’étaient pas préparées. Dès leur point final elles ouvraient sur cette correction immédiate, millimétrique et collective. Puis venait la correction secrète du professeur, la mienne, chez moi, et la remise des copies le lendemain, la note, la fameuse note, histoire de voir la tête que ferait Nicolas en sortant pour la première fois de son zéro. La bouille de Nicolas, de Véronique ou de Sami le jour où ils brisaient la coquille de l’œuf orthographique. Affranchis de la fatalité ! Enfin ! Oh, la charmante éclosion !

De dictée en dictée, l’assimilation des raisonnements grammaticaux déclenchait des automatismes qui rendaient les corrections de plus en plus rapides.

Les championnats de dictionnaire faisaient le reste. C’était la partie olympique de l’exercice. Une sorte de récréation sportive. Il s’agissait, chronomètre en main, d’arriver le plus vite possible au mot recherché, de l’extraire du dictionnaire, de le corriger, de le réimplanter dans le cahier collectif de la classe et dans un petit carnet individuel, et de passer au mot suivant. La maîtrise du dictionnaire a toujours fait partie de mes priorités et j’ai formé de prodigieux athlètes sur ce terrain, des sportifs de douze ans qui vous tombaient sur le mot recherché en deux coups, trois maximum ! Le sens du rapport entre la classification alphabétique et l’épaisseur d’un dictionnaire, voilà un domaine où bon nombre de mes élèves me battaient à plate couture ! (Tant que nous y étions, nous avions étendu l’étude des systèmes de classification aux librairies et aux bibliothèques en y recherchant les auteurs, les titres et les éditeurs des romans que nous lisions en classe ou que je leur racontais. Arriver le premier sur le titre de son choix, c’était un défi ! Parfois, le libraire offrait le livre au gagnant.)

Ainsi allaient nos dictées quotidiennes jusqu’au jour où je passai commande de la dictée suivante à un de mes anciens nuls :

— Sami, s’il te plaît, écris-nous la dictée de demain : un texte de six lignes avec deux verbes pronominaux, un participe avec « avoir », un infinitif du premier groupe, un adjectif démonstratif, un adjectif possessif, deux ou trois mots difficiles que nous avons vus ensemble et un ou deux petits trucs de ton choix.

Véronique, Sami, Nicolas et les autres concevaient les textes à tour de rôle, les dictaient eux-mêmes et en guidaient la correction. Cela, jusqu’à ce que chaque élève de la classe puisse voler de ses propres ailes, devenir, sans aucune aide, dans le silence de sa tête, son propre et méthodique correcteur.

Les échecs — il y en avait, bien sûr — relevaient le plus souvent d’une cause extrascolaire : une dyslexie, une surdité non repérées… Cet élève de troisième, par exemple, dont les fautes ne ressemblaient à rien, altération du i ou du é en a, du u en o, et qui s’avéra ne pas entendre les fréquences aiguës. Sa mère n’avait pas pensé une seconde que le garçon pût être sourd. Quand il revenait du marché, ayant oublié une partie des commissions, quand il répondait à côté, quand il semblait ne pas avoir entendu ce qu’elle lui disait, abîmé qu’il était dans une lecture, dans un puzzle ou dans une maquette de voilier, elle mettait ses silences sur le compte d’une distraction qui l’émouvait. « J’ai toujours cru que mon fils était un grand rêveur. » L’imaginer sourd était au-dessus de ses forces de mère.

(Un audiogramme et un examen très précis de la vue devraient être obligatoires avant l’entrée de chaque enfant à l’école. Ils éviteraient les jugements erronés des professeurs, pallieraient l’aveuglement de la famille, et libéreraient les élèves de douleurs mentales inexplicables.)

Une fois chacun sorti de son zéro, les dictées devenaient moins nombreuses et plus longues, dictées hebdomadaires et littéraires, dictées signées Hugo, Valéry, Proust, Tournier, Kundera, si belles parfois que nous les apprenions par cœur, comme ce texte de Cohen emprunté au Livre de ma mère :

Mais pourquoi les hommes sont-ils méchants ? Pourquoi sont-ils si vite haineux, hargneux ? Pourquoi adorent-ils se venger, dire vite du mal de vous, eux qui vont bientôt mourir, les pauvres ? Que cette horrible aventure des humains qui arrivent sur cette terre, rient, bougent, puis soudain ne bougent plus, ne les rende pas bons, c’est incroyable. Et pourquoi vous répondent-ils si vite d’une voix de cacatoès, si vous êtes doux avec eux, ce qui leur donne à penser que vous êtes sans importance, c’est-à-dire sans danger ? Ce qui fait que des tendres doivent faire semblant d’être méchants pour qu’on leur fiche la paix, ou même, ce qui est tragique, pour qu’on les aime. Et si on allait se coucher et affreusement dormir ? Chien endormi n’a pas de puces. Oui, allons dormir, le sommeil a les avantages de la mort sans son petit inconvénient. Allons nous installer dans l’agréable cercueil. Comme j’aimerais pouvoir ôter, tel l’édenté son dentier qu’il met dans un verre d’eau près de son lit, ôter mon cerveau de sa boîte, ôter mon cœur trop battant, ce pauvre bougre qui fait trop bien son devoir, ôter mon cerveau et mon cœur et les baigner, ces deux pauvres milliardaires, dans des solutions rafraîchissantes tandis que je dormirais comme un petit enfant que je ne serai jamais plus. Qu’il y a peu d’humains et que soudain le monde est désert.


Venait enfin l’heure de gloire : le jour où je débarquais chez mes quatrièmes, voire mes sixièmes, avec les dissertations que mes secondes ou mes premières confiaient à leur correction orthographique :

Mes abonnés au zéro métamorphosés en correcteurs ! La volée des moineaux orthographiques s’abattant sur ces copies !

— Le mien, il ne fait aucun accord, m’sieur !

— La mienne, il y a des phrases, on ne sait pas où elles commencent ni où elles finissent…

— Quand j’ai corrigé une faute, qu’est-ce que je marque dans la marge ?

— Ma foi, ce que tu veux…

Protestations rigolardes des intéressés, découvrant les observations de ces correcteurs impitoyables :

— Non mais, regardez ce qu’il a écrit dans la marge : Crétin ! Abruti ! Patate ! En rouge !

— C’est que tu as dû oublier un accord…

S’ensuivait, dans les rangs des grands, une campagne de correction qui, pour l’essentiel, empruntait la méthode appliquée par les petits : interroger verbes et noms avant de rendre sa dissertation, faire les accords appropriés, bref, se livrer à un réglage grammatical qui a pour mérite de révéler les errances de certaines phrases, donc l’approximation de certains raisonnements. À cette occasion, on découvrait, et cela faisait l’objet de quelques cours, que la grammaire est le premier outil de la pensée organisée et que la fameuse analyse logique (dont on conservait bien entendu un souvenir abominable) ajuste les mouvements de notre réflexion, laquelle se trouve aiguisée par le bon usage des fameuses propositions subordonnées.

Il arrivait même qu’on s’offrît, entre grands, une petite dictée, histoire de mesurer le rôle joué par les subordonnées dans le développement d’un raisonnement bien mené. Un jour, La Bruyère en personne nous y aida.

— Tenez, prenez une feuille, et regardez comment, en opposant subordonnées et principales, La Bruyère annonce — en une seule phrase ! — la fin d’un monde et le commencement d’un autre. Je vais vous lire le texte et vous en traduire les mots aujourd’hui incompréhensibles. Écoutez bien. Ensuite vous écrirez en prenant votre temps, je dicterai lentement, vous irez pas à pas, comme si vous raisonniez vous-mêmes !

Pendant que les grands négligent de rien connaître, je ne dis pas seulement aux intérêts des princes et aux affaires publiques, mais à leurs propres affaires ; qu’ils ignorent l’économie et la science d’un père de famille, et qu’ils se louent eux-mêmes de cette ignorance ; qu’ils se laissent appauvrir et maîtriser par des intendants ; qu’ils se contentent d’être gourmets ou coteaux, d’aller chez Thaïs et chez Phryné, de parler de la meute et de l’arrière-meute, de dire combien il y a de poste de Paris à Besançon, ou à Philisbourg, des citoyens s’instruisent du dedans et du dehors d’un royaume, étudient le gouvernement, deviennent fins et politiques, savent le fort et le faible de tout un État, songent à se mieux placer, se placent, s’élèvent, deviennent puissants, soulagent le prince d’une partie des soins publics.

— Et maintenant, l’estocade :

Les grands, qui les dédaignent, les révèrent : heureux s’ils deviennent leurs gendres.

— Deux principales, dont la seconde est elliptique, heureux (ils sont heureux), tricotées avec deux subordonnées, la relative qui les dédaignent et la conditionnelle finale, meurtrière : s’ils deviennent leurs gendres.

12

Et pourquoi ne pas apprendre ces textes par cœur ? Au nom de quoi ne pas s’approprier la littérature ? Parce que ça ne se fait plus depuis longtemps ? On laisserait s’envoler des pages pareilles comme des feuilles mortes, parce que ce n’est plus de saison ? Ne pas retenir de telles rencontres, est-ce envisageable ? Si ces textes étaient des êtres, si ces pages exceptionnelles avaient des visages, des mensurations, une voix, un sourire, un parfum, ne passerions-nous pas le reste de notre vie à nous mordre le poing de les avoir laissé filer ? Pourquoi se condamner à n’en conserver qu’une trace qui s’estompera jusqu’à n’être plus que le souvenir d’une trace… (« Il me semble, oui, avoir étudié au lycée un texte, de qui déjà ? La Bruyère ? Montesquieu ? Fénelon ? Quel siècle, XVIIe ? XVIIIe ? Un texte qui en une seule phrase décrivait le glissement d’un ordre à un autre… ») Au nom de quel principe, ce gâchis ? Uniquement parce que les professeurs d’antan étaient réputés nous faire réciter des poésies souvent idiotes et qu’aux yeux de certains vieux chnoques la mémoire était un muscle à entraîner plus qu’une bibliothèque à enrichir ? Ah ! ces poèmes hebdomadaires auxquels nous ne comprenions rien, chacun chassant le précédent, à croire qu’on nous entraînait surtout à l’oubli ! D’ailleurs, nos professeurs nous les donnaient-ils parce qu’ils les aimaient, ou parce que leurs propres maîtres leur avaient seriné qu’ils appartenaient au Panthéon des Lettres Mortes ? Eux aussi, ils m’en ont collé, des zéros ! Et des heures de colle ! « Évidemment, Pennacchioni, on n’a pas appris sa récitation ! » Mais si, monsieur, je la savais encore hier soir, je l’ai récitée à mon frère, seulement c’était de la poésie hier soir, mais vous ce matin c’est une récitation que vous attendez, et moi ça me constipe, cette embuscade.

Bien entendu, je ne disais rien de tout cela, j’avais beaucoup trop peur. Je n’y reviens, à cette terrifiante épreuve de la récitation au pied de l’estrade, que pour essayer de m’expliquer le mépris où l’on tient aujourd’hui toute sollicitation de la mémoire. Ce serait donc pour conjurer ces fantômes qu’on déciderait de ne pas s’incorporer les plus belles pages de la littérature et de la philosophie ? Des textes interdits de souvenir parce que des imbéciles n’en faisaient qu’une affaire de mémoire ? Si tel est le cas, c’est qu’une idiotie a chassé l’autre.

On peut m’objecter qu’un esprit organisé n’a nullement besoin d’apprendre par cœur. Il sait faire son miel de la substantifique moelle. Il retient ce qui fait sens et, quoi que j’en dise, il conserve intact le sentiment de la beauté. D’ailleurs, il peut vous retrouver n’importe quel bouquin en un tournemain dans sa bibliothèque, tomber pile sur les bonnes lignes, en deux minutes. Moi-même, je sais où mon La Bruyère m’attend, je le vois sur son étagère, et mon Conrad, et mon Lermontov, et mon Perros, et mon Chandler… toute ma compagnie est là, alphabétiquement dispersée dans ce paysage que je connais si bien. Sans parler du cyberespace où je peux, du bout de mon index, consulter toute la mémoire de l’humanité. Apprendre par cœur ? À l’heure où la mémoire se compte en gigas !

Tout cela est vrai, mais l’essentiel est ailleurs.

En apprenant par cœur, je ne supplée à rien, j’ajoute à tout.

Le cœur, ici, est celui de la langue.

S’immerger dans la langue, tout est là.

Boire la tasse et en redemander.

En faisant apprendre tant de textes à mes élèves, de la sixième à la terminale (un par semaine ouvrable et chacun d’eux à réciter tous les jours de l’année), je les précipitais tout vifs dans le grand flot de la langue, celui qui remonte les siècles pour venir battre notre porte et traverser notre maison. Bien sûr qu’ils regimbaient, les premières fois ! Ils imaginaient l’eau trop froide, trop profonde, le courant trop fort, leur constitution trop faible. Légitime ! Ils s’offraient des trouilles de plongeoir :

— J’y arriverai jamais !

— J’ai pas de mémoire.

(Me sortir cet argument, à moi, un amnésique de naissance !)

— C’est beaucoup trop long !

— C’est trop difficile !

(À moi, l’ancien crétin de service !)

— Et puis les vers c’est pas comme on parle aujourd’hui !

(Ah ! Ah ! Ah !)

— Ce sera noté, m’sieur ? (Et comment !)

Sans compter les protestations de la maturité bafouée :

— Apprendre par cœur ? On n’est plus des bébés !

— Je suis pas un perroquet !

Ils jouaient leur va-tout, c’était de bonne guerre. Et puis, ils disaient ce genre de choses, parce qu’ils les entendaient dire. Leurs parents eux-mêmes, parfois, des parents ô combien évolués : « Comment, monsieur Pennacchioni, vous leur faites apprendre des textes par cœur ? Mais mon fils n’est plus un enfant ! » Votre fils, chère madame, n’en finira jamais d’être un enfant de la langue, et vous-même un tout petit bébé, et moi un marmot ridicule, et tous autant que nous sommes menu fretin charrié par le grand fleuve jailli de la source orale des Lettres, et votre fils aimera savoir en quelle langue il nage, ce qui le porte, le désaltère et le nourrit, et se faire lui-même porteur de cette beauté, et avec quelle fierté ! il va adorer ça, faites-lui confiance, le goût de ces mots dans sa bouche, les fusées éclairantes de ces pensées dans sa tête, et découvrir les capacités prodigieuses de sa mémoire, son infinie souplesse, cette caisse de résonance, ce volume inouï où faire chanter les plus belles phrases, sonner les idées les plus claires, il va en raffoler de cette natation sublinguistique lorsqu’il aura découvert la grotte insatiable de sa mémoire, il adorera plonger dans la langue, y pêcher les textes en profondeur, et tout au long de sa vie les savoir là, constitutifs de son être, pouvoir se les réciter à l’improviste, se les dire à lui-même pour la saveur des mots. Porteur d’une tradition écrite grâce à lui redevenue orale il ira peut-être même jusqu’à les dire à quelqu’un d’autre, pour le partage, pour les jeux de la séduction, ou pour faire le cuistre, c’est un risque à courir. Ce faisant il renouera avec ces temps d’avant l’écriture où la survie de la pensée dépendait de notre seule voix. Si vous me parlez régression, je vous répondrai retrouvailles ! Le savoir est d’abord charnel. Ce sont nos oreilles et nos yeux qui le captent, notre bouche qui le transmet. Certes, il nous vient des livres, mais les livres sortent de nous. Ça fait du bruit, une pensée, et le goût de lire est un héritage du besoin de dire.

13

Ah ! un dernier mot. Ne vous inquiétez pas, chère madame (pourrais-je ajouter aujourd’hui à cette maman qui, de génération en génération, ne change pas), toute cette beauté dans la tête de vos enfants, ce n’est pas ce qui va les empêcher de chatter phonétique avec leurs petits copains sur la toile, ni d’envoyer ces sms qui vous font pousser des cris d’orfraie : « Mon Dieu, quelle orthographe ! Comment s’expriment les jeunes d’aujourd’hui ! Mais que fait l’École ? » Rassurez-vous, en faisant travailler vos enfants, nous n’entamerons pas votre capital d’inquiétude maternelle.

14

Un texte par semaine, donc, que nous devions pouvoir réciter chaque jour de l’année, à l’improviste, eux comme moi. Et numérotés, pour corser la difficulté. Première semaine, texte n°1. Deuxième semaine, texte n°2. Vingt-troisième semaine, texte n°23. Toutes les apparences d’une mécanique idiote, mais ces numéros en guise de titre, c’était pour jouer, pour ajouter le plaisir du hasard à la fierté du savoir.


— Amélie, récite-nous donc le 19.

— Le 19 ? C’est le texte de Constant sur la timidité, le début d’Adolphe.

— Tout juste, on t’écoute.

Mon père était timide… Ses lettres étaient affectueuses, pleines de conseils raisonnables et sensibles ; mais à peine étions-nous en présence l’un de l’autre, qu’il y avait en lui quelque chose de contraint que je ne pouvais m’expliquer, et qui réagissait sur moi de manière pénible. Je ne savais pas alors ce que c’était que la timidité, cette souffrance intérieure qui nous poursuit jusque dans l’âge le plus avancé, qui refoule sur notre cœur les impressions les plus profondes, qui glace nos paroles, qui dénature dans notre bouche tout ce que nous essayons de dire, et ne nous permet de nous exprimer que par des mots vagues ou une ironie plus ou moins amère, comme si nous voulions nous venger sur nos sentiments mêmes de la douleur que nous éprouvons à ne pouvoir les faire connaître. Je ne savais pas que, même avec son fils, mon père était timide, et que souvent, après avoir longtemps attendu de moi quelque témoignage de mon affection que sa froideur apparente semblait m’interdire, il me quittait les yeux mouillés de larmes, et se plaignait à d’autres de ce que je ne l’aimais pas.

— Formidable. 18 sur 20. François, le 8.

— Le 8, Woody Allen ! Le lion et l’agneau.

— Vas-y.

Le lion et l’agneau partageront la même couche mais l’agneau ne dormira pas beaucoup.

— Impeccable. 20 sur 20 ! Samuel, le 12.

— Le 12, c’est Émile de Rousseau. Sa description de l’état d’homme.

— Exact.

— Attendez, m’sieur, François se tape 20 sur 20 avec les deux lignes de Woody et moi, je dois réciter la moitié de l’Émile ?

— C’est l’affreuse loterie de la vie.

— Bon.

Vous vous fiez à l’ordre actuel de la société sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et qu’il vous est impossible de prévoir ni de prévenir celle qui regarde vos enfants. Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet ; les coups du sort sont-ils si rares que vous puissiez compter d’en être exempts ? Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions. Qui peut vous répondre de ce que vous deviendrez alors ? Tout ce qu’ont fait les hommes, les hommes peuvent le détruire ; il n’y a de caractères ineffaçables que ceux qu’imprime la nature, et la nature ne fait ni princes, ni riches, ni grands seigneurs. Que fera donc, dans la bassesse, ce satrape que vous n’aurez élevé que pour la grandeur ? Que fera dans la pauvreté ce publicain qui ne sait vivre que d’or ? Que fera, dépourvu de tout, ce fastueux imbécile qui ne sait point user de lui-même, et ne met son être que dans ce qui est étranger à lui ? Heureux qui sait alors quitter l’état qui le quitte, et rester homme en dépit du sort ! Qu’on loue tant qu’on voudra ce roi vaincu qui veut s’enterrer en furieux sous les débris de son trône ; moi je le méprise ; je vois qu’il n’existe que par sa couronne, et qu’il n’est rien du tout s’il n’est roi ; mais celui qui la perd et s’en passe est alors au-dessus d’elle. Du rang de roi qu’un lâche, un méchant, un fou peut remplir comme un autre, il monte à l’état d’homme, que si peu d’hommes savent remplir…

— Qui dit mieux ?

Je ne les abandonnais pas dans ces textes. J’y plongeais avec eux. Il nous arrivait d’apprendre les plus complexes ensemble, pendant le cours lui-même, au fil de leur analyse. Je me faisais l’effet d’un maître-nageur. Les plus faibles avançaient en peinant, la tête hors de l’eau, segment par segment, accrochés à la planche de mes explications, puis ils nageaient seuls, quelques propositions d’abord, jusqu’à s’offrir bientôt une longueur de paragraphe, sans lire, de tête. Dès qu’ils avaient compris ce qu’ils lisaient ils découvraient leurs capacités mnémoniques, et souvent, avant la fin du cours, un bon nombre récitait le texte entier, s’offrait une longueur de bassin sans l’aide du maître-nageur. Ils commençaient à jouir de leur mémoire. Ils ne s’y attendaient pas du tout. On eût dit la découverte d’une fonction nouvelle, comme s’il leur était poussé des nageoires. Tout surpris de si vite se souvenir, ils répétaient le texte une deuxième fois, une troisième, sans accroc. C’est que, l’inhibition levée, ils comprenaient ce dont ils se souvenaient. Ils ne se contentaient pas de réciter une suite de mots, ce n’était plus seulement dans leur mémoire qu’ils s’ébrouaient, c’était dans l’intelligence de la langue, la langue d’un autre, la pensée d’un autre. Ils ne récitaient pas Émile, ils restituaient le raisonnement de Rousseau. Fierté. Ce n’est pas qu’on se prenne pour Rousseau dans ces moments-là, mais tout de même, c’est la divination imprécatoire de Jean-Jacques qui s’exprime par votre bouche !

15

Parfois, ils jouaient. Ils s’entraînaient ensemble, ils faisaient des concours de vitesse ou récitaient leur texte sur un ton étranger à sa nature : la fureur, la surprise, la peur, le bégaiement, l’éloquence politique, la passion amoureuse ; à l’occasion l’un ou l’autre imitait le président du moment, un ministre, un chanteur, un présentateur de journal télévisé… Ils se livraient à des jeux dangereux aussi, de périlleux exercices d’agilité mentale ; ils se lançaient des défis acrobatiques qu’une classe de seconde me révéla un soir, pendant un dîner de fin d’année. (Ils avaient gardé la chose secrète, pour épater le prof.) Entre la poire et le fromage, une Caroline pointa son doigt vers un Sébastien :

— Défi : je veux le premier paragraphe du 3, la deuxième strophe du 11, la quatrième du 6 et la dernière phrase du 15.

Le Sébastien défié assembla mentalement le patchwork qu’il récita presque sans hésitation comme un texte unique et biscornu. Puis, il lança son propre défi :

— À ton tour, envoie-nous Le pont Mirabeau. Il précisa :

— À l’envers.

— Facile.

Et voilà qu’à mes oreilles stupéfaites, sous le pont Mirabeau la Seine se mit à remonter son cours, du dernier vers au premier, jusqu’à disparaître sous le plateau de Langres. Satisfaite, Caroline lâcha le nom de l’auteur : Erianillopa !

— Et ça, monsieur, vous savez le faire ?

Un inspecteur d’académie n’aurait peut-être pas aimé voir la Seine retourner à sa source ou le tambour d’une machine à laver mélanger tous les textes de l’année, ou mes sixièmes décorer notre classe avec des banderoles où pendaient leurs fautes d’orthographe les plus spectaculaires comme des dépouilles de vaincus. On aurait pu aussi me reprocher de laisser mes plus grands élèves confier leurs copies à la correction assassine des plus petits ! Ne serait-ce pas flatter les uns pour humilier les autres ? On ne plaisante pas avec ces choses-là, tout de même ! Il m’aurait fallu plaider : pas de panique, monsieur l’inspecteur, il faut savoir jouer avec le savoir. Le jeu est la respiration de l’effort, l’autre battement du cœur, il ne nuit pas au sérieux de l’apprentissage, il en est le contrepoint. Et puis jouer avec la matière c’est encore nous entraîner à la maîtriser. Ne traitez pas d’enfant le boxeur qui saute à la corde, c’est imprudent.

En mélangeant leurs textes, mes secondes ne manquaient pas de respect à dame Littérature, ils exaltaient la maîtrise de leur mémoire ! Ils ne rabaissaient pas un savoir, ils s’admiraient dans l’innocence d’un savoir-faire ! Ils exprimaient leur fierté en jouant, sans se hausser du col. Et puis ils taquinaient Rousseau, ils consolaient Apollinaire, ils amusaient Corneille — qui avait le goût de la blague lui aussi, et qui doit trouver son éternité un peu longue. Et surtout, ils installaient entre eux un climat de confiance ludique qui fortifiait l’esprit de sérieux de chacun. Ils en avaient fini avec la peur. C’était leur façon de le dire, de s’écrier : Enfin !

Parfois d’ailleurs je jouais avec eux.

Il nous arrivait de considérer la bêtise avec le plus grand intérêt, d’étudier les effets de sa cohabitation avec l’intelligence la plus rare. Émerveillés mais épuisés par notre ascension du Neveu de Rameau, nous nous accordions, par exemple, une pose carambar. Un carambar par élève (j’avais un budget à cet effet). Celui qui tombait sur l’histoire la plus stupide proposée par ces friandises, la blague la plus insultante au sommet d’intelligence où nous bivouaquions, celui-là gagnait un second carambar et nous reprenions notre ascension, le pied léger, plus honorés encore de fréquenter Diderot. Nous savions que si l’intelligence du texte est une rude et solitaire conquête de l’esprit, la blague stupide établit, elle, une connivence reposante qui ne se partage qu’entre amis de confiance. C’est avec nos intimes que nous échangeons les histoires les plus bêtes, façon de rendre un hommage implicite à la finesse de leur esprit. Avec les autres, on fait les malins, on déballe son savoir, on en installe, on séduit.

16

Qui étaient-ils, mes élèves ? Pour un certain nombre d’entre eux le genre d’élève que j’avais été à leur âge et qu’on trouve un peu partout dans les boîtes où échouent les garçons et les filles éliminés par les lycées honorables. Beaucoup redoublaient et se tenaient en piètre estime. D’autres se sentaient simplement à côté, hors du « système ». Certains avaient perdu jusqu’au vertige le sens de l’effort, de la durée, de la contrainte, bref du travail ; ils laissaient tout bonnement aller la vie, s’adonnant, à partir des années quatre-vingt, à une consommation effrénée, ne sachant point user d’eux-mêmes et ne mettant leur être que dans ce qui était étranger à eux (la réflexion de Rousseau, transposée au plan matériel, ne les avait pas laissés indifférents).

Et tous des cas particuliers, bien sûr. Celui-ci, excellent élève en son lycée de province, s’était retrouvé bon dernier à bord du paquebot en partance pour les grandes écoles où son dossier l’avait fait admettre ; il en avait conçu un tel chagrin que ses cheveux tombaient par plaques : dépression nerveuse, à quinze ans ! Celle-ci, un peu suicidaire, se tailladait les veines (« Pourquoi as-tu fait ça ? — Pour voir ! »), celle-là flirtait alternativement avec l’anorexie et la boulimie, cet autre fuguait, cet autre encore, venu d’Afrique, était traumatisé par une révolution sanglante, celui-ci était le fils d’une concierge infatigable, celui-là le garçon lymphatique d’un diplomate absent, certains étaient anéantis par les problèmes familiaux, d’autres en jouaient sans vergogne, cette veuve gothique aux orbites noires et aux lèvres violettes avait juré ne s’étonner de rien, quand ce blouson clouté, banane et santiags, évadé d’un lycée technique de Cachan pour reprendre chez nous un cycle long, découvrait avec émerveillement la gratuité de la culture. Ils étaient des garçons et des filles de leur génération, loubards des années soixante-dix, punks ou gothiques des années quatre-vingt, néobabas des années quatre-vingt-dix ; ils attrapaient des modes comme on chope des microbes : modes vestimentaires, musicales, alimentaires, ludiques, électroniques, ils consommaient.

Les élèves de mes débuts, ceux des années soixante-dix, remplissaient pour la moitié d’entre eux les classes dites « aménagées » d’un collège de Soissons, classes dont on nous avait précisé avec un humour très professionnel qu’elles n’étaient pas « à ménager » en deux mots. Quelques-uns étaient sous surveillance judiciaire. Les autres étaient des fils de métayers portugais, de commerçants locaux ou de ces grands propriétaires terriens dont les champs couvraient les immenses plaines de l’Est, grasses de tous les jeunes gens immolés au suicide européen de 14–18. Nos loubards partageaient les mêmes locaux que ces élèves « normaux », la même cantine, les mêmes jeux, et cet heureux mélange était à mettre au crédit de la direction. L’illettrisme tardif ne datant pas d’aujourd’hui, c’est à ces garçons et ces filles « aménagés » que je devais, en quatrième ou en troisième, réapprendre la lecture et l’orthographe ; c’est avec eux que nous interrogions ce y où l’on n’arrive jamais parce qu’on ignore qu’il n’est qu’un être là, un être maintenant, un être ensemble et, ce faisant, un être soi.

Leur professeur de mathématiques et moi leur avions appris à jouer aux échecs, aussi. Ma foi, ils ne s’en sortaient pas si mal. Nous avions fabriqué un grand échiquier mural qu’ils m’offrirent à mon départ (« On en fera un autre »), et que je conserve pieusement. Leurs prouesses à ce jeu réputé difficile — c’était l’époque du fameux championnat Spassky-Fischer —, la confiance qu’ils y avaient acquise en battant certaines classes du lycée voisin (« On a battu les latinistes, m’sieur ! ») ne furent certainement pas pour rien dans leurs progrès en math, cette année-là, ni dans leur réussite au BEPC. À la fin de l’année nous avions monté Ubu roi, toutes classes confondues. Un Ubu mis en scène par mon amie Fanchon, professeur à Marseille aujourd’hui, une sorte d’oncle Jules elle aussi, inoxydable dans sa lutte contre toutes les ignorances. Accessoirement, Père et Mère Ubu avaient fait scandale dans leur grand lit, sous les yeux de l’évêque local. (Vertical, le lit, pour qu’on pût admirer le couple royal jusqu’au fond de la salle de gym où la pièce se donnait.)

De 1969 à 1995, si l’on excepte deux années passées dans un établissement aux effectifs triés sur le volet, la plupart de mes élèves auront donc été, comme je le fus moi-même, des enfants et des adolescents en plus ou moins grande difficulté scolaire. Les plus atteints présentaient à peu près les mêmes symptômes que moi à leur âge : perte de confiance en soi, renoncement à tout effort, incapacité à la concentration, dissipation, mythomanie, constitution de bandes chez mes loubards, alcool parfois, drogues aussi, prétendument douces, l’œil plutôt liquide, tout de même, certains matins…

Ils étaient mes élèves. (Ce possessif ne marque aucune propriété, il désigne un intervalle de temps, nos années d’enseignement, où notre responsabilité de professeur se trouve entièrement engagée vis-à-vis de ces élèves-là.) Une partie de mon métier consistait à persuader mes élèves les plus abandonnés par eux-mêmes que la courtoisie mieux que la baffe prédispose à la réflexion, que la vie en communauté engage, que le jour et l’heure de la remise d’un devoir ne sont pas négociables, qu’un devoir bâclé est à refaire pour le lendemain, que ceci, que cela, mais que jamais, au grand jamais, ni mes collègues ni moi ne les abandonnerions au milieu du gué. Pour qu’ils aient une chance d’y arriver, il fallait leur réapprendre la notion même d’effort, par conséquent leur redonner le goût de la solitude et du silence, et surtout la maîtrise du temps, donc de l’ennui. Il m’est arrivé de leur conseiller des exercices d’ennui, oui, pour les installer dans la durée. Je les priais de ne rien faire : ne pas se distraire, ne rien consommer, pas même de la conversation, ne pas travailler non plus, bref, ne rien faire, rien de rien.

— Exercice d’ennui, ce soir, vingt minutes à ne rien faire avant de vous mettre au boulot.

— Même pas écouter de la musique ?

— Surtout pas !

— Vingt minutes ?

— Vingt minutes. Montre en main. De 17 h 20 à 17 h 40. Vous rentrez directement chez vous, vous n’adressez la parole à personne, vous ne vous arrêtez dans aucun café, vous ignorez l’existence des flippers, vous ne reconnaissez pas vos copains, vous entrez dans votre chambre, vous vous asseyez sur le coin de votre lit, vous n’ouvrez pas votre cartable, vous ne chaussez pas votre walkman, vous ne regardez pas votre gameboy, et vous attendez vingt minutes, l’œil dans le vide.

— Pour quoi faire ?

— Par curiosité. Concentrez-vous sur les minutes qui passent, n’en ratez aucune et racontez-moi ça demain.

— Comment pourrez-vous vérifier qu’on l’a fait ?

— Je ne pourrai pas.

— Et après les vingt minutes ?

— Vous vous jetez sur votre boulot comme des affamés.

17

Si je devais caractériser ces cours, je dirais que mes présumés cancres et moi y luttions contre la pensée magique, celle qui, comme dans les contes de fées, nous fait prisonniers d’un présent perpétuel. En finir avec le zéro en orthographe, par exemple, c’est échapper à la pensée magique. On rompt un sort. On sort du rond. On se réveille. On pose un pied dans le réel. On occupe le présent de l’indicatif. On commence à comprendre. Il faut bien qu’un jour arrive où l’on se réveille ! Un jour, une heure ! Personne n’a croqué pour jamais la pomme de la nullité ! Nous ne sommes pas dans un conte, victimes d’un charme !

C’est peut-être cela, enseigner : en finir avec la pensée magique, faire en sorte que chaque cours sonne l’heure du réveil.

Oh ! je vois bien ce que ce genre de proclamation peut avoir d’exaspérant pour tous les professeurs qui se coltinent les classes les plus pénibles des banlieues d’aujourd’hui. La légèreté de ces formules au regard des pesanteurs sociologiques, politiques, économiques, familiales et culturelles, c’est vrai… Reste que la pensée magique joue un rôle non négligeable dans l’acharnement que met le cancre à rester tapi au fond de sa nullité. Et cela, depuis toujours et dans tous les milieux.

La pensée magique… Un jour, je demande à mes premières de faire le portrait du professeur qui donne les sujets du bac. C’est un devoir écrit : Faites le portrait du professeur qui donne les sujets du baccalauréat de français. Ils n’étaient plus des enfants, ils avaient le temps de réfléchir, une semaine pour me rendre leur copie ; ils pouvaient se dire qu’un seul professeur ne suffisait pas à préparer tous les sujets de français, de toutes les sections, pour toutes les académies, que la chose se faisait probablement en groupe, qu’on se répartissait la tâche, qu’une commission décidait du contenu des sujets en fonction des différents programmes, ce genre de supputations… Rien du tout : ils me tracèrent tous, sans exception, le portrait d’un vieux sage, barbu, solitaire et omniscient, qui, du haut de l’olympe du savoir, lâchait sur la France des sujets de bac comme autant d’énigmes divines. J’avais imaginé ce sujet pour me représenter l’image qu’ils se faisaient de l’Instance, et par là éclairer la nature de leur inhibition. Objectif atteint. Nous nous sommes aussitôt procuré les annales du bac, nous y avons recensé tous les sujets de dissertation des dernières années, les avons disséqués, avons étudié leur composition, avons découvert qu’on n’y proposait pas plus de quatre ou cinq thèmes de réflexion, eux-mêmes présentés en deux ou trois types de formulation seulement. (Guère plus complexe, en somme, que des variantes autour de la recette du canard à l’orange : pas de canard, prenez une poule, pas d’orange, prenez des navets. Si ni poule ni canard, prenez un bœuf et des carottes. La sauce restait la même : Vous étaierez vos raisonnements de citations tirées de votre culture personnelle.) Forts qu’ils étaient de cette analyse structurelle, ils eurent mission, pour le devoir suivant, de composer eux-mêmes un sujet de dissertation.

— Ce sera noté, monsieur ?

(Combien de fois aurai-je entendu cette question !)

— Mais oui. Tout travail mérite salaire.

Formidable ! Un simple sujet noté comme une dissertation entière, l’aubaine ! On se frottait les mains. On prévoyait un week-end allégé. Mais que je ne m’inquiète pas, on ne ferait pas ce travail par-dessus la jambe, on me promettait d’y réfléchir sérieusement, un sujet en bonne et due forme, thème, structure et tout et tout, juré craché, m’sieur ! (Tout compte fait, prendre la place de Dieu le Père les tentait assez.)

Ils ne s’en tirèrent pas si mal. Ils avaient rédigé leurs sujets de dissertation en fonction de ce qu’ils savaient de leur programme et des quelques idées qui traînaient dans l’air du temps. J’aurais pu les faire embaucher par le Ministère. L’un d’eux, ou plutôt l’une d’elles, c’était une fille, fit observer que la formulation de ces sujets officiels n’était elle-même pas exempte de pensée magique :

— « Vous étaierez vos raisonnements de citations tirées de votre culture personnelle. » Quelles citations, le jour du bac, monsieur ? D’où les sortirait le candidat ? De sa tête ? Tout le monde n’apprend pas de textes comme nous ! Et quelle culture personnelle ? Ils veulent qu’on leur parle de nos chanteurs préférés ? De nos bandes dessinées ? Un peu magique, cette formule, non ? — Pas magique, idéale.

La semaine suivante, il ne leur resta qu’à traiter le sujet qu’ils s’étaient posé à eux-mêmes. Je ne prétends pas qu’ils frôlèrent l’excellence, mais le cœur y fut ; je récoltai des dissertations qui devaient beaucoup moins à la pensée magique, et eux des notes qui devaient beaucoup plus à la compréhension des impératifs du baccalauréat.

18

— Ce sera noté, m’sieur ?

Il y avait la question des notes, bien sûr.

Question capitale, la notation, si on veut s’attaquer à la pensée magique et, ce faisant, lutter contre l’absurde.

Quelle que soit la matière qu’il enseigne, un professeur découvre très vite qu’à chaque question posée, l’élève interrogé dispose de trois réponses possibles : la juste, la fausse et l’absurde. J’ai moi-même passablement abusé de l’absurde pendant ma scolarité « La fraction, faut la réduire au dénominateur commun ! » ou, plus tard : « Sinus a sur sinus b, je simplifie par sinus, reste a sur b ! » Un des malentendus de ma scolarité tient sans doute à ce que mes professeurs notaient comme étant fausses mes réponses absurdes. Je pouvais répondre absolument n’importe quoi, une seule chose m’était garantie : j’obtiendrais une note ! Zéro, généralement. J’avais compris cela très tôt. Et que c’était la meilleure façon d’avoir la paix, ce zéro. Au moins provisoirement.

Or, la condition sine qua non pour libérer le cancre de la pensée magique, c’est le refus catégorique de noter sa réponse si elle est absurde.

Pendant nos premières séances de correction grammaticale, ceux de mes « aménagés » qui se prétendaient abonnés au zéro n’étaient pas avares en réponses absurdes.

En quatrième, par exemple, l’ami Sami.

— Sami, quel est le premier verbe conjugué de la phrase ?

— Vraiment, m’sieur, c’est vraiment.

— Qu’est-ce qui te fait dire que vraiment est un verbe ?

— Ça se termine par ent !

— Et à l’infinitif, ça donne quoi ?

— … ?

— Allez, vas-y ! Qu’est-ce que ça donne ? Un verbe du premier groupe ? Le verbe vraimer ? Je vraime, tu vraimes, il vraime ?


La réponse absurde se distingue de la fausse en ce qu’elle ne procède d’aucune tentative de raisonnement. Souvent automatique, elle se limite à un acte réflexe. L’élève ne fait pas une erreur, il répond n’importe quoi à partir d’un indice quelconque (ici, la terminaison ent). Ce n’est pas à la question posée qu’il répond, mais au fait qu’on la lui pose. On attend de lui une réponse ? Il la donne. Juste, fausse, absurde, peu importe. D’ailleurs, au tout début de sa vie scolaire il pensait que la règle du jeu consistait à répondre pour répondre, il jaillissait de sa chaise doigt tendu, tout vibrant d’impatience : « Moi, moi, maîtresse, je sais ! je sais ! » (j’existe ! j’existe !), et répondait n’importe quoi. Mais, très vite, nous nous adaptons. Nous savons que le professeur attend de nous une réponse juste. Il se trouve que nous n’en avons pas en magasin. Pas même de fausse. Aucune idée de ce qu’il nous faut répondre. Tout juste si nous avons compris la question qu’il nous pose. Puis-je avouer cela à mon prof ? Ai-je le choix du silence ? Non. Autant répondre n’importe quoi. Avec ingénuité, si possible. Je suis tombé à côté, monsieur ? Croyez que je le regrette. J’ai tenté le coup, c’est raté, voilà tout, mettez-moi zéro et restons bons amis. La réponse absurde constitue l’aveu diplomatique d’une ignorance qui, malgré tout, cherche à maintenir un lien. Bien sûr, elle peut aussi exprimer un acte de rébellion caractérisé : il me casse les pieds, ce prof, à me pousser dans mes retranchements. Est-ce que je lui en pose, des questions, moi ?

Dans tous les cas de figure, noter cette réponse — en corrigeant une interrogation écrite par exemple —, c’est accepter de noter n’importe quoi, et par conséquent commettre soi-même un acte pédagogiquement absurde. Ici, élève et professeur manifestent plus ou moins consciemment le même désir : l’élimination symbolique de l’autre. En répondant n’importe quoi à la question que me pose mon professeur, je cesse de le considérer comme professeur, il devient un adulte que je courtise ou que j’élimine par l’absurde. En acceptant de tenir pour fausses les réponses absurdes de mon élève, je cesse de le considérer comme un élève, il devient un sujet hors sujet que je relègue aux limbes du zéro perpétuel. Mais ce faisant, je m’annule moi-même comme professeur ; ma fonction pédagogique cesse auprès de cette fille ou de ce garçon qui, à mes yeux, refusent de jouer leur rôle d’élève. Quand j’aurai à remplir leur carnet scolaire, je pourrai toujours arguer de leur manque de bases. Un élève qui prend l’adverbe « vraiment » pour un verbe du premier groupe ne manque-t-il pas singulièrement de bases ? Certainement. Mais un professeur qui fait semblant de tenir pour fausse une réponse si manifestement absurde ne ferait-il pas mieux de s’adonner lui aussi à un jeu de hasard ? Du moins n’aurait-il que son argent à y perdre, il n’y jouerait pas la scolarité de ses élèves.

Parce que le cancre, lui, les limbes du zéro, ça lui va (croit-il.) C’est une forteresse dont personne ne viendra le déloger. Il la renforce en accumulant les absurdités, il la décore d’explications variables selon son âge, son humeur, son milieu et son tempérament : « Je suis trop bête », « J’y arriverai jamais », « Le prof ne peut pas me sentir », « J’ai la haine », « Ils me prennent la tête », etc. ; il déplace la question de l’instruction sur le terrain vague de la relation personnelle où tout devient affaire de susceptibilité. Ce que fait aussi le professeur, persuadé que cet élève-là le fait exprès. Car ce qui empêche le professeur de tenir la réponse absurde pour un effet dévastateur de la pensée magique, c’est très souvent le sentiment que l’élève se paie sciemment sa tête.

Dès lors le maître s’enferme dans son y à lui : « Avec celui-là, je n’y arriverai jamais. »


Aucun professeur n’est exempt de ce genre d’échec. J’en garde de profondes cicatrices. Ce sont mes fantômes familiers, les visages flottants de ces élèves que je n’ai pas su extraire de leur y, et qui m’ont enfermé dans le mien :

— Cette fois, je n’y peux vraiment rien.

19

— Ah, enfin !

— Quoi, enfin ?

Je connais cette voix. Elle rôde en moi depuis les premières lignes de ce livre. Elle guette, en embuscade. Elle attend la faille. C’est le cancre que je fus. Toujours vigilant. Plus enclin que mon moi d’aujourd’hui à porter un regard critique sur mon activité de professeur. Jamais pu m’en dépêtrer. Nous avons vieilli ensemble.

— Enfin quoi ?

— Enfin on arrive à ton y à toi ! Ton y de professeur. Ta zone d’incompétence. Parce qu’à te lire jusqu’à présent, tu m’avais tout l’air du prof irréprochable, dis donc ! Et que je te sauve tous les dysorthographiques de la création, et que je te remplis tout un chacun de littérature inoubliable, et que je te rends méthodiques les esprits les plus confus ! Jamais d’échecs, alors ?

— Un gosse sur qui ça ne prend pas, ça ne t’est jamais arrivé ?

Petit nul revanchard qui remonte de mes abysses pour réveiller mes fantômes ! Et ça marche. Trois visages apparaissent aussitôt. Trois visages de fond de classe, en terminale. Ils ont quelques dizaines de points à rattraper au bac de français mais restent parfaitement étanches à ce que je leur dis de Camus, dont ils doivent présenter L’étranger. Présents à tous les cours mais totalement ailleurs. Trois étrangers ponctuels, à qui je n’ai jamais pu arracher le moindre signe d’intérêt et dont le silence m’a acculé au cours magistral. Mes trois Meursault… Ils étaient devenus une espèce d’obsession. Le reste de la classe ne suffisait pas à me les ôter des yeux.

— C’est tout ?

— C’est tout ? Il n’y a que ces trois-là ?

Non, il y a Michel, en seconde, dix-sept ans et des poussières, renvoyé d’un peu partout, pris chez nous sur ma recommandation, qui flanque en un temps record une pagaille monstre dans l’établissement et finit par exploser sous mes yeux (« Mais je vous ai rien demandé, putain de merde ! »), avant de disparaître dans je ne sais quelle vie.

— Tu en veux d’autres ? Une bande de petits voleurs qui se faisaient les grands magasins malgré mes leçons de morale, ça te va ?

— Mettons que ça va mieux en le disant.

— Va te faire voir ; je le connais trop bien, ton plaisir de nullard à faire la leçon au monde entier ! Si je t’avais écouté je n’aurais enseigné à personne, je me serais levé un matin très tôt pour aller me promener sur le baou de La Gaude. Ricanement :

— Résultat, je suis toujours là, avec toi. Le cancre marche en biais et s’accroche, question d’étymologie…

Fin de notre conversation. Jusqu’à la prochaine. Il s’éclipse dans mes profondeurs, me laissant tout de même le remords de quelques cours préparés à la va-vite, de quelques paquets de copies rendus en retard malgré mes résolutions…

Notre y de professeur… Le lieu clos de nos brusques fatigues où nous prenons la mesure de nos renoncements. Une sale prison. Nous y tournons en rond, généralement plus soucieux de chercher des coupables que de trouver des solutions.

20

Oui, à écouter le bourdonnement de notre ruche pédagogique, dès que nous nous décourageons, notre passion nous porte d’abord à chercher des coupables. L’Éducation nationale paraît d’ailleurs structurée pour que chacun y puisse commodément désigner le sien :

— La maternelle ne leur a donc pas appris à se tenir ? demande le professeur des écoles devant des bambins agités comme des boules de flipper.

— Qu’ont-ils fichu en primaire ? peste le professeur de collège en accueillant des sixièmes qu’il estime illettrés.

— Quelqu’un peut me dire ce qu’ils ont appris jusqu’en troisième ? s’exclame le professeur de lycée devant la propension de ses secondes à s’exprimer sans vocabulaire.

— Ils viennent vraiment du lycée ? s’interroge le prof de fac en épluchant son premier paquet de copies.

— Expliquez-moi ce qu’on fout à l’université ? tonitrue l’industriel face à ses jeunes recrues.

— L’université forme exactement ce que souhaite votre système, répond la recrue pas si bête : des esclaves incultes et des clients aveugles ! Les grandes écoles formatent vos contremaîtres — pardon vos « cadres » —, et vos actionnaires font tourner la planche à dividendes.

— Démission de la famille, déplore le ministère de l’Éducation nationale.

— L’école n’est plus ce qu’elle était, regrette la famille.

À quoi s’ajoutent les procès internes à toute institution qui se respecte. L’éternelle querelle des anciens et des modernes, par exemple :

— Honte aux « pédagogues bêtifiants » ! hurlent les « républicains » pourfendeurs de démagogie.

— À bas les républicains élitistes ! ripostent les pédagogues au nom de l’évolution démocratique.

— Les syndicats grippent la machine ! accusent les fonctionnaires du Ministère.

— Nous restons vigilants ! rétorquent les syndicats.

— Un tel pourcentage d’illettrés en sixième, ça ne se voyait pas de mon temps ! déplore la vieille garde.

— De votre temps le collège n’accueillait que des conseils d’administration en culotte courte, persifle le taquin, c’était le bon temps, n’est-ce pas ?

— Tout le portrait de ta mère, ce gosse ! fulmine le père courroucé.

— Si tu avais été un peu plus sévère avec lui il n’en serait pas là ! répond la mère outrée.

— Comment travailler dans une telle atmosphère familiale ? se lamente l’adolescent déprimé aux oreilles du professeur compréhensif.

Jusqu’au cancre lui-même, qui, après avoir usé d’une férocité méthodique pour envoyer son professeur soigner à l’hôpital une longue dépression nerveuse, est le premier à vous expliquer benoîtement :

— Monsieur Untel manquait d’autorité.

Et si tout cela ne suffit pas, nous avons toujours la ressource de désigner en nous-mêmes celui qui porte le chapeau de notre incompétence :

— Je n’y peux rien, je suis comme ça, écrivait à sa maman le cancre que j’étais en demandant qu’on exilât au fin fond de l’Afrique le mister Hyde qui m’empêchait d’être un bon docteur Jekyll.

21

Faisons un rêve rafraîchissant. La professeur est jeune, directe, non formatée, elle n’est pas écrasée par le poids de la fatalité, elle est parfaitement présente et sa classe est pleine de tous les élèves, parents, collègues et employeurs de France et de Navarre, à qui se sont joints — on a ajouté des chaises — les dix derniers ministres de l’Éducation nationale.

— Vraiment, nous n’y pouvons rien ? demande la jeune professeur.

La classe ne répond pas.

— C’est bien ce que je viens d’entendre ? « On n’y peut rien ? »

Silence.

Alors, la jeune professeur tend une craie au dernier ministre en poste, et demande :

— Écris-nous ça au tableau : On n’y peut rien.

— Ce n’est pas moi qui l’ai dit, proteste le ministre, ce sont les fonctionnaires du Ministère ! C’est la première chose qu’ils annoncent à chaque nouvel arrivant : « De toute façon, monsieur le ministre, on n’y peut rien ! » Mais moi, avec toutes les réformes que j’ai proposées, je ne peux pas être soupçonné d’avoir dit une chose pareille ! Ce n’est tout de même pas ma faute si tant de pesanteurs empêchent mon génie réformateur de s’exprimer !

— Peu importe qui l’a dit, répond la jeune et souriante professeur, écris-nous ça au tableau : On n’y peut rien.

On y peut rien.

— Ajoute un n devant le y. Il fait partie du problème, ce n. Et pas qu’un peu !

On n’y peut rien.

— Parfait. Qu’est-ce que c’est que ce y d’après toi ?

— Je sais pas.

— Eh bien, mes bons amis, il faut absolument qu’on trouve ce qu’il veut dire, ce y, sinon, nous sommes tous foutus.

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